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Le piège de saphir (DE Miranda Jarret

Salut C'est ma premiere participation, et j'espere que ca va vous plaire Le roman que je vous propose s'appelle Le piège de saphir de Miranda JARRETT

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Salut
C'est ma premiere participation, et j'espere que ca va vous plaire


Le roman que je vous propose s'appelle
Le piège de saphir
de Miranda JARRETT


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Le piège de saphir
de Miranda JARRETT


Chapitre 1
Island et des plantations de Providence
Juin 1744
— Je te parie cinq guinées que les Espagnols ont pris Newport !
Gabriel Sparhawk ne répondit pas. Les mains croi¬sées derrière le dos, il se tenait devant la fenêtre ouverte, regardant la colonne de fumée qui s’élevait dans le ciel et se dissipait lentement au-dessus de la baie de la Narragansett.
Mais Anjelike n’avait pas l’habitude qu’un homme la traite avec indifférence. D’un geste impatient, elle enlaça Gabriel par la taille et se blottit amoureusement contre lui.
— Si les Espagnols ont débarqué, je ne pourrai pas reprendre la mer demain matin, murmura-t elle d’une voix rauque. Enfin ! ici je ne crains rien. Entre tes bras, je serai toujours en sécurité, mon beau capitaine.
— Aucun Espagnol n’a jamais montré le bout de son nez le long de nos côtes, Anjelike ; et même si la rumeur de ta beauté leur est parvenue, ce n’est pas
demain la veille qu’ils prendront le risque de venir jusqu’ici pour t’enlever.
Sans brusquerie, Gabriel se dégagea de l’étreinte de la jeune femme et s’approcha d’un petit guéridon sur lequel étaient posés deux verres et une carafe en cris¬tal. Bien que la fenêtre fût ouverte, la chaleur était tor¬ride ; et la présence de sa blonde maîtresse n’allégeait en rien l’atmosphère. A New York, alors qu’il était l’invité du mari d’Anjelike, Gabriel avait tellement été obsédé par l’envie de la mettre dans son lit qu’il ne s’était pas rendu compte de la passion immodérée que la belle nourrissait pour les parfums ; après avoir passé une semaine avec elle, il ne supportait plus les effluves douceâtres qui flottaient dans son sillage. Il n’avait qu’une hâte : la voir partir, emportant avec elle tous ses flacons de lavande, essence de rose et autres pat¬choulis.
— Les Espagnols ne sont pas des marins ! ajouta-t il avec mépris. Or, il faut savoir naviguer pour s’aventurer dans ces parages.
— Tu ne devrais pas les railler ainsi, Gabriel, repro¬cha doucement Anjelike en jouant avec les perles de son collier. N’est-ce pas grâce à eux que tu es aussi riche ?
Gabriel haussa les épaules. Tout ce qu’il possédait, depuis sa chemise en fine toile de batiste jusqu’à sa magnifique résidence de Crescent Hill, il le devait en effet à ses succès guerriers. En trois ans, il avait contraint vingt-six bateaux espagnols à baisser pavillon devant lui — tableau de chasse qu’aucun autre corsaire anglais n’avait réussi à égaler.
La chance lui avait souri, et il aurait dû être le plus heureux des hommes. La vie ne lui avait-elle pas déjà donné tout ce qu’un être humain est en droit d’espé¬rer ? L’argent, les femmes, les honneurs... rien ne lui manquait. Et pourtant, il éprouvait une étrange insatis¬faction. Comme si sa richesse n’était qu’une appa¬rence, une façade dorée derrière laquelle se cachait un vide insondable.
— Ce ne sont pas des Espagnols que je me moque, ma chère, répliqua-t il avec nonchalance, mais de l’idée qu’ils puissent être en train de brûler Newport. Cet incendie est sans doute le fait d’une négligence ou d’une maladresse — quelque matelot ivre qui aura laissé tomber sa pipe. Il ne faut pas grand-chose pour mettre le feu à un entrepôt plein de fourrures. Demain, tu pourras donc reprendre la mer sans obstacle et tu devrais être de retour à Hampstead vers la fin de la semaine. Comme prévu. Si tu restais plus longtemps ici, ton mari finirait par avoir des soupçons — et je suppose que tu n’as aucune envie de le voir débarquer chez ce vieil oncle malade auquel tu étais censée rendre visite...
— Oh ! je ne suis pas inquiète, affirma Anjelike avec une moue dédaigneuse. Je connais Heinrick. Ce gros éléphant ne quitterait pas ses livres de comptes, même si je lui annonçais que je pars à Paris avec ma chemise comme unique bagage. Et puis...
Les yeux fixés sur l’incendie qui embrasait l’hori¬zon, Gabriel ne l’écoutait plus. Il connaissait déjà par cœur la longue litanie des griefs qu’Anjelike entrete¬nait à l’encontre de son vieil époux.
Un bruit attira soudain son attention. Celui d’un che¬val qui remontait l’allée. L’animal devait être fourbu, car il haletait et trébuchait presque à chaque pas. Gabriel n’attendait aucun invité. Il recevait d’ailleurs très peu, et Crescent Hill était trop loin de la ville pour que quiconque s’avise de lui rendre visite de façon impromptue. D’un geste machinal, il porta son verre à ses lèvres et but une gorgée de cognac. S’agissait-il d’un émissaire ? Venait-on lui annoncer que les Espa¬gnols avaient réellement débarqué à Newport ?
Tandis qu’il posait son verre, le cavalier arriva dans la cour et Ethan, le vieux marin qui faisait office de maître d’hôtel, sortit afin de l’accueillir.
Gabriel ouvrit la porte de la chambre et écouta ; mais il ne put distinguer ce que le visiteur disait au domes¬tique.
— Qui est-ce ? questionna-t il avec impatience lorsque Ethan rentra et entreprit de monter l’escalier de son pas pesant. Vient-on nous donner des nouvelles de l’incendie ?
Le domestique attendit d’avoir atteint le palier pour répondre.
— Pas exactement, capitaine. J’ai expliqué à cette personne que vous étiez occupé, mais...
— Occupé ! s’exclama Gabriel en riant. D’habitude, tu emploies un vocabulaire plus imagé. Donne donc une pinte de rhum à cet homme pour qu’il s’en aille, et double la ration s’il peut m’en dire plus sur la colonne de fumée que j’aperçois.
A cet instant, une frêle silhouette contourna Ethan.


— Je ne suis pas un homme, capitaine Sparhawk, et je n’ai pas besoin de votre rhum. C’est vous qu’il me faut !
Gabriel sourit malgré lui. Il était rare qu’une jeune fille fît preuve d’une pareille intrépidité. Une très jeune fille, de surcroît. Bien que son visage fût encore dans l’ombre de la cage d’escalier, Gabriel apprécia tout de suite en connaisseur les ravissants appas de ce corps d’adolescente. Des appas qui n’étaient qu’impar¬faitement dissimulés par une cape et une robe de voyage. Ainsi, c’était lui qu’elle voulait. S’était-elle rendu compte que sa requête était pour le moins ambi-guë ? A moins que sa maladresse ne fût volontaire...
A cette idée, le sourire de Gabriel s’élargit.
— Renvoie cette gamine chez ses parents ! lui lança Anjelike d’un ton méprisant. Elle devrait être en train de jouer à la poupée ou d’aider sa mère, au lieu de cou¬rir la campagne et d’importuner les gentilshommes.
La jeune fille leva le menton avec défi et lui fit face.
— Je ne suis pas une gamine, madame. En outre, pour autant que je sache, vous n’êtes pas la maîtresse de cette maison ; vous n’avez donc pas d’ordres à me donner. Pas plus à moi qu’à quiconque, d’ailleurs !
Son visage était en pleine lumière, à présent. Gabriel découvrit ainsi de longues boucles noires, des pom¬mettes saillantes, des yeux très bleus et un regard plein d’innocence et de détermination. Un visage qui res¬semblait étrangement au visage de Catherine.
Sa Catherine.
A l’évocation de la seule femme qu’il ait jamais vraiment aimée, Gabriel ressentit un choc violent ; pen¬dant un bref instant, il lui sembla que son cœur s’arrê¬tait de battre.
— Quelle impudence ! s’exclama Anjelike en se drapant avec dignité dans son châle. Si j’étais votre mère, je vous ferais fouetter sur-le-champ ! Cela vous rabattrait votre caquet et...
— Il suffit ! l’interrompit Gabriel sur le même ton qu’il aurait employé avec un matelot. Ethan, Mme Van Riis désire se retirer dans sa chambre. Accompagne-la et veille à ce qu’elle ne manque de rien. Repose-toi bien, Anjelike. Demain, tu dois te lever de bon matin.
Anjelike hésita un instant. Puis, elle jeta un dernier regard meurtrier à la jeune fille avant de sortir dans un tourbillon de satin. Ethan lui emboîta aussitôt le pas, la mine narquoise et réjouie.
Quand ils eurent disparu, Gabriel se tourna lente¬ment vers sa visiteuse. Comment une pareille ressem¬blance était-elle possible ? Il devait être le jouet d’une illusion. S’il cherchait bien, il allait trouver des dif¬férences...
— Capitaine Sparhawk ?
Elle était plus mal à l’aise qu’il ne l’avait pensé au premier abord. Ses petites mains, qui se crispaient ner¬veusement sur les plis de sa robe, la trahissaient. Des mains qui portaient encore la marque des rênes de sa monture. Jamais Catherine n’aurait fait une aussi longue course à cheval ; et elle n’aurait sûrement pas osé entrer dans la maison d’un gentilhomme sans être accompagnée — surtout vêtue d’une telle robe, défraî¬chie et poussiéreuse. Il y avait d’autres différences entre elles. Le teint de cette fille était plus vif, et ses lèvres plus rouges. Sans parler de la lueur qui brillait dans son regard. La beauté de Catherine était une beauté pleine de sophistication. Si Gabriel pouvait se permettre une telle comparaison, elles étaient aussi dis¬semblables qu’une rose des champs et une autre qui aurait poussé dans un jardin, à l’abri du vent du nord et des intempéries.
Plus il regardait sa visiteuse, d’ailleurs, et plus la ressemblance s’estompait, devenait vague et intan¬gible. Comment avait-il pu se tromper à ce point ? Etait-ce un effet du cognac qu’il avait bu ? Une aberra¬tion visuelle provoquée par la lueur vacillante des chandelles ? A moins qu’il n’ait été le jouet de sa propre imagination. Catherine lui manquait trop pour qu’il ne saisisse la moindre occasion de faire revivre son souvenir.
— Capitaine Sparhawk ? Quelque chose ne va pas ? Il sursauta. Ainsi, elle avait remarqué son trouble !
— Ce n’est rien, j’avais l’esprit ailleurs, déclara-t il en lui tendant la main. Entrez donc, je vous prie...
Après une brève hésitation, elle accepta sa main et se laissa guider jusqu’aux deux fauteuils cannés qui étaient disposés devant la fenêtre ouverte. Mais au lieu de s’asseoir sur le siège que Gabriel lui désignait, elle demeura debout et le considéra avec circonspection, un peu comme un oiseau prêt à s’envoler au moindre geste menaçant.
Gabriel fit le tour de son fauteuil et appuya les coudes sur le haut du dossier richement ouvragé.
— Je suis corps et âme à votre disposition, made¬moiselle, déclara-t il en lui décochant un sourire plein de séduction. Vous avez dit que vous aviez besoin de moi ?
Elle rougit, mais ne baissa pas les yeux, son regard conservant au contraire toute sa détermination.
— En fait, corrigea-t elle, c’est plutôt de vos ser¬vices dont j’aurais besoin. J’ai enterré mon père il y a de cela deux jours et...
— Je suis désolé. Permettez-moi de vous témoigner toute ma sympathie en d’aussi cruelles circonstances.
— Ce n’est pas votre sympathie que je suis venue chercher ! rétorqua-t elle en redressant le menton avec bravoure. Mon père était un marin, comme vous, et le sort de toute ma famille est lié au bateau qu’il nous a laissé. Si je ne veux pas que ma mère et ma sœur sombrent dans l’indigence, il me faut trouver un nou¬veau capitaine. C’est pour cela que j’ai besoin de vous.

— Pourquoi m’avez-vous choisi ?
— Parce que je sais qui vous êtes !
D’un geste impatient, la jeune fille repoussa sa capuche vers l’arrière, et ses boucles noires tombèrent en cascade sur ses épaules.
— Vous connaissez tous les repaires des pirates espagnols dans la mer des Caraïbes ; et si vous êtes à sa barre, notre trois-mâts reviendra sans coup férir à Newport.
Comment pouvait-on avoir d’aussi beaux cheveux ? se demanda Gabriel. Ses doigts le démangeaient, tant il avait envie de les plonger dans la masse lisse et soyeuse de l’abondante chevelure. Il parvint toutefois à se contenir.
— Je comprends votre point de vue, acquiesça-t il. Mais moi, qu’ai-je à gagner dans cette affaire ?
— Vous aurez la part qui revient habituellement au capitaine, plus un quart de la mienne. Et bien sûr, vous pourrez compléter la cargaison avec les marchandises de votre choix.
— Bien sûr, répéta Gabriel avec froideur.
Sauf à l’époque où il naviguait avec son père, il avait toujours été le seul propriétaire des bateaux qu’il commandait, et n’avait jamais partagé ses gains avec qui que ce soit. Il entendait bien ne rien changer à ses habitudes.
— Vous êtes très généreuse...
Sa visiteuse ne parut pas relever l’ironie du propos ; elle redressa la tête, les yeux brillants.
— Vous ne trouverez pas un vaisseau plus fin et plus rapide dans toute la rade de Newport, affirma-t elle avec fierté. Il n’a que cinq ans d’âge, et il a été construit dans un chantier français renommé pour la qualité de ses finitions.
Pendant qu’elle parlait, les yeux de Gabriel s’étaient posés sur sa bouche. Une bouche beaucoup plus faite pour les baisers que pour des discussions concernant les bateaux et le commerce.
— Vous me confieriez ce phénix des mers pour aller faire la course contre les Espagnols ? interrogea-t il.
— Juste ciel, non !
Elle sourit. Un sourire radieux qui acheva de char¬mer Gabriel.
— Je serais folle de vous demander une chose pareille, affirma-t elle. Avec tous les corsaires qui leur font la chasse depuis le début de la guerre, plus aucun galion ne s’aventure sur l’océan.
Le trois-mâts de son regretté père devait être l’un de ces bateaux au ventre rond qui n’étaient bons qu’à transporter des marchandises d’un port à un autre, son¬gea Gabriel. Espérait-elle vraiment qu’il se *******e¬rait de ce genre de navigation après avoir goûté aux plaisirs enivrants de la course ?
— Si vous acceptez de naviguer pour moi, poursui¬vit-elle, vous aurez mon entière confiance. Et comme vous êtes déjà très riche, vous serez moins tenté de me tromper, contrairement à la plupart des forbans qui hantent les bars de Newport à la recherche d’un commandement.
Gabriel s’esclaffa. Au moins, était-elle franche et directe !
— Je vous en prie, ne vous moquez pas de moi ! murmura-t elle en levant vers lui un regard plein d’innocence.
Impulsivement, elle fit un pas vers lui. Elle avait galopé dans les embruns, et ses cheveux sentaient la mer et le sel, un parfum autrement plus attirant que les essences de rose et de jasmin. En baissant les yeux, Gabriel vit sa poitrine se tendre sous son corsage ; il se força aussitôt à détourner le regard afin de ne pas l’effaroucher.
— Les autres se sont moqués de moi, mais je sais que vous n’êtes pas comme eux, dit-elle encore. Pas du tout comme eux !
Elle dévisagea Gabriel, à la recherche de la réponse qu’elle attendait.
— Je sais qu’il n’est pas dans les usages qu’une femme parle affaires avec un homme, continua-t elle. Toutefois, je n’ai pas de frère pour s’en charger, et la mort de mon père m’a contrainte à prendre sa place, au moins momentanément. J’avais espéré que vous comprendriez dans quelle situation nous nous trou¬vons, ma mère, ma sœur et moi.
Oh ! pour cela, Gabriel comprenait tout à fait où elle voulait en venir ! Cette charmante enfant usait de toutes les armes dont elle disposait pour le séduire et le gagner à sa cause.
Elle battit des cils et baissa les yeux. Etait-ce de la modestie ou de la duplicité ?
— J’avais mis mes derniers espoirs en vous, avoua-t elle. A Newport, on dit que vous êtes un galant homme et que vous traitez les dames avec beaucoup d’égards...
Avec douceur, Gabriel lui prit le menton et l’obligea à lever les yeux vers lui.
— C’est vrai, concéda-t il. Je ne suis pas une brute et, un compliment en valant un autre, je dois dire que, de votre côté, vous êtes une créature tout à fait déli¬cieuse. Compteriez-vous sur cet argument pour ache¬ver de me convaincre ?
Elle resta silencieuse. Si silencieuse qu’elle semblait même avoir cessé de respirer. Aussi étrange que cela fût, Gabriel était bien plus attiré par cette petite mine grave et sérieuse que par tous les artifices dont Anje¬like savait si bien user pour se rendre désirable. Néan¬moins, il ne devait pas oublier que cette jeune fille était certainement issue d’une famille honorable et que sa virginité était réservée à l’homme qui l’épouserait. Pour sa part, il ne serait pas resté célibataire aussi longtemps, s’il n’avait eu un solide instinct de conser-vation. Un instinct de conservation au nom duquel il avait tout intérêt à la renvoyer. Et tout de suite !
Au lieu de cela, il se pencha lentement sur elle et effleura ses lèvres des siennes tandis que, du bout des doigts, il lui caressait la joue et le menton. Surprise, elle se raidit, sans pour autant chercher à se dérober. Elle avait seulement besoin de temps. Il ne fallait pas la brusquer. Doucement, très doucement, Gabriel l’attira vers lui et sentit qu’elle se détendait. Elle glissa ses fines mains autour de sa taille puis, peu à peu, elle s’enhardit, et sa bouche s’offrit sans résistance aux bai¬sers de Gabriel. Un abandon dépourvu de calcul et de retenue. Cela faisait bien longtemps qu’il n’avait pas embrassé une fille de cette façon !
Depuis Catherine.
Catherine... Le temps avait passé, et il n’y avait plus de place dans sa vie pour une nouvelle idylle. Aller aux Antilles sur un vieux rafiot ne lui disait rien qui vaille. Quant à s’encombrer d’une femme, il en avait encore moins envie. Car c’était bien de cela qu’il s’agissait. Si cette charmante enfant avait perdu son père, elle avait sûrement des oncles et des cousins. Des parents prêts à défendre son honneur, l’épée à la main s’il le fallait. Non, décidément, il valait mieux ne pas trop jouer avec le feu.
— Je ne connais même pas votre nom, murmura-t il en abandonnant ses lèvres à contrecœur.
Elle battit des cils, comme si elle venait de se réveil¬ler. Puis, dans un sursaut, elle se libéra de son étreinte.
— Allons, ne prenez pas cette mine effarouchée ! lui glissa Gabriel avec un sourire moqueur. Après tout, je ne vous ai rien volé qui puisse vous manquer le jour de vos noces.
Le visage écarlate, la jeune fille baissa les yeux.
— Je ne sais toujours pas comment vous vous appe¬lez, lui rappela Gabriel après un instant de silence.
Elle redressa la tête. Il n’y avait nul reproche dans son regard. Seulement une pointe de regret.
— Mary. Je m’appelle Mary West. Vous avez décidé de refuser mon offre, n’est-ce pas ?
Gabriel grimaça. Il n’avait pas l’habitude qu’on le perce à jour avec tant de facilité.
— Je suis désolé, mademoiselle West, mais pour le moment je n’envisage pas de reprendre la mer. Jusqu’à présent, la chance m’a beaucoup aidé, et ce serait folie que de la tenter de nouveau. Même pour vos beaux yeux.
— Je ne vous plais pas assez. C’est cela, n’est-ce pas ? murmura-t elle en se mordant la lèvre.
— Sans doute. Mais surtout, vous n’avez nul besoin d’un vieux séducteur comme moi dans votre vie.
Il sourit, espérant rendre ainsi la potion moins amère à avaler.
— Il est inutile que vous me donniez plus d’expli¬cations, déclara-t elle en remettant sa capuche sur sa tête. Puisque mon offre ne vous convient pas, je vais m’en aller et vous laisser à vos autres... occupations. Adieu, capitaine Sparhawk.
— Adieu, mademoiselle West.
Sur ces mots, elle tourna les talons et sortit de la chambre sans un regard derrière elle et sans que Gabriel fasse un geste pour l’accompagner ou la rete¬nir.
Quelques instants plus tard, la lourde porte d’entrée se ferma sur elle. Gabriel s’assit en soupirant dans son fauteuil et il regarda fixement la colonne de fumée qui montait dans le ciel et se désagrégeait lentement au-dessus de la baie.
Il n’avait même pas pensé à lui demander quelle était la cause de cet incendie !
Sa seule présence avait suffi pour qu’il ne soit plus en mesure de penser clairement. Pis ! elle avait fait sur¬gir du passé des souvenirs qu’il croyait à jamais ense¬velis. C’était malgré tout une jolie poupée, songea-t il avec une pointe de regret. En fin de compte, ses oncles et ses cousins n’étaient peut-être pas aussi redoutables qu’il l’avait imaginé...
A cet instant, Ethan le rejoignit.
— Elle est partie, capitaine ? questionna le vieux marin avec son habituelle familiarité. Je n’aurais pas cru que vous la laisseriez s’envoler ! Elle ressemblait tant à Mlle Langley !
— Tu as trouvé qu’elle ressemblait à Catherine ? Moi, je n’ai rien vu de tel.
Ethan fronça les sourcils et considéra son maître avec incrédulité.
— Je parie que vous ne l’avez même pas laissée parler !
D’un geste distrait, Gabriel fit glisser son pouce sur l’accoudoir galbé de son fauteuil.
— Elle m’a dit que son père était mort et qu’elle désirait que je prenne sa place à bord du trois-mâts qu’il a laissé en héritage à sa mère, à sa sœur et à elle.
— C’est bien ce que je pensais ! s’exclama Ethan. Vous étiez tellement préoccupé par votre envie de la trousser que vous ne l’avez pas laissée s’expliquer. Moi, j’ai su l’écouter, et ce qu’elle m’a dit devrait vous intéresser.
— Ah bon ?
Le vieux marin leva les yeux au ciel et prit le pla¬teau sur lequel étaient posés la bouteille de cognac et les deux verres vides.
— Vous connaissez le nom du bateau de son père ? Non ? Eh bien moi, si ! C’est le Vengeur, le trois-mâts que vous avez tant admiré la dernière fois que nous sommes allés à Newport ! Vous vous souvenez ? Une coque fine et élancée, une mâture solide et bien équili¬brée, un pur-sang... Le bateau idéal pour la course en mer.
Tant bien que mal, Gabriel réussit à dissimuler sa surprise.
— Qu’est-ce que cela change ? demanda-t il. De toute façon, il reste trop peu de galions espagnols pour qu’on perde son temps à leur donner la chasse.
Ethan le considéra d’un regard empli de commiséra¬tion.
— Et je vois que vous n’avez même pas pris la peine de lui demander quelle était la signification de ces feux de joie qu’on aperçoit là-bas ! Sachez donc que nous sommes de nouveau en guerre contre les Français, capitaine ! Par ordre du roi. Toute la ville est en liesse. Dans les tavernes, le rhum coule à flots ; et il n’est pas un seul corsaire qui ne se frotte les mains à l’idée des belles prises qu’il va bientôt pouvoir rappor¬ter à Newport !
Se retournant, le vieux marin cracha avec mépris dans la cheminée.
— Sans parler de votre revanche, capitaine. Auriez-vous oublié l’humiliation que ce maudit corsaire de Saint-Malo vous a fait subir ? C’est l’occasion ou jamais de lui rendre la monnaie de sa pièce.

 
 

 

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Chapitre 2
Ridicule !
Il n’y avait pas d’autre façon de qualifier la façon dont elle s’était conduite. Et lui devait la considérer comme une gamine désemparée et maladroite !
D’un geste brusque, Mary tira sur sa brosse. Elle avait les cheveux tout emmêlés. Quelle idiotie, aussi, de ne pas les avoir attachés avant de se rendre chez ce forban ! Tout cela parce que Daniel lui avait dit à maintes reprises combien elle était adorable lorsqu’elle les laissait tomber sur ses épaules... Comment avait-elle pu s’imaginer que des artifices aussi grossiers lui permettraient d’enjôler l’un des corsaires les plus roués de toute la colonie du Rhode Island ?
La brosse rencontra un nœud, et Mary grimaça. Ce qui l’avait le plus décontenancée, c’était l’apparence physique du capitaine Sparhawk. On lui avait dit qu’il avait presque l’âge de son père et, en dépit de sa répu¬tation de séducteur, elle s’était attendue à rencontrer un homme aux cheveux gris, bedonnant et affable. Un vieux loup de mer qu’elle comptait embobeliner avec deux ou trois œillades et quelques sourires — rien de plus.
Au lieu de quoi, c’était lui qui l’avait subjuguée.
Jamais elle n’avait vu un homme aussi beau ! Et elle avait été à ce point envoûtée qu’elle s’était laissé embrasser sans opposer la plus infime résistance. A cette évocation, ses joues s’enflammèrent. Comment avait-elle pu oublier qu’elle avait un fiancé, Daniel, et que son amour noble et loyal valait cent fois la séduc¬tion factice et calculée d’un capitaine Sparhawk ?
A cet instant, on frappa à la porte d’entrée. Des cognements violents et impérieux, destinés à être entendus de tout le voisinage. En hâte, Mary roula ses cheveux en tresse et fixa sa coiffe sur sa tête avant de descendre l’escalier. Dans le hall, elle aperçut sa mère qui passait timidement la tête par l’entrebâillement de la porte du salon. Elle avait les yeux rouges et gonflés.
— Qui cela peut-il bien être, Mary ? questionna-t elle d’une voix tremblante.
Son haleine était chargée d’effluves d’alcool — l’eau-de-vie de genièvre dans laquelle elle noyait son chagrin depuis la mort de son mari.
— Ne me laisseront-ils donc jamais en paix ? se plaignit-elle en gémissant. Ils n’ont vraiment aucun respect pour ma douleur et pour la mémoire de ton pauvre père !
Jetant un coup d’œil en direction de la porte d’entrée, Mary essaya de deviner qui était l’importun qui frappait avec tant d’insistance de l’autre côté du battant. Un créancier ou un huissier, sans doute. Elle avait l’habitude de leurs visites ; et depuis la mort de son père, ils se montraient de plus en plus pressants.
— Je vais aller lui parler, maman, déclara-t elle. Va te reposer. Et ne t’inquiète pas, j’aurai tôt fait de l’éconduire.
Sa mère n’avait pas quitté la robe qu’elle portait deux jours plus tôt, lors de l’enterrement de son mari.
Une robe noire dont les poignets et le col en dentelle étaient sales et froissés. Derrière elle, les rideaux et les doubles rideaux étaient tirés, et une kyrielle de chan¬delles achevaient de se consumer sur le manteau de la cheminée. Des chandelles de spermaceti, les plus fines et les plus chères que l’on pouvait trouver à Newport. Il y en avait pour au moins une guinée, se dit Mary avec découragement. Une guinée qui était partie en fumée — sans parler des coulures sur le marbre et sur le bois ciré.
Dans la rue, leur visiteur en était maintenant aux menaces et aux injures. Des injures si grossières qu’en les entendant Mme West poussa un cri de frayeur et se retira avec précipitation dans la pénombre du salon.
Mary ferma sans bruit la porte derrière elle et donna un tour de clé. Un jour ou l’autre, il faudrait qu’elle parle avec sa mère. Pour le moment, toutefois, la pauvre femme avait besoin qu’on la laisse en paix. Et il n’était pas question que quiconque vienne l’importu¬ner.
D’un pas décidé, elle traversa le hall et ouvrit brus-quement la porte d’entrée.
— Monsieur Oakes ! Que signifie ce tapage ? Ne savez-vous donc pas que nous venons à peine d’enter¬rer mon père ?
Un instant décontenancé, l’homme se figea, le bras en l’air. Mary le connaissait bien, car c’était l’un des principaux fournisseurs de son père. C’était lui qui, entre autres, avait équipé le Vengeur en voiles et en cordages.
— Oh ! je ne l’ignore nullement, mademoiselle Mary, répondit-il enfin, les poings serrés et le visage écarlate. Il est mort mardi, et on l’a mis en terre jeudi. En ce moment, je l’imagine en train de festoyer avec le
diable ! Il doit bien rire en songeant à tout l’argent qu’il a réussi à extorquer aux honnêtes commerçants de cette cité !
— Monsieur Oakes ! s’exclama Mary avec colère. Comment osez-vous parler ainsi de mon père alors qu’il n’y a pas deux jours qu’on l’a mis en bière ?
Le ship chandler s’esclaffa.
— En bière... alors qu’il était déjà confit dans le rhum ! Votre papa me devait plus de deux cents gui¬nées, ma petite, et je ne quitterai point le pas de votre porte tant que vous ne m’aurez pas payé, en bonne monnaie sonnante et trébuchante.
Mary demeura impassible. Elle savait qu’il ne cher¬cherait pas à s’introduire de force dans la maison ; néanmoins, le bruit qu’il faisait était embarrassant. Des passants s’étaient arrêtés, qui observaient la scène avec des mines plus ou moins goguenardes.
— Restez donc là jusqu’au Jugement dernier, si cela vous chante ! répliqua-t elle. Je n’ai pas la somme que vous me réclamez. Malgré toute ma bonne volonté, il m’est impossible de vous payer.
— Vendez donc votre maudit trois-mâts ! s’exclama l’autre avec fureur. Avec l’argent que vous en tirerez, vous n’aurez aucune peine à rembourser vos créan¬ciers !
— Cela vous arrangerait, sans doute, mais que nous restera-t il alors, à ma mère, à ma sœur et à moi ? Non, que cela vous plaise ou non, ma réponse est la même que celle que j’ai faite à tous les autres. Le Vengeur n’est pas à vendre. Dès que j’aurai trouvé un capi¬taine...
Le ship chandler l’interrompit avec un ricanement grossier.
— Un capitaine ! Vous en trouverez un lorsque l’enfer sera devenu aussi froid que le cœur d’une catin ! Tout le monde sait que pas un de ces messieurs n’a accepté et n’acceptera jamais de naviguer pour vous !
— Dès que j’aurai trouvé un capitaine, poursuivit Mary avec obstination, j’enverrai le Vengeur faire la course contre les Français, et je vous promets qu’il rap¬portera plus de prises que tous les autres bateaux de Newport réunis ! Ensuite, mais pas avant, vous et vos confrères pourrez revenir afin que j’honore les dettes de mon père, capital et intérêts.
— Laisse-la tranquille, Oakes ! cria un homme dans la foule. N’as-tu pas honte d’importuner ainsi une fille qui pleure encore la mort de son père ?
Alors que Mary tournait les yeux avec gratitude vers son défenseur, son regard rencontra au passage les che¬veux blonds et la robe de soie rose de sa sœur, Jenny. Elle était en compagnie de Dick Watson. Et visible¬ment, ni l’un ni l’autre n’avait envie qu’on les remarque.
Aussitôt, elle claqua la lourde porte derrière elle et contourna le ship chandler. Elle n’avait pas l’intention de laisser Jenny s’échapper aussi facilement !
— Bonsoir, monsieur Oakes ! lança-t elle par-des¬sus son épaule. Soyez assuré que j’irai moi-même vous payer dès que je serai en mesure de le faire.
Sans attendre sa réponse, elle releva le bas de sa jupe et s’élança à la poursuite du couple. Alors qu’elles n’avaient plus de cuisinière depuis bientôt un mois, sa mère avait invité à dîner le révérend Thomas et son épouse ; Mary aurait donc besoin de l’aide de Jenny pour mettre le couvert et préparer le repas. En outre, elle était choquée par la conduite de sa sœur. Comment avait-elle le cœur de se promener au bras de Dick, deux jours à peine après l’enterrement de leur père ?
« Et toi-même, lui glissa une petite voix sévère venue des profondeurs de son cœur, qui es-tu donc pour vouloir donner des leçons de vertu ? »
Avec une clarté qui n’était que trop vive, Mary se remémora la façon dont elle s’était abandonnée dans les bras du capitaine Sparhawk.
Elle devrait avoir honte ! Quand elle était montée à cheval pour rendre visite à ce charmeur notoire, elle s’était dit que son sacrifice servirait au bien-être de sa famille. La belle affaire ! En fait de sacrifice, elle s’était livrée au capitaine Sparhawk avec une complai¬sance qui ressemblait étrangement à de la luxure.
Un chapelet de jurons l’arracha brutalement aux affres de sa conscience. Levant les yeux, elle découvrit qu’elle se trouvait dans le chemin d’une charrette pleine de cochons qui grognaient et poussaient des cris affolés.
— Si tu ne t’écartes pas, tu vas finir sous mes roues, espèce d’écervelée ! Le muletier avait le visage rouge de colère et tirait sur ses rênes, le dos arc-bouté à son siège.
Mary, les yeux écarquillés de frayeur, se jeta en arrière. Juste à temps.
— A-t on idée de rêvasser ainsi au milieu de la chaussée ! grommela l’homme en lui jetant un regard furieux.
Ce brave paysan avait raison, reconnut Mary. Elle avait perdu la tête, et avait même bien failli perdre la vie pour un homme qui se moquait d’elle comme d’une guigne. Mais elle n’avait pas apprécié la manière dont il l’avait congédiée, et ses façons arrogantes avaient piqué son orgueil plus que de raison. Grâce à Dieu, personne n’était au courant de sa démarche. Quant au capitaine Sparhawk, il avait sans doute déjà oublié sa visite...
Regardant autour d’elle, Mary s’avisa alors qu’elle avait réussi à perdre la trace de Jenny. Avec Dick à son côté, sa sœur pouvait aller n’importe où à Newport, et demeurer introuvable. Cette perspective eut raison du courage de Mary. Elle serait donc seule pour faire le ménage, préparer le dîner et mettre le couvert. Tout cela en plus des efforts qu’il lui faudrait déployer pour amener sa mère à faire un peu de toilette, à se changer et à renoncer, au moins pendant quelques heures, à sa bouteille de genièvre. Quel effet désastreux sur leurs invités si elle s’endormait à table ou se mettait à pleu¬rer ! L’épouse du révérend avait un œil acéré, et une langue qui l’était encore plus. Si jamais elle remarquait quelque chose, tout le voisinage ne manquerait pas d’en être averti. Or, Mary ne tenait pas à ce que sa mère devienne la brebis galeuse de la paroisse.
Et puis, après le dîner et la vaisselle, il faudrait encore qu’elle se plonge une nouvelle fois dans les comptes de son père ! Un coffre plein de papiers qui, pour certains, dataient de plus de vingt ans...
Avec un profond soupir, Mary songea que ce ne serait pas la première fois qu’elle se verrait contrainte d’affronter seule les corvées et les problèmes de la maison. Curieusement, plus elle se démenait, et plus les autres s’ingéniaient à lui compliquer la tâche... Elle pensa un instant au capitaine Sparhawk et à sa belle maison où régnaient un ordre impeccable et un luxe raffiné. Lui, au moins, n’avait aucune dette chez les commerçants de la ville !
Elle jeta un bref coup d’œil à l’horloge du clocher de Trinity Church. Si elle se dépêchait, elle avait le temps d’aller jusqu’au quai où était amarré le Vengeur. Tom Farr, le second du trois-mâts, avait peut-être des nouvelles intéressantes. Avec cette guerre contre les Français, la donne n’était plus la même ; les proposi¬tions qu’elle avait faites à certains capitaines étaient soudain devenues beaucoup plus alléchantes.
C’était jour de marché et, dans les rues autour des halles couvertes, la chaussée était encombrée de char¬rettes et de chalands qui allaient et venaient au milieu des chevaux, des mules et des chiens. Dans l’air, les senteurs âcres de la fumée des feux de joie de la veille se mêlaient aux odeurs douceâtres et un peu aigres de la mélasse fermentée et du rhum.
Au bout des halles, Mary ralentit le pas et tourna en direction du front de mer. Bientôt, elle aperçut devant elle le grand mât du Vengeur. Une bouffée de joie l’envahit. Tout comme son père, elle avait été séduite d’emblée par les lignes élégantes et racées du trois-mâts. Avec son orgueilleuse figure de proue et les sculptures de sa dunette, il était de loin le plus beau bateau de Newport — et le plus rapide, aussi. Encore fallait-il que Mary lui trouvât un capitaine...
La capture de ce trois-mâts avait été la seule chance que son père ait jamais eue au cours de son existence. La fièvre jaune avait tellement affaibli l’équipage espagnol du Venganza que le capitaine West n’avait eu qu’à monter à son bord pour en prendre possession. La chance, cependant, s’était vite détournée de lui. Car, lorsque le trois-mâts s’était présenté, toutes voiles dehors, dans la baie de la Narragansett, Adam West était déjà presque mourant.
Brusquement, au moment où elle s’y attendait le moins, une voix grave et familière s’éleva derrière Mary.
— Vous ne ferez jamais une bonne joueuse de poker, mademoiselle West. Hier soir, vous avez telle¬ment sous-estimé votre main que j’ai bien failli ne pas suivre et rater la plus belle donne de ma carrière.
Mary se retourna d’un bond.
— Capitaine Sparhawk !
Impulsivement, elle fit un pas en arrière.
Son chapeau à la main, le capitaine s’inclina avec galanterie. Quand il se redressa, ses yeux verts étince¬lèrent dans la lumière du soleil. Croyant déceler une lueur moqueuse dans leurs pupilles, Mary s’enflamma.
— Je ne joue pas aux cartes, monsieur, et j’avoue n’avoir rien saisi de votre charabia !
Il remit son chapeau sur sa tête et se pencha vers elle, un sourire indulgent aux lèvres. Il était si grand, si large d’épaules ! Face à lui, Mary se faisait l’impres¬sion d’être une petite fille. Et cela ne lui plaisait pas du tout. Du moins, pas en ce moment.
— Allons, allons, mademoiselle West, je vous trouve bien timorée, ce matin ! Si vous ne jouez pas aux cartes, vous ne détestez pas le jeu et les paris. Hier soir, par exemple, vous auriez volontiers fait monter les enchères si j’avais accepté de...
— Capitaine Sparhawk !
Mary ne savait que trop de quelle manière éhontée elle s’était conduite ; elle n’avait aucune envie qu’il le lui rappelât.
La tête haute, elle essaya de le contourner, mais il lui barra le passage.
— Pas si vite, poupée. Nos négociations ont à peine commencé.
Tout en parlant, il lui saisit le bras avec autorité. Mary n’eut d’autre choix que de marcher à son côté.
— Quelles négociations ? s’enquit-elle d’un ton indigné. Hier soir, vous m’avez opposé un refus suffi¬samment net et catégorique pour que je sache que c’était votre dernier mot. Que cela vous plaise ou non, je n’ai pas l’intention de vous supplier et de me laisser
de nouveau humilier. D’ailleurs, ce matin même, je me suis entretenue avec un autre capitaine. Un gentil¬homme qui est disposé à accepter mes conditions. Toutes mes conditions.
— Et menteuse, avec cela ! murmura Sparhawk avec un clin d’œil amusé. Voyez-vous, Tom Farr m’a assuré que j’étais votre dernière chance. Une situation assez peu flatteuse pour moi, d’ailleurs. D’ordinaire, les dames me mettent plutôt en tête de liste...
— De quel droit avez-vous parlé à Tom Farr ? Il tra¬vaille pour moi et n’a aucun compte à vous rendre !
— Vraiment, mademoiselle West ? Il me paraît pourtant naturel qu’un capitaine aille s’entretenir avec son futur second avant de prendre le commandement d’un bateau.
Mary lui décocha un regard noir. A l’évidence, il se moquait d’elle ! Pourquoi aurait-il changé d’avis ? Il lui avait dit assez clairement qu’il n’avait aucune envie de naviguer pour elle.
Elle était presque obligée de courir à côté de lui, tant il marchait vite, et la façon dont il lui tenait le bras la mettait mal à l’aise. Ses parents l’avaient souvent pré¬venue contre les dangers auxquels une jeune fille s’exposait en se promenant seule dans le quartier du port. Il n’était pas rare qu’une jeune imprudente fût enlevée en pleine rue et vendue à des pirates pour être emmenée dans l’une des maisons de débauche de l’île de la Tortue. Néanmoins, et bien qu’elle n’accordât qu’une confiance relative au capitaine Sparhawk, Mary n’était point trop inquiète. Les malheureuses qui étaient ainsi enlevées étaient presque toujours sans famille et sans appuis. Pour sa part, elle appartenait à la riche bourgeoisie de Newport ; un West avait même été l’un des compagnons de Roger Williams, le fonda-teur de la colonie de Rhode Island.
— Et comme je vais être bientôt seul maître à bord de votre bateau, poursuivit Sparhawk, je suis aussi en droit d’attendre une certaine obéissance de votre part.
En entendant cela, Mary frissonna. Son compagnon dut s’en apercevoir, car il ouvrit les doigts, comme s’il regrettait ses propos brutaux. Avec un petit cri de triomphe, Mary se libéra. Après avoir traversé le quai, elle monta la passerelle du Vengeur dans un tourbillon de satin et de dentelle.
Dès qu’elle fut en sécurité à bord du trois-mâts, elle se retourna. Le capitaine Sparhawk l’avait suivie, constata-t elle. Il montait la passerelle avec une lenteur et une assurance exaspérantes. Mais au moins ne ris¬quait-elle plus rien, maintenant. Si jamais il se montrait importun, elle appellerait au secours, et tout l’équipage viendrait à son aide.
A cet instant, Tom Farr apparut sur la dunette.
— Capitaine Sparhawk ! s’exclama-t il en descen¬dant sur le pont avec empressement. Je vois que vous avez réussi à trouver Mlle West. Je vous l’avais dit ! Elle vient nous rendre visite chaque matin ou presque.
Mary pivota sur les talons et jeta un regard furieux au second.
— Tom ! De quel droit avez-vous révélé mes habi¬tudes à cet homme ? Le vieux marin se troubla.
— Je n’y ai pas vu de mal, mademoiselle, bredouilla-t il avec embarras. Il m’a dit qu’il était le nouveau capitaine, et comme vous êtes la propriétaire de ce bateau...
— Allons dans la cabine de votre père, suggéra Gabriel Sparhawk en effleurant la manche de la robe de Mary. Nous y serons plus tranquilles pour discuter de tout cela.
Mary jeta un coup d’œil à Farr, ainsi qu’aux autres marins rassemblés sur le pont. La plupart étaient origi¬naires de Newport, et elle les connaissait depuis son enfance. Le capitaine Sparhawk leur avait-il déjà révélé son expédition chez lui ? Si tel était le cas, ils ne manqueraient pas de raconter l’histoire à leurs femmes ou à leurs maîtresses ; et dans moins de trois jours, toute la ville saurait que cet homme l’avait embrassée. Seigneur ! Comment avait-elle pu faire une chose pareille après toutes les leçons de morale dont elle avait accablé Jenny ?
De la dignité ! songea-t elle. Surtout, il ne fallait pas qu’elle laisse paraître son trouble. La tête haute, elle souleva le bord de sa robe et se dirigea vers la coursive qui conduisait à l’entrepont. Le capitaine Sparhawk lui emboîta le pas.
Elle attendit qu’il ait fermé la porte de la cabine de son père pour se tourner vers lui.
— Vous n’êtes pas leur capitaine, et vous n’avez aucun droit sur moi ! s’exclama-t elle d’une voix trem¬blante de fureur. Vous...
— Combien de capitaines avez-vous embrassés avant de venir me trouver ? s’enquit Sparhawk avec calme.
Mary se figea.
— Aucun, voyons !
— Vraiment ? Dans ce cas, vous auriez dû essayer plus tôt. Avec moi, la chose a été très efficace. Elle ouvrit la bouche, mais aucun mot ne parvint à franchir ses lèvres.
Avec une nonchalance étudiée, Sparhawk jeta son chapeau sur la table à jeu. Il était si grand qu’il était obligé de se pencher pour ne pas heurter les poutres du plafond.
— Vous n’avez pas à vous inquiéter, mademoiselle West, dit-il. Je n’ai parlé à personne de notre entrevue. Vous savez, un corsaire n’est pas un pirate ! Du reste, si cela peut vous rassurer, je ne suis pas un fauve non plus et je n’ai aucunement l’intention de vous dévorer toute crue...
— Je n’ai pas peur de vous, capitaine Sparhawk ! affirma Mary avec morgue. Et si vous étiez moins cynique, vous ne vous moqueriez pas de moi de cette façon !
Il secoua la tête.
— De nous deux, je ne sais pas qui est le plus cynique, fillette. Si ce baiser était la seule faveur que vous comptiez m’accorder, je crains que vous n’ayez pas une idée très exacte des conventions qui régissent les relations entre les hommes et les femmes. Croyez-moi, il y a des jeux auxquels une jolie fille doit s’abste¬nir de jouer.
Il était sérieux, maintenant. Presque grave.
— Un homme moins scrupuleux que moi ne vous aurait jamais laissée repartir sans avoir obtenu tout ce que vous étiez prête à offrir, ajouta-t il. Enfin ! j’espère au moins que cela vous servira de leçon et que, doréna¬vant, vous vous montrerez un peu plus prudente.
Mary rougit et se mordit la lèvre. De quel droit lui donnait-il des leçons ?
— Je n’ai pas de comptes à vous rendre, capitaine Sparhawk. Et je n’ai toujours pas peur de vous !
Avec un soupir, le corsaire croisa les bras sur son torse.
— Vous êtes libre d’agir à votre guise, mademoi¬selle West. Après tout, c’est vous qui en subirez les conséquences. Pour ma part, je ne désire qu’une chose : votre trois-mâts.
— Mon trois-mâts ? répéta Mary, abasourdie.
— Oui. Votre trois-mâts. Cela fait trop longtemps que je suis à terre, et l’air du large me fera du bien.
Avec légèreté, il laissa courir ses doigts sur les fines cannelures de la cloison — un luxe inimaginable sur un bateau américain, Mary le savait.
— L’intervention des Français dans cette guerre change tout, expliqua-t il. Avec eux, les affaires vont reprendre, et les plus belles prises reviendront aux bateaux les plus rapides — comme votre trois-mâts. Or, j’ai bien l’intention d’être le premier à obtenir mes lettres de marque pour les Caraïbes.
Mary l’avait écouté en jouant distraitement avec l’une des boucles de ses cheveux.
— Ainsi, demanda-t elle, vous avez réellement l’intention de naviguer pour moi ?
— Oui. Il est trop tard pour que je m’adresse à un chantier naval et, à part votre trois-mâts, il n’y a aucun bateau à Newport qui soit vraiment taillé pour la course en mer. Comme vous ne désirez pas le vendre, il ne me reste guère qu’à m’entendre avec vous.
— Vous acceptez donc les conditions que je vous ai proposées ? Elles sont tout à fait honnêtes, à mon avis.
— Honnêtes pour vous, répliqua Sparhawk avec froideur. Vous avez oublié de mentionner que votre père avait des dettes chez la moitié des commerçants de Newport.
Au prix d’un effort sur elle-même, Mary cessa de jouer avec ses cheveux. Il avait raison, songea-t elle. Elle ferait une bien mauvaise joueuse de poker.
— Cela signifie-t il que vous avez de nouveau changé d’avis ?
— Non, mais il faudra que je rembourse cet argent avant de mettre à la voile. Je n’ai aucune envie que vos
créanciers saisissent notre cargaison et nos prises éven-tuelles dès notre retour. Ces gens-là s’entendent comme larrons en foire avec les huissiers et les hommes de loi ; ils auront tôt fait de nous dépouiller... Toujours est-il qu’il s’agit là d’une dépense qui n’était pas prévue dans notre contrat. En contrepartie, je vous demande la moitié des parts. Voilà ce que moi j’appelle un marché honnête.
L’offre était assez généreuse, Mary le reconnaissait. Toutefois, elle n’était pas décidée à lâcher prise aussi facilement.
— Le tiers, dit-elle. Je ne vous ai pas demandé de régler les dettes de ma famille.
— Si je ne les paie pas, personne n’acceptera de nous livrer les approvisionnements et la poudre dont nous avons besoin pour mettre à la voile. Quarante-cinq pour cent.
Mary prit une profonde inspiration.
— Quarante, mais je vous rembourserai jusqu’au dernier cent l’argent que vous aurez avancé.
— D’accord, approuva Sparhawk en tapant sur la table avec le plat de la main. Faites venir votre agent demain matin, et nous signerons tous les papiers en bonne et due forme. Après cela, nous pourrons com¬mencer à nous occuper sérieusement de l’armement de ce bateau.
Mary ne réprima qu’avec peine un cri de joie. Dès que l’on saurait qui était le nouveau capitaine du Ven¬geur, plus aucun créancier ne viendrait importuner sa famille. Et avec la chance et l’habileté de Gabriel Spar¬hawk, il suffirait d’un voyage, deux tout au plus, pour rétablir leur situation financière. Son plan avait réussi ! Du coup, elle ne regrettait même plus le baiser éhonté qui lui avait peut-être permis d’emporter cette victoire inespérée.
— Merci, capitaine Sparhawk, murmura-t elle en regardant fixement le bout de ses chaussures.
Elle songea alors à Daniel, à son sourire timide et ses cheveux blonds. Elle se souvint de la joie qu’elle avait éprouvée quand il lui avait demandé de l’épouser. A cette évocation, ses yeux commencèrent de la piquer, et elle dut se mordre la lèvre pour ne pas pleu¬rer.
La soudaine tristesse de la jeune fille n’échappa point à Gabriel.
Pourquoi ce brusque revirement ? Intrigué, il fronça les sourcils. Puis il se dit qu’elle devait penser à son père. Il regretta presque de ne pas pouvoir la prendre dans ses bras et la consoler.
— Merci de m’avoir laissé ma chemise, déclara-t il avec gentillesse. Vous êtes dure en affaires, made¬moiselle West.
Un sourire amer étira les lèvres de la jeune fille.
— Je sais, acquiesça-t elle. En dix-huit ans, j’ai eu le temps d’apprendre que le monde était cruel et qu’il fallait savoir se battre si l’on voulait survivre.
Dix-huit ans. Elle n’avait que dix-huit ans. L’âge qu’avait Catherine quand il l’avait perdue...
Dans la lumière tamisée du carré, Gabriel vit de nouveau la ressemblance qui l’avait tant frappé lors de leur première rencontre — le battement des cils, le des¬sin des lèvres, la courbe gracieuse de la gorge et des épaules... Ethan ne lui avait-il pas dit qu’il ne fallait jamais laisser échapper une deuxième chance ? Quels étaient les mots qu’il avait employés ? Ah ! oui : « Le destin est parfois miséricordieux, mais jamais il ne repasse trois fois les plats. »
Sans le vouloir, il marmonna un juron entre ses dents. Mary West haussa un sourcil étonné et, aussitôt, la ressemblance s’évanouit.
Au diable le destin ! songea Gabriel. Mary West n’était pas et ne serait jamais Catherine Langley. Il était de toute façon trop tard. Les années avaient passé, et il n’était pas devenu l’homme qu’il était sans piéti¬ner quelque peu les principes moraux des prédicateurs. S’il voulait quelque chose, il l’achetait ou usait de la force pour s’en emparer.
Comme la jeune fille levait les bras afin de remettre sa coiffe en place, elle attira, sans doute involontaire¬ment, l’attention de Gabriel sur ses seins et sur la blan¬cheur satinée de sa gorge.
De nouveau, il songea à Catherine.
A dix-huit ans, Mary West n’était plus une enfant. Il avait le trois-mâts. Pourquoi n’aurait-il pas en plus la fille ?
— J’ai un dernier vœu à formuler avant que nous signions le contrat, déclara-t il d’une voix un peu rauque.
— Oui ?
— Avant que je ne prenne la mer, j’aimerais que
vous veniez dîner chez moi, à Crescent Hill. Elle rougit et baissa les yeux.
— Je ne vous demande qu’un dîner, insista-t il. Rien de plus.
Mary hésitait.
En quelques minutes, le visage du capitaine Spar¬hawk s’était métamorphosé. S’il souriait encore, ses prunelles ne riaient plus et ses traits s’étaient durcis. Il ne fallait pas qu’elle oublie à qui elle avait affaire : un corsaire, une sorte de pirate. Un homme dangereux, en tout cas, auquel elle aurait tort de se livrer trop complètement.
— Hier soir, reprit-il d’un ton chaleureux, je ne me suis pas montré un hôte très accueillant. J’aimerais avoir une occasion de me racheter.
Il prit son chapeau, qu’il tapota pour le remettre en forme.
— En outre, ajouta-t il, il n’y a aucun mal à ce que le propriétaire d’un bateau dîne avec le capitaine qu’il vient d’engager.
— Lorsque le propriétaire est une dame, c’est tout à fait inconvenant ! souligna Mary avec précipitation. Je suis désolée, mais je ne puis accepter votre invitation.
— Et si nous allions ailleurs que chez moi ? Dans un endroit qui choque moins votre... susceptibilité.
Une lueur moqueuse avait de nouveau brillé dans ses yeux. Mary n’aimait guère la façon dont il la taqui¬nait sans cesse ; en même temps, il serait trop ******* si elle prenait la mouche. Non, elle ne lui accorderait pas ce plaisir ! Elle dînerait avec lui et lui montrerait que le baiser qu’ils avaient échangé n’avait pas eu plus d’importance pour elle que pour lui.
— Où vous voulez, déclara-t elle, à condition que ce ne soit pas chez vous.
Si, d’une certaine façon, il avait gagné, Gabriel Sparhawk ne manifesta pas le moindre signe de triomphe.
— D’accord, dit-il. J’ai l’intention de quitter New¬port dans deux semaines environ. D’ici là, nous aurons tout le temps de fixer un lieu et un jour qui nous conviennent, autant à l’un qu’à l’autre.
Il lui caressa la joue. Au contact de ses doigts, Mary frissonna malgré elle. Elle pria aussi pour qu’il n’ait pas remarqué son émoi !
Alors qu’il avait déjà atteint la porte, elle se rendit compte que ses mains étaient si crispées que les arti¬culations étaient d’un blanc presque translucide.
— Capitaine Sparhawk ! appela-t elle.
S’arrêtant, il lui jeta un coup d’œil interrogateur par¬dessus son épaule.
— Je n’ai embrassé aucun autre capitaine, affirma-t elle. C’est vrai. Je vous le jure. Il lui sourit. Et sans aucune moquerie, cette fois.
— Je n’en ai pas douté un seul instant, chère made-moiselle West.

 
 

 

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Chapitre3
Mme Thomas posa sans bruit sa cuillère sur le bord de son assiette et s’essuya délicatement la bouche avec sa serviette.
— Cet après-midi, Nan Rhawn m’a conté quelque chose de bien extraordinaire, ma chère Mary. Elle a prétendu qu’elle vous avait vue vous promener dans Thames Street en compagnie du capitaine Sparhawk.
Mary porta tranquillement sa cuillerée de soupe à ses lèvres, comme si la remarque de la femme du révé¬rend ne l’avait en aucun cas affectée. Si se promener avec le capitaine Sparhawk était inconvenant, que dire de sa visite à Crescent Hill ?
Le révérend Thomas émit un claquement de langue réprobateur.
— Allons, mon amie, Nan a dû se tromper ! Jamais notre Mary ne se compromettrait avec un tel ruffian au vu et au su de tout le monde !
— Qui est ce Sparhawk ? s’enquit Mme West en se tournant vers sa fille d’un air perplexe. Est-ce que je le connais, Mary ? Mme Thomas a dit qu’il était capi¬taine... Serait-ce un ami de ton père ?
— Non, maman, mais il aurait pu, répondit Mary avec circonspection. C’est un corsaire. Un homme qui s’est battu pour la cause de notre roi.
Aussitôt, le révérend Thomas s’empourpra et se mit à vociférer, avec la violence dont il usait en chaire pour haranguer les pécheurs de sa paroisse.
— Ne vous laissez pas abuser par l’innocence de votre fille, madame West ! Cet homme est le pire des débauchés ! Comme la chance et l’argent facile l’ont favorisé, il néglige son âme et foule du pied les pré¬ceptes de notre sainte Eglise. Hélas ! par la grâce de sa seule richesse, nombre de nos concitoyens l’estiment et recherchent son amitié, sans songer un instant aux hommes qu’il a assassinés et aux malheureuses qu’il a déshonorées !
— Un assassin ? répéta Mme West en battant des
cils. Pourquoi n’a-t il pas été jugé et pendu ? Le révérend soupira.
— Oh ! il vous dira que s’il a tué, c’était seulement pour la plus grande gloire de Sa Majesté. En réalité, lui et ses pareils ne sont animés que par l’appât du gain, et ils se moquent éperdument de notre bien-aimé souve¬rain.
Mme Thomas hocha la tête avec componction ; puis elle se pencha en avant, les yeux brillants d’excitation.
— Savez-vous qu’au berceau, déjà, le vice était en lui ? Naturellement, chère madame, vous êtes trop jeune pour vous souvenir du scandale, mais sa mère était une quaker qui fut exclue de sa congrégation en raison de son inconduite notoire avec un misérable qu’elle avait ramassé — je vous le donne en mille — à demi nu au bord d’une plage !
— Les quakers n’ont pas de congrégations, mais seulement des assemblées, corrigea doctement le révé¬rend.
A cet instant, il remarqua l’intérêt que Jenny portait à leur conversation.
— En outre, ajouta-t il en reprenant en hâte sa cuil¬lère, elle a fini par épouser cet homme, si mes souve¬nirs sont bons.
Mme Thomas soupira et leva les yeux au ciel.
— Oui. Et six mois plus tard, elle a accouché d’un enfant qui était parfaitement à terme ! Une preuve, s’il en fallait une, de sa culpabilité. Il s’agissait d’une fille, Sarah. D’après ce qu’on m’a dit, elle est mariée, aujourd’hui, et s’est établie à Nantasket. Comme sa mère avant elle, elle mène là une vie...
— Mon amie, je vous en prie ! s’exclama son époux. Des oreilles innocentes nous écoutent. Quoi qu’il en soit, même si le temps a passé, un scandale reste toujours un scandale. Il nous suffit de dire que Gabriel Sparhawk est un homme dissolu et dépourvu de toute moralité. Un homme avec lequel une jeune femme convenable ne peut pas décemment se prome¬ner !
Mary grimaça. Il était temps qu’elle mette les choses au point.
— Le capitaine Sparhawk n’est peut-être pas très fréquentable, mais c’est le corsaire le plus hardi et le plus chanceux de Newport, déclara-t elle. Je lui ai demandé d’être le nouveau capitaine du Vengeur, et il a accepté.
Voilà, elle s’était jetée à l’eau. Pour répandre une nouvelle, Mme Thomas remplaçait avantageusement une campagne d’affiches. Dès demain, toute la ville serait au courant — du moins ceux qui ignoraient encore qu’elle s’était promenée dans Thames Street en compagnie de Gabriel Sparhawk.
Autour de la table, tous les visages s’étaient figés, sauf celui de Jenny.
— C’est vrai, Mary ? s’exclama-t elle avec excita¬tion. Jamais je n’aurais imaginé que tu connaissais le capitaine Sparhawk ! Abbie Parker m’a raconté que c’était le gentilhomme le plus beau et le plus élégant de Newport et...
— Jenny !
Un coup d’œil impérieux de Mary suffit pour réduire sa sœur au silence ; elle eut plus de peine à affronter le regard plein de reproche de sa mère.
— Oh, Mary ! gémit celle-ci, les larmes aux yeux. Tu as vraiment confié notre bateau à un assassin ?
— Le capitaine Sparhawk n’est pas un assassin, maman ! Il s’est seulement battu pour notre pays, comme n’importe quel officier de la marine royale. Papa aussi était un corsaire, et je suis persuadée qu’il approuverait ma décision s’il était encore de ce monde.
— Comment as-tu pu choisir cet homme, alors que tant d’honnêtes capitaines...
— Aucun n’a accepté de m’écouter ! coupa Mary en froissant nerveusement sa serviette sur ses genoux. A les entendre, la meilleure chose que nous avions à faire c’était de vendre le Vengeur au plus vite et à n’importe quel prix. Ils auraient été trop *******s de le racheter, je suppose ! Lui, en revanche, s’est montré fort aimable ; et il a accepté mes conditions sans discuter.
— Il s’enrichira sur votre dos, ma petite, déclara Mme Thomas avec dédain. Et, en prime, il vous volera votre vertu ! Vraiment, je ne comprends pas qu’une jeune fille de bonne famille fasse passer son goût du lucre avant sa réputation !
A grand-peine, Mary retint la réplique acerbe qui s’imposait. Il était inutile qu’elle se fasse une ennemie de plus. Néanmoins, elle songea qu’il était facile de prêcher la vertu quand on n’avait pas une horde de créanciers devant sa porte. Si le révérend Thomas ne gagnait qu’une maigre pitance, son beau-père était le propriétaire d’une distillerie très florissante, une de ces entreprises qui ne faisaient jamais faillite, même dans les périodes les plus difficiles.
— Le capitaine Sparhawk a accepté de commander le Vengeur, rien de plus, affirma-t elle d’un ton plus sec qu’elle n’aurait voulu. D’ailleurs, quand bien même il serait l’horrible débauché que vous m’avez dépeint, je ne vois pas comment il pourra attenter à ma vertu lorsqu’il sera dans les Caraïbes et moi à New¬port !
— Vous le défendez, ma parole ! s’exclama Mme Thomas avec incrédulité.
— Pas du tout, madame. C’est seulement ma répu¬tation que je défends ! Maintenant, dit Mary en se levant, vous m’excuserez. Il faut que j’aille chercher le rôti dans la cuisine.
Ce soir-là, après le départ des Thomas, Mary s’assit en tailleur sur son lit et se plongea dans les papiers de son père. Elle n’avait aucune expérience des chiffres, mais il n’était pas besoin d’être grand clerc pour voir que son père avait laissé ses affaires aller à vau-l’eau. Elle ne pourrait pas en vouloir au capitaine Sparhawk si, après avoir vu ce gâchis, il décidait de renoncer à prendre le commandement du Vengeur.
Et pour ne rien arranger, Adam West n’avait même pas pris la peine de tenir à jour un grand livre, comme le faisaient tous les autres capitaines ! Alors qu’elle feuilletait une liasse de connaissements tachés d’eau de mer, Mary découvrit en son milieu une feuille de papier froissée. L’encre était passée et jaunie, et elle dut approcher le texte manuscrit de la flamme de sa bougie afin de le déchiffrer. Il s’agissait d’une reconnaissance de dette. Une dette de jeu.
En se rendant compte que son père avait risqué cinq mille dollars espagnols aux dés dans un tripot de la Barbade, elle laissa échapper un sifflement incrédule. Cinq mille dollars ! En contrepartie, il avait dû engager toute la cargaison du Vengeur, si ce n’était le bateau lui-même ! Heureusement, pour une fois, la chance lui avait souri : il avait gagné. La signature — longue, ornée d’orgueilleuses fioritures — était toutefois illi¬sible. Et puis, de toute façon, cela n’avait plus beau¬coup d’importance, maintenant. Entre la mort de son père et la guerre avec la France, Mary ne pouvait pas espérer recouvrer un jour une pareille créance.
Avec un long soupir, elle s’étira et repoussa ses che¬veux en arrière. Bien que la fenêtre et les persiennes fussent ouvertes, l’air de la chambre était chaud et moite. Dehors, les rues étaient paisibles. Les citoyens de Newport se reposaient après les festivités de la veille. Quelque part, à l’ouest, un chien aboyait à la lune.
Par-dessus les toits des entrepôts, Mary apercevait les mâts des bateaux et leurs voiles ferlées qui bril¬laient dans la lumière argentée de l’astre de la nuit. En les contemplant, elle pensa au Vengeur et au capitaine qu’elle lui avait trouvé. Gabriel Sparhawk... Ses yeux verts qui étincelaient dans le soleil, son sourire moqueur. Brièvement, elle se revit, seule en face de lui, dans la cabine de son père.
Cette évocation la troubla au point que les batte¬ments de son cœur s’accélérèrent, que...
— Mary ?
La porte grinça sur ses gonds, et Mme West se glissa, pieds nus, dans la chambre de Mary. Son visage était encore marqué par les larmes et le chagrin ; toute¬fois, pour la première fois depuis longtemps, son regard n’était plus embrumé par l’alcool. En outre, elle avait pris la peine de se coiffer et de revêtir une robe de chambre propre et repassée.
— Pardonne-moi, ma chérie, mais je ne parvenais pas à dormir. Et comme il y avait de la lumière sous ta porte... Je ne te dérange pas, au moins ?
— Pas du tout, maman, la rassura Mary. De toute façon, j’avais presque terminé.
Elle lui fit de la place à côté d’elle, mais Mme West préféra s’asseoir dans le fauteuil, devant la fenêtre.
— Ce sont les papiers de ce pauvre Adam ? s’enquit-elle en jetant un coup d’œil soupçonneux aux piles de documents qui entouraient Mary. Tu ne devrais pas t’occuper de cela, ma fille. Ton père n’aurait pas aimé que tu te mêles de ces affaires d’hommes et que tu traînes sans cesse, comme tu le fais, dans le quartier du port. Ce n’est pas convenable.
Sans répondre, Mary regarda fixement ses doigts tachés d’encre. Comment expliquer à sa mère que si elle n’agissait pas, personne ne le ferait à sa place ? Mme West n’avait jamais rien compris aux affaires, même du temps où son mari était encore en vie.
— Si tu veux vraiment nous aider, ta sœur et moi, il vaudrait mieux que tu te trouves un mari. Un veuf, par exemple. Un gentilhomme d’un certain âge, bien établi dans sa profession, qui accepterait de fermer les yeux sur ton... ton manque de frivolité.
— Non, maman ! répondit Mary en secouant la tête. Je ne veux pas me marier, ni maintenant ni jamais. Pourquoi Jenny n’épouserait-elle pas Dick, si elle le désire ?
— Dick ne lui demandera pas sa main tant que tu ne seras pas dûment établie. Aucun homme ne souhaite avoir une vieille fille dans son foyer.
Avec un soupir, Mme West se passa la main sur le front d’un geste las.
— Tu sais, Mary, il serait temps que tu oublies Daniel O’Brien. Il ne sert à rien de te languir et de perdre ta jeunesse pour un homme que tu ne pourras jamais épouser.

Mary se mordit la lèvre.
— Non ! murmura-t elle d’une voix vibrante d’émotion. J’ai aimé Daniel, et aucun homme ne le remplacera dans mon cœur.
Fermant les yeux, elle évoqua le visage de Daniel, les taches de rousseur sur son nez, son sourire timide et mal assuré. Son Daniel, son seul véritable amour...
Mais soudain, un autre visage le remplaça. Un visage au teint hâlé, avec des yeux verts et moqueurs qui semblaient vouloir l’ensorceler.
Non !
Sa mère soupira de nouveau et regarda par la fenêtre, jouant distraitement avec les perles de son col¬lier. C’était encore une très belle femme, aux grands yeux bleus et aux cheveux blonds, comme Jenny. Dans un éclair, Mary comprit que sa mère songeait à se remarier. Avait-elle déjà choisi l’heureux élu ? Peut-être. A cette idée, Mary ne put s’empêcher de penser à son père ; elle dut réprimer aussitôt les larmes qui lui montaient aux yeux.
— Si ce capitaine Sparhawk a accepté de comman¬der le bateau de ton père, c’est qu’il s’intéresse à toi, déclara Mme West sans se retourner. Aucun corsaire ne s’engagerait ainsi avec une femme s’il n’était pas aiguillonné par l’espoir d’une intrigue amoureuse.
Quand tu le reverras — et tu le reverras bientôt, Daniel ou pas Daniel —, il faudrait que tu t’arranges un peu et que tu te montres sous des dehors plus avenants. Crois-moi, on ne séduit pas un homme en s’habillant comme une souillon !
— Maman ! protesta Mary. Il n’y a jamais rien eu, et il n’y aura jamais rien entre le capitaine Sparhawk et moi !
— Quel est son prénom, au fait ? s’enquit sa mère, comme si elle ne l’avait pas entendue. N’est-ce pas un nom d’archange ? Michel ? Raphaël ?
— Gabriel, maman. Mais je t’en prie, cesse de diva¬guer ! Je suis beaucoup trop jeune pour qu’il s’intéresse à moi.
— Un homme ne pense jamais qu’une femme est trop jeune pour lui. Dois-je te rappeler que j’avais dix-sept ans quand je t’ai mise au monde ? Toi, tu en auras dix-neuf cet automne. Non, ma chérie, tu n’es pas trop jeune. Au contraire.
— C’est étrange, murmura Mary avec une pointe d’amertume. Il y a deux ans, lorsque Daniel est venu demander ma main, j’étais encore une enfant. Et aujourd’hui, je suis presque une vieille fille !
— Ce n’est pas seulement à cause de ton âge que ton père et moi avons éconduit ce garçon, répondit Mme West d’un ton grave. Tu méritais mieux que ce que pouvait t’offrir ce fils de papistes irlandais.
Mary partit d’un éclat de rire sans joie.
— Vraiment ? Il est vrai que nous autres, les West, nous sommes issus d’une bien plus noble lignée !
— Sans aucun doute ! affirma sa mère, les lèvres pincées. Lorsque tes arrière-grands-parents sont arrivés en Amérique avec le fondateur de cette colonie, il n’y avait rien ici, à part une poignée de sauvages. Pour ce qui est de la famille de ce capitaine Sparhawk...
— Maman ! Essaie au moins de m’écouter ! Le capitaine Sparhawk a accepté de naviguer pour nous. Un point, c’est tout ! N’as-tu donc pas entendu ce qu’a dit Mme Thomas à son propos ? Un homme comme lui ne se mariera sans doute jamais. Et si l’envie lui en prenait, ce ne serait sûrement pas avec moi.
— Justement ! répliqua Mme West en se retournant. Tu vas devoir faire en sorte qu’il te choisisse ! C’est à toi de m’écouter, ma fille, maintenant. Même si tu jures jusqu’à ton dernier souffle qu’il n’y a rien eu entre lui et toi — ce dont je suis convaincue — per¬sonne ne te croira. J’ai très bien entendu ce que Mme Thomas a dit, et j’imagine qu’elle ne se privera pas de le répéter partout en ville. On nous montrera du doigt, ta sœur et moi, et ta réputation sera aussi ruinée que si tu avais fauté avec lui. Non, si tu veux que l’on te considère de nouveau comme une femme honnête, il n’y a qu’une seule solution : le mariage.
— Mais je ne l’aime pas ! s’exclama Mary.
— Il fallait y songer avant. Maintenant, tu es irré-médiablement compromise. Je suis désolée, ma chérie, ajouta Mme West d’une voix un peu moins dure, mais le monde dans lequel nous vivons est sans pitié pour les femmes qui ont le malheur de s’écarter du droit chemin.
— Le monde ? Un ramassis de vieilles bigotes qui ne pensent qu’à échanger des ragots ! Je... ou plutôt, nous n’avions pas le choix, maman. Si je n’avais pas pris les choses en main, nous aurions été jetées à la rue ! Tous ces papiers, toutes ces factures impayées... Ne comprends-tu donc pas dans quelle situation papa nous a...
— Ne dis pas du mal de ton père ! coupa Mme West avec sévérité. Cela me peine beaucoup, et tu le sais !
Nerveusement, elle pressa ses mains sur ses tempes et ferma les yeux.
— Je ne me sens pas bien. Va donc me chercher la carafe et le verre qui sont posés sur le guéridon de ma chambre.
Mary soupira. Elle ne savait que trop ce que conte¬nait la carafe en question.
— Oh ! non, maman, je t’en prie ! Tu n’as pas besoin de cela maintenant. Je trouve que tu vas beau¬coup mieux, ce soir.
— J’allais mieux tout à l’heure, c’est vrai, mais ma pauvre tête s’est remise à bourdonner. C’est affreux ! Même quand je suis aussi malade, il faut que tu t’ingé¬nies à me contrarier !
D’une main tremblante, elle prit appui sur l’un des accoudoirs de son fauteuil et se leva avec difficulté.
— Depuis le jour de ta naissance, tu n’as cessé de me causer du souci, Mary. Obstinée et inconséquente, voilà ce que tu es, et ce que tu as toujours été ! Je n’ai jamais beaucoup espéré de toi mais, décidément, tu feras toujours tout pour me décevoir et pour me rendre la vie plus difficile.
Le lendemain matin, Mary emprunta à Jenny une robe en satin bleu clair, avec des manches bouffantes et un élégant corsage en dentelle au point de Venise. Elle espérait ainsi complaire à sa mère, mais ses efforts d’élégance ne servirent de rien. Quand elle entra dans sa chambre, les rideaux étaient tirés, et Mme West était encore au lit, en proie à l’une de ses habituelles migraines. Sachant qu’elle n’en tirerait rien d’autre que des plaintes et des gémissements, Mary prit la carafe vide, donna un coup de chiffon sur le guéridon et se retira sans bruit.
Quelques minutes plus tard, elle sortait de la maison.
Tandis qu’elle se dirigeait vers le quai où était amarré le Vengeur, elle regretta de ne pas avoir mis sa vieille robe de laine grise. Jenny étant un peu plus menue qu’elle, elle se sentait affreusement serrée. Sur¬tout au niveau de la poitrine. Malgré le châle qu’elle avait passé sur ses épaules afin de dissimuler la façon dont ses seins débordaient de l’échancrure du corsage, elle comprit bien vite aux remarques suggestives qui l’accompagnèrent tout le long de Thames Street que la fine étoffe n’était pas d’une grande efficacité. Les joues en feu, les yeux fixés droit devant elle, elle cou¬rait presque quand elle arriva à la passerelle du trois-mâts.
Alors qu’elle posait le pied sur le pont, un bras cou¬vert de tatouages la saisit brusquement par la taille et la souleva du sol.
— Tu as l’air bien pressée, ma mignonne ! Où cours-tu comme cela ?
Le souffle coupé, Mary leva les yeux et découvrit le visage hilare d’un géant aux cheveux aussi roux qu’hirsutes.
— Je... Que...
— Tu t’ennuyais loin de moi, n’est-ce pas mon oiseau des îles ? Et en plus, tu m’as apporté à déjeuner dans ton panier ! Quelle sollicitude !
— Lâchez-moi tout de suite, espèce de forban ! pro¬testa Mary.
Ignorant ses coups de poing et ses cris d’indigna¬tion, l’homme la serra plus fort contre lui et un ricane¬ment grossier s’échappa de sa bouche édentée.
Autour d’eux, d’autres hommes riaient aux éclats. Alors qu’elle se débattait et multipliait les appels au secours, Mary se demanda qui étaient ces individus et ce qu’ils faisaient à bord de son trois-mâts.
Et puis, d’un seul coup, elle recouvra la liberté. Cela fut même si soudain qu’elle faillit tomber à la renverse. Elle releva le bord de son chapeau au moment où le poing de Gabriel Sparhawk atteignait le géant à la mâchoire et l’envoyait rouler contre le bastingage. Les autres hommes s’étaient aussitôt égaillés, à l’instar d’une volée de moineaux.
— Comment as-tu osé poser tes grosses pattes sur cette dame, Duffy ? questionna Gabriel Sparhawk avec sévérité alors que le géant se redressait en se tenant la mâchoire. Ignores-tu donc qui elle est ?
— Excusez-moi, capitaine, marmonna le marin. Je ne l’aurais jamais touchée si j’avais su qu’elle était à vous.
Les mains sur les hanches, Gabriel Sparhawk lui jeta un regard furieux.
— C’est pire que cela, maraud ! Cette dame est la propriétaire de ce trois-mâts. Il suffirait d’un mot de sa part pour que tu ne fasses plus partie de mon équipage !
— La... la propriétaire ? bredouilla l’autre, soudain très pâle. Je... je vous jure que je ne le savais pas, capi¬taine !
Mais, déjà, Gabriel Sparhawk ne l’écoutait plus.
— Il ne vous a pas fait mal, au moins ? s’enquit-il en se tournant vers Mary.
Les deux mains agrippées à l’anse de son panier, celle-ci secoua la tête.
— Non. Je... je n’ai rien. Mais qui est cet homme, capitaine, et qui sont les autres individus qui se trou¬vaient avec lui ? Seuls les membres de l’équipage du Vengeur ont le droit de monter à son bord !
— Ces gaillards sont à moi, expliqua Sparhawk de façon laconique. A en croire le rôle d’équipage que j’ai trouvé dans sa cabine, votre père avait à peine assez
d’hommes pour brasser les voiles de ce trois-mâts. Un bateau de cette taille a besoin d’au moins quatre-vingts marins solides et expérimentés pour parer à la manœuvre, engager le combat et rapporter les prises au port.
Au mot « prises », tous les marins se mirent à crier et à taper des pieds. Un seul regard de Gabriel suffit pour les réduire au silence.
— Je les ai recrutés ce matin, poursuivit-il à l’inten¬tion de Mary. Bien entendu, s’ils le désirent, les marins de votre père auront également leur place à mon bord. J’ai aussi l’intention d’embarquer un chirurgien — Andrew Macauly, de Tiverton. Il a déjà navigué avec moi, comme la plupart des autres. Toutefois, si l’un d’eux vous déplaît, vous n’avez qu’à me le dire et je le débarquerai sur-le-champ.
— Oh ! non, du moment qu’ils vous conviennent...
Lentement, Mary regarda les visages rudes et hâlés de ceux qui, maintenant, faisaient cercle autour d’eux. Comment avait-il pu engager autant de marins en si peu de temps — sans parler du luxe extraordinaire que constituaient les services d’un chirurgien ! Adam West, lui, avait toujours eu beaucoup de mal à recruter des hommes — probablement parce qu’il ne pouvait pas leur offrir l’argent et les primes que d’autres capitaines étaient en mesure de promettre.
— Et votre agent ? questionna Sparhawk. Comment se fait-il qu’il ne soit pas encore là ?
Mary s’éclaircit la gorge. Le moment de vérité était arrivé.
— Il n’est pas là, parce qu’il n’existe pas, répondit-elle en grimaçant. Mon père tenait ses comptes lui-même. Pour lui, les comptables n’étaient que des filous et des voleurs, des gens auxquels il valait mieux ne jamais avoir affaire.
Le capitaine haussa les sourcils.
— Certes. Toutefois, ils sont très utiles quand il s’agit de vous protéger contre d’autres rapaces qui n’attendent qu’un instant d’inattention pour vous dépouiller.
Il marqua une pause, puis demanda :
— Qu’y a-t il dans ce panier ? Vos grands livres ? De nouveau, Mary avala péniblement sa salive.
— Pas exactement.
Seigneur ! Pourquoi avait-il fallu que son père lui rende la tâche aussi difficile ?
— Il n’avait pas non plus beaucoup d’estime pour les livres de comptes, avoua-t elle.
Une lueur d’incrédulité brilla dans les yeux du cor¬saire.
— Ainsi, déclara-t il, votre père n’avait pas de comptable, ne tenait pas de livres et avait à peine assez d’hommes pour maintenir à flot ce rafiot ! Sans parler du reste... Ce matin, j’ai eu le temps de procéder à une visite détaillée, et le résultat est édifiant. Si vous le voulez bien, je vais vous faire un compte rendu, point par point. Les canons, d’abord. La plupart sont rouil¬lés, et il n’y a ni poudre ni boulets. J’ai eu beau cher¬cher, je n’ai pas trouvé de quoi confectionner un pétard de feu d’artifice ! Les cales, ensuite... Rien ! Le grand vide. Les rats eux-mêmes ont déserté l’endroit ! Ne parlons pas des voiles. Elles sont si fines et si usées que vous pourriez tout juste en faire des robes pour vos poupées ! Naturellement, les cordages ne sont pas en meilleur état. La plupart sont pourris et effilochés, quand ils ne sont pas prêts à se rompre. Et pour cou¬ronner le tout, j’évoquerai en passant les dépenses somptuaires que Mme West et ses filles ont faites dans toutes les boutiques de mode et chez tous les merciers
et chapeliers de Newport — des dépenses qui m’ont été détaillées par un huissier mandaté par lesdits com¬merçants. J’ai eu beaucoup de mal à m’en défaire. Le cuistre prétendait saisir purement et simplement votre bateau !
Mary n’entendait plus que les cris des mouettes qui volaient au-dessus de leurs têtes. Tous les membres de l’équipage avaient les yeux braqués sur elle. Jamais, de sa vie, elle n’avait eu aussi honte ! Un pareil déballage en public... C’était vraiment insupportable !
Le visage en feu, elle se mordit la lèvre et se força à rester calme.
— Capitaine Sparhawk, je crois qu’il serait plus convenable que nous allions poursuivre cette conversa¬tion dans la cabine de mon père.
La tête haute, elle lui tourna le dos et se dirigea à petits pas rapides vers la coursive. Le corsaire la suivit.
— Allons-y, mademoiselle West ! lança-t il. Je suis curieux de découvrir les autres secrets que votre père n’a pas emportés avec lui dans sa tombe !
D’un geste impatient, il essaya de lui prendre son panier, mais elle résista.
— Je ne vous dirai rien de plus tant que vous ne m’aurez pas présenté vos excuses ! répliqua-t elle. Je ne tolèrerai pas qu’on insulte mon père en ma pré¬sence !
Rassemblant ses robes sur le côté, elle se retourna et, avec précaution, posa un pied sur le premier barreau de l’étroite échelle qui donnait accès à l’entrepont.
— Votre père ! tonna Sparhawk en levant les yeux au ciel. Seigneur Dieu, c’est moi et moi seul qui ai été insulté dans cette affaire ! Dans tout ce que vous m’avez dit, il n’y avait pas un seul mot de vrai ; et s’il se trouvait un autre bateau qui pût me convenir à New¬port, je romprais sur-le-champ notre contrat... Donnez-moi votre panier, il vous gêne pour descendre.
— Non ! Lâchez cette anse !
Alors qu’elle essayait de lui résister, Mary glissa et tomba avec un cri strident jusqu’en bas de l’échelle. Celle-ci n’était pas très haute et ses jupons amortirent sa chute, mais le panier d’osier s’ouvrit, laissant échap¬per les papiers qu’elle avait pris tant de peine à trier et à ranger. Ils s’éparpillèrent autour d’elle.
— Mademoiselle West !
En un instant, Sparhawk fut à son côté et lui tendit la main pour l’aider à se redresser.
— Seigneur Jésus... Seigneur Jésus...
Mary s’agenouilla et tenta fébrilement de rassembler ses papiers.
— Je... je vous jure que j’ignorais que les canons étaient rouillés et qu’il n’y avait pas de poudre, bredouilla-t elle en levant vers Sparhawk un visage ruisselant de larmes. Pour le reste non plus, je n’étais pas au courant, sinon je vous l’aurais dit. Mon pauvre père a fait ce qu’il a pu ! Ce n’est tout de même pas sa faute, s’il n’a pas eu autant de chance que vous. Au retour de son dernier voyage, il était si malade qu’on a dû le porter à terre. Tout ce qu’il voulait, alors, c’était mourir chez lui, dans sa maison, entouré des siens. Grâce au ciel, ce dernier vœu au moins a été exaucé. Dans de telles circonstances, vous pouvez bien comprendre qu’il n’était guère en état de veiller à l’entretien des canons ou à l’approvisionnement de la soute à munitions. Pour ma part, je ne puis guère que vous demander de l’en excuser. Je suis désolée. Vrai¬ment désolée !
Sparhawk s’accroupit à côté d’elle, les mains sur les genoux. Il semblait touché et désarmé par les larmes de Mary.
— Vous l’aimiez beaucoup, n’est-ce pas ? demanda-t il.
Mary renifla et s’essuya les yeux d’un geste machinal.
— Bien sûr que je l’aimais ! C’était mon père.
— Pour vous, c’est peut-être naturel, mais il y a bien des gens qui n’éprouvent aucune vénération parti¬culière pour leurs parents.
Il commença de ramasser les papiers et, après les avoir défroissés un à un, il entreprit de les ranger méthodiquement dans le panier.
— Je suis persuadé, par exemple, que mon propre père se moque éperdument de savoir ce que je fais et si je suis encore en vie.
— Vous ne dites pas cela sérieusement ?
— Si. On ne peut plus sérieusement. Je suppose que nous nous ressemblons trop, lui et moi. Quand il me regardait, il voyait ses propres défauts, et cela lui était insupportable.
Avec douceur, il lui prit les mains et les serra dans les siennes.
— Veuillez me pardonner, dit-il. Je n’avais pas
l’intention d’insulter la mémoire de votre père. Elle hocha la tête et retira ses mains sans brusquerie. Elle était assise dans le rectangle de lumière que
dessinait l’écoutille. Son chapeau était tombé sur ses épaules, et une longue mèche bouclée s’enroulait autour de son cou. Bien qu’elle eût les yeux baissés, elle sentait le regard de Sparhawk posé sur elle. Un regard insistant qui la troublait aussi sûrement qu’une caresse...
— Le bleu vous va bien, chuchota-t il soudain.
— Vous voulez parler de ma robe ?
Peu habituée à ce qu’on admire sa toilette, Mary fut surprise d’un tel compliment.
— Je l’ai empruntée à Jenny, expliqua-t elle. Le bleu lui sied à merveille, car elle a les cheveux blonds et un teint très clair, comme maman. Pour les coutu¬rières, c’est une très bonne cliente, qui sait ce qu’elle veut et ne regarde jamais à la dépense lorsque quelque chose lui plaît — alors que, pour ma part, je discute toujours les prix. C’est elle qui est en grande partie res¬ponsable des factures dont vous m’avez parlé tout à l’heure. Maman ne s’est pas encore rendu compte de la précarité de notre situation et, d’une certaine façon, elle l’encourage à jeter l’argent par les fenêtres. Pour elle, une fille doit d’abord être élégante. Le reste n’a pas d’importance. Souvent, d’ailleurs, elle me reproche de ne pas faire comme Jenny.
Mary savait que tout cela n’était que du bavardage mais, pour une raison qui lui échappait, elle ne pouvait s’empêcher de babiller ainsi. Le plus étonnant était que Gabriel Sparhawk l’écoutait et qu’il semblait même porter un intérêt sincère à ce qu’elle disait ! Un intérêt qui la déconcertait encore plus que la façon dont il la fixait.
Voyant qu’il avait fini de ramasser et de ranger les papiers, elle se leva et saisit nerveusement l’anse de son panier en osier, avant qu’il ait eu le temps de lui tendre de nouveau la main.
— Si vous voulez examiner les comptes de mon père, autant commencer tout de suite, dit-elle. J’ai fait de mon mieux pour y mettre un peu d’ordre, mais...
— Ainsi, Jenny est la plus mignonne de vous deux, murmura Sparhawk en se redressant à son tour. La pré¬férée de vos parents.
— Je n’ai pas dit cela ! protesta Mary.
Elle frémit à l’idée qu’il venait d’exprimer en quel¬ques mots une réalité qu’elle n’avait jamais osé regar¬der en face.
— Ce n’était pas nécessaire, dit-il.
Son sourire s’élargit, et Mary eut l’impression que sa chaleur l’envahissait et la réchauffait jusqu’au plus profond d’elle-même. Avec légèreté, il lui effleura la bouche du bout des doigts. Mary retint son souffle et, sans qu’elle le veuille, ses lèvres s’entrouvrirent.
— Même sans l’avoir rencontrée, poursuivit le capitaine, je puis vous affirmer que vos parents ont eu tort de préférer Jenny.
Il allait la prendre dans ses bras ! songea Mary. Et tout en frissonnant d’impatience, elle se dit qu’elle ne devait pas le laisser faire.
Les doigts du corsaire glissèrent lentement le long de son menton et s’attardèrent sur son cou. Mary était comme hypnotisée par la nonchalance de son sourire et par la lueur qui brillait dans ses yeux mi-clos. Com¬ment un homme pouvait-il avoir des cils aussi longs ? se demanda-t elle étourdiment.
— Une vraie petite sirène, murmura-t il. Sur ces mots, il lui prit le panier des mains, lui tourna le dos et se dirigea vers la cabine.
Mary ferma les yeux. Elle avait la bouche sèche, son cœur battait à se rompre. Alors que tout le monde l’avait mise en garde contre les talents de séducteur de Gabriel Sparhawk, elle s’était imaginé qu’elle aurait la force de lui résister. Les autres succombaient peut-être à son charme, mais pas elle. A son retour de Crescent Hill, elle s’était juré que plus jamais elle n’aurait de faiblesse face à lui. Plus jamais.
Pourtant, il avait suffi d’un geste tendre, d’un peu de gentillesse, pour que toutes ses belles résolutions s’envolent.

 
 

 

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Chapitre 4
— Je me moque des promesses que vous avez pu faire, Talbot ! s’exclama Gabriel en se penchant au-dessus du comptoir. Le rhum qui se trouve dans cette charrette, devant votre porte, est le mien. Je l’ai acheté, je l’ai payé. Plus tôt vous me le livrerez, et mieux cela vaudra pour vous.
Avant de lui répondre, le distillateur se recula avec prudence.
— Je vous répète que ce n’est pas le vôtre. Celui-ci appartient au capitaine Reed. La guerre est bonne pour mes affaires, comme pour les vôtres... Il n’y a pas un seul marin à Newport qui ne rêve d’aller faire la course contre les Français...
Gabriel jura et tapa du poing sur le comptoir.
— Ecoutez-moi, Talbot. J’ai l’intention de prendre la mer après-demain. Alors, il me faut ce rhum, coûte que coûte !
Le regard brillant d’une lueur mauvaise, le distilla¬teur ricana.
— Cette fois, vous ne serez peut-être pas le premier à sortir du port, capitaine Sparhawk ! En tout cas, vous ne ferez pas la loi dans mon magasin, et je ne vous livrerai que lorsque cela me conviendra. Je n’ai pas
l’habitude de donner la priorité à quiconque — encore moins à un coureur de jupons qui a déshonoré une per¬sonne qui m’est chère.
— Quel est ce charabia ? Je ne vois vraiment pas à quoi vous...
— Betty Millar. Ce nom ne vous dit rien ? Aujourd’hui, elle s’appelle Betty Talbot. Je suppose que vous n’avez pas envie que j’en dise plus devant une femme, capitaine ? ajouta le distillateur en dési¬gnant Mary d’un signe du menton.
Les mains posées à plat sur le comptoir, Gabriel poussa un soupir d’exaspération. Sans le rhum de Tal¬bot, il ne pourrait rien obtenir de ses hommes. Quant à cette Betty Millar, il s’en souvenait tout juste. Il se rap¬pelait l’avoir rencontrée dans une taverne sordide de Greenwich au retour de l’une de ses expéditions contre les Espagnols. Il l’avait emmenée dans une soupente, au-dessus du bouge, et avait passé deux heures tout au plus avec elle. Cela remontait à une dizaine d’années. Pourquoi cette catin n’avait-elle pas gardé cette his¬toire pour elle quand elle avait enfin réussi à mettre la main sur un mari ?
— Vous devriez avoir honte, capitaine ! continua Talbot sur un ton sévère. Ce que vous avez fait n’était pas digne d’un gentilhomme ! Quand on a un tant soit peu de rigueur morale, on ne s’amuse pas à ruiner la vertu d’une pauvre serveuse de bar, pure et ingénue !
Pure et ingénue ! De stupeur, Gabriel faillit s’étran¬gler. Betty avait été déflorée bien longtemps avant de le rencontrer, lui ; et même ce soir-là, il n’avait été ni son premier ni son dernier client. Cette petite garce s’était à l’évidence servie de lui, et de sa réputation, pour expliquer à son époux pourquoi elle n’était pas vierge au moment de leur nuit de noces. Il l’imaginait sans peine, le visage baigné de larmes, racontant qu’elle avait été séduite par un jeune et beau corsaire qui l’avait lâchement abandonnée après lui avoir dérobé son précieux petit capital.
En entendant le frou-frou de la robe de Mary, qui s’approchait du comptoir, Gabriel réprima un juron. Seigneur ! Pourquoi avait-il fallu que ce commerçant ressorte cette vieille histoire juste devant elle ?
— Monsieur Talbot, vous êtes un homme plein de sagesse et de modération...
Voilà une entrée en matière qui ne manquait pas de diplomatie, songea Gabriel. Il jeta un coup d’œil inqui¬siteur à la jeune fille. Cela faisait quinze jours qu’il courait la ville avec elle, et il avait remarqué qu’elle prenait cette voix douce et persuasive chaque fois qu’ils se trouvaient face à un tonnelier ou à un ship chandler récalcitrant. Quel argument allait-elle pouvoir employer pour fléchir le distillateur ?
— Du moins, poursuivit-elle, mon père l’affir¬mait-il. Et c’était la raison pour laquelle il avait choisi de vous accorder sa clientèle.
Mary décocha au distillateur son sourire le plus ave¬nant, auquel le gros homme répondit par un rictus. Si Betty Talbot devait passer toutes ses nuits dans le lit de cet horrible personnage, il n’était guère étonnant qu’elle n’ait pas oublié sa brève amourette avec Gabriel Sparhawk !
— Laissez-moi vous donner un conseil, mademoi¬selle : restez sur vos gardes et pensez à ce qui est arrivé à votre pauvre papa. Ma Betty pourrait vous dire mieux que moi ce qu’il en coûte de faire trop confiance au capitaine Sparhawk et à ses pareils.
Mary soupira.
— Je n’ai pour ma part aucun reproche à faire au capitaine Sparhawk, dit-elle, et je ne voudrais pas m’immiscer dans le différend qui vous oppose l’un à l’autre. Quant à votre rhum, vous êtes bien entendu libre de le vendre à qui bon vous semble. Néanmoins, en refusant de le livrer au capitaine Sparhawk, c’est moi et ma famille que vous lésez, puisque nous sommes les propriétaires du Vengeur...
Avant de poursuivre, elle baissa les yeux et consi¬déra ses mains, affectant la modestie d’une jeune femme qui est embarrassée de devoir s’occuper d’une affaire normalement réservée aux hommes.
Sa journée avait commencé avant l’aube, et l’après-¬midi était déjà très avancé. Elle avait chaud, elle était fatiguée, sa robe de laine noire était poussiéreuse et elle sentait que ses cheveux auraient besoin d’être recoiffés. Toutefois, elle était décidée à ne pas quitter le magasin sans avoir obtenu le rhum que Talbot leur avait promis.
— J’ai entendu dire que votre frère cadet cherchait un embarquement pour aller faire la course en mer, reprit-elle en s’obligeant à sourire. Même si je me doute qu’un marin tel que lui a sans doute déjà eu de nombreuses propositions ; toutefois, vous pouvez lui faire savoir qu’il sera le bienvenu s’il désire monter à bord du Vengeur. La moralité du capitaine Sparhawk laisse peut-être à désirer, mais vous ne nierez pas qu’il est assez adroit lorsqu’il s’agit de poursuivre et de cap¬turer un bateau ennemi.

Au fur et à mesure qu’elle parlait, les yeux du distil¬lateur s’étaient mis à briller. Le déshonneur de sa femme — si déshonneur il y avait eu — n’était sans doute pas grand-chose dans son esprit en comparaison d’une part, même minime, dans les prises futures du Vengeur.
Avec légèreté, Mary posa la main sur le bras de Gabriel.
— Vous venez, capitaine ? Il est tard, et nous devrions rentrer. Bonsoir, monsieur Talbot. Pardonnez-nous de vous avoir gardé aussi longtemps loin de votre femme et de votre dîner.
— A quoi ressemble son frère ? questionna Gabriel
dès qu’ils eurent franchi la porte du magasin. Mary grimaça.
— Il est encore plus gros que Talbot, et je ne vois vraiment pas comment il pourrait se rendre utile à la manœuvre ou dans un combat. Enfin ! vous n’aurez qu’à le mettre dans la cuisine. En échange de ce petit service, ajouta-t elle avec un large sourire, je pense que vous aurez votre rhum demain matin.
Gabriel se passa la main dans les cheveux et enfonça d’un geste brusque son chapeau sur sa tête.
— J’aurais préféré assommer ce cuistre à coups de bâton ! Mais cela n’aurait rien fait pour hâter la livrai¬son de mes barils de rhum... Une fois de plus, made¬moiselle West, vous m’avez montré qu’on attrape plus de mouches avec du miel qu’avec du vinaigre.
— Et que dans le négoce, l’appât du gain est plus puissant que le sens de l’honneur ! ajouta-t elle en riant.
Le rire du corsaire se joignit au sien et, tout naturel¬lement, Mary posa la main sur le bras de son compa¬gnon. Elle aimait par-dessus tout ces moments de complicité qu’elle partageait de temps à autre avec lui. La brise de mer avait rafraîchi l’atmosphère, juste assez pour rendre le fond de l’air agréable, et bien que les premières étoiles commençassent à briller au firma¬ment, le ciel était encore d’un bleu profond et velouté, comme au début du crépuscule. Mary n’avait pas eu l’intention de rester dehors aussi tard, mais les soirées comme celle-ci étaient trop rares pour qu’elle n’ait pas envie d’en profiter. Un autre jour, une autre nuit, et Gabriel — dans ses pensées, elle l’appelait maintenant par son prénom — serait parti. Pour une fois, elle pou¬vait bien laisser Jenny s’occuper de leur mère et du dîner.
Brièvement, ses doigts se crispèrent et elle sentit les muscles durs et tendus de Gabriel sous l’étoffe rêche de la manche de sa veste. Au cours des deux dernières semaines, il l’avait fait participer beaucoup plus qu’elle ne s’y attendait à la remise en état et à l’appro¬visionnement du trois-mâts. En guise d’explication, il lui avait dit qu’il était indispensable qu’un propriétaire sût ce dont un bateau avait besoin avant de prendre la mer ; et après un premier mouvement de surprise, fort légitime, Mary n’avait pas tardé à apprécier la sollici¬tude de Gabriel et son désir sincère de l’ouvrir aux arcanes d’un métier dont, en fin de compte, elle ne connaissait presque rien.
A son côté, elle avait pu se rendre dans des lieux auxquels une femme n’avait que très rarement accès. Elle avait marchandé avec les ship chandlers, avait testé la solidité des cordages ; elle s’était même aventu¬rée dans l’atelier d’un voilier, où elle avait appris à reconnaître les différentes qualités de toiles et à choisir celles qui convenaient le mieux, en fonction de la sur¬face et de la voile à laquelle elles étaient destinées. Jamais elle n’aurait cru qu’il fallait tenir compte d’autant d’éléments différents pour commander une misaine, un foc ou un hunier — sans parler des ren¬forts, des coutures et des garcettes de ris !
En même temps, elle avait également beaucoup appris sur Gabriel. Elle savait maintenant qu’il était capable de parler d’égal à égal avec un ouvrier comme avec un riche armateur, et que son esprit était aussi prompt avec les chiffres que lorsqu’il s’agissait de faire un bon mot. Au passage, elle avait découvert qu’il avait deux sœurs, mariées et mères de famille, ainsi que deux frères, encore célibataires. Et puis, il y avait tout le reste : la façon dont il toussotait pour s’éclaircir la voix avant de prendre une décision, l’épi rebelle qu’il tentait vainement de discipliner, la façon dont ses yeux verts étincelaient dans la lumière du soleil...
Mais, surtout, elle avait vu combien peu il s’intéres¬sait à elle en tant que femme.
Ses manières étaient toujours très respectueuses et si, de temps à autre, il la taquinait, c’était de façon amicale, presque fraternelle. Depuis leur première ren¬contre, il n’avait pas une fois tenté de l’embrasser de nouveau ; et bien qu’elle se répétât sans cesse qu’il en était beaucoup mieux ainsi, Mary ne pouvait s’empê¬cher d’être déçue, d’éprouver une vague frustration.
Parfois, quand elle lui tournait le dos, elle avait l’impression qu’il dardait sur elle des yeux brûlants de désir. Le cœur battant la chamade, elle se retournait... et découvrait invariablement un visage souriant et aimable, mais dépourvu de toute passion. Elle se moquait alors d’elle-même et de ses chimères. Une fois de plus, elle avait été le jouet de son imagination
— le cognac qu’elle avait goûté sur ses lèvres lors de leur seul et unique baiser avait dû lui porter à la tête. Pour lui, elle était Mlle West, la propriétaire du Ven¬geur.
Un point c’était tout. Perdus dans leurs pensées, ils marchaient lentement, l’un à côté de l’autre. Après avoir quitté la distillerie,
ils avaient dirigé leurs pas vers Thames Street ; et lorsqu’ils arrivèrent sur la place du marché, ils croi¬sèrent deux matrones qui, ostensiblement, détournèrent la tête afin de ne pas devoir les saluer.

Gabriel dut sentir que Mary se raidissait, car il s’arrêta soudain, les sourcils froncés.
— Cela vous est déjà arrivé ? questionna-t il d’une voix emplie de colère.
— Souvent. Très souvent, même, reconnut Mary. En général, il s’agissait des femmes des commerçants auprès de qui nous avions des dettes. Quand j’étais petite, elles interdisaient à leurs filles de jouer avec moi tant que mon père n’aurait pas payé son dû. Natu¬rellement, à l’époque, j’ignorais quelle était la raison d’un tel ostracisme. C’est plus facile à supporter, main¬tenant que je la connais.
— Je n’aime pas vous voir souffrir, quelle qu’en soit la raison, murmura Gabriel sur un ton bourru. Etes-vous certaine que ce n’est pas à cause de nos rela¬tions qu’elles vous ont évitée ?
Mary soupira et regarda fixement le bout de ses chaussures.
— Je ne puis nier que les commérages vont bon train — auxquels ma mère prête une oreille complai¬sante. Cependant, ajouta-t elle en souriant, les quatre-vingt-deux hommes du Vengeur peuvent témoigner en ma faveur, et leurs femmes avec eux.
D’un accord tacite, ils quittèrent la place du marché, pour s’engager dans l’une des rues étroites qui condui¬saient au front de mer. La nuit était noire, à présent ; devant eux, les ombres des entrepôts désertés s’allon¬geaient démesurément. A leur passage, deux chats s’enfuirent en miaulant, et une odeur de bacon grillé leur parvint à travers la porte entrouverte d’une taverne.
Mary leva les yeux, cherchant l’étoile polaire dans le ciel.
— Dans deux nuits, vous n’aurez plus qu’elle pour vous guider sur la mer, capitaine, murmura-t elle.
Elle s’arrêta, afin de mieux contempler le firma¬ment, et ajouta :
— J’irai prier pour que vous reveniez sain et sauf.
— Vous devriez plutôt prier pour que je revienne avec un chapelet de prises accroché à ma poupe, rétor¬qua Gabriel d’une voix sombre. Sinon, tous nos efforts n’auront servi de rien.
Mary voulait lui dire que cela ne lui importait guère et qu’elle désirait seulement qu’il revienne. Elle vou¬lait lui dire cela, et mille autres choses encore... avant qu’il ne s’en aille, avant qu’elle ne perde courage.
Elle en était là de ses pensées lorsque deux hommes jaillirent soudain de l’ombre et se jetèrent sur eux.
— Gabriel ! s’écria-t elle.
Il était déjà trop tard pour songer à s’enfuir. Le plus petit de leurs agresseurs la saisit par la taille et la pla¬qua avec violence contre lui. Alors qu’elle s’apprêtait à crier de nouveau, il lui enfonça un chiffon sale dans la bouche ; et lorsqu’elle tenta de l’arracher, il lui saisit les poignets, les lui tordant avec brutalité derrière le dos.
Confusément, Mary aperçut Gabriel et l’autre malandrin qui roulaient dans la poussière, au milieu de la chaussée. Un éclair argenté se refléta sur une lame de couteau, puis son agresseur lui écrasa le visage contre un mur en brique. Elle ne vit plus rien. Sei¬gneur ! Jamais elle n’avait eu aussi mal et aussi peur ! Tout en la maintenant prisonnière, l’homme plongea la main dans sa poche et s’empara des quelques pièces qu’elle avait sur elle.
Douze shillings ! songea-t elle avec amertume. Ils allaient être assassinés pour douze shillings !
Le ruffian poussa un grognement de satisfaction tan¬dis que sa main glissait sur la taille de Mary et remon¬tait vers son corsage. En devinant ses intentions, elle cria à travers son bâillon, redoubla d’efforts pour se dégager. Les doigts sales et moites de son agresseur étaient déjà sur ses seins. C’était trop horrible !
— Non !
Derrière elle, Gabriel jura. Puis, soudain, comme par magie, Mary se retrouva libre tandis que l’homme qui l’avait attaquée poussait un nouveau grognement — de douleur et de surprise, cette fois. Elle se retourna, juste à temps pour le voir s’écraser, la tête la première, sur les pavés de la ruelle.
— Vous n’êtes pas blessée, au moins ? questionna Gabriel en la prenant dans ses bras.
Elle tremblait. Pourtant, il suffit du contact de ces bras musclés pour qu’elle se sente en sécurité. Elle ferma les yeux. La joue appuyée contre le torse de Gabriel, elle écouta les battements puissants et régu¬liers de son cœur.
Le ciel soit loué ! Ils étaient tous les deux sains et saufs.
— Si jamais ils vous ont blessée, Mary...
— Non, je n’ai rien, le rassura-t elle à mi-voix.
Il l’avait appelée Mary ! Même si la chose était pué¬rile, elle en avait conscience, ce détail lui apporta plus de réconfort que l’étreinte de Gabriel.
Au bout de quelques instants, elle fit effort pour s’écarter de lui et tira sur son corsage afin de le remettre en place.
— Je n’ai rien, Gabriel, répéta-t elle avec un sourire qu’elle savait peu assuré. Ne vous inquiétez pas.
A la lueur de la lune, il examina son visage et lui effleura la joue du bout des doigts, à l’endroit où elle avait heurté le mur en brique.
— Une belle ecchymose, commenta-t il en grima¬çant. Malgré la douleur, elle haussa les épaules.
— Ce n’est qu’une simple égratignure. Dans trois jours, il n’y paraîtra plus. Nous aurions pu être tués.
Le cœur de Mary battait à se rompre. Elle avait oublié la façon dont son corps réagissait quand elle était aussi près de Gabriel — avait-elle vraiment oublié ou seulement tenté d’oublier ? Prenant une profonde inspiration, elle réussit à lever les yeux vers lui pour demander :
— Ils se sont enfuis ?
— Non, mais ils ne sont plus en état de nous impor¬tuner.
Gabriel se tourna vers les deux corps inertes qui gisaient au milieu de la chaussée. Sans ménagement, il fit rouler sur le dos le plus grand des deux hommes, et Mary faillit pousser un cri en découvrant la tache de sang qui recouvrait presque entièrement son torse.

— L’imbécile ! grommela Gabriel. Il s’est embro¬ché sur son propre couteau.
Avec embarras, Mary regarda successivement le cadavre et Gabriel. Le corsaire avait du sang sur sa chemise — du sang qui, à l’évidence, ne lui apparte¬nait pas. Bien qu’elle n’eût aucune expérience des armes blanches et des combats au corps à corps, elle avait quelque peine à croire que leur agresseur ait pu être maladroit au point de se faire lui-même une pareille blessure.
Gabriel dut lire le doute sur son visage.
— Auriez-vous oublié la raison pour laquelle vous m’avez engagé, mademoiselle West ? questionna-t il sur un ton défensif. Entre un héroïque patriote et un gibier de potence, il n’y a guère de différence — un bout de papier signé par le gouverneur. Ce n’était pas d’un enfant de chœur dont vous aviez besoin et, si cela peut vous rassurer, je n’en suis pas un. Si tel n’était pas le cas, je serais à leur place en ce moment. Dieu seul sait le sort qu’ils vous auraient réservé...
— Ils sont morts ?
— On ne pourrait l’être plus. Pour autant que je suis capable d’en juger, du moins.
Mary contempla fixement les deux cadavres. Elle essaya de penser comme Gabriel ; malgré tous ses efforts, elle n’y réussit pas complètement.
Elle avait froid. Très froid.
— Nous devrions aller chercher le guet et leur raconter ce qui s’est passé, suggéra-t elle d’une voix blanche.
— Sûrement pas ! Je n’ai pas envie de perdre mon temps en explications et en dépositions devant un magistrat. Vous ne connaissez pas la justice. Si nous agissions ainsi, nous serions encore bloqués au port dans un mois. Demain matin, un passant trouvera les corps de ces deux canailles, et l’on pensera qu’ils se sont battus et entretués accidentellement. Il n’y aura même pas d’enquête.
S’accroupissant à côté de l’autre corps, Gabriel exa¬mina le visage du mort à la lueur blafarde de la lune. Brusquement, il fronça les sourcils. Il avait déjà vu ces traits quelque part... Le souvenir était lointain, mais bien réel. Cela faisait cinq ans, six ans peut-être, qu’il avait croisé pour la dernière fois la route de Desjoyaux et de ses hommes.
Il se pencha un peu plus et prit dans sa main le petit crucifix de bois accroché au cou du malandrin. Cela suffisait pour l’identifier comme étant un papiste. Sûrement pas un gars de Newport !
D’un geste brusque, Gabriel ouvrit la chemise tachée de sang du cadavre. Il fallait qu’il en ait le cœur net !
— Gabriel ?
— Un instant. Je voudrais seulement m’assurer que...
Il ne termina pas sa phrase. Il venait de trouver ce qu’il cherchait : une fleur de lis tatouée au-dessus du cœur. La marque de reconnaissance que Desjoyaux exigeait de ses hommes.
Lentement, il se redressa et s’essuya les mains sur son mouchoir. Ainsi, le Malouin était déjà lui aussi sur le sentier de la guerre... La lutte serait rude. Et Gabriel avait intérêt à rester sur ses gardes s’il ne voulait pas perdre la vie prématurément.
— Capitaine Sparhawk ?
Mary. Il avait presque oublié sa présence. Dans cette ruelle sombre et déserte, elle lui apparut dans toute sa fragilité. Seigneur Dieu, pourquoi l’avait-il entraînée dans cette aventure ? A cause de lui, elle avait failli être tuée ou, pis encore, emmenée dans une maison de débauche de l’île de la Tortue.
Elle lui sourit, d’un sourire timide et hésitant, et il sentit quelque chose remuer tout au fond de lui-même. Catherine. Une fois de plus, la ressemblance de la jeune fille avec Catherine le frappa, l’emplissant d’un trouble qui le fit frissonner.
— Venez, murmura-t il sur un ton bourru. Il est temps que je vous ramène chez vous.
D’un geste furieux, Mary finit de balayer les cendres du four de la cuisine. Bien qu’elle eût expliqué plus de cent fois à Jenny la façon d’utiliser un four, sa sœur, la veille encore, avait mis beaucoup trop de bois, au risque de faire éclater les pierres et de mettre le feu à la maison. Naturellement, le poulet avait été brûlé à l’extérieur, demeurant rosé à l’intérieur. Alors qu’elle avait mille détails à régler avant que le Vengeur ne mette à la voile, le lendemain, il fallait en plus qu’elle répare les bêtises de Jenny !
Elle leva les yeux vers les murs noircis par la fumée et secoua la tête avec découragement. Un quart d’heure plus tôt, elle avait envoyé Jenny chercher de l’eau pour les nettoyer ; et bien sûr, elle n’était pas encore de retour.
Pourvu qu’elle ne soit pas tombée dans le puits ! Avec sa maladresse, elle en était capable.
— Mademoiselle West ?
Son balai à la main, Mary se tourna et chassa machinalement une mèche de son front luisant de sueur. Trop tard, elle s’avisa qu’elle avait dû ainsi se barbouiller le visage de suie.
En découvrant la dame élégante qui se tenait sur le pas de la porte, elle écarquilla les yeux de surprise.
— Oh ! madame Lambert ! Pardonnez-moi, je ne vous avais pas entendue...
D’un geste nerveux, elle s’essuya les mains sur son tablier. Elle avait toujours été mal à l’aise avec la cou¬turière qui, de son côté, ne l’aimait guère et n’avait que du dédain pour elle, sans doute parce que Mary, contrairement à sa sœur, n’avait que peu de goût pour les rubans et les fanfreluches.
— N’avons-nous pas réglé nos dettes ? questionna-t elle avec inquiétude.
— Si, mademoiselle West, la rassura la Parisienne. Tout a été payé rubis sur l’ongle, et je vous remercie de la confiance que vous accordez à ma maison depuis si longtemps.
Avec grâce, elle inclina la tête et sourit — le pre¬mier vrai sourire qu’elle ait jamais adressé à Mary. Puis, soulevant le bord de ses jupes en indienne, elle entra dans la cuisine et frappa dans ses mains. Aussi¬tôt, l’une de ses premières mains apparut, les bras chargés d’une grande boîte en carton rectangulaire.

— Nous venons vous apporter un petit présent, expliqua la couturière.
De façon théâtrale, elle sortit une robe de la boîte et la présenta à Mary. Celle-ci retint son souffle. Jamais elle n’avait vu quelque chose d’aussi beau ! Le jupon était de soie rose pâle, avec des petites fleurs brodées à la main et un falbala. Une large ceinture en velours incarnat marquait la taille tandis qu’un corsage en den¬telles fines et légères couronnait la pièce d’estomac. Les manches étaient courtes, avec des engageantes à triple volants, en dentelle aussi.
— Oh ! madame, quelle merveille !
Avec un petit cri, Jenny laissa tomber le seau d’eau qu’elle apportait et se précipita dans la cuisine, les yeux brillants d’envie et d’admiration.
— Elle est magnifique ! J’ai hâte de voir quelle sera la réaction de Dick quand...
— Non, non, mademoiselle, elle n’est pas pour vous ! l’interrompit Mme Lambert en mettant en hâte la robe hors de portée des mains sales de Jenny. D’ail¬leurs, cette couleur ne vous irait pas du tout ! Du rose... Quelle idée, avec vos yeux bleus et vos cheveux blonds ! Ce serait affreux. Enfin, cela n’a pas d’impor¬tance, puisque cette robe est destinée à votre sœur et non à vous.
Mary secoua la tête.
— Vous devez vous tromper. Jamais je n’aurais commandé un vêtement pareil.
— Le gentleman qui vous l’offre a dit exactement la même chose. Un gentleman qui a fort bon goût et qui sait ce qui vous convient. Un véritable esthète. Pensez qu’il a lui-même choisi le tissu et la coupe ! La lettre, Amity ! demanda Mme Lambert en se tournant avec autorité vers sa première main. Donnez donc la lettre à Mlle West, ma petite !
La jeune ouvrière ébaucha une révérence et tendit une enveloppe à Mary qui la décacheta d’un geste fébrile. Elle aurait préféré être seule pour lire la mis¬sive, mais elle savait que jamais sa sœur n’accepterait qu’elle lui fasse une pareille cachotterie.
Ainsi qu’elle l’avait déjà deviné, c’était Gabriel qui lui envoyait ce présent.
« Ma courageuse petite Mary,
» Je suis sûr que vous désirez souhaiter bonne chance à votre humble et respectueux capitaine avant qu’il ne prenne la mer pour aller combattre les Fran¬çais en votre nom. Venez donc dîner chez moi ce soir ; et, bien que votre beauté, comme celle des lis, n’ait pas besoin d’artifices pour être parfaite, faites-moi le plai¬sir d’accepter mon modeste cadeau et de le porter en mon honneur.
» Votre obéissant et dévoué capitaine,
Gabriel Sparhawk. »
— C’est de ton capitaine, n’est-ce pas, Mary ? ques¬tionna Jenny en se haussant sur la pointe des pieds afin de lire par-dessus l’épaule de sa sœur. C’est le seul gentleman de Newport qui soit capable d’offrir un
présent aussi grandiose à une dame. Oh ! ma chérie, comme je t’envie ! Jamais je n’aurais cru que...
— Non, je ne puis accepter, l’interrompit Mary, les yeux fixés sur l’écriture ample et orgueilleuse du cor¬saire.
Il pensait qu’elle était courageuse, il pensait qu’elle était belle et, de nouveau, il l’appelait Mary. Sa petite Mary...
Naturellement, tout cela ne signifiait rien. Ce n’était qu’un témoignage de la galanterie d’un homme du monde. Néanmoins, après leur mésaventure de la veille, Mary avait conscience des dangers qu’il allait encourir ; et elle avait envie de croire que ses propos étaient sincères. En outre, ce dîner était peut-être la dernière chance qu’elle aurait jamais de se trouver seule avec lui.
— Voulez-vous l’essayer, mademoiselle West ? proposa Mme Lambert en laissant glisser l’étoffe entre ses doigts. Le capitaine Sparhawk a beaucoup de goût, et je suis sûre qu’elle vous ira à ravir. Bien entendu, nous l’avons réalisée à vos mesures ; aucune retouche ne devrait être nécessaire.
Que cette robe lui aille ou non à ravir, Mary savait qu’un tel présent était tout à fait inconvenant. Presque aussi inconvenant que le dîner en tête à tête auquel Gabriel l’avait conviée. Sa réputation n’avait point trop pâti des relations qu’ils entretenaient depuis quinze jours, mais elle ne survivrait sûrement pas à une soirée aussi compromettante.
— Non, déclara-t elle avec une fermeté qui la sur¬prit elle-même. J’ai déjà fait savoir à plusieurs reprises au capitaine que je ne pouvais pas aller dîner chez lui. Quant à cette robe, je ne puis l’accepter. Il faut que vous la remportiez, madame. Elle fera, j’en suis sûre, le bonheur d’une autre de vos clientes.
La couturière secoua la tête de façon si véhémente que la poudre qui couvrait ses cheveux tomba sur ses épaules.
— Il n’en est pas question, mademoiselle West ! Cette robe est à vous, et je ne tiens pas à encourir la colère du capitaine Sparhawk en la remportant à mon magasin. Amity, veuillez poser le carton sur la table.
Après que la jeune ouvrière lui eut obéi, Mme Lam¬bert s’inclina cérémonieusement.
— Au revoir, mesdemoiselles. Soyez certaines que ce sera toujours avec la plus grande joie que je vous recevrai dans ma boutique et que je prendrai les com¬mandes dont vous voudrez bien m’honorer.
Sur ces mots, elle se retira. Un instant, Mary regarda fixement le carton posé sur la table.
— Comment a-t il pu m’envoyer un tel présent et me convier à dîner alors que je lui ai dit maintes fois que je me compromettrais en allant chez lui ? murmura-t elle d’une voix abattue. Ce serait folie d’accepter...
— Au contraire ! s’exclama Jenny. Refuser une pareille invitation serait aussi stupide que dangereux. Tu n’as pas cessé de jurer tes grands dieux que tu entretenais avec lui des relations d’affaires parfaite¬ment innocentes. Si c’est vrai, pourquoi aurais-tu peur de lui ?

— Je n’ai pas peur de lui !
— Alors, c’est de toi-même que tu as peur, et c’est encore pis. Quel mal y aurait-il à aller dîner chez lui, Mary ? Tu ne sais vraiment pas t’amuser, tu sais ! Même quand tu étais avec Daniel O’Brien, tu étais aussi gauche et empruntée qu’une écolière le jour d’un examen.
— Tu exagères, Jenny ! protesta Mary.
— A peine, et je parierais volontiers que le capi¬taine Sparhawk, lui, n’est jamais gauche ou emprunté avec une femme, quelle qu’elle soit. Si tu ne veux pas te rendre chez lui — je t’accorde que cela pourrait faire froncer quelques sourcils —, rien ne t’empêche d’aller dîner en sa compagnie dans un restaurant. Après tout, c’est le capitaine de notre bateau, et il n’oserait pas porter atteinte à ton honneur en public. Bien entendu, il faudra que tu te mettes un peu de poudre sur la joue, afin de cacher ta blessure. Je ne comprends vraiment pas comment tu as pu te cogner dans ce mur ! A te voir, on croirait que tu es allée te bagarrer avec des ivrognes dans une taverne.
Machinalement, Mary passa la main sur l’ecchy¬mose violacée qui ornait sa pommette. Ne voulant pas les inquiéter, elle n’avait pas révélé à sa sœur et à sa mère quelle en était la véritable cause. Gabriel, lui, la connaissait...
Comme elle hésitait, Jenny se mit à battre des mains avec enthousiasme.
— Tu devrais garder la robe, suggéra-t elle. Telle que je la connais, Mme Lambert n’a pas dû en faire un secret, et tout Newport doit être déjà au courant de l’attention toute particulière que te porte le capitaine Sparhawk. Alors, si j’étais à ta place, je ne me poserais plus de questions. Je profiterais de la robe et je me moquerais du qu’en-dira-t on.
Mary considéra tour à tour le carton et le visage constellé de taches de rousseur de sa sœur. Pour une fois, la logique de Jenny était imparable.
— As-tu songé à ce qu’aurait pensé papa s’il était encore de ce monde ? demanda-t elle néanmoins. Il m’aurait maudite et m’aurait traitée de fille perdue, de dévergondée !
— Oh non ! Je suis sûre au contraire qu’il t’aurait encouragée à accepter. Maman aussi d’ailleurs t’y encouragerait, si tu prenais seulement la peine d’aller l’interroger.
Le sourire de Jenny se crispa, et son visage exprima une étrange amertume.
— Le capitaine Sparhawk est riche. On ne peut pas en dire autant de nous... ou de Dick, ajouta-t elle d’une voix pincée.
Impulsivement, Mary posa une main protectrice sur l’épaule de sa sœur.
— Oh ! Jenny...
Tous les arguments qu’elle pourrait trouver ne servi¬raient à rien. Sa sœur avait raison. D’autant qu’elle ne se souvenait que trop de l’horrible conversation qu’elle avait eue avec sa mère, le soir où les Thomas étaient venus dîner chez eux.
— Tu sais, dit-elle, maman désire seulement que nous soyons heureuses et que nous ne manquions de rien.
Jenny haussa les épaules avec dérision.
— Elle se moque bien que nous soyons heureuses ou malheureuses, tu peux me croire ! Elle n’aime pas plus Dick qu’elle n’aimait Daniel ; et si nous la lais¬sions faire, elle nous vendrait à un vieux négociant horrible et ventripotent — au plus offrant, bien entendu ! N’essaie pas de me dire le contraire ; tu sais aussi bien que moi que c’est la vérité.
Sur ces mots, elle poussa un soupir de frustration en regardant avec envie la robe que Mme Lambert avait apportée.
— Le capitaine Sparhawk n’est peut-être pas très jeune, mais au moins est-il beau, lui. En plus, il est galant, et tu ne lui es pas indifférente, puisqu’il t’a envoyé ce présent.
— Je n’en suis pas aussi certaine, murmura Mary. J’ai parfois l’impression que cet homme, qui a déjà eu sa part d’aventures, ne me prend pas vraiment au sérieux. Pour lui, je suis encore une petite fille. Une enfant.
— Je comprends ce que tu veux dire, affirma Jenny. Néanmoins, je pense que tu devrais accepter de dîner avec lui ce soir. Ne serait-ce que dans l’intérêt de la famille. Il pourrait prendre ton refus pour un affront. Or, n’oublie pas que c’est avec le bateau de papa qu’il va mettre à la voile demain. Un bateau sur lequel repose nos derniers espoirs...
Vaincue, Mary hocha la tête.
— Tu as raison, acquiesça-t elle. Je vais y aller... Mais jure-moi que tu n’en diras rien à maman.
— Je te le jure !
Gabriel jeta un coup d’œil impatient à la grande pendule qui occupait l’un des coins de sa chambre à coucher. Où diable était passé Ethan ? Pourquoi ne lui apportait-il pas l’eau chaude qu’il lui avait demandée ? Il ne pouvait pas sortir sans s’être rasé, et si cela conti¬nuait, il ne serait même pas habillé lorsque sonnerait l’heure de son rendez-vous avec Mary West. En jurant entre ses dents, il sortit et dévala les marches de l’esca¬lier. Dans le hall, les meubles étaient déjà couverts de housses blanches, en prévision de son départ, tandis que son grand coffre de marin était posé devant la porte d’entrée, prêt à être emporté.
Sans cesser de maugréer, il ouvrit brutalement la porte de la cuisine. Une bouilloire était en train de fumer sur le fourneau, mais Ethan n’y prêtait aucune attention. Son tablier de cuir maculé de farine et de taches de graisse, il se tenait devant la table et regar¬dait avec intérêt une femme, occupée à goûter une sauce avec une louche en étain.
— Sarah !
Gabriel ne chercha pas à dissimuler son irritation.
— J’aurais dû deviner que c’était toi ! Tu as tou¬jours eu un don pour venir troubler le bon fonctionne¬ment de ma maison.


— Elle est parfaite, Ethan, déclara Sarah Sparhawk-Tillinghast sans accorder le moindre regard à son frère. Je ne connais aucun cuisinier, ou cuisinière, de New¬port qui pourrait faire mieux.
Elle laissa tomber une nouvelle goutte de sauce sur son doigt et la lécha avec délice. Enfin, elle se tourna vers Gabriel, un grand sourire aux lèvres.
— Bonsoir, Gabriel. Je savais que tu serais heureux de me voir et que je pouvais compter sur la chaleur de ton accueil...
— Arrête, je t’en prie ! soupira Gabriel. Je dois prendre la mer à l’aube, et nous avons déjà assez de problèmes comme cela, sans que tu viennes en plus rajouter ton grain de sel.
Un peu tardivement, il s’approcha d’elle et l’embrassa sur le front. Respectivement aînée et benja¬min de la famille Sparhawk, ils étaient les seuls à avoir hérité des cheveux noirs, des yeux verts et du caractère entier de leur père — leurs trois autres frères et sœur étant blonds et d’un naturel beaucoup plus accommo¬dant, comme leur mère. Très tôt, la ressemblance qui unissait Sarah et Gabriel avait créé un lien particulier entre eux.
— Quand j’ai entendu dire que tu t’apprêtais à reprendre la mer pour aller faire la course dans les Caraïbes, je t’ai apporté des lettres et un paquet pour
papa et maman, expliqua Sarah. Tu trouveras bien le moyen d’aller leur rendre visite à la Barbade, n’est-ce pas ?
Gabriel poussa un grognement qui ne l’engageait à rien. Sans autre réponse, il se pencha sur le fourneau afin d’évaluer la température de l’eau dans la bouil¬loire.
Les mains sur les hanches, Sarah le considéra avec sévérité.
— Gabriel ! Je veux bien admettre que tu n’aies pas envie de venir nous voir, John et moi, mais papa a presque soixante-dix ans ; et si tu continues de te dra¬per ainsi dans ton orgueil, tu pourrais bien ne plus jamais le revoir vivant !
De nouveau, Gabriel soupira. Le seul fait d’évoquer son père le rendait nerveux.
— Réserve-lui donc tes sermons sur l’orgueil ! répliqua-t il. Mais rassure-toi, j’avais l’intention de faire une escale à la Barbade. De toute façon, il n’est même pas sûr que maman acceptera de me recevoir lorsqu’elle apprendra que j’ai une nouvelle fois armé un navire en course.
Les yeux de Sarah brillèrent, et un petit rire moqueur franchit ses lèvres.
— Elle n’y pensera même plus lorsque tu lui auras parlé de tes nouvelles frasques et de la façon dont tu t’amuses à ruiner la réputation des jeunes filles de bonne famille.
D’un geste, elle désigna les pâtisseries et les frian¬dises qu’Ethan avait mises à refroidir sur la table.
— Ce doit être un morceau de choix pour que tu te donnes autant de peine, Gabriel. Une déesse avec un appétit d’ogre...
Sans se démonter, Gabriel s’assit avec nonchalance dans le fauteuil à bascule.
— Elle est très mignonne, possède beaucoup d’esprit et mes relations avec elle ne te regardent en rien, répliqua-t il en croisant les bras.
Sarah haussa un sourcil intéressé.
— Elle a de l’esprit ? Voilà qui est inédit. D’habi¬tude, ce n’est pas la qualité qui t’attire le plus chez une femme. Mais avec celle-ci, je ferais bien attention à moi, à ta place. J’ai connu sa mère, Letty, et je puis t’assurer qu’elle n’est pas du genre à s’en laisser compter. Au moindre faux pas, elle te traînera devant l’autel et te forcera, bon gré mal gré, à réparer les torts que tu auras causés à sa trop charmante Mary.
Gabriel leva les yeux au ciel.
— Parfois, quand je t’écoute, j’ai l’impression d’entendre notre chère mère ou la digne épouse d’un pasteur. Cette fille est en âge de prendre ses décisions toute seule ; pour ma part, cela fait longtemps que je n’ai plus besoin qu’on me donne des conseils. Sais-tu que cette petite effrontée est venue chez moi de son propre chef et sans même être accompagnée par un chaperon ? Avec ses mines faussement innocentes, elle a réussi en un tournemain à me faire perdre la tête et à me convaincre de prendre le commandement du trois-mâts de son défunt père.
L’expression de Sarah s’adoucit, pour se voiler d’une ombre de tristesse.
— Ethan m’a dit qu’elle était le portrait de Cathe¬rine.
— Et moi, je te répète qu’Ethan et toi vous seriez bien inspirés de ne pas mettre votre nez dans mes affaires personnelles ! répliqua Gabriel en se levant brusquement. Maintenant, si tu veux bien m’excuser, j’ai beaucoup de choses à faire avant demain. Je ne te raccompagne pas, tu connais le chemin...
Sarah resta impassible.
— Ethan m’a raconté aussi que le guet avait trouvé les corps de deux hommes dans Water Street. Ils avaient été l’un et l’autre poignardés ; et tous deux avaient une fleur de lis tatouée au-dessus du cœur. Or, quand tu es rentré la nuit dernière, il y avait du sang sur ta chemise, alors que tu n’étais ni blessé ni même égratigné...
Pendant quelques secondes, elle resta silencieuse. Puis, d’un geste affectueux, elle passa la main dans les cheveux en bataille de son frère.
— Fais bien attention à toi, Gabriel, murmura-t elle en le regardant dans les yeux. Jusqu’à présent, tu as eu de la chance. Mais quand on le provoque trop, le destin finit parfois par se lasser.

 
 

 

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