Chapitre 4
— Je me moque des promesses que vous avez pu faire, Talbot ! s’exclama Gabriel en se penchant au-dessus du comptoir. Le rhum qui se trouve dans cette charrette, devant votre porte, est le mien. Je l’ai acheté, je l’ai payé. Plus tôt vous me le livrerez, et mieux cela vaudra pour vous.
Avant de lui répondre, le distillateur se recula avec prudence.
— Je vous répète que ce n’est pas le vôtre. Celui-ci appartient au capitaine Reed. La guerre est bonne pour mes affaires, comme pour les vôtres... Il n’y a pas un seul marin à Newport qui ne rêve d’aller faire la course contre les Français...
Gabriel jura et tapa du poing sur le comptoir.
— Ecoutez-moi, Talbot. J’ai l’intention de prendre la mer après-demain. Alors, il me faut ce rhum, coûte que coûte !
Le regard brillant d’une lueur mauvaise, le distilla¬teur ricana.
— Cette fois, vous ne serez peut-être pas le premier à sortir du port, capitaine Sparhawk ! En tout cas, vous ne ferez pas la loi dans mon magasin, et je ne vous livrerai que lorsque cela me conviendra. Je n’ai pas
l’habitude de donner la priorité à quiconque — encore moins à un coureur de jupons qui a déshonoré une per¬sonne qui m’est chère.
— Quel est ce charabia ? Je ne vois vraiment pas à quoi vous...
— Betty Millar. Ce nom ne vous dit rien ? Aujourd’hui, elle s’appelle Betty Talbot. Je suppose que vous n’avez pas envie que j’en dise plus devant une femme, capitaine ? ajouta le distillateur en dési¬gnant Mary d’un signe du menton.
Les mains posées à plat sur le comptoir, Gabriel poussa un soupir d’exaspération. Sans le rhum de Tal¬bot, il ne pourrait rien obtenir de ses hommes. Quant à cette Betty Millar, il s’en souvenait tout juste. Il se rap¬pelait l’avoir rencontrée dans une taverne sordide de Greenwich au retour de l’une de ses expéditions contre les Espagnols. Il l’avait emmenée dans une soupente, au-dessus du bouge, et avait passé deux heures tout au plus avec elle. Cela remontait à une dizaine d’années. Pourquoi cette catin n’avait-elle pas gardé cette his¬toire pour elle quand elle avait enfin réussi à mettre la main sur un mari ?
— Vous devriez avoir honte, capitaine ! continua Talbot sur un ton sévère. Ce que vous avez fait n’était pas digne d’un gentilhomme ! Quand on a un tant soit peu de rigueur morale, on ne s’amuse pas à ruiner la vertu d’une pauvre serveuse de bar, pure et ingénue !
Pure et ingénue ! De stupeur, Gabriel faillit s’étran¬gler. Betty avait été déflorée bien longtemps avant de le rencontrer, lui ; et même ce soir-là, il n’avait été ni son premier ni son dernier client. Cette petite garce s’était à l’évidence servie de lui, et de sa réputation, pour expliquer à son époux pourquoi elle n’était pas vierge au moment de leur nuit de noces. Il l’imaginait sans peine, le visage baigné de larmes, racontant qu’elle avait été séduite par un jeune et beau corsaire qui l’avait lâchement abandonnée après lui avoir dérobé son précieux petit capital.
En entendant le frou-frou de la robe de Mary, qui s’approchait du comptoir, Gabriel réprima un juron. Seigneur ! Pourquoi avait-il fallu que ce commerçant ressorte cette vieille histoire juste devant elle ?
— Monsieur Talbot, vous êtes un homme plein de sagesse et de modération...
Voilà une entrée en matière qui ne manquait pas de diplomatie, songea Gabriel. Il jeta un coup d’œil inqui¬siteur à la jeune fille. Cela faisait quinze jours qu’il courait la ville avec elle, et il avait remarqué qu’elle prenait cette voix douce et persuasive chaque fois qu’ils se trouvaient face à un tonnelier ou à un ship chandler récalcitrant. Quel argument allait-elle pouvoir employer pour fléchir le distillateur ?
— Du moins, poursuivit-elle, mon père l’affir¬mait-il. Et c’était la raison pour laquelle il avait choisi de vous accorder sa clientèle.
Mary décocha au distillateur son sourire le plus ave¬nant, auquel le gros homme répondit par un rictus. Si Betty Talbot devait passer toutes ses nuits dans le lit de cet horrible personnage, il n’était guère étonnant qu’elle n’ait pas oublié sa brève amourette avec Gabriel Sparhawk !
— Laissez-moi vous donner un conseil, mademoi¬selle : restez sur vos gardes et pensez à ce qui est arrivé à votre pauvre papa. Ma Betty pourrait vous dire mieux que moi ce qu’il en coûte de faire trop confiance au capitaine Sparhawk et à ses pareils.
Mary soupira.
— Je n’ai pour ma part aucun reproche à faire au capitaine Sparhawk, dit-elle, et je ne voudrais pas m’immiscer dans le différend qui vous oppose l’un à l’autre. Quant à votre rhum, vous êtes bien entendu libre de le vendre à qui bon vous semble. Néanmoins, en refusant de le livrer au capitaine Sparhawk, c’est moi et ma famille que vous lésez, puisque nous sommes les propriétaires du Vengeur...
Avant de poursuivre, elle baissa les yeux et consi¬déra ses mains, affectant la modestie d’une jeune femme qui est embarrassée de devoir s’occuper d’une affaire normalement réservée aux hommes.
Sa journée avait commencé avant l’aube, et l’après-¬midi était déjà très avancé. Elle avait chaud, elle était fatiguée, sa robe de laine noire était poussiéreuse et elle sentait que ses cheveux auraient besoin d’être recoiffés. Toutefois, elle était décidée à ne pas quitter le magasin sans avoir obtenu le rhum que Talbot leur avait promis.
— J’ai entendu dire que votre frère cadet cherchait un embarquement pour aller faire la course en mer, reprit-elle en s’obligeant à sourire. Même si je me doute qu’un marin tel que lui a sans doute déjà eu de nombreuses propositions ; toutefois, vous pouvez lui faire savoir qu’il sera le bienvenu s’il désire monter à bord du Vengeur. La moralité du capitaine Sparhawk laisse peut-être à désirer, mais vous ne nierez pas qu’il est assez adroit lorsqu’il s’agit de poursuivre et de cap¬turer un bateau ennemi.
Au fur et à mesure qu’elle parlait, les yeux du distil¬lateur s’étaient mis à briller. Le déshonneur de sa femme — si déshonneur il y avait eu — n’était sans doute pas grand-chose dans son esprit en comparaison d’une part, même minime, dans les prises futures du Vengeur.
Avec légèreté, Mary posa la main sur le bras de Gabriel.
— Vous venez, capitaine ? Il est tard, et nous devrions rentrer. Bonsoir, monsieur Talbot. Pardonnez-nous de vous avoir gardé aussi longtemps loin de votre femme et de votre dîner.
— A quoi ressemble son frère ? questionna Gabriel
dès qu’ils eurent franchi la porte du magasin. Mary grimaça.
— Il est encore plus gros que Talbot, et je ne vois vraiment pas comment il pourrait se rendre utile à la manœuvre ou dans un combat. Enfin ! vous n’aurez qu’à le mettre dans la cuisine. En échange de ce petit service, ajouta-t elle avec un large sourire, je pense que vous aurez votre rhum demain matin.
Gabriel se passa la main dans les cheveux et enfonça d’un geste brusque son chapeau sur sa tête.
— J’aurais préféré assommer ce cuistre à coups de bâton ! Mais cela n’aurait rien fait pour hâter la livrai¬son de mes barils de rhum... Une fois de plus, made¬moiselle West, vous m’avez montré qu’on attrape plus de mouches avec du miel qu’avec du vinaigre.
— Et que dans le négoce, l’appât du gain est plus puissant que le sens de l’honneur ! ajouta-t elle en riant.
Le rire du corsaire se joignit au sien et, tout naturel¬lement, Mary posa la main sur le bras de son compa¬gnon. Elle aimait par-dessus tout ces moments de complicité qu’elle partageait de temps à autre avec lui. La brise de mer avait rafraîchi l’atmosphère, juste assez pour rendre le fond de l’air agréable, et bien que les premières étoiles commençassent à briller au firma¬ment, le ciel était encore d’un bleu profond et velouté, comme au début du crépuscule. Mary n’avait pas eu l’intention de rester dehors aussi tard, mais les soirées comme celle-ci étaient trop rares pour qu’elle n’ait pas envie d’en profiter. Un autre jour, une autre nuit, et Gabriel — dans ses pensées, elle l’appelait maintenant par son prénom — serait parti. Pour une fois, elle pou¬vait bien laisser Jenny s’occuper de leur mère et du dîner.
Brièvement, ses doigts se crispèrent et elle sentit les muscles durs et tendus de Gabriel sous l’étoffe rêche de la manche de sa veste. Au cours des deux dernières semaines, il l’avait fait participer beaucoup plus qu’elle ne s’y attendait à la remise en état et à l’appro¬visionnement du trois-mâts. En guise d’explication, il lui avait dit qu’il était indispensable qu’un propriétaire sût ce dont un bateau avait besoin avant de prendre la mer ; et après un premier mouvement de surprise, fort légitime, Mary n’avait pas tardé à apprécier la sollici¬tude de Gabriel et son désir sincère de l’ouvrir aux arcanes d’un métier dont, en fin de compte, elle ne connaissait presque rien.
A son côté, elle avait pu se rendre dans des lieux auxquels une femme n’avait que très rarement accès. Elle avait marchandé avec les ship chandlers, avait testé la solidité des cordages ; elle s’était même aventu¬rée dans l’atelier d’un voilier, où elle avait appris à reconnaître les différentes qualités de toiles et à choisir celles qui convenaient le mieux, en fonction de la sur¬face et de la voile à laquelle elles étaient destinées. Jamais elle n’aurait cru qu’il fallait tenir compte d’autant d’éléments différents pour commander une misaine, un foc ou un hunier — sans parler des ren¬forts, des coutures et des garcettes de ris !
En même temps, elle avait également beaucoup appris sur Gabriel. Elle savait maintenant qu’il était capable de parler d’égal à égal avec un ouvrier comme avec un riche armateur, et que son esprit était aussi prompt avec les chiffres que lorsqu’il s’agissait de faire un bon mot. Au passage, elle avait découvert qu’il avait deux sœurs, mariées et mères de famille, ainsi que deux frères, encore célibataires. Et puis, il y avait tout le reste : la façon dont il toussotait pour s’éclaircir la voix avant de prendre une décision, l’épi rebelle qu’il tentait vainement de discipliner, la façon dont ses yeux verts étincelaient dans la lumière du soleil...
Mais, surtout, elle avait vu combien peu il s’intéres¬sait à elle en tant que femme.
Ses manières étaient toujours très respectueuses et si, de temps à autre, il la taquinait, c’était de façon amicale, presque fraternelle. Depuis leur première ren¬contre, il n’avait pas une fois tenté de l’embrasser de nouveau ; et bien qu’elle se répétât sans cesse qu’il en était beaucoup mieux ainsi, Mary ne pouvait s’empê¬cher d’être déçue, d’éprouver une vague frustration.
Parfois, quand elle lui tournait le dos, elle avait l’impression qu’il dardait sur elle des yeux brûlants de désir. Le cœur battant la chamade, elle se retournait... et découvrait invariablement un visage souriant et aimable, mais dépourvu de toute passion. Elle se moquait alors d’elle-même et de ses chimères. Une fois de plus, elle avait été le jouet de son imagination
— le cognac qu’elle avait goûté sur ses lèvres lors de leur seul et unique baiser avait dû lui porter à la tête. Pour lui, elle était Mlle West, la propriétaire du Ven¬geur.
Un point c’était tout. Perdus dans leurs pensées, ils marchaient lentement, l’un à côté de l’autre. Après avoir quitté la distillerie,
ils avaient dirigé leurs pas vers Thames Street ; et lorsqu’ils arrivèrent sur la place du marché, ils croi¬sèrent deux matrones qui, ostensiblement, détournèrent la tête afin de ne pas devoir les saluer.
Gabriel dut sentir que Mary se raidissait, car il s’arrêta soudain, les sourcils froncés.
— Cela vous est déjà arrivé ? questionna-t il d’une voix emplie de colère.
— Souvent. Très souvent, même, reconnut Mary. En général, il s’agissait des femmes des commerçants auprès de qui nous avions des dettes. Quand j’étais petite, elles interdisaient à leurs filles de jouer avec moi tant que mon père n’aurait pas payé son dû. Natu¬rellement, à l’époque, j’ignorais quelle était la raison d’un tel ostracisme. C’est plus facile à supporter, main¬tenant que je la connais.
— Je n’aime pas vous voir souffrir, quelle qu’en soit la raison, murmura Gabriel sur un ton bourru. Etes-vous certaine que ce n’est pas à cause de nos rela¬tions qu’elles vous ont évitée ?
Mary soupira et regarda fixement le bout de ses chaussures.
— Je ne puis nier que les commérages vont bon train — auxquels ma mère prête une oreille complai¬sante. Cependant, ajouta-t elle en souriant, les quatre-vingt-deux hommes du Vengeur peuvent témoigner en ma faveur, et leurs femmes avec eux.
D’un accord tacite, ils quittèrent la place du marché, pour s’engager dans l’une des rues étroites qui condui¬saient au front de mer. La nuit était noire, à présent ; devant eux, les ombres des entrepôts désertés s’allon¬geaient démesurément. A leur passage, deux chats s’enfuirent en miaulant, et une odeur de bacon grillé leur parvint à travers la porte entrouverte d’une taverne.
Mary leva les yeux, cherchant l’étoile polaire dans le ciel.
— Dans deux nuits, vous n’aurez plus qu’elle pour vous guider sur la mer, capitaine, murmura-t elle.
Elle s’arrêta, afin de mieux contempler le firma¬ment, et ajouta :
— J’irai prier pour que vous reveniez sain et sauf.
— Vous devriez plutôt prier pour que je revienne avec un chapelet de prises accroché à ma poupe, rétor¬qua Gabriel d’une voix sombre. Sinon, tous nos efforts n’auront servi de rien.
Mary voulait lui dire que cela ne lui importait guère et qu’elle désirait seulement qu’il revienne. Elle vou¬lait lui dire cela, et mille autres choses encore... avant qu’il ne s’en aille, avant qu’elle ne perde courage.
Elle en était là de ses pensées lorsque deux hommes jaillirent soudain de l’ombre et se jetèrent sur eux.
— Gabriel ! s’écria-t elle.
Il était déjà trop tard pour songer à s’enfuir. Le plus petit de leurs agresseurs la saisit par la taille et la pla¬qua avec violence contre lui. Alors qu’elle s’apprêtait à crier de nouveau, il lui enfonça un chiffon sale dans la bouche ; et lorsqu’elle tenta de l’arracher, il lui saisit les poignets, les lui tordant avec brutalité derrière le dos.
Confusément, Mary aperçut Gabriel et l’autre malandrin qui roulaient dans la poussière, au milieu de la chaussée. Un éclair argenté se refléta sur une lame de couteau, puis son agresseur lui écrasa le visage contre un mur en brique. Elle ne vit plus rien. Sei¬gneur ! Jamais elle n’avait eu aussi mal et aussi peur ! Tout en la maintenant prisonnière, l’homme plongea la main dans sa poche et s’empara des quelques pièces qu’elle avait sur elle.
Douze shillings ! songea-t elle avec amertume. Ils allaient être assassinés pour douze shillings !
Le ruffian poussa un grognement de satisfaction tan¬dis que sa main glissait sur la taille de Mary et remon¬tait vers son corsage. En devinant ses intentions, elle cria à travers son bâillon, redoubla d’efforts pour se dégager. Les doigts sales et moites de son agresseur étaient déjà sur ses seins. C’était trop horrible !
— Non !
Derrière elle, Gabriel jura. Puis, soudain, comme par magie, Mary se retrouva libre tandis que l’homme qui l’avait attaquée poussait un nouveau grognement — de douleur et de surprise, cette fois. Elle se retourna, juste à temps pour le voir s’écraser, la tête la première, sur les pavés de la ruelle.
— Vous n’êtes pas blessée, au moins ? questionna Gabriel en la prenant dans ses bras.
Elle tremblait. Pourtant, il suffit du contact de ces bras musclés pour qu’elle se sente en sécurité. Elle ferma les yeux. La joue appuyée contre le torse de Gabriel, elle écouta les battements puissants et régu¬liers de son cœur.
Le ciel soit loué ! Ils étaient tous les deux sains et saufs.
— Si jamais ils vous ont blessée, Mary...
— Non, je n’ai rien, le rassura-t elle à mi-voix.
Il l’avait appelée Mary ! Même si la chose était pué¬rile, elle en avait conscience, ce détail lui apporta plus de réconfort que l’étreinte de Gabriel.
Au bout de quelques instants, elle fit effort pour s’écarter de lui et tira sur son corsage afin de le remettre en place.
— Je n’ai rien, Gabriel, répéta-t elle avec un sourire qu’elle savait peu assuré. Ne vous inquiétez pas.
A la lueur de la lune, il examina son visage et lui effleura la joue du bout des doigts, à l’endroit où elle avait heurté le mur en brique.
— Une belle ecchymose, commenta-t il en grima¬çant. Malgré la douleur, elle haussa les épaules.
— Ce n’est qu’une simple égratignure. Dans trois jours, il n’y paraîtra plus. Nous aurions pu être tués.
Le cœur de Mary battait à se rompre. Elle avait oublié la façon dont son corps réagissait quand elle était aussi près de Gabriel — avait-elle vraiment oublié ou seulement tenté d’oublier ? Prenant une profonde inspiration, elle réussit à lever les yeux vers lui pour demander :
— Ils se sont enfuis ?
— Non, mais ils ne sont plus en état de nous impor¬tuner.
Gabriel se tourna vers les deux corps inertes qui gisaient au milieu de la chaussée. Sans ménagement, il fit rouler sur le dos le plus grand des deux hommes, et Mary faillit pousser un cri en découvrant la tache de sang qui recouvrait presque entièrement son torse.
— L’imbécile ! grommela Gabriel. Il s’est embro¬ché sur son propre couteau.
Avec embarras, Mary regarda successivement le cadavre et Gabriel. Le corsaire avait du sang sur sa chemise — du sang qui, à l’évidence, ne lui apparte¬nait pas. Bien qu’elle n’eût aucune expérience des armes blanches et des combats au corps à corps, elle avait quelque peine à croire que leur agresseur ait pu être maladroit au point de se faire lui-même une pareille blessure.
Gabriel dut lire le doute sur son visage.
— Auriez-vous oublié la raison pour laquelle vous m’avez engagé, mademoiselle West ? questionna-t il sur un ton défensif. Entre un héroïque patriote et un gibier de potence, il n’y a guère de différence — un bout de papier signé par le gouverneur. Ce n’était pas d’un enfant de chœur dont vous aviez besoin et, si cela peut vous rassurer, je n’en suis pas un. Si tel n’était pas le cas, je serais à leur place en ce moment. Dieu seul sait le sort qu’ils vous auraient réservé...
— Ils sont morts ?
— On ne pourrait l’être plus. Pour autant que je suis capable d’en juger, du moins.
Mary contempla fixement les deux cadavres. Elle essaya de penser comme Gabriel ; malgré tous ses efforts, elle n’y réussit pas complètement.
Elle avait froid. Très froid.
— Nous devrions aller chercher le guet et leur raconter ce qui s’est passé, suggéra-t elle d’une voix blanche.
— Sûrement pas ! Je n’ai pas envie de perdre mon temps en explications et en dépositions devant un magistrat. Vous ne connaissez pas la justice. Si nous agissions ainsi, nous serions encore bloqués au port dans un mois. Demain matin, un passant trouvera les corps de ces deux canailles, et l’on pensera qu’ils se sont battus et entretués accidentellement. Il n’y aura même pas d’enquête.
S’accroupissant à côté de l’autre corps, Gabriel exa¬mina le visage du mort à la lueur blafarde de la lune. Brusquement, il fronça les sourcils. Il avait déjà vu ces traits quelque part... Le souvenir était lointain, mais bien réel. Cela faisait cinq ans, six ans peut-être, qu’il avait croisé pour la dernière fois la route de Desjoyaux et de ses hommes.
Il se pencha un peu plus et prit dans sa main le petit crucifix de bois accroché au cou du malandrin. Cela suffisait pour l’identifier comme étant un papiste. Sûrement pas un gars de Newport !
D’un geste brusque, Gabriel ouvrit la chemise tachée de sang du cadavre. Il fallait qu’il en ait le cœur net !
— Gabriel ?
— Un instant. Je voudrais seulement m’assurer que...
Il ne termina pas sa phrase. Il venait de trouver ce qu’il cherchait : une fleur de lis tatouée au-dessus du cœur. La marque de reconnaissance que Desjoyaux exigeait de ses hommes.
Lentement, il se redressa et s’essuya les mains sur son mouchoir. Ainsi, le Malouin était déjà lui aussi sur le sentier de la guerre... La lutte serait rude. Et Gabriel avait intérêt à rester sur ses gardes s’il ne voulait pas perdre la vie prématurément.
— Capitaine Sparhawk ?
Mary. Il avait presque oublié sa présence. Dans cette ruelle sombre et déserte, elle lui apparut dans toute sa fragilité. Seigneur Dieu, pourquoi l’avait-il entraînée dans cette aventure ? A cause de lui, elle avait failli être tuée ou, pis encore, emmenée dans une maison de débauche de l’île de la Tortue.
Elle lui sourit, d’un sourire timide et hésitant, et il sentit quelque chose remuer tout au fond de lui-même. Catherine. Une fois de plus, la ressemblance de la jeune fille avec Catherine le frappa, l’emplissant d’un trouble qui le fit frissonner.
— Venez, murmura-t il sur un ton bourru. Il est temps que je vous ramène chez vous.
D’un geste furieux, Mary finit de balayer les cendres du four de la cuisine. Bien qu’elle eût expliqué plus de cent fois à Jenny la façon d’utiliser un four, sa sœur, la veille encore, avait mis beaucoup trop de bois, au risque de faire éclater les pierres et de mettre le feu à la maison. Naturellement, le poulet avait été brûlé à l’extérieur, demeurant rosé à l’intérieur. Alors qu’elle avait mille détails à régler avant que le Vengeur ne mette à la voile, le lendemain, il fallait en plus qu’elle répare les bêtises de Jenny !
Elle leva les yeux vers les murs noircis par la fumée et secoua la tête avec découragement. Un quart d’heure plus tôt, elle avait envoyé Jenny chercher de l’eau pour les nettoyer ; et bien sûr, elle n’était pas encore de retour.
Pourvu qu’elle ne soit pas tombée dans le puits ! Avec sa maladresse, elle en était capable.
— Mademoiselle West ?
Son balai à la main, Mary se tourna et chassa machinalement une mèche de son front luisant de sueur. Trop tard, elle s’avisa qu’elle avait dû ainsi se barbouiller le visage de suie.
En découvrant la dame élégante qui se tenait sur le pas de la porte, elle écarquilla les yeux de surprise.
— Oh ! madame Lambert ! Pardonnez-moi, je ne vous avais pas entendue...
D’un geste nerveux, elle s’essuya les mains sur son tablier. Elle avait toujours été mal à l’aise avec la cou¬turière qui, de son côté, ne l’aimait guère et n’avait que du dédain pour elle, sans doute parce que Mary, contrairement à sa sœur, n’avait que peu de goût pour les rubans et les fanfreluches.
— N’avons-nous pas réglé nos dettes ? questionna-t elle avec inquiétude.
— Si, mademoiselle West, la rassura la Parisienne. Tout a été payé rubis sur l’ongle, et je vous remercie de la confiance que vous accordez à ma maison depuis si longtemps.
Avec grâce, elle inclina la tête et sourit — le pre¬mier vrai sourire qu’elle ait jamais adressé à Mary. Puis, soulevant le bord de ses jupes en indienne, elle entra dans la cuisine et frappa dans ses mains. Aussi¬tôt, l’une de ses premières mains apparut, les bras chargés d’une grande boîte en carton rectangulaire.
— Nous venons vous apporter un petit présent, expliqua la couturière.
De façon théâtrale, elle sortit une robe de la boîte et la présenta à Mary. Celle-ci retint son souffle. Jamais elle n’avait vu quelque chose d’aussi beau ! Le jupon était de soie rose pâle, avec des petites fleurs brodées à la main et un falbala. Une large ceinture en velours incarnat marquait la taille tandis qu’un corsage en den¬telles fines et légères couronnait la pièce d’estomac. Les manches étaient courtes, avec des engageantes à triple volants, en dentelle aussi.
— Oh ! madame, quelle merveille !
Avec un petit cri, Jenny laissa tomber le seau d’eau qu’elle apportait et se précipita dans la cuisine, les yeux brillants d’envie et d’admiration.
— Elle est magnifique ! J’ai hâte de voir quelle sera la réaction de Dick quand...
— Non, non, mademoiselle, elle n’est pas pour vous ! l’interrompit Mme Lambert en mettant en hâte la robe hors de portée des mains sales de Jenny. D’ail¬leurs, cette couleur ne vous irait pas du tout ! Du rose... Quelle idée, avec vos yeux bleus et vos cheveux blonds ! Ce serait affreux. Enfin, cela n’a pas d’impor¬tance, puisque cette robe est destinée à votre sœur et non à vous.
Mary secoua la tête.
— Vous devez vous tromper. Jamais je n’aurais commandé un vêtement pareil.
— Le gentleman qui vous l’offre a dit exactement la même chose. Un gentleman qui a fort bon goût et qui sait ce qui vous convient. Un véritable esthète. Pensez qu’il a lui-même choisi le tissu et la coupe ! La lettre, Amity ! demanda Mme Lambert en se tournant avec autorité vers sa première main. Donnez donc la lettre à Mlle West, ma petite !
La jeune ouvrière ébaucha une révérence et tendit une enveloppe à Mary qui la décacheta d’un geste fébrile. Elle aurait préféré être seule pour lire la mis¬sive, mais elle savait que jamais sa sœur n’accepterait qu’elle lui fasse une pareille cachotterie.
Ainsi qu’elle l’avait déjà deviné, c’était Gabriel qui lui envoyait ce présent.
« Ma courageuse petite Mary,
» Je suis sûr que vous désirez souhaiter bonne chance à votre humble et respectueux capitaine avant qu’il ne prenne la mer pour aller combattre les Fran¬çais en votre nom. Venez donc dîner chez moi ce soir ; et, bien que votre beauté, comme celle des lis, n’ait pas besoin d’artifices pour être parfaite, faites-moi le plai¬sir d’accepter mon modeste cadeau et de le porter en mon honneur.
» Votre obéissant et dévoué capitaine,
Gabriel Sparhawk. »
— C’est de ton capitaine, n’est-ce pas, Mary ? ques¬tionna Jenny en se haussant sur la pointe des pieds afin de lire par-dessus l’épaule de sa sœur. C’est le seul gentleman de Newport qui soit capable d’offrir un
présent aussi grandiose à une dame. Oh ! ma chérie, comme je t’envie ! Jamais je n’aurais cru que...
— Non, je ne puis accepter, l’interrompit Mary, les yeux fixés sur l’écriture ample et orgueilleuse du cor¬saire.
Il pensait qu’elle était courageuse, il pensait qu’elle était belle et, de nouveau, il l’appelait Mary. Sa petite Mary...
Naturellement, tout cela ne signifiait rien. Ce n’était qu’un témoignage de la galanterie d’un homme du monde. Néanmoins, après leur mésaventure de la veille, Mary avait conscience des dangers qu’il allait encourir ; et elle avait envie de croire que ses propos étaient sincères. En outre, ce dîner était peut-être la dernière chance qu’elle aurait jamais de se trouver seule avec lui.
— Voulez-vous l’essayer, mademoiselle West ? proposa Mme Lambert en laissant glisser l’étoffe entre ses doigts. Le capitaine Sparhawk a beaucoup de goût, et je suis sûre qu’elle vous ira à ravir. Bien entendu, nous l’avons réalisée à vos mesures ; aucune retouche ne devrait être nécessaire.
Que cette robe lui aille ou non à ravir, Mary savait qu’un tel présent était tout à fait inconvenant. Presque aussi inconvenant que le dîner en tête à tête auquel Gabriel l’avait conviée. Sa réputation n’avait point trop pâti des relations qu’ils entretenaient depuis quinze jours, mais elle ne survivrait sûrement pas à une soirée aussi compromettante.
— Non, déclara-t elle avec une fermeté qui la sur¬prit elle-même. J’ai déjà fait savoir à plusieurs reprises au capitaine que je ne pouvais pas aller dîner chez lui. Quant à cette robe, je ne puis l’accepter. Il faut que vous la remportiez, madame. Elle fera, j’en suis sûre, le bonheur d’une autre de vos clientes.
La couturière secoua la tête de façon si véhémente que la poudre qui couvrait ses cheveux tomba sur ses épaules.
— Il n’en est pas question, mademoiselle West ! Cette robe est à vous, et je ne tiens pas à encourir la colère du capitaine Sparhawk en la remportant à mon magasin. Amity, veuillez poser le carton sur la table.
Après que la jeune ouvrière lui eut obéi, Mme Lam¬bert s’inclina cérémonieusement.
— Au revoir, mesdemoiselles. Soyez certaines que ce sera toujours avec la plus grande joie que je vous recevrai dans ma boutique et que je prendrai les com¬mandes dont vous voudrez bien m’honorer.
Sur ces mots, elle se retira. Un instant, Mary regarda fixement le carton posé sur la table.
— Comment a-t il pu m’envoyer un tel présent et me convier à dîner alors que je lui ai dit maintes fois que je me compromettrais en allant chez lui ? murmura-t elle d’une voix abattue. Ce serait folie d’accepter...
— Au contraire ! s’exclama Jenny. Refuser une pareille invitation serait aussi stupide que dangereux. Tu n’as pas cessé de jurer tes grands dieux que tu entretenais avec lui des relations d’affaires parfaite¬ment innocentes. Si c’est vrai, pourquoi aurais-tu peur de lui ?
— Je n’ai pas peur de lui !
— Alors, c’est de toi-même que tu as peur, et c’est encore pis. Quel mal y aurait-il à aller dîner chez lui, Mary ? Tu ne sais vraiment pas t’amuser, tu sais ! Même quand tu étais avec Daniel O’Brien, tu étais aussi gauche et empruntée qu’une écolière le jour d’un examen.
— Tu exagères, Jenny ! protesta Mary.
— A peine, et je parierais volontiers que le capi¬taine Sparhawk, lui, n’est jamais gauche ou emprunté avec une femme, quelle qu’elle soit. Si tu ne veux pas te rendre chez lui — je t’accorde que cela pourrait faire froncer quelques sourcils —, rien ne t’empêche d’aller dîner en sa compagnie dans un restaurant. Après tout, c’est le capitaine de notre bateau, et il n’oserait pas porter atteinte à ton honneur en public. Bien entendu, il faudra que tu te mettes un peu de poudre sur la joue, afin de cacher ta blessure. Je ne comprends vraiment pas comment tu as pu te cogner dans ce mur ! A te voir, on croirait que tu es allée te bagarrer avec des ivrognes dans une taverne.
Machinalement, Mary passa la main sur l’ecchy¬mose violacée qui ornait sa pommette. Ne voulant pas les inquiéter, elle n’avait pas révélé à sa sœur et à sa mère quelle en était la véritable cause. Gabriel, lui, la connaissait...
Comme elle hésitait, Jenny se mit à battre des mains avec enthousiasme.
— Tu devrais garder la robe, suggéra-t elle. Telle que je la connais, Mme Lambert n’a pas dû en faire un secret, et tout Newport doit être déjà au courant de l’attention toute particulière que te porte le capitaine Sparhawk. Alors, si j’étais à ta place, je ne me poserais plus de questions. Je profiterais de la robe et je me moquerais du qu’en-dira-t on.
Mary considéra tour à tour le carton et le visage constellé de taches de rousseur de sa sœur. Pour une fois, la logique de Jenny était imparable.
— As-tu songé à ce qu’aurait pensé papa s’il était encore de ce monde ? demanda-t elle néanmoins. Il m’aurait maudite et m’aurait traitée de fille perdue, de dévergondée !
— Oh non ! Je suis sûre au contraire qu’il t’aurait encouragée à accepter. Maman aussi d’ailleurs t’y encouragerait, si tu prenais seulement la peine d’aller l’interroger.
Le sourire de Jenny se crispa, et son visage exprima une étrange amertume.
— Le capitaine Sparhawk est riche. On ne peut pas en dire autant de nous... ou de Dick, ajouta-t elle d’une voix pincée.
Impulsivement, Mary posa une main protectrice sur l’épaule de sa sœur.
— Oh ! Jenny...
Tous les arguments qu’elle pourrait trouver ne servi¬raient à rien. Sa sœur avait raison. D’autant qu’elle ne se souvenait que trop de l’horrible conversation qu’elle avait eue avec sa mère, le soir où les Thomas étaient venus dîner chez eux.
— Tu sais, dit-elle, maman désire seulement que nous soyons heureuses et que nous ne manquions de rien.
Jenny haussa les épaules avec dérision.
— Elle se moque bien que nous soyons heureuses ou malheureuses, tu peux me croire ! Elle n’aime pas plus Dick qu’elle n’aimait Daniel ; et si nous la lais¬sions faire, elle nous vendrait à un vieux négociant horrible et ventripotent — au plus offrant, bien entendu ! N’essaie pas de me dire le contraire ; tu sais aussi bien que moi que c’est la vérité.
Sur ces mots, elle poussa un soupir de frustration en regardant avec envie la robe que Mme Lambert avait apportée.
— Le capitaine Sparhawk n’est peut-être pas très jeune, mais au moins est-il beau, lui. En plus, il est galant, et tu ne lui es pas indifférente, puisqu’il t’a envoyé ce présent.
— Je n’en suis pas aussi certaine, murmura Mary. J’ai parfois l’impression que cet homme, qui a déjà eu sa part d’aventures, ne me prend pas vraiment au sérieux. Pour lui, je suis encore une petite fille. Une enfant.
— Je comprends ce que tu veux dire, affirma Jenny. Néanmoins, je pense que tu devrais accepter de dîner avec lui ce soir. Ne serait-ce que dans l’intérêt de la famille. Il pourrait prendre ton refus pour un affront. Or, n’oublie pas que c’est avec le bateau de papa qu’il va mettre à la voile demain. Un bateau sur lequel repose nos derniers espoirs...
Vaincue, Mary hocha la tête.
— Tu as raison, acquiesça-t elle. Je vais y aller... Mais jure-moi que tu n’en diras rien à maman.
— Je te le jure !
Gabriel jeta un coup d’œil impatient à la grande pendule qui occupait l’un des coins de sa chambre à coucher. Où diable était passé Ethan ? Pourquoi ne lui apportait-il pas l’eau chaude qu’il lui avait demandée ? Il ne pouvait pas sortir sans s’être rasé, et si cela conti¬nuait, il ne serait même pas habillé lorsque sonnerait l’heure de son rendez-vous avec Mary West. En jurant entre ses dents, il sortit et dévala les marches de l’esca¬lier. Dans le hall, les meubles étaient déjà couverts de housses blanches, en prévision de son départ, tandis que son grand coffre de marin était posé devant la porte d’entrée, prêt à être emporté.
Sans cesser de maugréer, il ouvrit brutalement la porte de la cuisine. Une bouilloire était en train de fumer sur le fourneau, mais Ethan n’y prêtait aucune attention. Son tablier de cuir maculé de farine et de taches de graisse, il se tenait devant la table et regar¬dait avec intérêt une femme, occupée à goûter une sauce avec une louche en étain.
— Sarah !
Gabriel ne chercha pas à dissimuler son irritation.
— J’aurais dû deviner que c’était toi ! Tu as tou¬jours eu un don pour venir troubler le bon fonctionne¬ment de ma maison.
— Elle est parfaite, Ethan, déclara Sarah Sparhawk-Tillinghast sans accorder le moindre regard à son frère. Je ne connais aucun cuisinier, ou cuisinière, de New¬port qui pourrait faire mieux.
Elle laissa tomber une nouvelle goutte de sauce sur son doigt et la lécha avec délice. Enfin, elle se tourna vers Gabriel, un grand sourire aux lèvres.
— Bonsoir, Gabriel. Je savais que tu serais heureux de me voir et que je pouvais compter sur la chaleur de ton accueil...
— Arrête, je t’en prie ! soupira Gabriel. Je dois prendre la mer à l’aube, et nous avons déjà assez de problèmes comme cela, sans que tu viennes en plus rajouter ton grain de sel.
Un peu tardivement, il s’approcha d’elle et l’embrassa sur le front. Respectivement aînée et benja¬min de la famille Sparhawk, ils étaient les seuls à avoir hérité des cheveux noirs, des yeux verts et du caractère entier de leur père — leurs trois autres frères et sœur étant blonds et d’un naturel beaucoup plus accommo¬dant, comme leur mère. Très tôt, la ressemblance qui unissait Sarah et Gabriel avait créé un lien particulier entre eux.
— Quand j’ai entendu dire que tu t’apprêtais à reprendre la mer pour aller faire la course dans les Caraïbes, je t’ai apporté des lettres et un paquet pour
papa et maman, expliqua Sarah. Tu trouveras bien le moyen d’aller leur rendre visite à la Barbade, n’est-ce pas ?
Gabriel poussa un grognement qui ne l’engageait à rien. Sans autre réponse, il se pencha sur le fourneau afin d’évaluer la température de l’eau dans la bouil¬loire.
Les mains sur les hanches, Sarah le considéra avec sévérité.
— Gabriel ! Je veux bien admettre que tu n’aies pas envie de venir nous voir, John et moi, mais papa a presque soixante-dix ans ; et si tu continues de te dra¬per ainsi dans ton orgueil, tu pourrais bien ne plus jamais le revoir vivant !
De nouveau, Gabriel soupira. Le seul fait d’évoquer son père le rendait nerveux.
— Réserve-lui donc tes sermons sur l’orgueil ! répliqua-t il. Mais rassure-toi, j’avais l’intention de faire une escale à la Barbade. De toute façon, il n’est même pas sûr que maman acceptera de me recevoir lorsqu’elle apprendra que j’ai une nouvelle fois armé un navire en course.
Les yeux de Sarah brillèrent, et un petit rire moqueur franchit ses lèvres.
— Elle n’y pensera même plus lorsque tu lui auras parlé de tes nouvelles frasques et de la façon dont tu t’amuses à ruiner la réputation des jeunes filles de bonne famille.
D’un geste, elle désigna les pâtisseries et les frian¬dises qu’Ethan avait mises à refroidir sur la table.
— Ce doit être un morceau de choix pour que tu te donnes autant de peine, Gabriel. Une déesse avec un appétit d’ogre...
Sans se démonter, Gabriel s’assit avec nonchalance dans le fauteuil à bascule.
— Elle est très mignonne, possède beaucoup d’esprit et mes relations avec elle ne te regardent en rien, répliqua-t il en croisant les bras.
Sarah haussa un sourcil intéressé.
— Elle a de l’esprit ? Voilà qui est inédit. D’habi¬tude, ce n’est pas la qualité qui t’attire le plus chez une femme. Mais avec celle-ci, je ferais bien attention à moi, à ta place. J’ai connu sa mère, Letty, et je puis t’assurer qu’elle n’est pas du genre à s’en laisser compter. Au moindre faux pas, elle te traînera devant l’autel et te forcera, bon gré mal gré, à réparer les torts que tu auras causés à sa trop charmante Mary.
Gabriel leva les yeux au ciel.
— Parfois, quand je t’écoute, j’ai l’impression d’entendre notre chère mère ou la digne épouse d’un pasteur. Cette fille est en âge de prendre ses décisions toute seule ; pour ma part, cela fait longtemps que je n’ai plus besoin qu’on me donne des conseils. Sais-tu que cette petite effrontée est venue chez moi de son propre chef et sans même être accompagnée par un chaperon ? Avec ses mines faussement innocentes, elle a réussi en un tournemain à me faire perdre la tête et à me convaincre de prendre le commandement du trois-mâts de son défunt père.
L’expression de Sarah s’adoucit, pour se voiler d’une ombre de tristesse.
— Ethan m’a dit qu’elle était le portrait de Cathe¬rine.
— Et moi, je te répète qu’Ethan et toi vous seriez bien inspirés de ne pas mettre votre nez dans mes affaires personnelles ! répliqua Gabriel en se levant brusquement. Maintenant, si tu veux bien m’excuser, j’ai beaucoup de choses à faire avant demain. Je ne te raccompagne pas, tu connais le chemin...
Sarah resta impassible.
— Ethan m’a raconté aussi que le guet avait trouvé les corps de deux hommes dans Water Street. Ils avaient été l’un et l’autre poignardés ; et tous deux avaient une fleur de lis tatouée au-dessus du cœur. Or, quand tu es rentré la nuit dernière, il y avait du sang sur ta chemise, alors que tu n’étais ni blessé ni même égratigné...
Pendant quelques secondes, elle resta silencieuse. Puis, d’un geste affectueux, elle passa la main dans les cheveux en bataille de son frère.
— Fais bien attention à toi, Gabriel, murmura-t elle en le regardant dans les yeux. Jusqu’à présent, tu as eu de la chance. Mais quand on le provoque trop, le destin finit parfois par se lasser.