— Vous êtes arrivée, madame.
Johanna Ross regarda avec incrédulité l’immense maison à façade de temple grec. Le chauffeur se trompait certaine-ment. Elle vérifia l’adresse sur le papier qu’elle tenait à la main, et regarda la plaque de cuivre qui brillait sur l’un des piliers de la majestueuse demeure de style colonial.
C’était bien le même nom : « Park House ».
Le chauffeur avait quitté son volant pour sortir du coffre le sac de marin de la jeune femme. En le lui tendant, il eut un geste du menton vers la maison, la dernière d’une des avenues les plus résidentielles de Trenton, dans le New Jersey.
— Quelle magnifique demeure ! remarqua-t‑il.
— Je n’arrive pas à y croire, murmura Johanna en cher-chant dans une poche de son jean le montant de la course.
Elle rougit en voyant le chauffeur compter les billets et les pièces.
— Je suis désolée, dit‑elle, le pourboire n’est pas très important, mais je n’ai pas assez d’argent pour me montrer plus généreuse.
L’homme eut un geste négligent des épaules et, désignant de nouveau la maison devant laquelle il avait arrêté son taxi, il remarqua :
— Peut-être que pour vous, m’dam’, la chance est en train de tourner ?
— Peut-être, admit‑elle.
Elle passa la courroie du sac sur une de ses épaules et, après un signe d’adieu au conducteur, elle monta les marches conduisant au large portique.
Avant de s’y engouffrer, elle leva la tête et regarda le ciel sans nuages. C’était une magnifique journée de fin d’été.
Et pour elle, un nouveau départ dans la vie.
Elle se demanda, et ce n’était pas la première fois, ce que Jeff aurait pensé de sa décision. Sans doute l’aurait‑il ap-prouvée. Jeff savait que son frère n’avait jamais connu de soucis financiers. En secret, il le jalousait et le détestait mais, en public, il vantait la réussite de son aîné.
Fille unique, Johanna n’avait jamais compris la rivalité entre les deux frères. Une sorte de relation amour-haine unis-sait Jeff et Michael Ross. Elle les connaissait depuis le jour où ses propres parents, mutés en Pennsylvanie, s’étaient installés dans une maison voisine du manoir des Ross. A l’époque, elle n’était encore qu’une enfant de dix ans mais, tout de suite, des liens d’amitié s’étaient créés entre les deux familles, au point qu’il leur arrivait de fêter ensemble les anniversaires et même les fêtes de Noël.
Michael était alors un étudiant doué, sérieux et travail-leur. Jeff, un garçon bohème, ironique et drôle. Quand ils se chamaillaient, Johanna les écoutait d’une oreille distraite, sans jamais prendre parti ni pour l’un ni pour l’autre.
Et finalement, elle avait épousé Jeff. Le couple s’était aussitôt envolé vers la côte californienne.
Huit années de vie cahotique…
La famille s’était dispersée. Une fois ses diplômes en poche, Michael avait repris à Trenton le cabinet d’import-export de son père. Johanna se souvenait qu’un hiver, Jeff et elle étaient revenus passer les fêtes de Noël en Pennsylvanie, dans le manoir de ses beaux-parents, Arlène et Steve Ross. Cette année-là avait été pénible pour la jeune femme. Quelques mois plus tôt, elle avait perdu son père, puis sa mère. Et le fait de voir la maison de son enfance à présent habitée par des étrangers l’avait profondément affectée.
Michael les avait rejoints, seul, pour quelques heures. Pendant tout le temps de sa visite, l’estomac noué, Johanna avait mesuré la différence entre les deux frères. Impeccable dans son costume de ville, Michael était l’antithèse de son frère. Jeff ne se plaisait qu’en blouson de cuir sur un jean effrangé et une chemise ouverte au col. Ils avaient toujours été ainsi, se différenciant l’un de l’autre dans une sorte de défi permanent…
Elle pénétra sous le large portique, mais comme elle ne se sentait pas complètement prête à affronter Michael, elle posa son sac de marin sur le sol et fouilla dans les poches de son jean à la recherche de cigarettes. Il ne lui en restait qu’une. C’était juste ce qu’il lui fallait pour se détendre. A la diffé-rence de Jeff, Michael ne fumait pas, et elle était sûre qu’il désapprouverait une aussi mauvaise habitude.
Elle haussa les épaules en se disant que sa réprimande ne serait qu’un détail à côté des calamités qui s’étaient abattues sur elle comme un déluge.
Elle alluma sa cigarette, en inhala une longue bouffée tout en éteignant l’allumette d’un souple mouvement du poignet.
Elle allait jeter celle-ci sur le sol, mais arrêta son geste à temps. Elle ne pouvait tout de même pas salir le magnifique dallage en marbre blanc du portique ! Sans hésiter, elle four-ra l’allumette éteinte dans une de ses poches.
Fumer l’avait toujours détendue. Or, en ce moment, elle avait l’impression que chaque bouffée mettait encore un peu plus ses nerfs à vif. De sa vie, elle ne s’était jamais sentie aussi fébrile.
C’était absurde, bien sûr. Elle connaissait Michael depuis toujours et, depuis toujours, elle avait été une de ses fer-ventes admiratrices. Elle avait même, jadis, été amoureuse de lui comme on peut l’être à dix-sept ans. Et il y avait eu cette nuit d’été si brûlante…
Mais tout cela appartenait au passé. Alors pourquoi, après tant d’années, le souvenir de cette folle nuit amenait‑il encore sur ses lèvres une crispation de chagrin, tandis qu’une rougeur enfiévrait son front ? Ses émois d’adolescente, elle les avait perdus au cours de son mariage avec Jeff. Et pendant tout ce temps, bien que Michael et elle fussent toujours restés sur la réserve, ils avaient entretenu, à distance, d’amicales relations téléphoniques0
Michael était son beau-frère, mais aujourd’hui il était dif-ficile de penser à lui en ces termes.
Il avait probablement conservé cet air altier, vaguement arrogant, qu’elle lui avait toujours connu. Mais elle lui était reconnaissante de son offre. S’il ne lui avait pas adressé un message lui proposant de devenir l’intendante de Park House, Dieu seul sait ce qu’elle serait devenue !
Elle tira une dernière bouffée de sa cigarette et chercha un endroit pour se débarrasser de son mégot. L’écraser sur les dalles était impensable. Elle préféra aller le jeter sous un banc de pierre à l’extrémité de la galerie. Ensuite, elle revint devant la porte d’entrée. Elle appuya sur la sonnette, écouta le carillon résonner à l’intérieur. Personne ne répondant, elle pressa le bouton encore et encore.
De toute évidence, il n’y avait personne dans Park House.
Elle essaya de se rappeler les termes exacts du message et conclut qu’elle s’y était rigoureusement conformée. Elle regarda la montre à son poignet. 6 heures. Elle était dans les temps, ce qui était tout de même une performance, après avoir traversé les Etats-Unis en avion, d’ouest en est.
Elle sonna encore une fois sans plus de succès. Michael n’était pas chez lui.
Agacée, elle donna un coup de pied dans la porte. L’envie la tenaillait de s’en aller. Mais sans argent, où irait‑elle ? Tout ce qu’elle possédait se trouvait dans son sac de marin : des vêtements, quelques livres, ses affaires de toilette et des cassettes enregistrées. Maigre capital ! Elle n’avait pas la plus petite idée de ce qu’elle pourrait faire, mais ne s’en alarmait pas pour autant. Elle se sortirait de cette situation comme elle s’était toujours sortie des épreuves que le ciel lui avait envoyées.
De toutes les épreuves ?
L’image du drame qu’elle avait vécu traversa son esprit et elle frémit, tandis que les remords revenaient en foule.
Si seulement la pluie n’avait pas inondé la route, cette nuit-là !
Si seulement elle ne s’était pas violemment disputée avec Jeff !
Si seulement elle avait caché les clés de la voiture !
Si seulement…
Tout le passé surgissait avec des images si terrifiantes qu’elle se sentit brusquement en sueur. Elle revoyait les voitures de police, l’ambulance, l’épave sur la dépanneuse… Elle pensait au secret qu’elle avait dû dissimuler à la fa-mille…
« Assez ! » se morigéna-t‑elle en silence. Il lui fallait ou-blier le passé, ne plus jamais évoquer ce drame, aller de l’avant avec courage et entamer une nouvelle vie dans le New Jersey…
Après un dernier coup d’œil à sa montre, Johanna ras-sembla ce qui lui restait d’énergie et fit appel à son bon sens. Si Michael, toujours si scrupuleux, lui avait donné rendez-vous aujourd’hui en fin d’après-midi, c’était donc qu’il l’attendait.
A tout hasard, elle tourna le bouton de la porte et, ô mi-racle, celle-ci s’ouvrit !
— Comment n’y ai-je pas pensé plus tôt ! s’exclama-t‑elle à voix haute en soulevant son sac.
Elle le posa sur le dallage à l’intérieur de la maison et re-ferma le battant derrière elle.
Le hall en rotonde était vaste, frais, surmonté d’un dôme digne d’une cathédrale. Quelques lucarnes, haut perchées et munies de vitraux, l’éclairaient en colorant de lueurs vives les rayons de soleil qui les traversaient.
C’était magnifique et presque envoûtant.
Johanna sourit. Son premier sourire depuis bien long-temps.
Elle regarda autour d’elle. La maison de Michael était en-core plus luxueuse que les descriptions que lui en avait faites sa belle-mère, lorsque les deux femmes s’étaient télé-phoné. Arlène Ross lui avait affirmé que la maison de son fils aîné était la plus belle de Trenton, mais comme Arlène exagérait toujours, Johanna ne l’avait qu’à moitié crue.
A droite, une double baie vitrée menait à la salle à manger aux murs ornés de belles boiseries en chêne. A gauche, une double porte semblable donnait accès à une enfilade de salons au sol recouvert d’une épaisse moquette couleur champagne. De nombreuses fenêtres encadraient les arbres d’un parc touffu. Des lustres en cristal pendaient des pla-fonds moulurés. Un des salons, le plus vaste, s’ornait d’une immense cheminée, dont le marbre rouge, veiné de gris, luisait sous le soleil.
« Superbe ! » murmura Johanna.
En même temps, la surprise la clouait sur place. Toutes ces pièces étaient vides, sans un meuble, sans un tableau.
Songeuse, Johanna en chercha la raison. Elle se souvenait que Jeff, toujours railleur, se gaussait souvent de la bou-geotte de ses parents.
— Depuis qu’ils sont à la retraite, disait‑il, ils deviennent à moitié nomades. Dès qu’un appart’ se libère dans les envi-rons chic de Whitney, ils s’y installent avant même d’y avoir fait venir leur mobilier…
Michael habitait ici depuis deux ans. Avait‑il hérité, en l’aggravant, de la manie de ses parents ?
Laissant son sac dans le hall, Johanna partit à la recherche de la cuisine. Elle la trouva à l’arrière de la maison. C’était une vaste pièce carrelée, éclairée par deux fenêtres, et qui se prolongeait sur le parc par une immense terrasse.
Au moins la cuisine était‑elle superbement équipée. Une longue table de ferme en occupait le centre. Des appareils ménagers, ultramodernes, voisinaient avec un énorme billot de boucher, sur lequel un mouton entier aurait pu être dé-coupé. Un râtelier d’écurie ornait l’un des murs. Sur un autre était accrochée une batterie de casseroles en cuivre qui brillaient comme des petits soleils et qui, apparemment, n’avaient encore jamais servi
La cuisine communiquait avec une grande pièce qui avait dû tenir lieu d’office au temps où la maison nécessitait un nombreux personnel mais qui, à présent, avait été transfor-mée en débarras. Il y avait là, devant une jolie cheminée en pierre, une foule d’objets hétéroclites : de vieux postes de radio et de télévision, des coussins multicolores, des meubles de jardin, des caisses de livres et même un divan défraîchi.
Perplexe, Johanna revint dans le hall. Comment Michael pouvait‑il vivre ici ? Certes, la maison était superbe, mais ce n’était qu’un écrin vide.
Venant des lucarnes, la lumière colorée éclairait un ma-jestueux escalier à double révolution. Elle en gravit lente-ment les marches jusqu’au premier étage. Le palier, semi-circulaire, formait comme un balcon au-dessus du hall. Il donnait accès à plusieurs portes, toutes fermées.
Johanna en ouvrit une au hasard et jeta un bref coup d’œil à l’intérieur. Moquettée de bleu roi, mais sans le moindre meuble, la pièce était probablement destinée à devenir une chambre.
La jeune femme alla jusqu’à la seconde porte et l’ouvrit sans l’ombre d’une hésitation.
Cette fois, la pièce était meublée. Un large lit à colonnes trônait au centre. Il y avait aussi une table, deux bergères et une grande armoire de style oriental, en cèdre sculpté. Des vêtements masculins étaient jetés en vrac sur le lit. Une porte entrebâillée laissait apercevoir les placards ouverts d’une petite pièce servant de dressing.
Johanna était sur le point de sortir pour continuer son ex-ploration, lorsqu’elle perçut l’écho d’un bruit venant du fond de la chambre, pourtant déserte. En examinant les murs, elle découvrit une porte qui se confondait avec les lambris de la cloison.
Elle alla l’entrouvrir avec précaution. La porte communi-quait avec une salle de bains.
Une serviette nouée autour des reins, un homme achevait de se raser devant le lavabo. Une petite partie de son visage disparaissait sous un reste de mousse. Ses cheveux, noirs et épais, brillaient, encore humides de la douche.
Sans écarter davantage le battant, Johanna l’observa un moment avec l’impression d’agir en voyeur. Elle était cer-taine que, de l’endroit où il se trouvait, il ne pouvait aperce-voir la porte de la chambre, même par le truchement du miroir.
La jeune femme n’en finissait pas de s’étonner. Etait-ce bien Michael qu’elle avait devant les yeux ? Depuis quand était‑il devenu ce superbe athlète aux muscles longs, aux épaules larges, à la peau bronzée ? Elle gardait le souvenir d’un homme toujours soigné, certes, mais plutôt maigre et peu sportif. Sentant sa gorge devenir sèche, elle déglutit avec peine.
Michael se déplaça légèrement et son regard fixa un autre miroir qui, lui, reflétait la porte.
Aussitôt, il se figea, puis, se retournant lentement, il re-garda l’intruse avec une stupeur telle qu’il en resta muet un moment.
Johanna ouvrit alors la porte en grand.
— Hello, Michael !
— Mais qui diable êtes-vous ?
Il dardait sur elle ses yeux d’un bleu dur et, soudain, une étincelle les anima.
— Johanna ?
Elle savait qu’elle avait pris un peu de poids depuis la dernière fois qu’ils s’étaient rencontrés, mais avait‑elle vieilli au point de ne plus être reconnaissable ?
Brusquement mal à l’aise, elle sentit une rougeur traîtresse lui échauffer le visage. Désemparée, elle balbutia :
— J’ai… j’ai sonné plu… plusieurs fois.
— Seigneur ! s’exclama-t‑il. Mais tu es si… si différente !
— Tu as changé, toi aussi.
Il passa une main sur son torse, se souvint qu’il était à moitié nu et grimaça, tandis que, les paupières mi-closes, il la détaillait à distance comme on examine un tableau.
Leurs yeux se rencontrèrent. Johanna retrouva dans le re-gard d’un bleu de glacier l’arrogance d’autrefois. Aussitôt, elle recouvra son assurance et s’aperçut qu’il lui posait une question pour la seconde fois.
— Comment vas-tu ?
— Très bien, répondit‑elle.
Il lui décocha un petit sourire vaguement condescendant et expliqua :
— Je viens juste de rentrer. Tu as de la chance de me trouver, car je ne t’attendais que la semaine prochaine.
— Ton message me demandait de venir ce dimanche-ci.
— Non, l’autre.
— Tu te trompes…
— Alors, n’en parlons plus, trancha-t‑il en prenant une serviette pour essuyer le reste de mousse sur son visage.
— Tu peux prétendre ce que tu veux, riposta Johanna, je me souviens du télégramme à la virgule près. Tu l’as expédié jeudi dernier par la Western Union, et il disait : « A dimanche prochain 18 heures. »
— Alors, c’est la compagnie qui a commis l’erreur.
— Mon arrivée te poserait‑elle un problème ? s’inquiéta-t‑elle.
— Non, naturellement, non…
Il passa devant elle pour revenir dans sa chambre. Au mi-lieu de la pièce, il se retourna et ajouta d’un ton léger :
— Nous nous débrouillerons.
— Pardon ?
— Oublie ça. Pourquoi ne vas-tu pas m’attendre au rez-de-chaussée ?
Tout en parlant, il était entré dans la penderie, dont il avait repoussé la porte. Une minute plus tard, il en ressortait en pantalon de ville, une main tenant une chemise encore pliée et l’autre, la serviette qui avait masqué en partie sa nudité.
— Tu n’as pas entendu ?
— Mais… Michael…
— J’ai besoin d’être seul pour m’habiller, Johanna. Peux-tu comprendre cela ? demanda-t‑il d’un ton bref.
Elle ouvrit la bouche et la referma sans avoir protesté. La patience n’étant pas une de ses vertus, elle retrouvait avec irritation le garçon qui, d’un mot ou même d’un simple regard, possédait un singulier talent pour remettre les gens à leur place.
Non, décidément, Michael n’avait pas changé. Il était toujours aussi autoritaire… et toujours aussi beau, avec sa haute taille, ses traits aristocratiques, ses yeux bleus et sa chevelure noire, soyeuse, d’une coupe impeccable. Mais il entendait être obéi selon les règles qu’il avait tracées. Il s’était toujours montré brillant, et son esprit semblait avoir une longueur d’avance sur celui du commun des mortels. Dès qu’un problème était exposé, il en trouvait la solution avant tout le monde.
Il bouchonna la serviette et, d’un geste précis, l’envoya au milieu de la salle de bains.
— Eh bien, Johanna, ne reste pas là, figée comme une statue.
Elle lui tourna le dos et se dirigea vers le palier.
— D’accord, je t’attends en bas, dit‑elle.
En souvenir du passé, pour la taquiner, il émit un petit gloussement de satisfaction, juste assez haut pour qu’elle l’entendît.
Mais elle quitta la pièce sans se retourner et claqua le bat-tant derrière elle.
Michael s’assit sur le bord du lit et respira à fond, en es-pérant que son pouls retrouverait rapidement un rythme normal. Certes, l’arrivée prématurée de Johanna l’avait surpris, mais son émotion dépassait de loin ce à quoi il s’était attendu. La jeune femme qu’il avait découverte quelques instants plus tôt dans l’encadrement de la porte n’était plus celle dont il se souvenait.
Pendant des années, alors qu’il habitait encore chez ses parents, elle avait été sa voisine la plus proche. Il l’avait vue grandir, devenir une douce jeune fille, jolie et fière. Il y avait en elle un mélange de volonté et de vulnérabilité. Cette image-là s’était gravée dans son esprit… jusqu’à la nuit de la surboum…
— Oh, là, mon garçon, du calme ! murmura-t‑il. C’est une vieille histoire qui remonte à l’époque des dinosaures. Chasse-la de ta mémoire et reprends pied dans la réalité !
Mais la réalité n’était pas plus gaie.
Il acheva de s’habiller en se traitant d’idiot. Pourquoi, sur le moment, n’avait‑il pas reconnu Johanna ?
Elle avait changé, certes, mais ses cheveux étaient tou-jours blonds et lisses, ses yeux noisette toujours aussi im-menses et allongés vers les tempes. Si elle avait pris un peu de poids, ce n’était pas à son désavantage, car elle avait toujours été d’une minceur de mannequin. Le fin visage en forme de cœur avait perdu ses creux, et n’en était que plus attrayant.
Au fond, elle était exactement telle qu’il l’avait imaginée, jadis, lorsqu’elle aurait vingt-six ans.
Etait‑il prêt, aujourd’hui, à oublier sa vieille amitié pour elle, et à la traiter comme une employée ?
Il se souvenait de leur dernier Noël passé ensemble, chez ses parents. Jeff et Johanna étaient restés des années sans revenir en Pennsylvanie. Bien que tous les membres de la famille eussent toujours gardé entre eux des contacts télé-phoniques, la vie les avait séparés les uns des autres. Mi-chael se doutait des raisons qu’avait Jeff de vouloir conser-ver une distance entre eux. Celles-ci dataient du temps loin-tain où les deux frères n’étaient encore que des enfants. Michael travaillait bien en classe et réussissait tout ce qu’il entreprenait, tandis que Jeff ne faisait rien et échouait la-mentablement à ses examens, ce qui l’aigrissait considéra-blement. Il en voulait à la terre entière, et plus particulière-ment à son aîné.
Mais Jeff – du moins Michael l’espérait‑il – n’avait ja-mais rien deviné des sentiments de son frère pour leur jeune voisine.
Depuis toujours, Arlène et Steve Ross essayaient de don-ner, autour d’eux, l’image d’une famille unie. Or, le plus souvent, entre les quatre murs de leur demeure, retentissait l’écho de règlements de comptes. Chaque discussion entre les deux frères tournait à l’orage. Leur dernier Noël, quatre ans plus tôt, avait été particulièrement pénible. Aussi Mi-chael s’était‑il juré de ne plus jamais participer à une réu-nion de famille. Il était bien décidé à prétexter des rendez-vous urgents ou des voyages d’affaires, tout, plutôt que de se retrouver en présence de Jeff.
Et maintenant, Jeff n’était plus de ce monde…
La pensée de l’accident continuait de le hanter comme s’il y avait assisté ou, pire, comme s’il avait eu les moyens de prévoir un tel drame et de l’empêcher.
C’était ridicule, bien sûr. Il habitait à plus de quatre mille kilomètres, et son style de vie était totalement différent de celui de Jeff. Mais les sentiments de culpabilité, telle une mauvaise herbe qui pousse dans l’esprit, n’obéissent à aucun raisonnement. Michael les combattait depuis le jour où il avait laissé Jeff épouser Johanna. Un regret, doublé d’un pressentiment flou et persistant, l’avait tourmenté à tel point qu’il était sûr qu’un jour ou l’autre un drame se produirait.
Le drame avait eu lieu, et il s’en sentait presque respon-sable.
Certes, personne n’a le don d’arrêter le destin. Mais au moins pouvait‑il, maintenant, aider la jeune femme. Il le ferait pour Johanna, bien sûr, mais aussi pour Jeff et pour lui-même, afin de soulager sa conscience.
Un peu plus tard, il retrouva Johanna dans la cuisine. Elle grignotait de petits cubes de fromage destinés à l’apéritif.
— Excuse-moi, mais je meurs de faim, dit‑elle.
— Sers-toi, je t’en prie… Mais comme je ne t’attendais que la semaine prochaine, tu ne vas trouver que bien peu de provisions ici.
— J’ai déjà découvert qu’effectivement, chez toi, il n’y avait que peu de choses, répliqua-t‑elle en désignant d’un geste large l’ensemble du rez-de-chaussée
Michael ouvrit le réfrigérateur et en sortit une bouteille de soda.
— En veux-tu ?
Elle acquiesça. Il prit deux verres dans un meuble et les posa sur la table en ajoutant :
— J’espère que, dès demain, tu pourras te charger du ra-vitaillement.
— Naturellement. Cela fait partie du travail d’intendance. Pourquoi n’as-tu pas meublé le rez-de-chaussée ?
— Pas eu le temps, répondit‑il brièvement.
— Tu pouvais faire appel à un décorateur.
— J’ai essayé, mais dans cette ville les décorateurs sont surchargés de commandes et aucun d’eux n’a encore pu venir.
Elle prit le verre plein qu’il lui offrait, observa son visage et remarqua le pli entre les sourcils.
— J’ai l’impression que tu ne me dis pas la vérité. Que t’est‑il arrivé, Michael ?
Comme il ne répondait pas, elle insista :
— Allez, raconte-moi tout !
Il avala une gorgée de soda, posa son verre sur la table et avoua :
— Je peux seulement préciser qu’ elle s’est montrée plus apte à me dépouiller qu’à apporter ses propres meubles.
— Qui ? Une fille que tu fréquentais ?
— Oui.
— Qui était-ce ?
— Cela n’a plus aucune importance.
— Tu es resté longtemps avec elle ?
Johanna s’étonnait de sa curiosité, mais c’était plus fort qu’elle. Michael en train de se laisser dépouiller, le fait lui paraissait incroyable.
— Longtemps, non…, répondit‑il après un silence.
— Si je comprends bien, cette liaison t’a tout de même posé un sacré problème.
— Tu peux le dire ! Mais c’est le passé, n’en parlons plus…
Il prit de nouveau son verre qu’il serra nerveusement dans sa paume.
« Après tout, sa vie privée ne me regarde pas », se disait Johanna en l’observant.
Mais alors qu’en temps ordinaire elle était parfaitement maîtresse d’elle-même, elle s’étonnait de s’être montrée aussi indiscrète.
— Désolée, murmura-t‑elle.
— Ton étonnement est normal.
— J’ai l’impression d’avoir outrepassé les limites de mes nouvelles fonctions.
— Mais non ! répliqua-t‑il. Je suis d’ailleurs prêt à ré-pondre à d’autres questions.
Leurs yeux se rencontrèrent. Ils échangèrent un sourire, puis restèrent un moment silencieux, avant que Michael ne reprenne d’une voix sourde :
— Je devine que tu as dû passer des heures difficiles, après l’accident. Es-tu complètement remise ?
— Oui. J’ai enfin retrouvé mon équilibre.
— La police a-t‑elle réussi à mettre la main sur l’autre type ?
— Quel type ?
— Le chauffard qui a causé l’accident avec son camion.
Johanna dut faire un violent effort pour que son trouble ne transparût sur ses traits. Afin de préserver la mémoire de Jeff, elle avait donné à la famille une version totalement transformée du drame. Elle devait s’y tenir.
— Non, dit‑elle en baissant la tête sur son verre. Le chauffard n’a jamais été retrouvé.
— Tu m’en vois navré, dit Michael. Je ne suis jamais re-tourné en Californie. Je sais que j’aurais dû, mais…
— Ne t’excuse pas. Tu es un homme d’affaires très occu-pé, et je me doute que tu ne disposes d’aucun loisir.
— Exact. Les affaires, toujours les affaires… Elles dévo-rent ma vie et je serai soulagé si tu te sens assez forte pour m’aider à entretenir cette maison.
Elle posa une main amicale sur son bras.
— Merci, Michael, merci pour tout.
— Mais non, ne me remercie pas. Ce que je fais est tout naturel.
En quelques mots, tout était dit. A la brièveté du ton, Jo-hanna comprit que, même si elle se sentait son obligée, elle ne devait pas manifester trop de reconnaissance.
Ella alla jeter la bouteille vide dans une petite poubelle, tandis que Michael inventoriait le contenu de l’armoire aux provisions.
— Inutile d’aller au restaurant. Le dimanche soir, à moins d’avoir retenu une table, tous les établissements sont pleins. Nous mangerons des pâtes. Tu aimes ça ? demanda-t‑il.
— Oui, beaucoup.
Il sortit d’un placard une banale casserole en émail ainsi que tous les ingrédients nécessaires à la confection de spag-hettis à l’italienne.
— Laisse-moi faire, dit Johanna en essayant de l’écarter du plan de travail.
— Non, ce soir, tu es mon invitée. Demain seulement, tu prendras ton service.
Elle s’assit en s’efforçant de se détendre.
Tout en s’affairant devant la cuisinière électrique, Mi-chael parlait de ses parents qui s’apprêtaient à partir en croi-sière dans les Caraïbes. Des paroles banales qui le proté-geaient de questions gênantes.
Quand le plat fut prêt et le couvert dressé sur la grande table de chêne, Michael vint s’asseoir en face de Johanna et ils commencèrent à manger en silence. Entre deux bouchées, ils s’observaient mutuellement. Johanna sentait entre eux une certaine contrainte, comme si ni lui ni elle n’osait abor-der les sujets dérangeants.
Michael avait prévu cette gêne. Il n’avait pas vu la jeune femme depuis si longtemps qu’elle était presque devenue une étrangère ; et il sentait que, de son côté, elle restait sur la défensive. Les questions concernant le passé avaient tou-jours été soigneusement éludées. Michael n’avait jamais rien su de la vie de couple de son frère et de sa belle-sœur.
— Au fond, nous ignorons tout l’un de l’autre, dit‑il soudain.
Johanna le regarda et abaissa aussitôt les yeux sur le con-tenu de son assiette.
— C’est vrai, admit‑elle. Du reste, je ne me rappelle pas que nous ayons jamais eu une vraie conversation.
Il approuva d’un signe de tête. A ce moment, les images d’une lointaine nuit d’été traversèrent son esprit. Il les chassa et dit d’un ton un peu solennel :
— Nous allons conclure un pacte. Aucun sujet ne doit être tabou entre nous ; ainsi, nous nous sentirons plus à l’aise.
— Mais je suis à l’aise avec toi, Michael.
Et son regard disait clairement :
« Ne me pose aucune question. Ainsi, je ne serai pas obligée de te mentir. »
Certains secrets ne devant jamais être divulgués, il était impossible qu’elle lui ouvrît complètement son cœur.
Toutefois, comme Michael ne semblait pas réceptif à ce genre d’avertissement, Johanna, pour se montrer conciliante, lui sourit et approuva sa proposition.
Après un dessert de fruits, ils débarrassèrent la table en-semble. Dès qu’assiettes et couverts furent rangés dans le lave-vaisselle, Michael descendit à la cave et en revint avec une bouteille de pinot qu’ils allèrent déguster sur la terrasse.
Le jour déclinait. Entre les branches feuillues des arbres, le ciel prenait des tons orangés. Michael avait sorti les meubles de jardin et servi le pinot blanc dans des verres en cristal gravé.
L’œil rêveur, Johanna concentrait son attention sur une trouée dans le parc. Celle-ci laissait apercevoir l’horizon au-delà de la Delaware River.
— J’avais oublié à quel point les montagnes sont belles, par ici, murmura-t‑elle.
Michael la regarda avec autant de surprise que d’inquiétude.
— Quelles montagnes ? Les crêtes les plus proches sont à plus de cinq cents kilomètres à l’ouest.
— J’en devine les silhouettes. Ce sont celles de mon en-fance… De notre jeunesse, précisa-t‑elle.
— Tu en avais de semblables en Californie.
— Oh, non… Là-bas, elles sont arides et leurs sommets sont chauves. Je me souviens que, de notre maison sur les pentes des Appalaches, je ne voyais que des prés et des forêts.
Après un silence, Michael remarqua :
— Je me suis toujours demandé pourquoi, à la mort de tes parents, tu n’étais pas revenue habiter leur maison avec Jeff.
— Il refusait de quitter la Californie.
Michael ne l’interrogea pas plus avant. En ce moment, ce genre de question, tout comme l’image de son frère, ravivait encore de trop douloureux souvenirs.
Johanna continuait de regarder au loin. Son verre à la main, Michael se pencha vers elle par-dessus la table de jardin. Il était soudain si près qu’elle sentait son haleine lui caresser le front. Pendant un moment, elle pensa qu’il allait l’embrasser. Mais il semblait hésiter sur l’attitude à adopter.
Et soudain, gentiment, de sa main libre, il lui repoussa derrière l’oreille une longue mèche de cheveux blonds qui cachait une partie de son visage. Puis il leva son verre et, avec une chaleur inhabituelle dans la voix, il déclara :
— Buvons à ta santé, chère Johanna, et sois la bienvenue à Park House !
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Michael hésita avant de frapper à la porte de sa propre chambre, puis il se décida et s’excusa de son intrusion.
Johanna était debout, en train de fouiller dans son sac de marin posé sur le lit. Pieds nus, elle n’était vêtue que d’une nuisette, une sorte de long T-shirt en coton blanc qui lui arrivait aux genoux.
Il ne put empêcher son regard de s’attarder un moment sur les longues jambes nues. Elle se retourna vers lui.
— Tu as un problème ? s’inquiéta-t‑elle.
— Non. J’ai seulement besoin de prendre quelques vête-ments dans la penderie. Demain matin, je serai sûrement réveillé avant toi, et je ne voudrais pas te déranger.
— Oh, Michael, je suis confuse que tu te sois cru obligé de me laisser ta chambre ! C’était à moi de dormir sur un lit de camp, ou dans un sac de couchage.
— Ne sois pas ridicule, dit‑il tout en pénétrant dans le dressing.
— Je parle sérieusement, protesta-t‑elle. Le groupe de Jeff jouait parfois jusqu’aux premières heures du matin et, comme je l’accompagnais, je dormais n’importe où en l’attendant.
Michael sortait de la penderie. D’une main, il serrait contre lui des sous-vêtements, une chemise blanche et une cravate bordeaux. Sur son autre bras, il avait jeté un costume de ville encore accroché à un cintre.
L’évocation de la vie errante de son frère renforçait sa décision de laisser, ce soir, sa chambre à la jeune femme. Il la vit réprimer un bâillement.
— Cette journée de voyage t’a épuisée, remarqua-t‑il. Pour les chambres, nous aviserons demain. Cette nuit, tu as besoin de te reposer dans un lit confortable.
— J’avoue que je suis morte de fatigue, approuva-t‑elle en s’étirant.
La nuisette suivit le mouvement de ses bras. Le souple coton dessina ses hanches, tandis que l’ourlet remontait jusqu’au-dessus de ses genoux.
Michael détourna vivement les yeux de la trop séduisante silhouette.
— Mets-toi vite au lit ! conseilla-t‑il.
— C’est ce que je vais faire, et je sens que ce sera divin…
Elle souleva son sac de marin et le posa sur le sol avant de se glisser sous la couette.
Michael la regarda. De nouveau, l’image de l’enfant qu’elle avait été traversa son esprit. Il la revoyait à dix ans, toute menue dans le grand lit de ses parents.
Ils se sourirent, et leurs yeux se cherchèrent. Brusquement, Michael avait envie de s’approcher d’elle et de lui donner, sur les joues, un tendre baiser comme autrefois.
Il s’interrogea alors. Que voulait‑il ? Simplement qu’elle passe une nuit confortable ? Non. En ce moment, tout son corps la désirait, et il savait que le plus petit geste amical risquait de se transformer en quelque chose de brûlant, que ni l’un ni l’autre ne serait en mesure d’arrêter.
Il traversa la pièce en direction de la porte que les lambris dissimulaient. La salle de bains communiquait avec une autre chambre, celle qu’il avait décidé d’occuper cette nuit. Au passage, il éteignit la lampe.
— Bonsoir, Michael ! dit‑elle d’une petite voix aussi douce que le miel.
— Bonne nuit, Johanna ! Dors bien !
Il repoussa la porte derrière lui et s’empressa d’aller se réfugier dans la pièce, où il avait déplié un lit de camp.
Là, il se sentit en sûreté.
Le dos contre le battant, les bras encore encombrés par ses vêtements, il poussa un long soupir. Il n’avait pas prévu que le passé renaîtrait avec autant de force et de douleur. Il devait se dire que Johanna et Jeff avaient été mariés pendant huit ans, et qu’il avait facilement survécu à cette séparation. Le travail, ses succès en affaires, tout cela lui avait été salu-taire pour oublier le stupide mariage de son frère.
Après l’accident, en questionnant Johanna par téléphone, il avait découvert que non seulement Jeff avait dilapidé la fortune de sa femme, mais qu’en outre, avec sa proverbiale insouciance, il avait négligé de souscrire la moindre assu-rance vie.
Michael aurait pu facilement verser une rente à sa belle-sœur. Mais il connaissait la fierté de Johanna et savait qu’elle refuserait tout secours de ce genre. Aussi avait‑il trouvé une autre façon de l’aider.
Sans hésiter, elle avait accepté de devenir l’intendante de Park House.
Michael avait toujours blâmé le caractère bohème et ir-responsable de Jeff. C’était là un des nombreux sujets de leurs discordes. Jeff s’était toujours cru un musicien de génie, et il avait entraîné Johanna dans ses rêves de gloire. Il avait espéré faire fortune en Californie. Or, il n’avait réussi qu’à devenir la star d’un minable groupe de rock, qui courait le cachet de ville en ville, d’une boîte de nuit à une salle des fêtes.
Et, pour suivre son époux, Johanna avait interrompu ses études.
Si encore cet abandon avait eu un noble but, comme tenir un foyer ou élever des enfants, Michael l’aurait compris, mais Johanna s’était *******ée de courir, comme Jeff, après un rêve impossible.
Et maintenant, elle avait tout perdu : son mari et ses illu-sions. Le petit capital légué par ses parents avait fondu comme neige au soleil, et elle s’était retrouvée sans res-sources et seule au monde. Sa famille se réduisait à ses beaux-parents et à son beau-frère. Au téléphone, elle lui avait dit qu’elle souhaitait oublier le passé. Il avait compris qu’il s’agissait de tout le passé, et plus particulièrement cette lointaine nuit d’été où ils étaient tombés dans les bras l’un de l’autre. Michael était certain que Jeff n’en avait jamais rien su. Et il avait l’impression qu’à présent Johanna voulait se persuader que cette nuit-là n’avait existé que dans leur imagination
Or, pour Michael, ce n’était pas seulement un vague sou-venir. Il en conservait chaque détail dans son esprit.
A l’époque, Johanna avait alors à peine dix-sept ans, lui vingt-deux, et ils avaient été invités à une surprise-partie chez des voisins. Au cours de la soirée, Michael et Johanna avaient beaucoup dansé ensemble. Après avoir bu de nom-breuses coupes de champagne, insensiblement, la jeune fille l’avait entraîné loin de la foule. Toujours enlacés, ils étaient sortis dans le jardin contigu à celui du manoir des Ross et s’étaient retrouvés dans un petit pavillon désert séparant les deux propriétés. Les vapeurs de l’alcool aidant, leurs gestes étaient devenus de moins en moins innocents et, un baiser en appelant un autre, ce qui devait arriver était arrivé.
A vingt-deux ans, Michael avait déjà eu de nombreuses aventures, mais aucune ne l’avait bouleversé comme celle-ci. A présent encore, il conservait le souvenir d’un moment magique, d’une entente aussi parfaite qu’une initiation de ce genre pouvait l’être.
Rentré chez lui, il avait passé le reste de la nuit à s’interroger. Etait-ce cela, l’amour ? Leur embrasement n’avait‑il été qu’une fièvre passagère des sens, ou éprou-vait‑il pour sa jeune voisine un sentiment profond ?
Le lendemain, Jeff, qui, retenu au lit par une angine, n’avait pu participer à la fête, s’était confié à son aîné pour la première fois. Il avait avoué à Michael qu’il adorait Johanna, mais qu’il n’avait jamais osé lui déclarer sa flamme.
Michael en était resté muet de stupeur et de remords. Il n’avait plus à se demander s’il aimait ou non Johanna. Son sens de l’honneur, tout comme l’affection qu’il vouait à son frère, lui commandait de s’effacer afin de laisser à Jeff une chance de réussite. Ce dernier avait toujours souffert d’un pénible sentiment d’infériorité, et c’était ce qui le rendait agressif vis-à-vis de son aîné.
Le même jour, sans l’ombre d’une hésitation, Michael avait fait comprendre à Johanna que le tendre épisode de la nuit n’avait été qu’une folie passagère qui ne devait plus se renouveler.
L’avait‑il blessée ? Il ne l’avait jamais su : après l’avoir approuvé, elle lui avait tourné le dos.
Une semaine plus tard, le jour de ses dix-sept ans, elle s’enfuyait avec Jeff. Sur le mot laissé à ses parents, elle expliquait que, majeure depuis la veille, elle avait décidé d’accompagner un musicien de talent sur les chemins de la gloire.
Michael s’était consolé en essayant de se persuader que, après avoir écrasé son frère de sa supériorité pendant des années, il s’était sacrifié pour lui donner enfin la chance d’être heureux.
Au cours des neuf années qui avaient suivi, il avait eu de multiples aventures, mais aucune femme ne l’avait emmené vers le nirvana qu’il avait connu une certaine nuit de juin avec Johanna.
Et maintenant, celle-ci était devenue la veuve de son frère, donc une personne intouchable. Il la savait brisée, détruite par une union qu’il avait devinée malheureuse, mais tout ce qu’il pouvait faire était de l’aider et de la protéger.
Allongé sur son lit de camp sans confort, il soupira, ferma les yeux et attendit le sommeil. Demain, lundi, la journée s’annonçait particulièrement chargée. D’importants rendez-vous l’attendaient, et il devrait se lever de bonne heure.
Ce jour-là, au milieu de l’après-midi, le camion d’un grand magasin livra à Park House le mobilier d’une chambre.
Persuadé que Johanna ne venait qu’une semaine plus tard, Michael avait pris ses dispositions pour que la jeune femme trouve à son arrivée une pièce confortable où s’installer.
Le matin, à son réveil, Johanna avait découvert deux en-veloppes à son nom sur la table de la cuisine. L’une conte-nait les instructions de Michael concernant la livraison du mobilier. L’autre, trois mois d’émoluments d’avance et, en plus, suffisamment d’argent pour qu’elle emplît le congéla-teur d’aliments surgelés. Une jeep se trouvait dans le garage, à sa disposition, pour aller en ville.
Mais la livraison ayant eu lieu plus tard que Michael ne l’avait prévu, elle n’avait pu sortir pour faire des courses.
Elle avait aidé le camionneur à disposer les meubles à leur place. Michael avait choisi pour elle la pièce la plus éloignée de sa propre chambre. Sur le moment, Johanna en avait conclu qu’il tenait à mettre une certaine distance entre eux, craignant peut-être qu’elle ne se jette à sa tête comme elle l’avait fait neuf ans plus tôt, au cours de l’inoubliable nuit d’été.
En réalité, elle découvrait à présent que sa chambre était une des plus agréables de l’étage. Vaste, pourvue de pla-cards-penderies et d’une confortable salle de bains privée, la pièce s’ouvrait sur un balcon d’où la vue s’étendait à l’ouest, au-delà de la Delaware River, sur un paysage de prairies et de forêts.
Le lit, la table, la coiffeuse, la commode et les deux fau-teuils de style moderne qui venaient d’être livrés n’étaient pas exactement du goût de Johanna, car sa préférence allait aux meubles anciens. Mais elle reconnaissait que le choix de Michael avait été fonctionnel. Le mobilier en teck s’harmonisait parfaitement avec la toile de jute sur les murs et la moquette bleu roi du sol.
Elle avait découvert au fond d’un couloir une lingerie somptueusement équipée, probablement par sa belle-mère. Du reste, les meubles de la chambre de Michael provenaient du manoir familial. Johanna les avait déjà admirés au temps où ses parents étaient amis avec les Ross.
Johanna choisit une paire de draps en fin coton rose pâle, une couverture neuve, ainsi qu’un couvre-lit en piqué blanc. Ensuite, elle retourna dans la chambre de Michael pour y récupérer ses affaires.
Elle regarda le grand lit à colonnes où elle avait dormi d’une traite pendant dix heures. La veille au soir, quand elle s’y était allongée, elle avait cru deviner une expression de désir sur les traits de Michael, et tout son corps avait vibré d’espoir.
Mais il ne s’était même pas approché d’elle et, au fond, c’était mieux ainsi.
Elle était venue à Park House pour y exercer les fonctions de gouvernante et non pas pour en séduire le propriétaire. Le souvenir de leur folle nuit l’emplissait toujours de honte. Mon Dieu, comment avait‑elle pu se comporter avec autant d’audace ! Son impudence l’étonnait encore maintenant. Elle avait presque obligé Michael à faire l’amour. L’instant où elle l’avait senti, nu, contre elle, avait comblé ses rêves d’adolescente. A cette époque, elle était tellement amou-reuse de Michael que, dans sa naïveté, elle avait cru qu’en s’offrant à lui elle se l’attacherait pour toujours.
Aussi, quelle n’avait pas été sa déception le lendemain, quand il était venu lui dire à quel point il regrettait ce qui s’était passé entre eux ! Le champagne leur avait sûrement tourné la tête… Elle était trop jeune et ne devait plus penser qu’à ses études… comme il le faisait lui-même en faculté pour décrocher ses diplômes.
Ecarlate de honte, elle avait approuvé chacune de ses pa-roles. Mais pendant qu’elle hochait la tête, elle sentait son cœur se briser en mille morceaux.
Dans un ultime sursaut d’honneur, Michael avait tout de même ajouté que, naturellement, si un enfant naissait de leur moment de folie, il assumerait pleinement ses responsabili-tés.
Elle n’avait pas eu d’enfant. Jeff avait ramassé les mor-ceaux de son cœur et les avait recollés comme il avait pu. Elle s’était retrouvée mariée à un homme qu’elle n’aimait pas, mais qui avait besoin d’elle. Aussi s’était‑elle toujours efforcée de l’aider et de le protéger, estimant que, par une fidélité sans faille à la parole donnée, elle se rachèterait à ses propres yeux.
Etait-ce un état d’esprit similaire qui avait guidé son beau-frère lorsque, apprenant son dénuement, il lui avait proposé de venir diriger Park House ?
Johanna préférait ne pas trop se pencher sur cette ques-tion.
Une fois la chambre rangée et son lit prêt pour la nuit, elle décida de descendre se préparer une tasse de thé.
Elle alla la déguster sur la terrasse en se demandant ce qu’elle pourrait cuisiner pour le dîner. Michael ne rentrait jamais déjeuner. Or, elle avait passé la journée à attendre les meubles et, de ce fait, n’avait pu se rendre en ville pour acheter le ravitaillement prévu. Tant pis ! Ce soir, Michael devrait se *******er d’un plat de riz et de la dernière boîte de sardines…
— Hello, Johanna !
Elle sursauta et se tourna vers l’arrivant.
— Je ne t’ai pas entendu entrer.
— Tu étais perdue dans tes pensées.
Elle regarda la montre à son poignet et s’étonna :
— 5 heures ! Est-ce ton habitude, de revenir si tôt du bu-reau ?
— Non, mais ce soir, j’avais hâte de savoir si les meubles de ta chambre étaient arrivés, et s’ils étaient à ton goût.
— Ils ont été livrés seulement en milieu d’après-midi. Je m’y suis habituée, mais puisque tu veux connaître mes goûts, je dois avouer que je préfère le mobilier de ta chambre et, en particulier, le grand lit à colonnes.
L’image de Johanna dans son lit propulsa immédiatement Michael au bord du vertige. Son corps frémit, mais ses traits restèrent de marbre. Etait‑elle consciente de ce qu’elle sug-gérait ? Sûrement pas, car elle avait parlé en toute innocence, et c’était lui, avec sa libido démesurée, qui interprétait de travers ce qu’il avait entendu.
— Mon lit était autrefois chez mes parents, dans une de leurs chambres d’amis, précisa-t‑il, gêné.
— Je l’avais reconnu et…
Elle s’interrompit, embarrassée elle aussi. Quel besoin avait‑elle eu d’évoquer le lit de Michael ? N’allait‑il pas voir dans ses paroles une invitation déguisée ?
Elle s’arracha au regard bleu qui l’observait avec acuité. Pour créer une diversion, elle sortit d’une des poches de son jean les clés de la jeep et les posa sur la table.
— Je ne les ai pas utilisées, car j’ai dû rester toute la journée ici, à attendre le camion de livraison. C’est dom-mage, car je n’ai pu m’occuper du ravitaillement et je n’ai pas pu sortir pour mon compte personnel.
— Ce qui veut dire ?
— Je voulais acheter un jean de rechange et des T-shirts.
— Allons faire ces achats immédiatement. Et pense à ajouter à ta liste une robe habillée pour recevoir.
— Pardon ?
— Jusqu’à présent, j’invitais mes clients au restaurant, mais je les sais plus sensibles à une réception chez moi. Dès que j’en aurai le temps, nous nous préoccuperons ensemble de meubler de nouveau le rez-de-chaussée de Park House. En réalité, depuis que j’ai acheté cette maison, je ne me suis guère soucié de l’aménager, laissant à ma mère le soin d’y apporter divans, fauteuils et tables, prélevés sur l’abondant mobilier du manoir familial. Lorsqu’ils m’ont été volés, ma mère voulait que je porte plainte. C’étaient, paraît‑il, des pièces de valeur. J’ai refusé, préférant, comme toi, tirer un trait définitif sur le passé. Je me suis promis de n’acheter que des meubles fonctionnels, de qualité, certes, mais sans grande valeur marchande. Ainsi, je ne craindrai plus les voleurs, tout en pouvant recevoir clients et amis chez moi. Sais-tu cuisiner, Johanna ?
— Oui.
— Et accueillir des hôtes ?
— J’ai été à bonne école, souviens-toi. Mes parents rece-vaient beaucoup.
— C’est vrai. S’il le faut, au besoin, j’engagerai quelqu’un pour t’aider.
— Ce ne sera pas nécessaire… sauf, bien sûr, si tu as l’intention de convier une vingtaine de personnes à ta table.
Il hocha négativement la tête et précisa :
— Je pense surtout à un puissant personnage, un Texan que j’aimerais compter au nombre de mes clients. Mais nous en reparlerons plus tard. Partons, maintenant, si tu veux bien.
Il la laissa conduire la vieille jeep qu’il avait laissée à sa disposition pour qu’elle pût se rendre en ville. Michael la guidait car, en neuf ans, le paysage s’était modifié et Johan-na ne reconnaissait plus les environs de Trenton, une ville qu’elle avait pourtant souvent arpentée. Jadis, ses parents y venaient faire leurs courses avec elle. Pour s’y rendre, il suffit aux habitants de Pennsylvanie de traverser la Delaware River. Mais la cité s’était agrandie vers le sud, et Johanna se sentait maintenant une étrangère dans les rues nouvelles.
— Hé ! s’exclama soudain Michael en couvrant d’une paume apaisante une des mains de la conductrice. Tu te cramponnes au volant comme si tu n’étais pas rassurée. Qu’est-ce qui ne va pas, Johanna ?
— Tout va bien, c’est seulement que je ne retrouve plus mes anciens repères.
— Rien d’étonnant ! Il y a presque dix ans que tu as quitté la région… Prends la première avenue à droite. Tu y trou-veras l’entrée d’un parking souterrain.
Le parking donnait accès à une immense galerie commer-ciale. Michael décida de commencer par l’achat des vête-ments, et il entraîna la jeune femme au premier étage d’une des nombreuses boutiques de la galerie.
Elle se sentait désorientée. Au cours de sa longue errance avec Jeff, ne disposant que de faibles moyens, elle ne se souvenait pas d’avoir jamais pénétré dans un magasin aussi vaste et aussi luxueux. Du reste, ayant adopté le style de son époux, elle se *******ait de jeans et de débardeurs.
Apparemment, ce genre de vêtements n’était pas du goût de Michael, car elle ne voyait autour d’elle que des en-sembles élégants.
Il avisa une robe en coton imprimé de fleurs rouges, la décrocha du cintre et la lui tendit.
— Essaie-la. Je pense qu’elle est à ta taille.
Elle sentit un vent de fronde se lever en elle. Jamais per-sonne ne lui avait donné d’ordre de ce genre. Jeff se moquait bien de ce qu’elle portait ! Du reste, dans le ménage, c’était elle qui prenait les décisions.
Elle resta un moment silencieuse, cherchant une parade. Michael se rendait‑il compte du prix de cette robe ? Un mois entier de son salaire d’intendante ne suffirait même pas à la payer !
— Elle ne te plaît pas ? demanda-t‑il, étonné.
— Non. En outre, c’est une robe d’été, et je préfère quelque chose de plus chaud et de moins voyant.
— Tu n’as que l’embarras du choix, dit‑il en remettant la robe sur le cintre. Et ce tailleur-là te convient‑il ?
Il lui désignait un deux-pièces en fin lainage bleu, orné d’un petit col en velours.
— Pas mal ! commenta-t‑elle du bout des lèvres.
— Mais tu n’en veux pas ?
— Non.
Découvrant dans un rayon voisin des soldes de fin de sai-son, elle s’y rendit d’un pas décidé et choisit une robe en maille de soie noire, sans manches, mais avec un élégant drapé à l’encolure. Après un bref regard sur l’étiquette, elle la brandit sous le nez de Michael.
— Voilà exactement ce qu’il me faut.
Michael grimaça.
— Je croyais que tu désirais une robe d’hiver.
— Celle-ci fera l’affaire pour tes réceptions. Au besoin, je pourrai la transformer en robe chasuble et porter dessous un pull en fin lainage à col roulé et à manches longues.
Et, sans plus se soucier de lui, elle se dirigea vers une ca-bine d’essayage.
Elle en ressortit quelques minutes plus tard et regarda Michael.
Le souple jersey épousait sa poitrine ronde, ses hanches, et s’arrêtait sous le genou.
— Comment me trouves-tu ? demanda-t‑elle.
Il déglutit péniblement. C’était tout à fait le genre de robe, à la fois élégante et sexy, qui mettait en valeur le corps des femmes. Une robe qui lui donnerait l’envie de déshabil-ler sa gouvernante…
— Elle est trop courte, objecta-t‑il.
— Ce n’est pas mon avis. Je ne cherche pas une robe du soir, mais quelque chose de pratique. J’ai l’impression que ce fourreau a été fait pour moi.
— Dis plutôt qu’on l’a peint sur toi. Il te moule d’une manière éhontée.
Elle le toisa avec une indulgence un peu moqueuse.
— Oh, Michael, ne sois donc pas aussi puritain ! Puisque tu veux me confier également un rôle d’hôtesse, je devrai plaire à tes invités. Je suis sûre que ton Texan appréciera ma tenue.
— J’en suis certain, mais là n’est pas la question.
— Et où est‑elle, cette question ?
Il haussa les épaules avec agacement.
— Après tout, agis comme bon te semble. Ce sera toujours mieux que tes oripeaux, grommela-t‑il.
Elle retourna dans la cabine et en ressortit en jean, la robe sur le bras. Une vendeuse passait, Johanna lui tendit son acquisition.
— Je la prends, dit‑elle.
Elle calcula mentalement ce qui lui resterait sur son pé-cule après avoir réglé la robe. Elle pouvait encore se per-mettre un pull d’hiver, ainsi qu’une salopette en jean pour les travaux ménagers.
— As-tu d’autres achats à faire ? demanda Michael.
— Oui, mais ne te crois pas obligé de m’accompagner. Tout à l’heure, tu m’as dit que tu avais besoin de chemises. Nous pourrions nous retrouver quelque part dans la galerie marchande. Ensuite, nous irions ensemble acheter des provi-sions dans un magasin d’alimentation.0
— Tu as raison.
Il lui donna rendez-vous une demi-heure plus tard, au pied de l’escalator de ce même magasin.
En le regardant s’éloigner, Johanna pensa qu’elle l’avait choqué. Pourtant, la robe n’était ni excentrique ni provo-cante. C’était exactement le genre de vêtement, à la fois élégant et indémodable, dont elle avait toujours rêvé. Et si Michael n’aimait pas cette robe, c’était probablement parce qu’il ne l’avait pas choisie lui-même.
« Toujours son côté macho !» se dit‑elle.
Elle arriva la première au rendez-vous. L’escalator dé-bouchait au rez-de-chaussée, au milieu des rayons de linge-rie.
Pendant qu’elle attendait Michael, Johanna examina avec une curiosité amusée ce qui l’entourait. Elle ne se voyait pas en string, ou exhibant un de ces porte-jarretelles outrageu-sement provocants.
Mais soudain son regard s’arrêta sur une vaporeuse che-mise de nuit en mousseline bleu pâle, que présentait un mannequin en cire. Elle s’en approcha et ne put résister au plaisir de caresser le soyeux tissu. Elle s’imagina virevoltant comme une ballerine, seulement vêtue de cette somptueuse tenue. Ce serait sublime. Mais après un regard sur le prix, elle n’eut aucun mal à renoncer à son rêve…
— C’est joli, n’est-ce pas ?
Michael était derrière elle. Johanna pivota et se retrouva presque contre lui. Elle s’écarta légèrement et sourit en désignant le vêtement.
— Magnifique ! approuva-t‑elle. C’est le genre de che-mise de nuit que portent les stars sur les écrans de cinéma ou de télévision.
Une vendeuse s’approchait.
— Désirez-vous que je l’ôte du mannequin, madame ? Ainsi, je vérifierai qu’elle est bien de votre taille.
— Non, non, dit vivement Johanna. Je l’admirais, c’est tout.
— Otez-la ! ordonna Michael.
Tandis que l’employée s’exécutait, Johanna protesta à voix basse :
— Tu as perdu la raison, Michael. Je devrais travailler au moins pendant trois mois chez toi avant de pouvoir m’offrir ce genre de folie, dont je n’ai vraiment pas besoin.
Il répliqua sur le même ton :
— Et si ça me faisait plaisir, à moi, de te l’offrir, cette fo-lie, la refuserais-tu ?
Elle écarquilla les yeux.
— Oui… Non… Mais tu n’as pas à me faire de cadeau, Michael.
La vendeuse revenait vers eux, le mousseux vêtement sur le bras.
— C’est notre plus belle pièce, dit‑elle. Votre mari est très généreux, madame.
Johanna ouvrit la bouche pour détromper la jeune femme. Mais à cet instant, elle croisa le regard bleu de Michael et éprouva une sorte de choc. Elle ne bougea plus et referma la bouche, hypnotisée par la force virile qui émanait des pru-nelles d’acier.
Michael la prit alors par le bras et fit signe à l’employée de les suivre. A la caisse, il tendit sa carte de crédit, pendant que la vendeuse enveloppait avec soin le précieux vêtement dans un papier de soie. Avant de l’enfermer dans un carton au logo du magasin, celle-ci remarqua d’un ton faussement négligent :
— Cette chemise de nuit fait partie d’une parure. Désirez-vous que je vous montre l’adorable robe de chambre qui l’accompagne ?
— Non, je…
— Oui.
La vendeuse sourit à Michael.
— Je reviens, dit‑elle.
Johanna recouvra alors sa voix et son assurance.
— Tu es complètement fou ! Que ferais-je d’un peignoir aussi élégant ? Michael, je t’en prie…
Elle s’interrompit, car l’employée revenait. Sous les yeux éblouis de Johanna, celle-ci étala sur le comptoir un somp-tueux déshabillé en satin de la même couleur céleste que la chemise de nuit.
— Emballez l’ensemble, déclara Michael.
Quelques minutes plus tard, il récupérait sa carte de crédit, tandis que Johanna, confuse, muette, mais avec une lueur d’émerveillement dans les yeux, prenait machinalement le grand carton que lui tendait la vendeuse
3
Ce soir-là, ils dînèrent au restaurant et rentrèrent tard à Park House. Pendant que Johanna montait déposer ses propres paquets dans sa chambre, Michael transportait, de la jeep à la cuisine, les provisions achetées dans un supermar-ché.
La table débordait maintenant de denrées : volailles et viandes diverses surgelées, fromages, légumes et fruits frais. Sachant que Michael devait se lever tôt le lendemain, Jo-hanna lui conseilla d’aller se coucher. Elle se débrouillerait seule pour ranger les provisions à leurs places respectives.
Il protesta pour la forme, puis se résigna à la laisser après lui avoir souhaité une bonne nuit.
Johanna s’acquitta de ses tâches ménagères, puis monta à son tour au premier étage.
Après avoir suspendu la robe noire dans la penderie, elle ouvrit le carton de lingerie et étala la parure sur le lit. Jamais encore elle n’avait porté de chemise de nuit aussi somp-tueuse, et elle ne se voyait pas s’endormant, vêtue de cette arachnéenne mousseline de soie, pas plus qu’elle ne s’imaginait en train de se promener à travers la maison dans ce long déshabillé de satin bleu clair, digne d’une star hol-lywoodienne.
Quelques instants plus tôt, lorsque Michael avait hésité à monter se coucher, elle avait cru lire dans les yeux bleus une muette supplication. Voulait‑il la contempler dans son en-semble de luxe, paradant comme un mannequin sur un po-dium ? Comment aurait‑il réagi ? Comme un beau-frère, ou comme un homme taraudé par un vague désir ?
Elle avait préféré ne pas tenter l’expérience.
Elle continuait de penser que, dans un élan de générosité, il lui avait offert là un cadeau de bienvenue, coûteux et inu-tile. Toutefois, le geste l’avait touchée et, bien qu’elle s’en défendît, elle éprouvait au fond d’elle-même un secret plaisir à la pensée de posséder une parure aussi ravissante.
Elle la rangea soigneusement et regarda la robe noire, suspendue dans l’attente d’une réception encore improbable.
Michael était un brillant homme d’affaires. Son entreprise d’import-export prospérait. Johanna continuait d’admirer l’acuité de son esprit, mais, comme tous les hommes happés par leurs projets, il se montrait déconnecté des banales réali-tés de l’existence et manquait de sens pratique. Avant d’envisager des réceptions chez lui, il devrait penser à meu-bler et à décorer sa superbe demeure. Or, ce soir, dans la galerie marchande, chaque fois qu’elle avait suggéré d’entrer dans un magasin de mobilier, il avait répondu d’un ton distrait :
— On verra ça plus tard. Chaque chose en son temps.
La semaine s’écoula sans que Johanna eût un instant le temps de s’ennuyer. La maison était à présent briquée du haut en bas. Les vitres étincelaient, et aucune tache, pas le moindre grain de poussière ne maculait dallages et mo-quettes.
A plusieurs reprises, elle s’était rendue en ville et avait rapporté de nombreux catalogues et des revues de décora-tion, qu’elle étudiait pendant ses moments de repos.
Michael ne rentrait pas déjeuner et revenait tard le soir. Toutefois, à la demande de Johanna, il prenait soin de l’avertir par téléphone, en fin d’après-midi, de l’heure ap-proximative de son retour. Ainsi, quand il arrivait, le couvert était dressé et le dîner prêt à être servi.
Leurs relations étaient courtoises, voire amicales, mais sans plus. A table, Michael parlait des problèmes de son entreprise et discutait volontiers avec Johanna de la conjoncture économique, mais il paraissait indifférent à la manière dont elle était habillée.
N’était-ce pas ce qu’elle avait souhaité ?
Or, au fil des jours, elle découvrait que le fait d’être la gouvernante de l’homme qu’elle avait passionnément aimé dans son adolescence, de laver son linge et préparer ses repas, que toutes ces tâches, qui sont celles de la maîtresse de maison, réveillaient en elle une passion assoupie.
Seule toute la journée, Johanna ne pouvait s’empêcher de fantasmer sur Michael comme au temps de ses quinze ans.
Un matin, après avoir effectué son travail habituel, elle s’était douchée, avait revêtu ensuite sa parure de star et s’était pavanée d’un miroir à l’autre en se demandant une nouvelle fois quelle serait la réaction de Michael s’il la voyait dans une tenue aussi délicieusement féminine.
Mais aussitôt, elle se souvint que, jadis, elle l’avait pro-voqué et s’était jetée à sa tête, ce qui lui avait valu, le len-demain, le plus cuisant camouflet de sa vie. Elle avait payé très cher un moment d’intense bonheur. Le douloureux af-front infligé par Michael lui avait appris qu’on peut exciter les sens d’un homme sans pour autant émouvoir son cœur.
Brisée, elle s’était alors mariée sans amour.
A présent, Michael était son beau-frère et, comme il était devenu son employeur, elle ne devait en outre lui vouer que des sentiments d’amitié, et cesser de voir en lui l’homme de ses rêves. Pour cela, il lui fallait trouver un moyen d’occuper son esprit autant que ses mains.
Ce matin, elle avait résolu le problème.
Alors qu’elle préparait la table du dîner, elle se demandait si Michael approuverait son initiative. En tout cas, elle était satisfaite de sa décision et, dans son euphorie, elle avait cuisiné un repas particulièrement soigné.
Michael l’avait prévenue que, ce vendredi soir, il ne ren-trerait pas avant 20 heures. Elle regarda la pendule murale et décida d’enfourner l’épaule d’agneau, qu’elle avait roulée et farcie avec un mélanche de hachis de porc et d’aromates. Ce plat avait été une des spécialités de sa mère. En le préparant, elle avait revu les images du passé : ses bonheurs d’enfant, les tablées joyeuses avec les Ross et d’autres amis, son ad-miration pour Michael et ses fous rires aux plaisanteries de Jeff
Jeff l’avait toujours aimée, elle n’en avait jamais douté, et si son mariage avec lui avait été une union sans joie, elle n’avait jamais failli à ses devoirs. Pourtant, leur couple s’était désuni bien avant l’accident.
Pendant les deux dernières années, ils avaient vécu une relation de frère et sœur – ce que, bien sûr, la famille avait ignoré. Fidèle à sa parole, Johanna avait continué de veiller sur Jeff, organisant même ses tournées en lui servant de manager, au point de discuter elle-même de ses contrats.
Mais lorsqu’elle avait appris la liaison de son époux avec une des filles du groupe, elle avait vu là un moyen de recou-vrer sa liberté. Pour la première fois, elle avait envisagé de divorcer.
Elle en avait parlé avec Jeff au cours de cette nuit hor-rible. Il avait alors violemment protesté. Il avait besoin d’elle, et voulait garder à la fois épouse et maîtresse. Ce soir-là, il avait beaucoup bu. Le ton entre eux s’était vite échauffé. Au paroxysme de la fureur, Jeff était parti en cla-quant la porte de leur caravane. Malgré la pluie et le vent qui soufflait en tempête, elle avait entendu démarrer leur vieille Chrysler. Sachant que Jeff n’était pas en état de conduire, elle s’était précipitée à l’extérieur. Il était déjà loin et, quelques minutes plus tard, dérapant dans un virage, il s’écrasait contre un mur.
Cet affreux accident avait mis fin à huit années de vie ca-hotique.
Mais Johanna n’était pas au bout de ses épreuves. Pendant presque une année, seule pour affronter l’administration et les créanciers, elle s’était sentie perdue et responsable de la mort de Jeff.
Les mensonges inventés à l’intention de sa belle-famille pour donner de Jeff l’image que les Ross en attendaient et, plus tard, sa version erronée des véritables causes de l’accident, tous ces manquements à la franchise continuaient de peser sur sa conscience. Elle se demandait ce que dirait Michael s’il apprenait la vérité. Bien que les deux frères eussent passé une partie de leur adolescence à se heurter, ils avaient été liés par une profonde affection.
Michael la regarderait‑il toujours comme une amie s’il savait qu’elle avait voulu divorcer et que cette décision avait envoyé Jeff à la mort ?
— Mmm ! Qu’est-ce qui sent si bon ?
Johanna sursauta. Michael se tenait sur le seuil de la cui-sine, son porte-documents d’une main, l’autre s’appuyant au chambranle, le veston jeté sur l’épaule, mais la cravate soi-gneusement nouée.
— J’ai farci une épaule d’agneau, répondit Johanna.
Repoussant l’envie de l’embrasser, de défaire sa cravate et d’ouvrir son col de chemise, elle se demandait si elle allait lui annoncer à l’instant la décision prise le matin. Elle préféra remettre l’aveu à plus tard et ajouta :
— Comme le temps s’est refroidi, j’ai pensé que nous avions besoin d’un repas plus consistant que les autres soirs.
Habituée au climat californien, elle avait oublié que l’automne dans le New Jersey était souvent humide et frais. Ce soir, elle avait revêtu sur son jean un pull en laine blanche à col roulé.
Michael posa porte-documents et veston sur une chaise et demanda, moqueur :
— Alors quand l’hiver sera là, à quoi devrai-je m’attendre ? Emmitouflée dans une doudoune, est-ce que tu me serviras du pot-au-feu ou de la choucroute ?
— Pourquoi pas ? rétorqua-t‑elle en riant. Mais en atten-dant, comme il ne fait pas encore froid au point d’allumer la chaudière, nous pourrions faire du feu dans la grande che-minée du salon, après le dîner, et aller déguster notre café, assis sur des coussins en regardant les flammes.
— Excellente idée ! approuva-t‑il.
Ses yeux bleus restaient lointains. A quoi pensait‑il ?
« A renouveler sa provision de bois », se dit Johanna, pratique.
— Je ne t’attendais pas si tôt, avoua-t‑elle. Le dîner ne sera pas prêt avant une bonne demi-heure.
Michael se frottait la nuque.
— Je sens tous mes muscles tétanisés. Ai-je le temps d’aller les dérouiller ?
— Oui. Je t’appellerai lorsque le rôti sera cuit.
Michael reprit porte-documents et veston, et monta vive-ment dans sa chambre. Là, il ôta ses vêtements de ville et enfila un simple short. Chaussé d’espadrilles, il descendit jusqu’au sous-sol, où il avait équipé une salle de sports.
Pour se mettre en train, il commença par quelques mou-vements de culture physique. Puis il s’allongea sur le sol et souleva des haltères : deux disques en fonte reliés par une barre de fer. C’était son exercice le plus difficile.
Il s’y entraînait chaque soir, depuis l’arrivée de Johanna, cinq jours plus tôt. Faire travailler ses muscles était le meil-leur moyen de dominer ses pulsions sexuelles. D’autre part, cela suscitait une telle fatigue que le sommeil le terrassait avant que son imagination ne se mît à fantasmer sur la femme qui reposait dans une chambre de l’autre côté du palier.
A présent, son visage et son torse luisaient de transpira-tion, et le lever de poids devenait de plus en plus pénible, mais il sentait son esprit s’apaiser. Tout à l’heure, comme les autres jours, il avait éprouvé un vif plaisir en voyant Johanna s’activer dans la cuisine. Pourtant, le vieux loup solitaire qu’il était devenu après sa dernière mésaventure sentimentale n’appréciait pas précisément les joies domes-tiques… D’où lui venait donc cette vague d’intense satisfac-tion qui le submergeait maintenant à chacun de ses retours à la maison ?
Il n’avait pas prévu que l’arrivée de Johanna le transfor-merait à ce point. Célibataire dans l’âme, persuadé qu’il n’était pas du genre à fonder une famille, il s’était construit une vie conforme à ses ambitions. L’achat de Park House avait été pour lui une sorte de placement, en même temps que la beauté de la demeure flattait sa vanité. Peu à peu, il avait pris goût à la solitude
Lundi soir, lorsque Johanna avait décidé que, dorénavant, elle se lèverait tôt pour partager son petit déjeuner, il avait protesté. Les petits déjeuners, il avait l’habitude de les avaler en vitesse dans une cafétéria proche de son bureau.
Johanna avait néanmoins tenu bon et, le lendemain matin, lorsqu’il était descendu, prêt à partir pour la ville, elle l’attendait dans la cuisine devant une table garnie d’un co-pieux breakfast.
Il avait cédé, mais de mauvaise grâce. Depuis, il trouvait fort agréable ce moment de détente. S’asseoir au petit matin devant une Johanna souriante lui donnait du tonus pour toute la journée…
— Veux-tu goûter, et me dire si c’est assez cuit ?
Il laissa retomber les haltères, se redressa sur un coude et regarda Johanna.
Elle se tenait debout à quelques pas de lui. Avec une fourchette, elle piquait dans une soucoupe un petit morceau de viande enrobée de farce. Elle se rapprocha et le lui tendit.
— Délicieux ! commenta-t‑il en le savourant.
— Alors, il est temps que je sorte le rôti du four.
Sa voix s’était brusquement enrouée comme sous le coup d’une émotion, et elle sentait son cœur battre un peu trop vite. Dieu, que Michael était beau, dans sa demi-nudité ruisselante ! Il débordait de virilité, et même l’odeur de sa sueur paraissait à Johanna plus agréable à respirer que le plus subtil des parfums de luxe. La chaleur du grand corps irradiait, et elle aurait aimé étreindre Michael et se blottir contre lui.
A défaut de pouvoir réaliser son rêve, elle posa la sou-coupe vide sur le sol, prit une serviette sur la pile préparée sur un escabeau et, tandis qu’il se relevait, elle lui essuya doucement le visage et le torse.
— Je vais aller me doucher, déclara-t‑il en lui ôtant la serviette des mains.
— Tu as raison.
Mais elle ne s’écartait pas. Ils étaient si proches qu’ils respiraient mutuellement leur haleine. Elle croisa les yeux bleus et eut l’impression qu’ils prenaient possession d’elle dans une étreinte passionnée.
Ce vertige ne dura qu’un instant. Michael détourna la tête, brisant net la magie, et Johanna recouvra aussitôt le contrôle d’elle-même. Elle reprit soucoupe et fourchette, tandis que Michael se dirigeait vers la porte.
— Je te promets de me dépêcher, dit‑il.
Sa voix était parfaitement calme. Incapable de parler, Jo-hanna approuva d’un hochement de tête. Elle écouta le bruit des pas décroître dans l’escalier, puis resta immobile jus-qu’au moment où elle entendit l’eau de la salle de bains couler dans les canalisations.
Alors, elle remonta lentement jusqu’à la cuisine, afin d’achever les préparatifs du dîner.
Tandis que le jet fouettait ses épaules douloureuses, Mi-chael posa les paumes à plat sur le mur carrelé de la cabine de douche. Il était surpris par une érection de la pire espèce, sans nul espoir de soulagement. Aussi avait‑il ouvert seu-lement le robinet d’eau froide, dans l’espoir de calmer l’ardeur aussi insolite qu’imprévue de ses sens.
En même temps, il s’efforçait de chasser de son esprit l’image de Johanna. Tout à l’heure, quand elle lui avait tendu la bouchée de viande, il avait maîtrisé à grand-peine l’envie de l’embrasser et, quand elle lui avait essuyé le dos, il avait senti une fièvre ardente enflammer son sang.
Cette fois, la séance de sport n’avait pas eu l’effet es-compté.
La fraîcheur du jet le faisait grelotter. Se sentant plus calme, il augmenta la température de l’eau. Sa douche ter-minée, il s’habilla rapidement du pantalon de flanelle et du polo qu’il mettait pour jouer au golf. Chaussé de mules en cuir, il reprit le chemin de la cuisine.
Lorsqu’il entra, le rôti était découpé dans un plat. L’arôme pimenté de la farce embaumait l’air. L’eau lui en vint à la bouche, pas seulement à cause de la vue et du parfum de la nourriture, mais parce que Johanna s’asseyait à table en lui souriant. De nouveau, il éprouvait l’envie de l’étreindre et d’embrasser ses lèvres charnues et tentantes.
Il s’assit en fermant un instant les yeux, mais l’image du ravissant sourire restait imprimé sous ses paupières.
— Tu arrives juste à temps, dit‑elle alors qu’il dépliait sa serviette.
Il essaya de lui sourire à son tour, mais ses lèvres crispées n’esquissèrent qu’une vague grimace.
Johanna nota silencieusement sa gêne. Il affichait ce genre de contrariété ennuyée chaque fois qu’elle devenait trop amicale. Elle croyait alors lire dans ses yeux un muet avertissement :
« Attention, Johanna ! Souviens-toi que ce qui nous est arrivé il y a neuf ans ne doit plus jamais se reproduire. »
Ce soir, elle n’avait aucun doute sur la cause de la froi-deur de Michael. Elle n’aurait pas dû commettre l’imprudence de descendre dans la salle de musculation et de le surprendre en plein effort.
Toujours courtois, il n’accepta de se servir qu’après elle. Le rôti d’agneau était délicieux, et Michael apprécia la jar-dinière de légumes qui l’accompagnait.
Comme elle savait que son travail était pour lui un souci permanent, elle le questionna sur sa journée de bureau.
— De nouveaux clients ?
— Non. Les habitués suffisent à faire tourner l’entreprise.
— As-tu enfin signé le contrat avec le Texan ?
— Pas encore. Jack Larsen est un homme fort occupé. En ce moment, il est au Japon. Je le revois dans quinze jours. Si je réussis à l’avoir pour client, ce sera une chance incroyable, mais qui m’obligera à engager du personnel supplémentaire.0
— Tu as toujours l’intention de le recevoir ici ?
— Oui, bien sûr. Je l’inviterai avec sa femme.
— Alors, tu ne crois pas qu’il serait temps de songer à meubler le rez-de-chaussée de la maison ?
— Tu as raison, mais jusqu’à présent je n’ai guère eu le loisir de m’en occuper.
— J’ai rapporté de Trenton plusieurs revues de décora-tion, ainsi que quelques catalogues de magasins d’ameublement. Si tu veux, nous pourrions les consulter ensemble. Tu ferais ainsi ton choix avant d’en passer la commande par téléphone.
— Pourquoi par téléphone ? Demain, samedi, rien ne nous empêche d’aller acheter de quoi meubler la salle à manger, le fumoir et un salon. Plus vite la corvée sera terminée, mieux ce sera.
— Pour moi, ce ne sera pas une corvée, Michael. J’ai tou-jours rêvé de décorer un appartement ou une maison. Mal-heureusement, la vie nomade que je menais en Californie avec Jeff ne m’a jamais permis de réaliser mon rêve.
Il eut un bref froncement de sourcils, mais s’abstint de tout commentaire.
Dès qu’ils eurent terminé leur repas, Michael aida Johan-na à débarrasser la table et à ranger plats, couverts et assiettes dans le lave-vaisselle qu’il mit en route. Comme il avait déclaré préférer un chocolat chaud à un café, pendant que Johanna délayait le cacao dans du lait, il alla allumer le feu dans la grande cheminée du salon.
Elle avait trouvé dans le débarras des coussins fanés ainsi qu’une petite table à café, un peu branlante, mais assez so-lide pour supporter des tasses et une chocolatière. Elle ap-porta le tout dans le salon.
Ils s’assirent en tailleur et, tout en dégustant leur boisson brûlante, ils regardèrent un moment en silence les flammes qui dansaient joyeusement dans l’âtre.
Michael feuilleta quelques catalogues, puis il demanda à Johanna si, aujourd’hui, elle avait fait du lèche-vitrine à Trenton.
Elle hocha négativement la tête.
— Musarder devant des boutiques n’a jamais été au nombre de mes divertissements, dit‑elle. C’est peut-être parce que je n’avais pas assez d’argent. Les cachets de Jeff servaient tout juste à régler les dépenses courantes.
Michael fronça de nouveau les sourcils.
— J’ai toujours combattu les chimères de Jeff, dit‑il. Mon frère croyait avoir du génie, alors que son talent de chanteur guitariste ne dépassait pas celui d’un bon amateur. J’avais beau lui répéter qu’il existait à travers le monde des milliers d’artistes meilleurs que lui, il refusait de m’écouter. Je l’aimais beaucoup, mais nous étions en désaccord sur une foule de sujets. Je regrette de n’avoir pas songé plus tôt à vous aider, tous les deux.
— Je t’en prie, ne te reproche rien. Du reste, Jeff n’aurait pas accepté le moindre dollar de sa famille. Il menait la vie de bohème qu’il avait toujours voulue… Et au fond, ajouta-t‑elle après un bref silence, cette existence errante m’a permis de visiter en long et en large l’ouest du pays.
Elle but le reste de son breuvage et posa sa tasse vide sur la petite table, près de la chocolatière encore à demi pleine. Puis, changeant de sujet, elle annonça :
— Ce matin, j’ai pris une décision qui risque de te dé-plaire, Michael. Je me suis inscrite dans une faculté… Oh, rassure-toi, ce n’est pas Princeton et je n’aurai pas dix kilo-mètres à parcourir pour m’y rendre ! Il s’agit d’un établis-sement, dans la banlieue de Trenton, qui prépare aux mêmes diplômes que l’université, mais en dispensant des cours en fin de journée pour les étudiants travaillant à l’extérieur.
A son tour, Michael posa sa tasse sur la table.
— Mais c’est magnifique, Johanna ! s’exclama-t‑il. Pourquoi voudrais-tu que ça me déplaise ? Je ne peux que t’approuver ! Quelles matières as-tu choisies ?
— Littérature anglaise et histoire de l’art…
Heureuse de la réaction de Michael, elle s’agenouilla, s’assit sur ses talons et ajouta, tout excitée :
— La rentrée a lieu la semaine prochaine. Je l’attends avec impatience.
Il la prit par les épaules et l’obligea à se rapprocher de lui.
— Je suis fier de toi, et persuadé que Jeff l’aurait été au-tant que moi.
Elle se dégagea alors doucement, et il s’étonna de sa réaction.
— Ai-je dit quelque chose qui t’a déplu ?
— Non, bien sûr que non.
— Alors pourquoi ce recul ? Tu parais contrariée. Est-ce parce que je viens d’évoquer la mémoire de Jeff ? Te manque-t‑il toujours à ce point ?
— Non… du moins pas de la manière à laquelle tu penses, dit‑elle en lui offrant un petit sourire triste.
— Alors de quelle manière ?
Elle soupira et baissa les yeux.
— C’est difficile à dire. J’avais l’habitude de discuter de tout avec lui.
— Mais je suis là, Johanna.
— Pour remplacer Jeff ? demanda-t‑elle étourdiment.
Il se raidit et ses yeux devinrent aussi froids que des gla-ciers.
— Ne te méprends pas. Jamais je n’ai eu l’intention de prendre la place de mon frère.
— Je ne le désire pas non plus.
D’une pression sur sa joue, il l’obligea à tourner la tête vers lui, puis il étudia son visage. Une rougeur le colorait, et une lueur dans les yeux noisette lui envoya des ondes brû-lantes dans le sang.
— Que veux-tu exactement, Johanna ?
— Rien d’autre que ce que tu m’offres : un toit, un emploi et ta présence. Je t’en suis infiniment reconnaissante.
— Je refuse ta gratitude.
— Je le sais, mais tu l’as quand même, murmura-t‑elle.
La douceur de sa voix émut Michael, qui se sentit soudain étrangement oppressé. Il accentua la pression de sa main sur la joue enfiévrée et rapprocha leurs deux visages.0
Johanna leva alors le sien dans une invitation aussi ar-dente que silencieuse. Michael n’eut qu’à se pencher légè-rement pour l’embrasser au coin des lèvres. En même temps, il essayait de minimiser l’importance de son geste.
« Ce n’est qu’un baiser fraternel », se dit‑il.
Mais Johanna l’enlaçait et se pressait maintenant contre lui. Leurs bouches se joignirent. Elles avaient le goût du chocolat. Johanna se revoyait neuf ans plus tôt et retrouvait, intacte, sa passion d’adolescente. Des vagues voluptueuses l’envahirent et lui brûlèrent les reins. Les pulsions qu’elle avait retenues depuis son arrivée chez Michael s’épanouirent soudain dans un tourbillon qui lui ôta toute pensée raison-nable.
Au lieu de s’écarter, elle avait mis les deux bras autour du cou de Michael, qui l’embrassait maintenant avec fougue. Tandis qu’il buvait son souffle et mordillait ses lèvres, il caressait les courbes du corps blotti contre le sien. Glissant la langue dans la bouche entrouverte, il explora son palais en gémissant de bonheur.
Mais Johanna voulait davantage encore.
Dans le mouvement qu’elle fit pour déplier ses jambes et obliger Michael à s’allonger près d’elle, elle heurta un des pieds de la table. Celle-ci bascula, projetant les tasses vides sur Michael et le contenu de la chocolatière sur la moquette et sur les épaules de la jeune femme.
Le choc les dégrisa tous les deux. D’un seul élan, ils se relevèrent, puis examinèrent le gâchis, avant de se regarder, hébétés.
Michael secoua la tête comme pour remettre ses idées en place.
— Excuse-moi, dit‑il.
Et il fila vers la cuisine, d’où il revint quelques secondes plus tard avec un rouleau de torchons en papier.
Debout, figée de stupeur, Johanna avait l’impression d’émerger d’un rêve. Comment tout cela avait‑il débuté ? En ce moment, la chair encore palpitante, elle se souvenait seulement qu’elle avait parlé de l’université, de Jeff, et qu’elle avait remercié Michael pour son aide.
Elle se baissa et l’aida à éponger le chocolat sur la mo-quette, mais, comme une trace subsistait, elle alla chercher un linge mouillé et frotta la tache jusqu’à ce qu’elle eût complètement disparu.
L’activité était un excellent remède pour apaiser la fièvre qui l’avait soudain embrasée.
L’incident réparé, elle se releva et regarda Michael. Il pa-raissait secoué, lui aussi, mais ses yeux clairs avaient perdu l’éclat passionné qu’elle avait cru y découvrir quelques minutes plus tôt. Regrettait‑il d’avoir cédé à cette brusque flambée de désir ?
En réalité, il était stupéfait. Il avait seulement voulu la ré-conforter par un geste fraternel, et ses sens l’avaient trahi. A présent, il serait difficile de convaincre Johanna de la pureté de ses intentions. En lui offrant de venir tenir sa maison, il n’avait jamais eu, en arrière-pensée, l’idée d’en faire sa maîtresse.
— J’ai trahi ta confiance, murmura-t‑il. Je suis désolé.
— Ne t’excuse pas. C’est moi la fautive, et je ne sais vraiment pas ce qui m’a pris. Un besoin d’affection, peut-être…
Il désigna les taches brunes qui maculaient le pull en lai-nage blanc.
— La chocolatière ne t’a pas épargnée, remarqua-t‑il. Pourras-tu faire disparaître ces traces aussi facilement que sur la moquette ?
— Oui. Je laverai mon lainage demain. Ce soir, je suis rompue de fatigue et je vais me coucher. Bonsoir, Michael…
Sur le seuil du salon, elle se retourna vers lui en se forçant à rire.
— Comique, non, tout ce chambardement pour un petit baiser ? Ciel, j’ai été mariée pendant huit ans ! Toi et moi, nous nous connaissons depuis toujours et, jamais je ne me suis comportée aussi maladroitement… Dis-moi que ce n’était qu’un petit baiser sans importance.
— C’est ce que tu veux entendre ?
— Oui. Avoue également que j’ai été idiote.
— Alors, tu es une idiote, Johanna, et ce n’était rien de plus qu’un amical petit baiser. Satisfaite ?
Elle approuva d’un signe de tête et lui adressa un vrai, un chaleureux sourire.
Il combattit l’envie de franchir l’espace qui les séparait et de la prendre dans ses bras. Raide, le menton levé, le regard volontairement vide, il annonça d’un ton solennel :
— Nous allons devoir apprendre à vivre ensemble comme nous le désirons. Avec de la patience, nous y arriverons.
— Ni l’un ni l’autre nous n’avons jamais été patients, remarqua-t‑elle d’un ton ambigu.
— Rassure-toi ! Comme nous sommes doués, nous ap-prendrons vite.
En quelques mots, il venait de définir les limites à ne pas dépasser.
C’était le langage de la raison, et Johanna ne pouvait que l’approuver.
Pourtant, jusqu’à ce que le sommeil l’engloutisse, elle ne put se débarrasser d’une indéfinissable nostalgie.