Chapitre 16
Lorsque Gabriel se réveilla, il faisait grand jour. Par la fenêtre ouverte, le soleil entrait à flots, et un coup d’œil vers le ciel lui suffit pour se rendre compte que la matinée était déjà bien avancée. Au-dehors, dans les arbres qui entouraient la maison, une multitude d’oiseaux de toutes les couleurs gazouillaient en vole¬tant de branche en branche.
Gabriel se sentait bien. Bâillant sans retenue, il savoura ces instants indécis qui précèdent le retour à la réalité. Il avait encore mal un peu partout, mais la dou¬leur n’était plus aussi vive. Sa fièvre était tombée tan¬dis que sa vision était redevenue normale. Il posa la main sur son œil gauche et se rendit compte que la paupière avait désenflé.
Depuis combien de temps était-il allongé sur ce lit ? S’il en jugeait à sa barbe, cela faisait au moins une semaine qu’il était alité ! Il se souvenait clairement de l’incendie et de sa fuite en compagnie de Mary... Pour la suite, il n’avait que de vagues réminiscences. Des souvenirs dans lesquels le visage de Mary était omni¬présent. Elle le soutenait, l’aidait à s’allonger, puis s’affairait au-dessus de lui avec un linge blanc et frais. C’était encore elle qui ensuite l’asseyait afin de lui donner à boire ; encore elle qui le veillait, agenouillée à
son côté ; toujours elle qui...
Au fait, où était-elle ?
Avec un gémissement, il se redressa sur les coudes et l’appela.
— Mary ?
Intrigué, il regarda autour de lui. A qui appartenait cette maison ? Il ne reconnaissait aucun des objets qui l’entouraient. Un foyer éteint, quelques plats en terre, des ustensiles de cuisine, un mousquet appuyé dans un coin, un crucifix de bois accroché au mur...
Soudain, il retint son souffle. Une veste bleue, ornée de brandebourgs et de boutons dorés, était posée sur le dossier d’une chaise.
L’uniforme des officiers de Desjoyaux !
Gabriel appela de nouveau Mary, avec plus d’insis¬tance cette fois.
A cet instant, la jeune fille soupira et remua dans son sommeil. Elle était couchée à côté de lui ! Jamais il ne s’était senti aussi stupide.
Il se retourna avec précaution, prenant bien soin de ne pas la réveiller. Mary, sa petite sirène... Il sourit, plein d’une chaleur bienfaisante. Elle dormait profon¬dément, d’un sommeil d’enfant ; ses longs cheveux noirs et bouclés lui faisaient une auréole autour de la tête. Presque aussitôt, toutefois, le sourire de Gabriel se figea sur ses lèvres quand il découvrit les cernes qu’elle avait sous les yeux. Et son visage ! Il était affreusement pâle. C’était à cause de lui qu’elle était aussi épuisée ! Après l’avoir délivré, elle l’avait sou¬tenu pendant tout le trajet jusqu’ici et, ensuite, elle l’avait soigné. Sans l’aide de personne.
Il posa les pieds par terre et se redressa lentement. Ses bras et ses jambes fonctionnaient. Même si son dos le brûlait encore un peu, il se sentait plutôt bien.
Une question plus urgente que son état le pré¬occupait. A qui diable ce mousquet et cette veste bleue pouvaient-ils appartenir ?
— Gabriel ? l’appela Mary.
Elle était encore tout endormie.
— Gabriel, reviens ! Tu n’es pas encore en état de te lever !
Le visage sombre, il saisit la veste et le mousquet et se retourna vers elle.
— Cette livrée et ce fusil appartiennent à un homme de Desjoyaux ! lança-t il. Est-ce qu’ils nous ont repris, Mary ?
La jeune fille secoua la tête. Elle était à présent complètement réveillée.
— Non, mon chéri, rassure-toi. Nous sommes libres. Aussi libres, du moins, que nous pouvons l’être sur une île française. S’ils ne nous ont pas encore trou¬vés, ils ne nous trouveront jamais. L’homme qui habi¬tait dans cette maison est celui qui m’a aidée à te déli¬vrer. Il est mort, maintenant. Je te l’ai dit. Nous sommes libres !
Un éclat de rire insouciant s’échappa de ses lèvres. Posant le mousquet, Gabriel la rejoignit.
— Dis-moi, que signifie cette tenue ? s’enquit-il en détaillant Mary d’un œil critique et en passant le doigt dans son corsage en calicot. Des boucles d’oreilles, les seins outrageusement découverts... Jamais je n’aurais imaginé qu’une jeune fille de la bonne société de New¬port pourrait s’exhiber dans un accoutrement aussi pro¬vocant !
— Quelles manières, pour un gentleman !
Avec un nouvel éclat de rire, Mary lui tapa sur les doigts et prit un air faussement indigné.
— Cette robe est tout ce que j’ai trouvé, expliqua-t elle. Il fallait que j’aie l’air d’une... d’une...
— D’une ribaude ? suggéra Gabriel en lui prenant la main pour la porter à ses lèvres. Dans ce cas, tu y as parfaitement réussi. A l’avenir, toutefois, je ne veux plus jamais voir ma femme vêtue de pareils oripeaux.
Mary retira sa main d’un geste vif.
— Je ne suis pas ta femme !
— Pas encore, concéda Gabriel, mais j’espère que tu le seras bientôt, dès que nous aurons pu rentrer à la Barbade. Je t’aime trop pour qu’il en soit autrement.
Avec douceur, il reprit la main de la jeune fille dans la sienne.
— Cette fois, c’est moi qui te le demande. Mon père ne se trouve pas derrière moi, un pistolet à la main, et ma mère n’est pas là non plus pour te parler de ton honneur perdu. Nous sommes tous les deux. Je t’aime, Mary, et je serais le plus heureux des hommes si tu voulais accepter de devenir ma femme.
Mary retint son souffle.
Elle craignait que le simple fait de respirer gâchât un aussi merveilleux instant. Elle s’était endormie en crai¬gnant que Gabriel ne meure, et voilà qu’il était guéri et plus vivant que jamais ! Il riait, il la taquinait et... il lui avait demandé de l’épouser !
Les sourcils froncés, il scrutait son visage, cherchant à l’évidence à lire sa réponse dans ses yeux.
— Qu’y a-t il, ma petite sirène ? Tu hésites ? T’aurais-je avoué des méfaits vraiment trop impardon¬nables pendant mon délire ?
Il avait essayé de garder un ton léger et badin, sans y parvenir complètement. Mary mesura son angoisse, alors qu’il attendait sa réponse.
— A moins que tu n’aies envie d’un mari plus jeune ? insista-t il. Un homme qui n’aura pas besoin d’autant de soins et d’assiduités qu’un vieux séducteur exigeant et égoïste...
— Oh ! Gabriel, je t’interdis de parler de cette façon ! s’exclama Mary. Moi aussi, je t’aime, et je n’ai pas de plus cher désir que de t’épouser !
En un instant, Gabriel combla la distance qui les séparait encore.
— Sais-tu que ma vie a été un véritable supplice, depuis que je te connais ? murmura-t il en la repous¬sant doucement sur l’oreiller. Avant de te rencontrer, je pensais être un homme raisonnable et relativement sain d’esprit. A présent, je ne suis plus sûr de rien — si ce n’est que je serais capable de décrocher la lune si tu me le demandais. C’est complètement fou, tu ne crois pas ?
— Complètement fou, approuva Mary. Mais peut-être parce que moi aussi je t’aime à la folie !
D’un geste impulsif, elle jeta ses bras autour du cou de Gabriel et l’attira vers elle. Les ecchymoses de son visage n’étaient plus maintenant que des taches jaunes qui commençaient déjà à s’estomper, mais jamais elle n’oublierait l’état dans lequel elle l’avait trouvé dans le cachot, ni la façon dont il avait frôlé la mort pour venir la délivrer.
— Tu m’as tellement manqué, Gabriel ! Quand j’ai cru que j’allais te perdre à jamais, je me suis dit que la vie ne valait plus la peine d’être vécue et qu’il serait préférable que je meure moi aussi.
— Non, ne parlons plus de cela, chuchota-t il. Je suis là, auprès de toi, maintenant, et j’ai bien l’inten¬tion de ne plus te quitter jusqu’à mon dernier jour.
Il lui effleura les lèvres et, du bout de la langue, des¬sina le contour de sa bouche. Fermant les yeux, Mary s’offrit à ses baisers avec une faim dévorante.
Très vite, cependant, alors qu’elle répondait à ses caresses avec toute la passion et toute la chaleur de son ardente nature, elle sentit monter en elle une angoisse irraisonnée. Leur amour était si violent, si excessif ! Tandis que ses doigts tremblants de désir couraient sur les bras et sur le torse martyrisés de Gabriel, elle ne put s’empêcher de penser aux hommes qu’elle avait vus mourir : son père, le jeune Clarke à bord du Vengeur, Figuerez, Milou... Des corsaires, comme Gabriel. En dépit des promesses qu’il lui avait faites, elle ne pou¬vait oublier combien la vie était un bien aussi précieux que fragile. Rien n’était sûr dans ce monde cruel et impitoyable. Rien.
Dans l’immédiat, toutefois, elle se trouvait dans les bras de l’homme qu’elle aimait. Le reste ne devait pas avoir d’importance.
Gabriel glissa la main autour de sa taille, afin de mieux la serrer contre lui. Puis, avec impatience, il défit les rubans et tira sur la jupe, nerveusement. Comme elle résistait, Mary emprisonna ses mains dans les siennes.
— Du calme ! murmura-t elle. Je n’ai rien d’autre à me mettre...
— Qu’importe ! C’est nue que je te veux, mon amour !
En unissant leurs efforts, ils finirent par avoir raison du vêtement. Les ultimes pièces d’étoffe qui habil¬laient Mary allèrent bientôt rejoindre sa robe sur une chaise. Un grognement de satisfaction s’échappa alors des lèvres de Gabriel.
— J’ai besoin de t’avoir dans mes bras, de te tou¬cher !
Avec un soupir de plaisir, Mary s’abandonna de nouveau à ses caresses. Qu’il était bon de sentir les mains de Gabriel sur ses seins et sur ses hanches ! Elle avait l’impression de se retrouver à bord du Vengeur.
Seigneur Dieu, cela faisait plus de trois semaines qu’ils ne s’étaient pas aimés ainsi, librement, sans contrainte et sans penser à l’avenir !
— Oh ! mon amour, viens ! implora-t elle. J’ai trop envie de toi !
De lui-même, son corps se cambrait tandis que ses jambes s’enroulaient comme des lianes autour de son amant... Son amant ? Ce serait bientôt son mari et le père de leur enfant ! A cette idée, une vague de ten¬dresse l’envahit, et elle fit pleuvoir une pluie de baisers sur le torse de Gabriel. C’était trop merveilleux, trop...
— Oooh !
Il était en elle ! Jamais elle n’avait éprouvé des sen¬sations aussi fortes et aussi douces à la fois ! Ils vibraient à l’unisson. A chacun des coups de boutoir de Gabriel, elle montait un peu plus haut, toujours plus haut. Vers les cimes blanches et lumineuses de l’extase... Quand elle sentit la jouissance exploser en elle, elle s’accrocha à Gabriel avec violence.
— Mon Dieu ! Gabriel... Oh ! comme je t’aime !
Pantelants et hors d’haleine, ils retombèrent l’un contre l’autre. Puis ils recouvrèrent peu à peu leur souffle, savourant avec délice ces moments si doux et si tendres qui succèdent aux élans de la passion.
Bientôt, Gabriel se redressa sur un coude et contem¬pla longuement Mary. En même temps, il laissait cou¬rir ses doigts sur ses hanches et ses seins, avec une légèreté qui la fit frissonner.
— Tu as les yeux cernés, ma chérie, murmura-t il. Je crois qu’il faudrait que je te ménage un peu.
Une pointe d’inquiétude avait percé dans sa voix. Mary lui sourit. Il se faisait du souci pour elle ! La sen¬sation était aussi nouvelle qu’agréable...
— Je pourrais t’aimer durant des nuits entières sans me lasser, affirma-t elle en s’étirant paresseusement.
— Ce n’est pas de cela qu’il s’agit, mon amour. Je trouve que tu as maigri depuis le temps où nous étions à bord du Vengeur. Tu as maigri, et pourtant...
Il fronça les sourcils. Après avoir suivi le contour des seins de Mary, sa main descendit lentement vers son ventre.
— Je me demande si je ne vais pas gagner plus qu’une épouse dans ce mariage... Alors, Mary, que vas-tu me donner en premier : un garçon ou une fille ?
Elle sentit son visage s’embraser. Comment avait-il deviné son secret ?
— Ma sœur Sarah et son mari ont eu six enfants, déclara-t il en réponse à sa question muette. Et Sarah n’est pas du genre à garder pour elle les détails de ses maternités. Nous avons toujours été très proches ; et elle m’a raconté bien des choses — par exemple, com¬ment ses seins gonflaient et comment ses yeux bril¬laient d’une façon plus vive quand elle était enceinte.
Mary avala sa salive avec peine. Elle se sentait cou¬pable de ne pas avoir avoué plus tôt la vérité à Gabriel.
— J’aurais voulu te l’annoncer l’autre soir, chez tes parents, mais je craignais que tu imagines qu’il s’agis¬sait d’une nouvelle manigance pour te forcer à m’épouser.
— Tu aurais dû avoir confiance en moi, mon amour. Tu devrais maintenant savoir qu’aucun homme
— ni aucune femme — ne m’a jamais forcé à faire quoi que ce soit contre ma volonté.
— Ainsi, tu ne m’en veux pas ? questionna Mary d’une voix hésitante. Tu seras heureux d’accueillir cet enfant ?
— Comment pourrais-je t’en vouloir et ne pas être heureux alors que c’est mon bébé que tu portes dans ton ventre ?
Impulsivement, il embrassa Mary. Ses lèvres s’attar¬dèrent un long moment sur sa bouche.
— Comme je pensais ne jamais me marier, j’avoue que les enfants n’ont guère occupé mes pensées jusqu’à présent. Maintenant que je réfléchis à la ques¬tion, je dois dire que je ne serais pas mé******* si tu me donnais une petite fille qui te ressemblât, toute ronde et pleine de vie. Pour la gâter, comme j’ai envie de gâter sa mère...
— Et s’il s’agit d’un garçon ?
— Alors, j’aurai la joie de l’emmener en mer avec moi, ainsi que mon père l’a fait pour mes frères et pour moi. En tout cas, ajouta Gabriel avec un sourire en coin, je connais quelqu’un — ou plutôt quelqu’une — qui ne se tiendra plus de joie quand elle apprendra la nouvelle : ma mère ! Elle adore les bébés. Et je suis sûr qu’elle désespérait d’avoir un jour d’autres petits-enfants. J’espère seulement qu’elle n’empiètera pas trop sur les prérogatives de ta mère dans ce domaine.
Pendant un bref instant, un nuage assombrit le bon¬heur de Mary. Sa mère désirait certes que ses filles se marient, mais seulement pour qu’elles quittent la mai¬son, pas pour la joie d’avoir un jour des petits-enfants. Et alors qu’elle s’estimait trop jeune pour être veuve, sans doute s’enthousiasmerait-elle peu à la perspective d’être bientôt grand-mère.
— Je serai très heureuse d’accueillir ta mère, Gabriel, affirma Mary sans la moindre hésitation. Tu pourras le lui dire.
— Nous le lui dirons ensemble ! répliqua-t il avec une lueur de fierté dans le regard.
Impulsivement, il lui déposa un baiser sur les lèvres et sourit avec tendresse.
— Je t’aime, tu sais, et j’ai l’intention de te rendre si heureuse que tu finiras un jour par oublier les épreuves qui t’ont été infligées sur cette île maudite !
— Ce n’est rien comparé aux tortures que tu as endurées, Gabriel.
En quelques phrases, elle lui raconta comment elle s’était échappée avec Jenny, leur rencontre avec Figue¬rez et le plan qu’ils avaient formé ensemble pour venir délivrer Gabriel.
Quand elle eut terminé, elle vit qu’il la dévisageait d’un regard réprobateur.
— Mon père n’aurait pas dû te laisser repartir ainsi ! Quel risque insensé, surtout après que tu avais réussi à t’échapper ! C’est impardonnable.
Aussitôt, piquée au vif, Mary redressa la tête.
— Il m’a laissée partir parce qu’il pensait que je pouvais t’aider ! rétorqua-t elle sèchement.
Si elle comprenait la sollicitude de Gabriel, elle ne tolérait pas qu’il rende son père responsable d’une décision qu’elle avait prise seule et en toute connais¬sance de cause.
— Il t’aime, Gabriel, mais tu es tellement têtu que tu ne lui as jamais donné l’occasion de te le montrer ! Il aurait été prêt à faire n’importe quoi pour obtenir ta libération.
— J’aurais compris une attaque directe — un débarquement avec le soutien des canons du Vengeur, par exemple. Mais c’était de la folie que de te laisser partir ainsi avec cet Espagnol !
— Non, Gabriel. C’est l’attaque que tu suggères qui aurait été de la folie. Elle aurait provoqué un massacre, et Desjoyaux t’aurait fait tuer avant que tes hommes puissent parvenir jusqu’à toi. Quant à Diego Figuerez, tu as le droit de penser ce que tu veux ; toutefois, c’est grâce à lui que j’ai pu rejoindre le Vengeur. Et il a donné sa vie afin que je puisse arriver jusqu’à toi.
D’un geste nerveux, Gabriel se passa la main dans les cheveux.
— Tu as raison, marmonna-t il à contrecœur. Un bon marin, ce Figuerez. Je lui ai donné la chasse, naguère, et il fait partie des rares capitaines qui ont réussi à me filer entre les doigts. Je ne peux plus le remercier... Néanmoins, j’ai une dette envers lui et je ne vois qu’une seule façon de m’en acquitter : accomplir ce qu’il attendait de moi. Je tuerai Desjoyaux, quel que soit le prix qu’il me faille payer pour cela.
Mary le regarda fixement, épouvantée par les impli-cations d’un pareil serment.
— Tu crois qu’il a survécu à un aussi terrible incen¬die ?
Gabriel haussa les épaules avec une insouciance fac¬tice.
— Il peut avoir été surpris dans son lit, mais rien n’est moins sûr. En tout cas, s’il est encore vivant, je suis sûr d’une chose : il voudra se venger. Il serait donc préférable que ce soit moi qui le retrouve le pre¬mier.
— Ainsi, tu serais prêt à risquer de nouveau ta vie, murmura Mary avec amertume. En y réfléchissant, je me demande si ton objectif n’est pas celui-là, et ce depuis le début. Ce n’est pas pour mes beaux yeux que tu as accepté de commander le bateau de mon père, et sûrement pas non plus pour ajouter quelques pièces d’or à ta fortune ! Non, tu n’avais qu’une idée en tête : Desjoyaux ! J’en suis certaine, maintenant, tout comme je suis certaine que tu as favorisé la fuite de Jenny et de Dick. Si ma sœur était morte à cause de cette guerre stupide que vous vous livrez tous les deux, ce maudit Français et toi, je te jure, Gabriel, que jamais je ne te l’aurais pardonné. Jamais !
Sans le regarder, elle roula sur le côté et se rhabilla à la hâte, les doigts tremblants. Toutes les belles pro¬messes que Gabriel lui avait faites n’avaient aucun sens. Elle refusait d’être veuve avant même d’avoir été mariée et de se retrouver seule une fois de plus, avec un enfant qui ne connaîtrait jamais son père.
— Mary, écoute-moi...
Il lui prit le bras, mais elle se dégagea aussitôt avec violence.
— Non, Gabriel, c’est à toi de m’écouter ! Ne comprends-tu pas que je t’aime trop pour te laisser ris¬quer ta vie ainsi ? Cette affaire n’a rien à voir avec la guerre qui oppose l’Angleterre et la France. C’est une guerre entre Desjoyaux et toi. Je sais maintenant que les deux hommes que tu as tués à Newport avaient été envoyés par lui, comme celui qui m’a enlevée, ainsi que tous les pirates qui n’ont cessé de surgir autour de moi depuis que je t’ai rencontré. Quand cela va-t il se terminer ? Lorsque vous serez tous les deux morts ?
A mesure qu’elle parlait, le visage du corsaire s’était fermé.
— Peut-être, répondit-il. C’est le destin qui en déci¬dera.
Ce n’était pas possible ! songea Mary, au désespoir. Sa vengeance était-elle donc plus importante que leur amour ? Et leur enfant ? Y pensait-il seulement ?
Résolue à ne rien lui laisser voir de son désarroi, elle regarda autour d’elle. Ils allaient avoir besoin d’eau, ne fût-ce que pour préparer le déjeuner. D’un geste brusque, elle saisit le seau vide et sortit en courant de la maison. Elle courut jusqu’à ce que ses poumons la brûlent, jusqu’en haut de la petite colline du sommet qui dominait la baie.
Chaque matin, alors que Gabriel luttait contre la fièvre, elle était montée à cet endroit, et la vue du Ven¬geur, qui tirait des bords au large, l’avait réconfortée et lui avait chaque fois donné assez de courage pour continuer sa tâche. Aujourd’hui, cependant, la mer était vide. Au bout d’une semaine, Jonathan avait perdu espoir de les revoir et il avait dû remettre le cap sur la Barbade. Seigneur Dieu, pourquoi avait-il fallu que ce fût justement aujourd’hui ?
Mary fouilla de nouveau l’horizon du regard, implo¬rant le ciel pour qu’elle se fût trompée. Mais non, il n’y avait rien. Pas la moindre petite voile blanche. Avec un sanglot étouffé, elle jeta son seau contre le tronc d’un gommier et se laissa tomber à genoux, le visage enfoui dans ses mains.
Ils étaient perdus !
— Mary, mon amour, regarde-moi, murmura Gabriel en s’accroupissant à côté d’elle.
Elle secoua la tête. Elle n’avait même plus assez de force pour lui faire face ou pour se relever.
— Allons, viens...
Il la prit par la taille et l’aida à se redresser. Elle ne résista pas. Les yeux fermés, elle se laissa aller contre son torse musclé. Jamais elle n’avait éprouvé pareil désespoir, pareil sentiment d’abandon.
— Je... j’étais venue voir si le Vengeur était encore là, bredouilla-t elle. Nous... nous aurions pu repartir avec ton père aujourd’hui, mais il... il ne nous a pas attendus. Il était encore là hier. C’est... c’est affreux !
— Même s’il l’avait voulu, il n’aurait pas pu rester aussi près de la côte, affirma Gabriel d’une voix apai¬sante. Regarde le ciel. Le vent a changé, et nous allons avoir bientôt du mauvais temps. Du très mauvais temps. Ecoute-moi, Mary. Je...
— Je ne veux pas que tu meures, Gabriel !
s’exclama Mary en s’accrochant à lui. Que puis-je te dire d’autre ? Je t’en prie, ne peux-tu pas mettre fin, par amour pour moi, à cette lutte avec Desjoyaux ? J’en ai assez de tous ces morts, de toutes ces horreurs !
Gabriel poussa un profond soupir et la serra avec tendresse contre lui.
— C’est impossible, ma chérie. Dieu m’est témoin, pourtant, que j’ai essayé. Quand je suis rentré à New¬port et que j’ai construit Crescent Hill, c’était pour oublier, pour tirer un trait définitif sur mon passé. Mais Desjoyaux ne me laissera jamais en paix. Tant qu’il vivra, tu seras en danger, ainsi que tous ceux que j’aime. Tu devrais le savoir après ce qu’il a essayé de vous faire, à ta sœur et à toi. Et maintenant, il y a en plus cet enfant. Seigneur ! si jamais il vient à l’apprendre...
La joue appuyée sur son torse, Mary leva vers lui des yeux implorants.
— Mais pourquoi, Gabriel ? Pourquoi nourrit-il une pareille haine à ton égard ?
— C’est une longue histoire, Mary.
Avec un nouveau soupir, il s’assit dans l’herbe et installa Mary à côté de lui.
— Il y a longtemps, déclara-t il, alors que j’étais à peine plus âgé que toi, j’ai été fiancé avec une fille de la Barbade.
— Catherine Langley, acquiesça Mary en entrela¬çant les doigts aux siens. Cette Catherine à laquelle je ressemble.
— C’est ma mère qui te l’a dit, n’est-ce pas ? s’enquit Gabriel. Toutefois, elle n’a pas pu te raconter grand-chose, car elle ignore tout ou presque de ce qui s’est passé.
Il s’interrompit, comme s’il hésitait encore à se lan¬cer dans son récit. Mais Mary était prête à tout entendre. Pour l’encourager, elle lui pressa la main. Gabriel hocha la tête, les yeux perdus au loin, et reprit son histoire.
— Je commandais l’un des bateaux de mon père, expliqua-t il d’un ton douloureux. Une goélette avec laquelle nous faisions le commerce du sucre et du rhum — pas cet horrible commerce triangulaire que pratiquent certains capitaines. Jamais je n’ai transporté un seul esclave dans mes cales ! Catherine était à mon bord, car nous allions à Kingston, à la Jamaïque, où elle devait rendre visite à sa sœur. Desjoyaux, qui naviguait alors sous pavillon espagnol, eut vent de notre départ par ses informateurs et décida de nous donner la chasse. De mon côté, j’avais été averti de ses mouvements mais, par bravade, afin d’impressionner Catherine, je l’ai laissé s’approcher trop près de nous, m’imaginant que je pourrais lui filer sous le nez au dernier moment. Hélas ! le vent tourna, et nous ne pûmes éviter l’abordage. Ils étaient deux fois plus nombreux que nous. Tout mon équipage fut massacré, exactement comme à bord de la Sainte-Lucie — déjà, à l’époque, Desjoyaux ne s’encombrait pas de prison¬niers...
Ses doigts se crispèrent et sa voix se fit plus sourde, lointaine.
— Malheureusement, poursuivit-il, il n’a pas voulu que je meure avec eux. Il avait trouvé les femmes, Catherine et sa camériste qui, pendant le combat, s’étaient cachées dans l’entrepont. Il m’a forcé à regar¬der ce que ses hommes et lui leur ont fait... Il n’y avait presque plus de vent et la chaleur était si intense que le goudron du calfatage du pont se liquéfiait sous les pieds. L’odeur du sang et de la mort était partout. Les
cadavres jonchaient le pont. Ce n’était partout que scènes de boucherie et de massacre. Attirés par la puanteur, des requins tournaient autour du bateau. Pour ma part, j’étais attaché au grand mât, presque inconscient à cause des deux blessures que j’avais reçues — un coup d’épée dans l’épaule et une balle de mousquet dans la cuisse. S’il n’y avait pas eu ces cordes, autour de mon corps, et la fureur qui m’habi¬tait, je me serais depuis longtemps effondré au milieu de ces hommes. Et puis, ils ont amené Catherine sur le pont. Elle était terrorisée. Desjoyaux s’est approché d’elle. En voyant sa tenue et ses manières de gentil¬homme, elle l’a supplié de l’épargner. Il lui a souri et lui a parlé avec son habituelle bonhomie. Rassurée, Catherine s’est un peu calmée. Et alors qu’elle lui ren¬dait son sourire, il a tiré son épée. Tout en continuant de badiner avec elle, il a appuyé la lame sur son cor¬sage et a entrepris de lui découper ses vêtements de haut en bas, entaillant sa chair si profondément que le sang de la malheureuse s’est mis à couler sur sa robe et sur son jupon. Elle pleurait et criait de douleur ! Mais lui continuait tranquillement son œuvre horrible, comme s’il ne l’entendait pas. Ensuite, il l’a donnée en pâture à ses hommes, leur disant qu’ils pouvaient en user à discrétion... Moi, pendant tout ce temps, je n’ai rien pu faire. J’ai assisté, immobile et impuissant, au supplice de la femme que j’aimais...
Au souvenir des images atroces qui se succédaient dans sa mémoire, un tremblement nerveux le secoua et il serra impulsivement Mary dans ses bras.
— Quand elles ont été mortes, de terreur, d’épuise¬ment et de douleur, Desjoyaux a fait jeter leurs corps par-dessus bord. J’aimais Catherine. Je l’aimais vrai¬ment, alors, et elle ne méritait pas une fin aussi effroyable.
Gabriel ferma les yeux, comme s’il avait honte. Comme s’il se sentait responsable de cette tragédie.
— Mon amour, regarde-moi !
Les joues baignées de larmes, Mary prit son visage dans ses mains et tenta de l’apaiser en lui murmurant des paroles consolatrices. Elle comprenait mieux à présent ses réticences, et ce qu’il avait dû lui en coûter de partager avec elle un drame qui l’avait aussi cruelle¬ment touché dans sa chair.
— C’est fini, Gabriel. Tout cela appartient au passé. Il secoua la tête, et poursuivit d’une voix morne :
— J’étais encore attaché au mât lorsque, un peu plus tard, une frégate anglaise est apparue et a mis en fuite nos assaillants. J’étais le seul survivant. Desjoyaux ne m’avait pas fait achever, car il était persuadé que je ne survivrais pas à mes blessures. Dans sa logique de cruauté, il prenait un malin plaisir à voir souffrir un blessé et considérait comme une faiblesse de donner le coup de grâce à un mourant. Le comman¬dant de la frégate m’a dit que j’avais eu vraiment beau¬coup de chance. Moi, j’ai pensé que j’étais au contraire le plus malheureux des hommes. J’aurais préféré cent fois être mort. C’était ma faute si nous avions été cap¬turés par ces brutes sanguinaires ! En mémoire de Catherine et de mes malheureux compagnons, j’ai alors juré qu’un jour je tuerais Desjoyaux. Après mon retour à la Barbade, j’ai quitté le service de mon père et je me suis embarqué sur un brick qui faisait la course contre les Espagnols. Il fallait que j’apprenne à me battre pour le jour où, enfin, je me retrouverais de nouveau face à ce maudit Français. J’étais déjà un bon marin et, très vite, je suis devenu un corsaire redouté. L’un des hommes les plus craints de toute la Caraïbe.
— C’est pour cela que je t’ai choisi comme capi¬taine du Vengeur, acquiesça Mary en hochant la tête. Finalement, tu as retrouvé Desjoyaux, et c’est toi qui lui as infligé cette blessure au visage, n’est-ce pas ?
— Oui... la fameuse marque du diable. Désormais, la noirceur de son âme est inscrite sur sa figure. Notre rencontre n’a pas eu lieu en mer, mais sur l’île de la Tortue, le plus grand repaire de pirates et de corsaires de toute la région. Nous nous sommes battus à l’épée, dans une taverne, et je dois dire, souligna Gabriel avec un sourire lugubre, que notre combat a beaucoup impressionné les spectateurs. Quand ses hommes l’ont emporté, j’étais persuadé qu’il était mort ; de son côté, il ne devait pas croire en mes chances de survie. Or, nous sommes toujours vivants. Et après la façon dont je l’avais défiguré, je suis devenu autant son ennemi qu’il était le mien. Il le restera jusqu’à son dernier souffle. Si je ne le tue pas, il trouvera un jour le moyen de me tuer ou — pire encore — de te faire subir le sort qu’il a fait subir à ma pauvre Catherine. Cela, jamais je ne le supporterais !
— C’est un fou, Gabriel ! s’exclama Mary. Il doit bien y avoir un moyen de l’arrêter sans que tu sois obligé de mettre ta vie en danger !
Le corsaire secoua la tête.
— Non, il n’y en a pas, affirma-t il en s’emparant du visage de Mary et en la regardant au fond des yeux. Mais, dis-moi, ma petite sirène, es-tu sûre d’être bien placée pour me donner des leçons de prudence ? Ton expédition avec Figuerez ne manquait certes pas d’audace ni de panache ; néanmoins, je ne suis pas sûr que tu aies beaucoup réfléchi aux risques que tu pre¬nais avant de l’entreprendre.
— Si j’ai pris ces risques c’est parce que je t’aimais ! J’avais peur pour toi. N’est-ce pas là une rai¬son suffisante pour...
— Sans doute, ma chérie, acquiesça-t il. Et c’est pour la même raison que je dois tuer Desjoyaux !
Avant que Mary n’ait eu le loisir de protester de nouveau, Gabriel l’embrassa et la serra avec violence contre lui.
— Il le faut, Mary ! poursuivit-il d’une voix pleine de détermination. Tant que ce maudit pirate vivra, une épée sera suspendue au-dessus de nos têtes. Je sais que tu ne peux pas m’approuver, mais j’espère au moins que tu continueras de m’aimer, quoi qu’il arrive.
— Comment pourrais-je ne plus t’aimer, Gabriel ? Je t’appartiens, corps et âme. Si tu me le demandais, je te suivrais jusqu’en enfer !
Un rire amusé s’échappa des lèvres du corsaire.
— Décidément, nous sommes vraiment faits l’un pour l’autre, ma petite sirène ! Et en plus, on dirait que la providence est avec nous. Regarde ces voiles là-bas, juste au-dessus de l’horizon... C’est le Vengeur qui revient nous chercher !
Chapitre 17
A mesure qu’ils approchaient du Vengeur, un malaise croissant s’empara de Gabriel. Ils avaient été accueillis avec des transports d’enthousiasme par les hommes qui étaient venus les chercher sur la plage — Ethan s’était même précipité dans l’eau afin de poser une couverture sur les épaules de Mary. Pourtant, alors qu’ils s’éloignaient de la côte, un étrange silence s’était emparé des marins qui faisaient force de rames pour rejoindre le trois-mâts. Et cela ne plaisait guère à Gabriel. Il les connaissait trop bien pour ne pas sentir qu’il y avait quelque chose d’anormal. Ils lui cachaient une mauvaise nouvelle — ou plutôt, ils n’osaient pas la lui apprendre. Si tout avait été normal, ils auraient échangé des plaisanteries et bavardé entre eux comme des bonnes femmes.
Desjoyaux ! Oui, ce ne pouvait être que Desjoyaux.
Tous les hommes qui avaient accompagné Gabriel dans son expédition étaient rentrés sains et saufs — c’était la première question qu’il avait posée à Ethan
— et, conformément à ses ordres, tous les bâtiments de la plantation avaient été réduits en cendres. Pourtant, les marins se montraient nerveux et bien peu diserts. Il n’y avait que le Français pour expliquer pareil compor¬tement.
Debout sur la dunette, Jonathan surveillait leur approche. Gabriel aurait reconnu entre mille sa haute silhouette et ses longs cheveux blancs qui flottaient au vent. Il lui dirait la vérité, lui. Du moins, après s’être moqué sur la façon dont Gabriel avait été sauvé par la femme qu’il était parti délivrer... A l’idée des sar¬casmes dont son père allait à coup sûr l’accabler, Gabriel se mordit la lèvre.
Avec douceur, Mary posa la main sur sa jambe.
— Nous sommes presque arrivés chez nous, mon amour...
— Notre chez nous, acquiesça Gabriel d’une voix qu’il aurait voulu plus légère. En tout cas, tant que nous serons dans ces parages. Peu de femmes peuvent se vanter d’avoir une douzaine de canons dans leur salon !
Elle lui sourit, mais d’un sourire empreint d’une telle lassitude qu’il en conçut aussitôt de l’inquiétude. D’un geste protecteur, il glissa le bras autour de sa taille et la serra tendrement contre lui. Une fois qu’ils seraient à bord, il veillerait à ce qu’elle aille se coucher et ferait en sorte que personne ne la dérange tant que n’auraient pas disparu les cernes noirs qui soulignaient ses yeux.
Machinalement, il regarda au-delà du trois-mâts, en direction de l’horizon. Il ne plaisantait pas quand il avait dit à Mary que le temps allait se gâter. A part quelques nuages élevés, le ciel était clair, et un « ter¬rien » n’aurait vu sans doute aucun signe annonciateur d’un changement de temps. Pour Gabriel, cependant, l’air était trop calme et les oiseaux de mer trop silen¬cieux. Et puis, il y avait le vent. Un vent chaud et sec, soufflant du sud, qui, à cette époque de l’année, n’était jamais de bon augure. Gabriel soupira, et ses doigts se crispèrent légèrement sur la taille de Mary. Peut-être était-ce à cause du temps que ses hommes étaient aussi silencieux, et non à cause de Desjoyaux.
Enfin, la chaloupe se rangea le long de la poupe du Vengeur. Gabriel se leva afin de tenir l’échelle de corde, pendant que Mary grimpait le long de la coque. Dès qu’elle fut en haut, il poussa un grognement et s’engagea lui aussi sur les étroits barreaux de bois, sous le regard inquiet de ses hommes. Chaque traction sur ses bras lui causait une douleur atroce. Lorsqu’il enjamba le plat-bord, il avait le front en sueur ; il faillit même s’affaler sur le pont. Tel un grand oiseau blessé et maladroit, songea-t il avec dérision, tout en regret¬tant de se trouver dans un pareil état pour affronter les inévitables quolibets de son père.
Mais au lieu de se moquer de lui, Jonathan l’aida à recouvrer son équilibre et lui tint solidement le bras.
— Bienvenue à bord, Gabriel ! déclara-t il d’une voix pleine d’affection. Heureusement que ta mère n’est pas là ! Si elle voyait ces entailles que tu as dans le dos et sur le torse, elle s’évanouirait à coup sûr. Et à son réveil, ce serait moi qui devrais subir ses reproches !
— Père...
Muet de surprise, Gabriel leva les yeux vers son père. En même temps, il se souvint de ce que lui avait dit Mary. Contrairement à ce qu’il avait toujours pensé, le vieil homme l’aimait ; il aurait fait n’importe quoi pour qu’il revienne sain et sauf.
— J’ai échoué, père, et si Mary n’avait pas...
— Peu importe, mon garçon, l’interrompit Jonathan en s’éclaircissant la gorge avec embarras. L’essentiel, c’est que vous soyez tous les deux vivants. En outre, nous avons bien d’autres soucis en perspective.
— Il n’était pas dans la maison... Il est encore vivant, n’est-ce pas ?
Point n’était besoin de prononcer le nom du Fran¬çais. Ils savaient tous deux de qui il était question.
— Oui, acquiesça Jonathan. Toutefois, tu n’as aucun reproche à te faire. Brûler le nid de ce pirate était déjà une bonne chose. Quel dommage que per¬sonne n’ait eu le courage de le faire plus tôt !
Pendant que la chaloupe était hissée le long de la coque, le Vengeur commença de virer de bord pour repartir vers le large. Tout en suivant le déroulement de la manœuvre, Gabriel remarqua que son père portait une épée au côté et que le pont avait été dégagé afin de permettre le transfert des canons d’un bord sur l’autre.
— Sais-tu où est le Phénix ? demanda-t il. A-t il mis le cap sur Saint-Pierre ou bien...
— Il est derrière nous, l’interrompit son père. A environ vingt degrés sous le vent. C’est cette tache blanche, là-bas.
La main en visière, Jonathan cligna des yeux et dési¬gna un point à l’horizon.
— Regarde toi-même, ajouta-t il en tendant sa longue-vue à Gabriel. Il ne nous a pas quittés depuis une semaine. Grâce à Dieu, ce bateau est le plus fin et le plus rapide qu’il m’ait jamais été donné de comman¬der ! A l’heure qu’il est, après tous les bords que nous lui avons fait tirer, Desjoyaux doit être fou de rage... Par deux fois, nous nous sommes même offert le luxe de l’attendre et de lui filer sous le nez au dernier moment, alors que nous étions presque à portée de ses canons. Naturellement, nous lui avons laissé croire que c’était toi qui te trouvais à la barre, afin qu’il ne puisse se douter que tu étais resté à terre. Nous nous sommes servis de Walker pour lui donner le change.
Walker était un matelot dont la taille était compa¬rable à celle de Gabriel. L’air mal à l’aise, il s’avança vers eux. Gabriel s’aperçut alors qu’il avait revêtu l’un de ses costumes et qu’il portait son tricorne.
— Je n’avais pas l’intention de vous manquer de respect, capitaine, déclara le marin d’un ton penaud. Mais vous nous aviez dit que c’était votre père qui commandait pendant votre absence. Et comme il m’a ordonné de...
— Tu as eu raison d’obéir, Walker, le rassura Gabriel, l’œil toujours rivé à la longue-vue. Merci. C’est un peu grâce à toi si je suis encore en vie. Ça y est ! Je le vois!
Il venait en effet de repérer une voile blanche, à l’endroit précis que son père lui avait indiqué.
— Jusqu’à présent, nous avons réussi à le distancer, expliqua Jonathan. Toutefois, avec ce vent et toute la toile qu’il peut mettre sur ses vergues, je ne sais pas si nous parviendrons à rallier Carlisle Bay avant qu’il nous ait rejoints.
Tandis qu’il observait attentivement le bateau qui les suivait, Gabriel sentit monter en lui une étrange excitation. Des années durant, il avait rêvé d’affronter Desjoyaux sur la mer ; et ce moment était enfin arrivé. En dépit de sa fatigue, jamais il ne s’était senti aussi joyeux. Leur ultime duel approchait. Et cette fois, il n’y aurait qu’un vainqueur. Lui.
Lentement, il abaissa sa longue-vue, et son regard rencontra les visages anxieux de ses hommes. Mainte¬nant qu’il était de retour parmi eux, il les sentait déjà moins tendus ; ils n’attendaient qu’un signe de sa part pour recouvrer tout leur enthousiasme. Ils connais¬saient la réputation de leur capitaine. Gabriel Spar¬hawk était le meilleur corsaire de la Caraïbe et le plus chanceux. S’il leur montrait le chemin, ils étaient prêts à le suivre n’importe où — même en enfer !
Gabriel était résolu à ne pas les décevoir. Encouragé par leur confiance, il réfléchit et pesa longuement les atouts et les handicaps du Vengeur. Avec ses vingt-quatre canons et son équipage aguerri, le Phénix pou¬vait tenir tête à n’importe quelle frégate de la marine royale. De son côté, le Vengeur avait pour lui sa rapi¬dité et sa souplesse. S’il avait par ailleurs assez de canons pour intimider un navire marchand, il dépen¬drait de l’habileté manœuvrière de son capitaine pour surclasser un bateau aussi lourdement armé que le Phé¬nix. Le vent, pour le moment, ne jouait pas en sa faveur ; et avec le coup de tabac qui se préparait, il serait doublement désavantagé, car il n’était ni assez large ni assez lourd pour lutter d’égal à égal avec le Phénix au milieu des éléments déchaînés...
Néanmoins, rien n’était perdu pour autant. Dans de telles conditions, il suffirait à Gabriel de se mettre en fuite et de laisser le Français courir derrière lui. A ce petit jeu, il ne risquerait pas grand-chose. Et dès que le vent faiblirait, il pourrait alors profiter de la souplesse du Vengeur et de son aptitude à changer rapidement de cap.
Oui, il allait affronter Desjoyaux, et il sortirait victo¬rieux de leur engagement !
Il fut sorti de ses pensées par Jonathan, qui lui avait posé la main sur l’épaule.
— Je savais que tu serais à la hauteur de cette tâche, fiston ! déclara-t il avec une fierté qui surprit Gabriel. On m’a dit que tu n’avais pas ton pareil dans une bataille. Si Dieu le veut, j’aurai le bonheur d’assister à ta victoire !
Jamais son père n’avait montré la moindre fierté à son égard. Jusqu’à présent, il l’avait toujours traité comme une sorte de pirate, un voleur qui profitait des malheurs de la guerre pour accomplir ses forfaits — à la grande honte de sa famille et au désespoir de sa mère.
Tandis que Gabriel se retournait pour lui répondre, son regard se posa sur Mary. Elle se tenait au pied du grand mât, un peu à l’écart des hommes qui se pres¬saient autour de Gabriel et de Jonathan. Elle serrait dans ses bras une jeune femme très blonde, qui avait l’air aussi fragile qu’une poupée en porcelaine. Ce devait être Jenny.
Le pont du Vengeur s’inclina au passage d’une vague, et les rayons du soleil caressèrent le visage de Mary. Comme tous les hommes, mieux qu’eux peut-être, elle savait ce qui se préparait. Après avoir rejeté ses cheveux en arrière, elle regarda en direction du bateau français, puis se tourna vers Gabriel. En devi¬nant son angoisse, il sentit son cœur se serrer. Com¬ment la convaincre que la force de son amour lui servi-rait de rempart et l’aiderait à sortir indemne de la terrible bataille qui allait l’opposer à son vieil ennemi ?
— Je suppose que tu vas reprendre tout de suite la direction des opérations ? s’enquit Jonathan en suivant la direction de son regard.
— Non père, répondit lentement Gabriel, sans quit¬ter Mary des yeux. J’aimerais que tu restes à ma place pendant quelques heures encore.
Aussitôt, le vieil homme s’inquiéta.
— Est-ce à cause de tes blessures ? Il faudrait peut-être que Macauly t’examine et...
Gabriel secoua la tête. Elevant la voix afin que Mary puisse l’entendre, il ajouta :
— Je voudrais que tu restes capitaine juste assez longtemps pour nous marier, Mary et moi.
— Seigneur Dieu, cela ne peut-il attendre notre retour à Bridgetown ? protesta Jonathan. Ta mère aime¬rait sans doute assister à votre union. En outre, je ne sais même pas si je serais capable de célébrer une céré¬monie de ce genre ! Cela ne m’est encore jamais arrivé...
— Il te suffira de lire les phrases rituelles dans ton livre de prières. Le révérend Thatcher n’aurait rien fait de plus.
Gabriel avait toujours les yeux fixés en direction de Mary. L’expression de la jeune fille n’avait pas changé. Elle n’allait tout de même pas se dérober maintenant ? Si elle disait oui, il leur donnerait son nom, à elle et à l’enfant qu’elle portait ; puis il lui offri¬rait le pavillon de Desjoyaux en guise de cadeau de mariage. Mais pourquoi ne réagissait-elle pas ? Pour¬quoi restait-elle immobile, comme si elle n’avait pas compris le sens de ses paroles ?
— Père, je t’en prie.
Jonathan soupira.
— Eh bien, c’est d’accord. Mais il va falloir faire vite. Nous n’avons que peu de temps devant nous. Venez, mes enfants. Desjoyaux n’est pas un homme patient. Moi non plus, d’ailleurs.
Gabriel sourit et tendit la main vers Mary.
Celle-ci se sentait comme paralysée, incapable de la moindre réaction. Des images se pressaient dans sa mémoire. Leur première rencontre à Crescent Hill, le moulin, l’idylle qu’ils avaient vécue à bord de ce même bateau, la Barbade... tout cela entrecoupé de scènes de violence et de mort. Les corps torturés, le sang qui coulait. Quelle que soit sa décision, elle lui appartiendrait à jamais. Son amour avait transformé sa vie. Mais si Gabriel venait à mourir, son chagrin serait-il surpassé par les joies qu’il lui avait déjà don-nées ? Son bonheur serait-il plus fort que sa douleur ? L’amour qu’il lui offrait valait-il la peine qu’elle coure le risque de le perdre ?
— Allons, Mary, qu’est-ce que tu attends ? mur¬mura Jenny avec un mouvement d’impatience. Vas-y ! Si tu ne l’épouses pas, maman ne me laissera jamais me marier avec Dick !
Lentement, Mary leva la tête et trouva la réponse qu’elle cherchait au fond des yeux de Gabriel. Il l’aimait. Et de son côté, elle était prête à prendre tous les risques pour garder cet amour. A cette pensée, elle ne put s’empêcher de sourire. Quelle que soit l’issue de la bataille, elle accepterait le verdict du destin.
En quelques rapides enjambées, Gabriel la rejoignit et l’embrassa au milieu d’un tonnerre d’applaudisse¬ments.
Quelques instants plus tard, Mary et Gabriel se tenaient dans la cabine du capitaine, l’un à côté de l’autre. En face d’eux, derrière une table recouverte d’un linge blanc, Jonathan avait ouvert son livre de prières et les considérait d’un air grave et solennel. Jenny, Dick et Tom Farr, les témoins, attendaient un peu en retrait tandis que dans la coursive, Ethan se lamentait et regrettait de ne pas avoir pu organiser une vraie fête. C’était dommage, certes. Toutefois, avec les voiles du Phénix qui grandissaient à l’horizon, il n’était pas question de s’amuser ou même de distribuer des fiasques de rhum à l’équipage. Chacun aurait besoin de toutes ses forces et de toute sa lucidité pour affronter le combat à venir.
Contrairement à ce que voulait la coutume, les mariés n’avaient pas non plus fait assaut d’élégance. Gabriel avait tout juste eut le temps d’enfiler une che¬mise. Pour sa part, Mary portait toujours la robe de calicot avec laquelle elle était partie avec Figuerez — une robe qui, maintenant, était froissée, sale et déchirée. Mais peu lui importait sa toilette, aujourd’hui. Gabriel l’aimait, et le reste n’avait aucune importance.
Soudain, il y eut un coup de roulis. Mary, moins habituée que ses compagnons à compenser de tels mouvements, trébucha et faillit perdre l’équilibre. D’un geste instinctif, Gabriel passa le bras sur ses épaules et la serra contre lui tandis que Jonathan, d’une voix émue, énumérait les droits et les devoirs respec¬tifs d’un mari et d’une femme.
— Au nom de notre sainte Eglise, Mary West, vou¬lez-vous prendre pour époux Gabriel Sparhawk...
— Oui, je le veux !
Sa réponse était venue du fond du cœur. Pourtant, malgré tout l’amour qu’elle éprouvait pour Gabriel, elle ne pouvait s’empêcher de songer à Desjoyaux, à son ombre qui planait au-dessus de leur bonheur.
— Gabriel Sparhawk...
— Oui, je le veux ! lança Gabriel, sans même attendre que son père ait terminé sa phrase.
Ils étaient mariés.
Après avoir prononcé le serment rituel, Gabriel se
tourna vers Mary.
— Je suis désolé, ma chérie, déclara-t il avec embarras, mais je n’ai pas d’anneau à t’offrir. Dès que nous serons à Bridgetown, je te promets...
— Non, l’interrompit Jonathan en continuant de feuilleter son livre. La bénédiction de l’anneau est indispensable pour que vous soyez vraiment mariés devant Dieu. Tiens, prends celui-ci, ajouta-t il en ôtant la grosse chevalière en or qu’il portait à son annulaire
gauche. Ce n’est pas exactement l’alliance que Mary aurait désiré, mais elle est une Sparhawk, maintenant, et il est naturel qu’elle porte nos armes.
Gabriel regarda la bague qui brillait dans la paume de sa main, puis jeta un coup d’œil surpris à son père. Mary, elle, avait tout de suite compris la signification d’un tel présent. Il était la preuve de l’amour que Jona¬than portait à son fils et des liens indéfectibles qui les unissaient l’un à l’autre.
— Dépêchons-nous ! déclara le vieil homme d’un ton bourru. Le vent est en train de forcir, et on va bien¬tôt avoir besoin de nous sur le pont. Bénissez, Sei¬gneur, cet anneau que nous-même nous bénissons en votre nom. Que celle qui le portera, gardant à son époux une fidélité inviolable...
Pendant qu’il lisait, Gabriel glissa le lourd anneau au doigt de Mary et referma sa main.
— Oh ! Mary, comme je t’aime !
D’un geste impulsif, il la prit dans ses bras et l’embrassa sur les lèvres avec une passion qui ne lais¬sait guère de doute sur la sincérité des engagements qu’il venait de prendre à son égard. Avec un soupir de satisfaction, Mary ferma les yeux et se laissa aller contre lui.
Jonathan s’éclaircit la gorge.
— Désormais, dit-il, vous êtes mari et femme. Remontons sur le pont, maintenant, Gabriel. Si ton épouse peut attendre, le vent et ce maudit Français ne le peuvent pas.
Gabriel abandonna les lèvres de Mary et soupira.
— Pour une fois, mon père a raison, madame Spar¬hawk, murmura-t il en lui caressant la joue avec le doigt. Comme il te l’a dit, tu appartiens à notre famille, désormais. Il te faudra donc apprendre qu’il a l’habi¬tude d’être obéi, bon gré mal gré.
Un sourire timide aux lèvres, Mary sentit son visage s’embraser. Il l’avait appelée madame Sparhawk... C’était donc vrai !
— Croit-il vraiment que je puisse attendre ? s’enquit-elle en faisant en sorte que lui seul l’entende.
Il lui posa sur la bouche un doigt faussement répro¬bateur.
— Ce n’est pas le moment de me tenter, mon amour, chuchota-t il avec un clin d’œil complice. Il faut que j’y aille. Toi, tu vas rester ici et te reposer.
— Mais, Gabriel, je...
— Aurais-tu déjà oublié ta promesse, Mary ? Une femme doit obéissance à son mari... au moins dans cer¬taines occasions. Tu es fatiguée et, même si tu ne par¬viens pas à dormir, tu seras mieux couchée que debout sur le pont. Si le Phénix se rapproche et menace de nous tirer dessus, je demanderai à Ethan qu’il te conduise dans la cambuse.
Sur ces mots, il l’embrassa une dernière fois.
Tandis que deux matelots entraient afin d’obturer les sabords en prévision de la tempête, il ouvrit son coffre et en sortit un sabre et une paire de pistolets. Mary, qui le regardait boucler son ceinturon et s’assurer que ses pistolets étaient bien chargés, se remémora leur enga¬gement avec la frégate française. Quelles heures ter¬ribles elle avait vécues, dans le noir, alors que la bataille faisait rage sur le pont ! A chaque balle qui cla¬quait, à chaque coup de canon, elle avait imaginé que Gabriel était touché et qu’il agonisait dans son propre sang.
Et maintenant, en plus, elle n’était pas seule en jeu... Non ! Elle refusait de demeurer une nouvelle fois dans la cale pendant qu’il risquerait sa vie sur le pont.
— Je viens avec toi, Gabriel ! déclara-t elle d’une voix ferme.
Il se tourna vers elle, les sourcils froncés.
— Sois raisonnable, Mary ! Je ne puis accepter que tu risques inutilement ta vie et celle de notre enfant.
S’approchant de lui, elle posa les mains sur son large torse.
— N’ai-je pas pris un risque encore plus grand lorsque je suis allée te délivrer ? Si je ne l’avais pas pris, tu ne serais pas là aujourd’hui... Je t’en prie, Gabriel, je t’aime trop pour accepter de ne pas être à tes côtés dans de telles circonstances. Si tu tombes, je veux tomber avec toi, ou au moins être là pour soigner tes blessures ou recueillir ton dernier souffle.
Le corsaire grommela et secoua la tête.
— Je savais les femmes têtues, mais pas à ce point ! Enfin, tu n’as qu’à venir avec moi. De toute façon, à moins de t’attacher, je ne pourrais pas t’en empêcher. Mais, attention : si jamais nous sommes abordés, tu fileras en bas sans protester. Je ne veux pas te voir au milieu des hommes pendant un combat au corps à corps. C’est compris ?
— C’est compris, capitaine ! répondit Mary. Et de ton côté, prends garde à toi.
Lorsqu’elle fut sur la dunette, elle se percha sur un cordage lové en glène tandis que Gabriel relayait Tom Farr à la barre du gouvernail.
Pour le moment, il n’était pas encore question de boulets, et encore moins de bataille à l’arme blanche. Si le Phénix était bien visible, maintenant, il se trouvait encore à une distance respectable, et l’écart entre les deux bateaux demeurait stable. Cependant, tout le monde à bord sentait que ce ne serait pas suffisant. Leur seule chance était de continuer à fuir, vent arrière, jusqu’à ce que le vent se calme un peu et leur permette de manœuvrer. Fugitivement, Mary songea à l’excita¬tion qu’ils avaient ressentie lors de la poursuite du Pharaon. Décidément, le rôle du chat était beaucoup plus amusant que celui de la souris !
Le dîner fut servi sur le pont. Un repas froid car, pour des raisons de sécurité, les fourneaux de la cui¬sine ne pouvaient être allumés. Tout le monde, offi¬ciers et matelots, fut logé à la même enseigne : des bis¬cuits de mer, de la soupe au lard et un verre de rhum.
Vers le milieu du deuxième quart, Mary s’endormit. Quand elle se réveilla, elle se rendit compte qu’Ethan l’avait enveloppée dans une couverture et avait glissé un oreiller sous sa tête. C’était le vent qui l’avait réveillée. Un vent violent qui faisait claquer les voiles et qui sifflait dans les haubans et les échelles de corde. Alors qu’elle se levait, la pluie se mit à tomber — des grosses gouttes chaudes qui crépitaient comme de la grêle sur le pont.
Engourdie, l’esprit encore embrumé, elle serra contre elle l’oreiller et la couverture, afin d’éviter qu’une rafale les emportât par-dessus bord. A travers le rideau de pluie, elle pouvait apercevoir le Phénix. Il s’était encore rapproché ; désormais, on discernait net¬tement toutes ses voiles.
Ce matin, Gabriel ne semblait guère d’humeur à badiner. En guise d’accueil, il ne lui accorda qu’un rapide baiser sur la joue. Le manque de sommeil et la fatigue se lisaient sur son visage. Et Mary n’avait pas besoin de l’interroger pour savoir qu’ils n’étaient pas encore tirés d’affaire.
— J’avais espéré les perdre à la faveur de l’obs¬curité, expliqua-t il en élevant la voix pour se faire entendre à travers le bruit de la pluie et du vent. Avec la tempête qui se prépare, jamais nous ne parviendrons à rallier Bridgetown à temps.
A l’est, les rayons du soleil rougeoyaient à travers les nuages, qui couraient sur l’horizon comme un trou¬peau de bisons sur une prairie en feu. Autour du Ven¬geur, la mer était méconnaissable. De bleu turquoise, elle était devenue presque blanche, et de petites vagues écumantes, courtes et tranchantes, faisaient tanguer et rouler le trois-mâts comme s’il n’était qu’une coquille de noix.
— Un ciel de cyclone, ou je ne m’y connais pas, commenta Gabriel d’une voix sombre. Nous allons devoir aller nous mettre à l’abri dans l’anse de Bequia
— en priant pour que nous ne nous fracassions pas sur les récifs qui barrent en partie l’entrée du goulet.
Mary n’avait jamais entendu parler de Bequia, mais elle savait bien quelle était la force destructrice d’un cyclone. Son père lui avait souvent parlé de ces tem¬pêtes tropicales qui arrachaient tout sur leur passage, aussi bien les arbres que les toitures des maisons et des églises, et qui, parfois, emportaient les bateaux à plu¬sieurs miles à l’intérieur des terres. Nerveusement, elle fit tourner sa bague sur son doigt, le temps pour elle de formuler une brève prière. Des éléments aussi déchaî¬nés pouvaient se révéler un ennemi plus impitoyable encore que le Français.
— Bequia est vraiment le dernier endroit pour affronter Desjoyaux ! cria Jonathan. Il nous tiendra, comme une mouche au fond d’un bocal.
Gabriel grimaça et jeta un coup d’œil aux mâts du Vengeur, qui gémissaient et pliaient sous les assauts du cyclone.
— Si nous n’atteignons pas Bequia rapidement, répondit-il à son père, c’est contre les requins qu’il faudra nous battre !
A demi aveuglée par la pluie qui lui fouettait le visage, les cheveux et les vêtements détrempés, Mary s’accrochait à la lisse du plat-bord et regardait avec angoisse la côte sombre qui se profilait devant eux. Depuis un moment déjà, tous les gabiers étaient sur les vergues. Il fallait faire vite ; en même temps, ils ne pouvaient pas se permettre de risquer un démâtage. Relayés par les quartiers-maîtres, les ordres de Gabriel fusaient sans cesse. Un peu moins de toile là, un peu plus ici... Un ris dans la grande voile, puis deux... Affaler les cacatois et le grand perroquet... Border les focs... C’était une course incessante, avec pour seule et unique consigne : passer coûte que coûte en cassant le moins de bois possible.
Lorsqu’ils doublèrent enfin le cap qui marquait l’entrée du petit port naturel, il y eut un grand fracas, et la perruche du mât de misaine se déchira en deux, d’un seul coup, tandis que des espars, pointus comme des pieux, balayaient la dunette. Frappé de plein fouet, un matelot hurla. Aussitôt, deux de ses camarades se pré¬cipitèrent à son secours. Tandis qu’ils le descendaient dans l’entrepont, pour que Macauly s’occupe de lui, Gabriel réussit à mettre le Vengeur bout au vent et hurla l’ordre qu’attendaient tous les gabiers :
— Affalez toute la toile ! Affalez !
Sans même attendre qu’on le leur commande, sept ou huit matelots s’étaient précipités vers le cabestan ; la grosse ancre métallique commençait déjà de descendre le long de la coque. Maintenant que le bateau courait sur son erre, il fallait au plus vite l’empêcher de déri¬ver vers les récifs. Enfin, l’ancre accrocha le fond... Dès lors, il n’y avait plus qu’à attendre et prier pour que les éléments s’apaisent et leur permettent de reprendre le large.
Mais alors que tous les hommes poussaient un sou¬pir de soulagement, Jonathan se mit à jurer, le bras pointé vers l’entrée de la baie. Le Phénix venait de virer de bord et se présentait maintenant par le travers. Desjoyaux n’allait tout de même pas...
Si ! D’un seul coup, les sabords s’ouvrirent et les gueules noires des canons apparurent.
— C’est de la folie, même de la part d’un homme comme lui ! s’exclama Jonathan. Ils vont chavirer ! Dieu sauve les pauvres diables qui ont eu la faiblesse de suivre un pareil forcené !
En même temps qu’il finissait de parler, il y eut douze éclairs, accompagnés par douze panaches de fumée... La première salve. Tandis que le bruit des détonations se perdait dans le vent, Mary retint son souffle et serra un peu plus fort le bras de Gabriel. Grâce au ciel, aucun boulet n’atteignit le Vengeur.
— Ne t’inquiète pas, ma chérie, la rassura le cor¬saire d’une voix étonnamment calme. Nous sommes hors de sa portée. De plus, il est impossible d’ajuster un tir de façon convenable dans une mer aussi démon¬tée.
Le Phénix était maintenant dans le creux d’une vague. En se mettant en travers, il avait donné prise au vent et roulait dangereusement. Soudain, un paquet de mer en balaya le pont et s’engouffra par les sabords que les canonniers n’avaient pas eu le temps de refer¬mer. Quand le vaisseau se redressa, tant bien que mal, il s’était enfoncé de plusieurs brasses et filait vers les récifs de corails qui barraient l’entrée sud de la baie. Grâce à sa légèreté et à l’habileté de son capitaine, le Vengeur n’avait eu aucune peine à franchir la barre. Le Phénix, alourdi par l’eau qu’il venait d’embarquer, n’y parviendrait à l’évidence pas.
A bord, l’agitation était à son comble, et les gabiers couraient sur les vergues. Mais il était déjà trop tard. Plus rien ne pouvait arrêter la course du bateau. Brusquement, il y eut un énorme craquement et la proue du vaisseau explosa. En quelques secondes, le spectacle impressionnant se transforma en tragédie. Les hommes hurlaient et tentaient de se raccrocher tan¬dis que les vagues, une à une, s’abattaient sur eux et les attiraient inexorablement dans les abîmes de l’océan.
Terrifiée, Mary frissonna de tout son être. Elle n’imaginait que trop ce qui aurait pu arriver au Ven¬geur si Gabriel et son équipage n’étaient pas parvenus à mettre le trois-mâts à l’abri dans la baie.
Le Phénix n’était plus maintenant qu’une épave bat¬tue par les flots.
Les hommes qui n’avaient pas été happés par la mer au cours du premier choc se débattaient frénétiquement et s’accrochaient comme ils pouvaient aux débris de toute sorte qui flottaient autour d’eux. Une chaloupe avait pu être mise à l’eau, mais elle était surchargée et menaçait de chavirer à chaque instant. Heureusement pour ses occupants, le courant les faisait dériver vers le Vengeur. Dès qu’ils furent assez près, les matelots anglais leur lancèrent des lignes et les aidèrent à mon¬ter à bord du trois-mâts. Un instant plus tôt, ils étaient ennemis et prêts à se combattre jusqu’à la mort. Toute¬fois, lorsque la mer grondait, les rivalités et les inimi¬tiés disparaissaient pour céder la place à la solidarité, à une confraternité qui voulait qu’un marin ne laissât pas un autre marin se noyer.
Sur les cent quatre-vingt-dix hommes que comptait l’équipage du Phénix, à peine une vingtaine devait réussir à rejoindre le Vengeur.
Immobile, comme paralysée, Mary ne parvenait pas à détacher son regard de ces malheureux qui, l’un après l’autre, enjambaient le plat-bord et s’en remet¬taient, les bras levés, à la clémence de leurs ennemis. Au bout d’un moment, Gabriel prit la jeune fille par la taille et l’entraîna avec douceur vers la coursive. Elle tremblait de froid et de peur rétrospective.
Quand ils furent dans leur cabine, il la prit dans ses bras et la serra contre lui.
— Là, c’est fini, ma chérie ! murmura-t il d’une voix apaisante. Desjoyaux est mort, et la guerre est ter¬minée. Désormais, il n’y a plus que toi et moi. Toi et moi ! Te rends-tu compte ? Seigneur Dieu, jamais je ne t’avais autant aimée !
Mary lui sourit. Un sourire crispé, encore hésitant. La joue appuyée contre le torse de Gabriel, elle ne par¬venait qu’avec peine à retenir ses larmes. L’homme qu’elle aimait était enfin libre. Il avait vengé Catherine et, si tout se passait bien, ils pourraient être à Newport longtemps avant la naissance de leur enfant. Leur pre¬mier enfant. Car ils en auraient d’autres. Désormais, ils avaient toute leur vie devant eux. Une vie qui ne serait plus jalonnée de batailles, de morts et de blessés.
A cet instant, on frappa à la porte. Au troisième coup, Gabriel soupira et alla ouvrir. C’était Welsh. Ses larges épaules barraient toute la porte mais, derrière lui, on devinait vaguement une autre silhouette dans la pénombre.
— Je ne voulais pas vous déranger, capitaine, dit-il avec embarras, mais cette canaille a tellement insisté pour vous parler que j’ai fini par céder.
D’un geste brusque, il tira dans la lumière l’homme qui se trouvait derrière lui. Mary poussa un cri. Desjoyaux !
— Bonjour, cher ami, déclara le Français d’une voix qui n’était plus guère qu’un grincement rauque. Je suis venu vous faire mes compliments, Sparhawk. Vous avez détruit tout ce que je possédais, et je n’ai plus rien. Encore bravo !
Il jeta un coup d’œil de côté à Welsh qui, en grom¬melant, tendit à Gabriel une épée richement décorée et ciselée.
— Autrefois, vous m’avez rendu votre épée, pour¬suivit Desjoyaux. Et si je vous rends aujourd’hui la mienne, ce n’est pas pour que vous me donniez en échange votre pitié. Je ne la désire pas et je ne la mérite pas. Non, je ne vous demande qu’une chose : tuez-moi de votre main, puisque la mer n’a pas voulu de moi.
A mesure qu’il parlait, le visage de Gabriel était devenu écarlate.
— Vous voudriez que je vous traite comme un homme d’honneur après ce que vous avez fait ? s’exclama-t il avec fureur, tout en brisant avec vio¬lence l’épée sur son genou. Auriez-vous oublié les hommes et les femmes que vous avez torturés à mort sans raison, seulement pour assouvir vos instincts les plus vils ? Il est hors de question que je vous accorde une pareille faveur, Desjoyaux ! Je vais vous ramener à Bridgetown. Là-bas, il y a des juges. Des juges qui savent quel traitement mérite de recevoir un pirate et un assassin. Les lois anglaises ne sont pas moins dures que les lois françaises en ce domaine et vous serez dûment pendu, comme vous le méritez, après avoir été promené en ville et exposé à la vindicte populaire !
Malgré elle, Mary s’était réfugiée dans le fond de la cabine. Avec son visage défiguré, ses vêtements en lambeaux et ses mains liées au moyen d’une corde goudronnée, le Français lui aurait presque fait pitié, si elle n’avait pas eu connaissance de tous les épouvan¬tables forfaits qu’il avait commis.
Welsh fit un pas en avant et considéra le Français avec mépris.
— Si vous le permettez, monsieur, je vais emmener cette canaille dans le gaillard d’avant. Nous sommes quelques-uns, là-bas, à avoir des comptes à régler avec lui.
Derrière lui, Desjoyaux se redressa et leva la tête avec arrogance. Puis, avec une incroyable rapidité, il plongea en avant. Malgré les liens de ses poignets, il réussit à s’emparer du pistolet que le marin portait à sa ceinture.
— Par l’enfer, je...
Welsh avait saisi son couteau. Toutefois, en voyant son propre pistolet braqué sur lui, il eut un instant d’hésitation. Desjoyaux ricana et retourna son arme vers Mary.
— Tu as des hommes vraiment très imprudents, Sparhawk ! Si je peux me permettre de te donner un conseil, vingt coups de fouet seraient un châtiment tout à fait mérité. Moi, j’ai fait pendre des gens pour beau¬coup moins que cela !
Luttant contre son envie de sauter à la gorge du Français, Gabriel s’interposa d’un mouvement rapide entre Mary et le canon du pistolet.
— Les mains liées de cette façon, tu n’as aucune chance contre nous deux, déclara-t il avec un calme qu’il était loin de ressentir. Avant que tu n’aies eu le loisir de tirer, Welsh et moi nous t’aurons planté notre couteau dans le ventre.
Derrière lui, Mary protesta et essaya de le repousser.
— Non, Gabriel, je ne veux pas que tu meures ! Non...
— Ah, l’amour ! fit Desjoyaux avec un sourire moqueur. Vous seriez prêts à vous sacrifier l’un pour l’autre. Mais votre position est telle que je puis parve¬nir à vous tuer tous les deux d’un seul coup de feu... Cela ne m’intéresse pas, toutefois. Ce que je désire, c’est ma liberté. Si vous me la rendez, personne ne mourra.
Son poignard en main, Gabriel fit un pas en avant. Pouvait-il relâcher le Français et risquer de le voir se venger un jour sur Mary ou sur ses enfants ? Non ! Jamais il n’accepterait qu’une telle épée de Damoclès soit suspendue au-dessus de la tête de ceux qu’il aimait. Il fallait qu’il trouve une solution pour maîtri¬ser ce forcené. Oui, il devait écraser cette vipère. Pour toujours !
— Que veux-tu ? lui lança-t il. Sauter par un sabord
et rejoindre la côte à la nage ? Desjoyaux ricana.
— Pour me noyer ou être déchiqueté par les requins ? Non, merci. Très peu pour moi. Ce que je désire, c’est une chaloupe, trois ou quatre de mes hommes pour ramer, et toi en guise d’otage. Une fois que je serai à terre, tu seras libre de retourner auprès de ta petite femme chérie.
— Non, Gabriel, n’accepte pas ! s’écria Mary d’une voix horrifiée. Il ne te laissera pas repartir ! Il te tuera !
Le pirate sourit de nouveau. Visiblement, il prenait un malin plaisir à les voir se tourmenter ainsi l’un pour l’autre.
— C’est un risque à courir, madame, concéda-t il. D’autant plus que j’ai d’excellentes raisons pour avoir envie de me venger de votre mari. Il a incendié ma maison, et c’est à cause de lui que j’ai perdu mon bateau... Alors, Sparhawk, serais-tu prêt à sacrifier ta vie par amour pour ta femme ?
Pendant qu’il parlait, Gabriel avait eu le temps de réfléchir. Si Desjoyaux utilisait la seule balle qu’il avait dans son pistolet pour le tuer, Welsh l’attaquerait aussitôt, et Mary serait sauvée. Puisqu’il fallait mourir, mieux valait que ce soit tout de suite, et que le pirate périsse avec lui.
Détourner son attention. Il fallait qu’il détourne son attention !
— Je l’aime plus que tu ne pourras jamais le comprendre, répliqua-t il d’une voix sourde. Avant que je ne t’aie défiguré, tu avais l’âme noire, tu n’avais pas de cœur, mais tu parvenais encore à tromper les catins avec ton argent et les femmes qui ne te connaissaient pas avec tes belles paroles. Maintenant, tu es devenu un monstre. Un monstre sur le passage duquel tout le monde se détourne. Regarde-toi dans la glace, là-bas, et tu verras à quel point tu es devenu laid et repous¬sant !
Le pirate avait blêmi. Machinalement, il tourna la tête en direction du miroir de la toilette, à l’opposé de l’endroit où se trouvait Welsh. Pour le marin, l’occa¬sion était inespérée. Il bondit, son couteau en avant. D’un geste instinctif, Desjoyaux tourna son pistolet dans sa direction et appuya sur la détente. Le coup par¬tit en faisant un bruit assourdissant. Mais, gêné par les liens qui attachaient ses poignets, il n’avait pas pu ajuster son tir. La balle ne fit qu’effleurer le bras de Welsh.
Ensuite, tout alla très vite.
Avec à peine une fraction de seconde de retard, Gabriel s’était jeté en avant, lui aussi, et son poignard s’enfonça dans la poitrine du pirate, presque en même temps que celui de Welsh.
Le Français poussa un râle affreux et tomba à genoux.
— Mon Dieu !
Il parvint à relever la tête, esquissant même un der¬nier sourire sarcastique.
— L’amour a triomphé..., marmonna-t il tandis qu’un filet de sang coulait le long de son menton. Enfin ! au moins serai-je mort en me battant, comme tous les Desjoyaux de Saint-Léger !
Sur ces ultimes paroles, son regard devint vitreux, et il s’effondra, la face en avant. Gabriel se retourna alors vers Mary, qui se réfugia en sanglotant dans ses bras.
— Là, ma chérie, il est mort, murmura le corsaire en lui caressant doucement les cheveux. Désormais, nous n’avons plus rien à craindre.
Au milieu de ses larmes, Mary sourit. D’un sourire radieux, cette fois. La page était tournée, et une autre page s’ouvrait devant eux. Une page toute blanche, qu’ils allaient remplir de bonheur et de toutes ces joies, petites et grandes, qui sont l’apanage des gens heureux.
Fin