Jenna se massa la nuque. La tournée avait été longue et épuisante. On était début octobre, et son dernier concert aurait lieu à la fin du mois. L’air était devenu froid, et les douces journées d’avril passées au ranch de Sam étaient loin.
Elle regarda par la fenêtre de l’appartement de Sarah, et se languit des verts pâturages, du bétail, des jeunes poulains gambadant dans l’herbe, à côté de leurs mères.
Les mains de Sam lui manquaient également ; elle aurait voulu les sentir sur elle. Le cœur serré, elle ferma les yeux.
La première fois qu’elle avait mis les pieds au ranch, elle en avait redouté l’isolement. Au début, toutes ces étendues, tout ce calme lui avaient presque fait peur. Puis elle s’était rendu compte que peu importait l’endroit où elle se trouvait. Elle se sentirait toujours aussi seule. Oui, elle ressentirait toujours cette même solitude, celle qui vous étreint, que vous soyez assis devant une large baie vitrée, ouverte sur d’immenses pâturages, ou bien que vous vous retrouviez avec une amie, dans un appartement au centre d’une cité bruyante.
Elle était seule. Définitivement et désespérément seule, d’abord à cause de l’éducation qu’elle avait reçue, mais, surtout, à cause de sa notoriété.
— Tu dois être fatiguée, dit Sarah en lui tendant une tasse de café.
— Ce n’est rien de le dire.
Elle en avala une gorgée, savourant l’arôme et la chaleur qui descendaient dans sa gorge.
— Il te manque.
— Tu me connais trop bien, Sarah. C’en est presque effrayant.
— Pourquoi ne l’appelles-tu pas ?
— Je suis bien trop occupée avec ma tournée. Tu sais bien que la musique passe au premier plan.
— Jenna ! Ne prends pas de décisions impétueuses. Peut-être pourriez-vous trouver un compromis, tous les deux.
— Contrairement à ce que tu as l’air de penser, je n’agis pas sur un coup de tête. Je ne peux pas m’engager avec Sam, d’aucune manière. Je ne veux pas le blesser comme ma mère l’a fait avec mon père.
— Es-tu certaine de tout cela ? Tu n’as rien à voir avec ta mère.
— J’ai bien trop peur pour essayer. Je ne supporterais pas de le décevoir.
Lorsqu’elle était entrée à l’université de Julliard, personne n’avait essayé de l’approcher. Tout le monde la regardait, parlait d’elle dans son dos, mais personne n’était venu lui parler, et elle ne s’était liée avec personne. Puis les tournées avaient commencé et elle s’était absentée de plus en plus souvent de New York, voyageant de ville en ville, espérant en secret trouver un endroit où elle aimerait se poser.
A l’exception de la relation qu’elle avait nouée avec sa grand-mère, vivre au ranch avec Sam avait été l’expérience la plus intime qu’elle ait jamais connue. Là-bas, sa notoriété n’avait pas été un handicap. Les habitants de Savannah l’avaient accueillie chaleureusement, avec autant de plaisir qu’elle en avait eu à vivre parmi eux. Maria lui avait offert son excellent café et sa compagnie, Lurlene, sa chaleureuse amitié, et Sam… Sam lui avait donné ce que, même une musicienne de talent comme elle, était incapable de donner avec son art.
Sam lui avait offert tout ce dont elle avait toujours rêvé. Une réponse à tous ses doutes, à toutes ses souffrances.
— De plus, poursuivit‑elle, j’ai brûlé mes vaisseaux, là-bas. Je lui ai dit que la musique comptait plus que tout, pour moi. Je l’ai dupé, et je l’ai séduit. Quel homme accepterait cela ?
— Je crois que tu devrais envisager un voyage à Sa-vannah et vous donner une chance.
Jenna hocha tristement la tête.
— Non, Sarah. Je vis aujourd’hui comme je l’ai toujours voulu. J’ai fait mon choix.
Après avoir quitté l’appartement de Sarah, Jenna alla se recueillir sur la tombe de sa grand-mère. Elle n’y était pas venue depuis les funérailles. La lune, pleine, brillait, et les étoiles semblaient rendre hommage à son éclat.
Elle conservait toujours dans son sac le premier tome du journal que son aïeule lui avait donné.
— J’ai lu le carnet, comme tu me l’avais demandé, grand-mère, mais la magie qui vous a réunis, grand-père et toi, ne semble pas fonctionner pour moi.
Soudain, elle entendit en elle la réponse de sa grand-mère, aussi clairement que si elle s’était trouvée à côté d’elle.
— Si, ça marchera. Donne-t’en un peu la peine.
Elle ferma les yeux un instant, et le souvenir de ses grands-parents revint à sa mémoire. Ils s’étaient toujours merveilleusement bien entendus, parce que chacun avait été généreux avec l’autre, parce qu’ils avaient privilégié leur relation avant tout le reste.
— Tu peux trouver le même équilibre. Essaie.
Soudain, elle sut. Sa grand-mère avait raison. Elle aussi avait la capacité de réaliser ce qui lui tenait à cœur. C’était sa mère, qui ne l’avait pas eue. Sa grand-mère, elle, avait été un modèle parfait. Elle lui avait enseigné l’amour.
— Est-ce que tu l’aimes, Jenna ?
— Oui, chuchota-t‑elle dans l’air froid de la nuit. Je l’aime de tout mon cœur. Et je sais maintenant qu’il existe autre chose dans la vie que la musique. Tu es *******e ? demanda-t‑elle en s’adressant à la pierre tombale.
Oui, dans les caresses de Sam, dans la profondeur de ses yeux, dans son cœur, il y avait bien plus que la musique ne pouvait lui offrir. Il y avait la vie. La vie et l’amour.
Les étoiles scintillaient, et la lune brillait dans le ciel d’un noir d’encre. Un vent violent soufflait dans les arbres, en faisant tomber les feuilles mortes. On entendait les rumeurs du bétail, et dans l’air frais de la nuit, les chouettes et les hiboux hululaient au
loin
Il poussa la porte de la grange pour gagner la maison où il irait se reposer. Inutile de songer à dormir. Ses pensées le tourmentaient trop pour lui autoriser un sommeil tranquille. Il ferma les yeux. Il sentait encore la main de Jenna dans la sienne, la chaleur de son corps lorsqu’ils étaient enlacés, et se souvint du désir qu’il éprouvait en permanence pour elle.
Il soupira.
— Jenna ! chuchota-t‑il.
Où était‑elle ? Que faisait‑elle ?
Ce soir, contemplait‑elle la lune, comme lui ?
Toute la nuit, il se tourna et se retourna dans son lit. Lorsque le matin arriva, il se sentait toujours extrêmement triste.
Il se dirigea néanmoins vers la grange d’un pas alerte. Le travail lui ferait du bien et l’empêcherait de penser à elle.
— Eh bien, nous avons abattu pas mal de boulot, depuis que la jeune dame est partie.
Sam se retourna et vit son contremaître derrière lui.
— Je te préviens, Tooter, je ne suis pas d’humeur.
Tooter s’adossa au mur et croisa les bras contre sa poitrine.
— Allez ! Ne me dis pas que tu n’es pas soulagé qu’elle soit partie, finalement. Elle ressemblait bien trop à ton ex-femme.
— Elle n’avait rien à voir avec Tiffany ! cria-t‑il. Elle, elle s’est adaptée, elle a même appris à monter à cheval, souviens-toi.
— Peut-être, mais elle n’avait aucune envie de rester.
Ces quelques mots déchaînèrent la colère de Sam, trop longtemps contenue. Il jeta son marteau à terre et marcha droit sur Tooter.
— Elle n’a tout simplement pas mesuré l’intensité de notre relation. Cela aurait pu marcher entre nous !
Tooter le regarda d’un air grave.
— Ce n’est pas à moi qu’il faut le dire, mais à elle. Fiche le camp d’ici, trouve-la, et ramène-la.
Sam fit un pas en arrière et dévisagea Tooter, qui soupira.
— Va la chercher, fiston.
— Oh, toi, espèce de vieux tyran…
— Hé ! Attention, mon garçon ! Un peu de respect pour les aînés.
Tooter avait raison. Pourquoi ne feraient‑ils pas un essai, Jenna et lui ? Il savait qu’il pouvait la convaincre. Il l’aimait et souhaitait plus que tout qu’elle revienne au ranch.
— Bon, il semble que je doive appeler la compagnie aérienne pour faire une réservation, dit‑il, le sourire aux lèvres.
Tooter sourit lui aussi, et lui donna une claque dans le dos.
— Je vais te conduire à l’aéroport.
Les murs de Carnegie Hall résonnaient des applaudis-sements du public. Elle attendit que la salle retrouve son calme et s’approcha du micro.
— Merci, mesdames et messieurs. Cela a été magnifique de jouer pour vous, mais je dois vous avouer que j’ai décidé que cette tournée serait la dernière, avant bien longtemps.
Un murmure parcourut la salle.
— J’ai décidé de faire une pause, de m’accorder le temps de vivre.
Quelqu’un se leva et commença à applaudir. Soudain, la salle entière se leva, et lui fit une ovation. Des larmes perlèrent à ses paupières, et elle se pencha, pour saluer son public.
Puis elle s’approcha au bord de la scène, et embrassa la salle du regard. Soudain, dans les premiers rangs, elle remarqua un visage familier, et sentit son cœur battre à tout rompre.
Fébrilement, elle quitta la scène et se mit à fouiller la foule du regard. C’est alors qu’elle vit Sam, vêtu de noir, de la pointe de ses bottes, jusqu’à son Stetson, qui se frayait un chemain vers elle.
Sans la quitter des yeux, il se mit à genoux et lui tendit un écrin.
— Es-tu devenu fou ? demanda-t‑elle.
— Oui, fou de toi.
Elle se mit à rire, et lui tendit son violon.
— Pourrais-tu tenir ça un instant, pour moi ?
Puis, elle prit l’écrin et l’ouvrit. Un superbe solitaire étincelait dans la lumière.
— Que… ?
— Epouse-moi, Jenna. Je t’aime. Jamais nous n’aurions dû nous séparer.
— Je l’ai fait pour toi. Ma mère a toujours été très cruelle envers mon père, parce que seule la musique importait pour elle. J’avais peur de te faire subir la même chose.
Quittant le diamant du regard, elle leva les yeux vers lui.
— J’ai utilisé le prétexte de ma musique pour ériger une barrière entre nous, parce que je refusais de te faire courir un risque.
— Et à présent ?
— Je veux rentrer au Texas, et vivre avec toi au ranch, parce qu’il n’y a rien d’autre au monde qui compte davantage.
— Mais Jenna, qu’en est‑il de ta musique ?
— Je ne l’abandonnerai pas. Je limiterai seulement le nombre de mes concerts, et j’ai entendu dire que Houston disposait d’un orchestre symphonique absolument fabuleux…
Elle sortit le solitaire de son écrin, et le passa à son annulaire gauche. Puis, elle glissa sa main dans celle de Sam. Sa chaleur la réchauffait jusqu’au plus profond de son être.
Elle l’enlaça, et l’embrassa.
— Sam ?
— Oui ?
— Je t’aime.
— Comme ça tombe bien, ma belle ! Je t’aime aussi.
Elle se mit à rire, et ils se dirigèrent vers sa loge, main dans la main. Lorsqu’ils quittèrent le théâtre, Jenna remarqua un attelage qui attendait devant les marches.
Elle se tourna vers Sam.
— C’est une merveilleuse idée, monsieur Winchester ! dit‑elle en l’embrassant.
De nombreuses personnes qui étaient venues l’écouter ce soir-là se trouvaient encore sur les marches, et chacun l’applaudit lorsqu’il l’aida à prendre place dans la calèche.
Tandis qu’il s’asseyait à côté d’elle, elle chuchota dans l’obscurité.
— Merci, grand-mère.
Lorsque leur attelage eut terminé sa promenade dans Central Park, ils prirent un taxi pour se rendre à l’appartement de Jenna. Tandis qu’elle partait chercher quelque chose à boire, il explora son territoire.0
— Quel magnifique bureau !
Soudain, elle tressaillit, tous ses sens en alerte.
— De quel bureau parles-tu ?
— De celui-ci. C’est un superbe bureau de style français, en acajou.
Jenna regarda sa table, sur laquelle étaient posés de nombreux pots de plantes.
— Cela fait des années que j’ai cette table. C’est ma grand-mère qui me l’a donnée.
Elle le regarda, une petite lueur dans les yeux.
— J’ai toujours pensé, lorsqu’elle m’a parlé d’un bureau, qu’elle faisait allusion à l’un de ceux qui se trouvaient dans son grenier.
Aussitôt, ils commencèrent à fouiller le meuble. Ils toquèrent sur le bois, et soudain, Jenna perçut un son creux. Elle frappa plusieurs fois au même endroit, puis glissa sous le bureau. Elle fit coulisser un panneau, qui libéra un petit compartiment. Des objets lui tombèrent entre les mains. Un carnet relié de cuir et un petit paquet, entouré de tissu.
Elle se remit debout, et posa le tout sur le bureau. Avec précaution, elle ouvrit le paquet et en sortit une paire d’anneaux étincelants, cadeau d’un prince égyptien, une fine chaîne en or, souvenir d’une courtisane française et un collier en ivoire, parure très érotique, utilisée par certaines danseuses hawaïennes.
Elle ouvrit le carnet et regarda Sam.
— Eh bien ! Ma grand-mère avait de la suite dans les idées ! Je crois que nous devrions lire cela ensemble.
Sam prit la fine chaîne en or et la lui attacha autour de la taille. Lorsque leurs yeux se rencontrèrent, elle écarta d’un revers de main les plantes sur la table, s’allongea sur le dos et lui sourit.
— Alors, cow-boy, tu l’as déjà fait sur un bureau ?0
fin