Chapitre 11
— Alors, Gabriel, quelles sont tes intentions ? ques¬tionna Mary d’une voix tremblante. Vas-tu m’attacher sur une chaise afin que je ne puisse plus m’enfuir ; ou bien comptes-tu me jeter, enchaînée, dans un fond de cave obscur, comme une vulgaire esclave ?
— Mon père n’a pas d’esclaves, Mary, et par conséquent pas de chaînes non plus.
Jamais Gabriel n’avait rencontré une femme qui fût, comme Mary, capable de l’exaspérer et de l’émouvoir tout à la fois. A un point tel qu’il était déchiré entre son envie de la corriger et son besoin de la prendre dans ses bras, de la consoler et de lui confier combien il avait eu peur pour elle.
— Alors, lui demanda-t elle, qu’as-tu décidé à mon encontre ?
Il fit effort pour rester calme et la regarda dans les yeux.
— D’abord, Mary, tu pourrais commencer par me
dire ce que tu étais allée faire dans ce bouge. Elle secoua la tête.
— Non, je ne peux pas.
— Tu ne peux pas ou tu ne veux pas ? interrogea Gabriel.
A l’endroit où la manche du corsage de la jeune fille avait été déchirée, un petit triangle laissait entrevoir la peau blanche et la courbe d’un sein rond et ferme — une vision qui n’était pas faite pour apaiser l’émoi que Gabriel éprouvait chaque fois qu’il se trouvait seul avec Mary.
— J’y suis allée pour régler des affaires, expliqua-t elle. Des affaires de mon père qui ne regardent que moi et que tu n’as pas besoin de connaître.
— Par tous les démons de l’enfer, Mary, aurais-tu perdu la tête ? Si Ethan n’avait pas envoyé un homme me prévenir, tu serais sans doute déjà enfermée dans une mansarde, à la discrétion des clients d’une maison de débauche !
Mary fronça les sourcils.
— Je ne crois pas que ce ruffian aurait osé m’enle¬ver ainsi en plein jour.
— Vraiment ? Et moi je crois que si j’étais arrivé cinq minutes plus tard, je t’aurais retrouvée sur le dos, avec les jupes retroussées et ce bâtard entre les jambes !
Ces propos crus et violents semblèrent ébranler Mary, qui se troubla.
— Mais... c’était pour toi que j’étais là-bas, Gabriel ! se défendit-elle.
— Pour moi ? Je ne vois pas en quoi...
— Je voulais t’aider !
Elle s’interrompit un instant, hésitant visiblement à en dire plus. Puis elle secoua la tête.
— Je cherchais un homme qui doit de l’argent à mon père. Je pensais qu’en obtenant cet argent, je serais en mesure de te convaincre de rentrer à Crescent Hill.
Gabriel la considéra avec incrédulité. Fugitivement, il se souvint du tas de vieux papiers sales et froissés que le capitaine West avait laissé à sa famille. Com¬ment Mary avait-elle pu accorder le moindre crédit à une créance provenant d’un pareil fatras ?
— Ecoute-moi, Mary, je n’aurais pas accepté cet argent, même si, par un miracle extraordinaire, tu étais parvenue à le récupérer. Nous sommes en guerre. Si j’ai décidé de reprendre la mer, c’est pour me battre et pas seulement pour renflouer tes caisses et ajouter quelques pièces d’or à ma fortune. Quand bien même je le voudrais, je ne pourrais pas rentrer avant la fin de cette campagne. Ce serait une sorte de désertion, à la fois vis-à-vis du roi et vis-à-vis de mes hommes.
— Tu ne le peux pas ou tu ne le veux pas ?
Non sans une certaine ironie, elle lui avait retourné sa question.
— Tu as décidé que c’était à toi de prendre toutes les décisions à ma place, n’est-ce pas ? poursuivit-elle d’un ton acerbe. Tu imagines que je suis ta petite sirène, ta poupée et que je suis incapable de choisir moi-même la couleur de mes propres bas !
— C’est pour ta vie que je suis inquiet, Mary, pas pour tes fichus dessous !
Une fois encore, la violence verbale de Gabriel fit mouche. Mary leva sur lui des yeux brillants de larmes.
— Si tu es tellement inquiet pour moi, répliqua-t elle, pourquoi m’as-tu traînée de force jusqu’ici, au lieu de me ramener au Vengeur ?
Comme elle se frottait de nouveau les bras, Gabriel remarqua les rougeurs qui marquaient la peau blanche de ses poignets. Seigneur Dieu, était-ce lui qui lui avait fait ça ? Jamais il n’avait eu l’intention de lui faire mal... Non sans effroi, il se souvint de la façon dont, sous l’emprise de la colère, il avait failli tuer l’agres¬seur de Mary. Comment avait-il pu laisser cette vio¬lence s’exercer sur la seule personne qui comptait vrai¬ment dans sa vie ?
Il l’aimait.
Alors qu’il avait été tout près de la perdre, il ne pou¬vait plus ignorer la force ni la nature du sentiment qu’il éprouvait pour elle. Mais peut-être l’avait-il déjà per¬due ? Jamais il n’avait vu dans son regard une telle résignation, comme si elle avait fini par accepter les limites qu’il avait fixées à leur relation. Il avait envie de la prendre dans ses bras, de la serrer contre lui et de lui dire tout l’amour qu’elle lui inspirait... Mais n’était-il pas trop tard ?
— Tout ce que je voulais, Mary, c’était te mettre en sécurité, répondit-il d’une voix rauque.
— De quelle façon, Gabriel ? En m’enfermant dans une prison dorée, pendant que tu resterais libre de cou¬rir les mers et de risquer ta vie à chaque instant ?
Un soupir de frustration s’échappa de ses lèvres, et elle secoua la tête avec découragement.
— Ce n’est pas avec des vœux pieux qu’on change le monde. Je le sais, parce que j’ai essayé. J’ai prié pour que nous ne soyons plus en guerre avec la France et avec l’Espagne, et pour que plus personne ne cherche à te tuer. J’ai prié pour que mon père guérisse et pour que ma mère renonce à son eau-de-vie de genièvre. J’ai prié pour que Daniel soit encore en vie... En vain ! Et ma dernière prière non plus n’a pas été exaucée. Dieu sait pourtant si j’ai supplié le ciel afin que jamais plus je ne tombe de nouveau amoureuse, et surtout pas d’un homme pour qui les femmes ne sont que des jouets dont on s’amuse quelque temps avant de les abandonner et de partir à la recherche d’autres plai¬sirs et d’autres aventures.
D’un geste brusque, elle lui tourna le dos et alla regarder par la fenêtre.
Gabriel laissa passer quelques secondes avant de la rejoindre.
— Mary, non.
Quand il posa les mains sur ses épaules, elle se rai¬dit, mais ne le repoussa pas.
— Non, lui répéta-t il dans le creux de son oreille.
Doucement, il fit glisser ses doigts le long de ses bras et il l’attira contre lui.
— Je t’en supplie, Mary, ne me chasse pas de ta vie, murmura-t il. Car, moi, jamais je ne parviendrai à te chasser de la mienne.
— Non, lui répondit-elle d’une voix à peine audible. Je t’en prie, Gabriel...
Il l’obligea à se retourner entre ses bras et, toujours avec douceur, prit son visage entre ses mains. Aussitôt, Mary entrouvrit les lèvres. Leurs bouches se joignirent pour un baiser qui enflamma aussitôt Gabriel.
— Non, Gabriel..., chuchota encore Mary dans un soupir.
Mais, à l’évidence, elle était déjà vaincue.
Avec un gémissement, elle se laissa aller en arrière,
et ils roulèrent sur le parquet vernis, la robe et les jupons de Mary formant autour d’eux un îlot de satin et de dentelle blanche. Comme Gabriel glissait la main entre ses cuisses, elle protesta encore faiblement, alors que son corps se cambrait et s’offrait à ses caresses.
— Non...
Jamais ils ne s’étaient aimés ainsi, avec une telle passion, une telle violence. Ils brûlaient, ils vibraient ensemble comme s’ils voulaient se perdre l’un dans l’autre.
— Oui... Oh...
Avec un gémissement sourd, Gabriel plongea en elle, et un long frisson le parcourut bientôt tandis que le plaisir le submergeait. Il resta immobile quelques instants, hors d’haleine. Mary, brûlante et frémissante, s’était blottie contre lui et faisait pleuvoir sur son cou et sur son torse une pluie de baisers reconnaissants.
Quand il eut recouvré sa lucidité, il l’embrassa sur les lèvres. En appui sur un coude, il s’apprêtait à se retirer lorsque, soudain, son regard croisa les yeux bleus de sa mère, qui les regardait par la porte entre¬bâillée. Elle avait la bouche ouverte, et son visage exprimait la plus intense stupéfaction.
Pour la troisième fois, la mère de Gabriel gronda Mary avec gentillesse.
— Allons, mon enfant, appelle-moi simplement Damaris. Chez nous, tout le monde se tutoie, et nous avons bien assez d’un prénom, sans avoir à ajouter des titres de politesse qui ne sont que des mots vides de sens et inutiles. Maintenant, tourne-toi, afin que je puisse voir si cette vieille robe de Sarah peut t’aller.
Subjuguée, Mary obéit. La mère de Gabriel l’avait emmenée dans sa propre chambre et l’avait aidée à enlever ses vêtements souillés et déchirés ; après quoi, elle était allée chercher de l’eau et l’avait lavée et coif¬fée en la laissant pleurer tout son soûl. Pas une seule fois elle n’avait fait allusion à son fils ou aux cir¬constances dans lesquelles elle les avait surpris.
Bien qu’elle sût que Mme Sparhawk était une qua¬ker, Mary ne laissait pas d’être étonnée par sa douceur et sa compréhension. L’aspect sévère et classique de sa robe bleue lui seyait à la perfection. Elle avait dû être très belle dans sa jeunesse, et elle l’était encore, avec sa silhouette altière, ses cheveux blonds et ses yeux d’un bleu profond, presque violet. C’était d’elle, sans doute, que Gabriel tenait sa capacité à écouter les autres, ainsi que cette gentillesse qu’il avait si souvent tenté de lui dissimuler. Non sans regret, Mary se demanda à quoi aurait ressemblé sa vie si elle avait eu une mère comme celle-ci, une mère qui ne se plaignait pas sans cesse et qui, au lieu de gémir, était capable de donner de l’affection et du réconfort aux êtres qui l’entouraient.
— Finalement, elle ne te va pas trop mal, commenta Damaris en tirant sur les plis de la jupe. Sa coupe n’est plus très à la mode, mais au moins est-elle propre. En outre, elle n’est pas déchirée.
— Pou... pourquoi ne m’avez-vous pas chassée ? bredouilla Mary. Vous êtes si bonne pour moi, alors que je mériterais d’être jetée dehors et de disparaître à jamais de la vie de votre fils...
— Que vas-tu penser là, Mary ?
Avec un soupir, Damaris s’accouda au dossier d’un fauteuil en noyer et examina attentivement Mary.
— Je ne tiens pas à ce que tu t’en ailles. Au contraire. Il faut que tu restes ici et que tu épouses Gabriel.
— E... épouser Gabriel ? Non ! Je... je ne peux pas !
— Pourquoi donc ? s’étonna Damaris en souriant. Tu l’aimes, n’est-ce pas ? La façon dont tu le regardais vaut toutes les déclarations. D’ailleurs, as-tu songé que tu portes peut-être déjà en toi l’enfant de Gabriel ?
— Mais je ne peux pas me marier ! protesta Mary. Ni avec lui ni avec personne. J’ai eu un fiancé, naguère, qui s’est perdu en mer. Je lui avais juré que jamais je n’aimerais un autre homme que lui !
Cet aveu fit sourire Damaris.
— Est-ce aussi pour respecter sa mémoire que tu
t’es roulée dans mon salon avec mon fils ? Aussitôt, les yeux de Mary s’emplirent de larmes.
— Je le savais ! Vous pensez que je suis une mau¬vaise fille, n’est-ce pas ?
— Pas mauvaise, seulement un peu jeune. Allons, viens, il ne faut pas pleurer ainsi. Elle tendit les mains et, impulsivement, Mary se jeta
dans ses bras. Avec douceur, Damaris lui caressa les cheveux.
— Rien de tout cela n’est ta faute, Mary. Gabriel est un homme auquel on résiste difficilement. Bien que les mères ne soient pas supposées avoir une préférence pour l’un ou l’autre de leurs enfants, je dois avouer que j’ai toujours eu un faible à son égard. Il est né avec un mois d’avance. Il était tout petit, et si fragile ! Je me trouvais à bord du Léopard avec Jonathan et, comme nous étions en pleine mer, c’est lui qui m’a aidée à le mettre au monde — il a eu affreusement peur de nous perdre tous les deux ! A cause des soucis qu’il m’a donnés alors, j’ai toujours été trop indulgente avec Gabriel, alors que Jonathan s’est montré plus dur avec lui qu’avec tous nos autres enfants. Il est étrange de voir avec quelle violence les hommes réagissent quand ils ont eu peur de perdre ce qui leur était le plus cher au monde...
Mary renifla et releva la tête d’un mouvement brusque.
— Pas Gabriel ! s’exclama-t elle avec véhémence. Lui, il ne pense à rien, hormis à lui-même et à son propre plaisir !
Damaris sourit et lui tendit son mouchoir.
— Je suis persuadée qu’au fond de toi-même tu n’en crois rien. Moi non plus, je ne parviens pas à lui
en vouloir vraiment, même si c’est la première fois qu’il nous rend visite depuis quatre ans — un peu grâce à toi, d’ailleurs.
— Ce n’est pas grâce à moi, mais plutôt grâce à la guerre, expliqua Mary en s’essuyant les yeux. Dès que la nouvelle est arrivée de Londres, il a voulu être le premier à recevoir ses lettres de marque du gouverneur pour courir sus aux vaisseaux français.
Le sourire de Damaris se figea.
— Ainsi, Jonathan avait raison. Gabriel a repris ses croisières sanglantes... J’aurais tant aimé qu’il en soit autrement. Cela me chagrine. Toutefois, il a plus de démons en lui que la plupart des hommes et je ne puis rien faire pour l’assagir, si ce n’est prier et espérer qu’il trouvera un jour une autre voie que celle de la violence.
Elle poussa un profond soupir et effleura du bout des doigts la joue de Mary.
— Ma pauvre enfant ! T’a-t il dit, au moins,
combien il avait aimé une autre femme, jadis ? Mary grimaça.
— Il a eu tellement d’aventures qu’il a dû oublier...
— Gabriel n’a pas oublié Catherine, affirma Damaris d’une voix empreinte de tristesse. Pas plus que tu n’as oublié ce fiancé qui s’est perdu en mer. Catherine était un amour. Elle était née dans cette île et, ma fois, elle était aussi charmante que toi. Ses parents possé¬daient — et possèdent encore — une plantation dans la paroisse de Saint-Barthélemy. Même si Catherine ne s’était pas convertie à nos croyances, sa mère assistait à nos réunions, et j’espérais qu’elle aussi elle y vien¬drait avec Gabriel lorsqu’elle l’aurait épousé. Je pense qu’elle l’aurait rendu heureux et lui aurait épargné la plupart des souffrances qu’il s’est imposées à lui-même depuis tant d’années.
Avec tendresse, elle chassa une mèche du front de Mary.
— Depuis que tu es là, avoua-t elle, j’ai recouvré l’espoir.
Sarah lui avait laissé entendre que leur père était fatigué et usé ; pourtant, dès le premier instant, Gabriel se rendit compte que Jonathan Sparhawk n’avait rien perdu de sa vigueur. Grand et large d’épaules, comme lui, il s’était à peine voûté sous le poids des ans. Il lais¬sait ses longs cheveux blancs libres de toute attache, à l’ancienne mode. Ses épais sourcils n’avaient pas blan¬chis, eux, et ses yeux verts — identiques à ceux de Gabriel — étaient toujours aussi vifs et perçants. En le regardant, Gabriel avait l’impression de se voir lui-même avec quarante ans de plus.
En tout cas, le caractère du capitaine Jonathan Spar¬hawk ne s’était pas adouci. En l’écoutant vitupérer dans la pièce où, un quart d’heure à peine plus tôt, il avait fait l’amour à Mary, Gabriel avait l’impression d’être de nouveau ce petit garçon qui avait eu si souvent à affronter les foudres de son père.
— Qu’a donc fait ta pauvre mère pour mériter un pareil manque de respect ? C’est vraiment inconce¬vable ! As-tu pensé au choc qu’elle a dû éprouver quand elle t’a trouvé, après quatre années sans nou¬velles, en train de violenter une pauvre enfant en larmes, et cela dans son propre salon ?
— Mary n’est pas une enfant, père, protesta Gabriel. Elle a dix-huit ans, un âge auquel une fille est en droit de convoler si elle le désire.
— Un âge qui pourrait être celui de ta fille, si j’en crois ce que nous a dit ton frère sur ta précocité dans ce
domaine ! Tu as dû payer une jolie somme pour obtenir les faveurs de cette petite effrontée...
— Sacrebleu, père, Mary n’est pas l’une de ces catins à qui l’on donne cinq shillings pour une passe dans une mansarde !
— C’est vrai, concéda Jonathan Sparhawk, non sans ironie. D’après ce qu’on m’a confié, les créatures que tu entretiens te coûtent en général beaucoup plus cher ! Alors, quel est le pauvre mari que tu as cocufié aujourd’hui ?
— Mary n’est pas mariée. Elle est venue avec moi de son plein gré à bord du Vengeur.
— Le trois-mâts armé en course qui est arrivé aujourd’hui dans la baie ? questionna Jonathan avec un coup d’œil perçant. Si je comprends bien, tu fais la chasse aux Français maintenant ! Tu n’avais sans doute pas assez d’or avec celui que tu as volé aux Espa¬gnols... J’aurais dû me douter que seule une nouvelle guerre pouvait t’attirer dans ces parages.
Avec un profond soupir, il se laissa tomber lourde¬ment contre le dossier de son fauteuil. Pour la première fois, il eut vraiment l’air de ce qu’il était : un vieil homme.
— Ta mère va de nouveau avoir le cœur brisé quand elle apprendra que tu as repris la mer pour aller massacrer des pauvres gens !
Gabriel grimaça, sans pour autant essayer de se jus¬tifier. Cela n’aurait servi de rien. Pour Jonathan Spar¬hawk, la guerre de course n’était que de la piraterie déguisée. Dans un combat avec des pirates, il avait perdu autrefois un bateau, et avait failli perdre la vie ; aussi n’avait-il que fort peu de sympathie et encore moins d’estime pour les raisons qui avaient poussé Gabriel à embrasser le métier de corsaire, au lieu de gagner sa vie d’une façon honnête et pacifique. A l’époque, Gabriel n’avait pas cru bon de justifier le désir ardent qui le poussait à aller combattre les Espa¬gnols. Sa douleur était encore trop vive, alors. Et à présent, il était trop tard.
— Il ne s’agit que d’une seule campagne, père, déclara-t il avec calme. Ce trois-mâts appartenait au père de Mary. Il est sa propriété, maintenant, et j’ai...
— Le père de cette fille était un homme de New¬port, un capitaine ? l’interrompit Jonathan avec impa¬tience. Est-ce que je l’ai connu ?
— Adam West ? Non, tu n’as pas dû le connaître, père, répondit Gabriel en haussant les épaules. C’était un ivrogne et un homme sans ambition. Il n’a jamais rien réussi, si ce n’est les deux plus charmantes filles que la terre ait jamais portées.
— Le capitaine West, de Water Street ! Contraire¬ment à ce que tu crois, je l’ai assez bien connu, ainsi que son père avant lui, Ezra. Il a épousé Letitia Martin, n’est-ce pas ? Il faisait surtout le commerce du sucre et du rhum. Et voilà que mon fils a débauché sa fille et l’a déshonorée devant tout son équipage — ainsi que sa propre mère !
Il y avait une telle amertume dans la voix de Jona¬than Sparhawk que Gabriel, malgré lui, sentit la honte l’envahir. La plupart des hommes auraient été fiers d’avoir un fils qui s’était battu et avait fait fortune au service du roi. Mais Jonathan, lui, avait toujours réprouvé la violence et attendait autre chose de Gabriel. Impulsivement, il lui posa la main sur le bras, comme si une telle marque d’affection pouvait suffire à effacer les déceptions qu’il avait causées depuis tant d’années.
Son père ne remarqua même pas son geste. Le visage fermé, il continua de regarder droit devant lui.
— Cette fois, tu es allé trop loin, mon garçon ! Que tu le veuilles ou non, tu épouseras cette jeune fille. Si tu refuses de réparer honorablement les torts que tu lui as causés, je serai contraint de demander au gouver¬neur de te faire jeter en prison et de ne pas te relâcher avant la fin de cette maudite guerre avec les Français.
Assise sur une chaise, le dos très droit, Mary se lais¬sait aller au gré de ses rêveries tandis que Rosina, la servante que lui avait attribuée Damaris, brossait ses longs cheveux bouclés, puis les lissait avec un tissu de soie pour les rendre plus souples et d’aviver leur bril¬lant. Hormis sa chemise, son corset et ses bas — des bas rose pâle —, la jeune fille ne s’était pas encore habillée. Malgré la fenêtre ouverte et l’heure avancée, la chaleur était encore étouffante. Elle attendrait jusqu’au dernier moment pour mettre sa robe — ou plutôt pour demander à Rosina de l’aider à l’enfiler —, afin qu’aucun faux mouvement ne risque de froisser le délicat assemblage de soie et de dentelle. Quant aux fleurs de son bouquet, elles ne seraient cueillies dans le jardin que lorsqu’elle serait prête.
Avec cet horrible climat, tout se gâtait trop vite, se dit Mary en soupirant.
Tout.
Au cours des deux dernières semaines, elle n’avait vu Gabriel qu’à l’occasion des repas. Même alors, son père et ses amis l’avaient tant accaparé, notamment à propos de la guerre contre les Français, qu’il avait à peine eu le loisir de lui adresser de temps à autre un clin d’œil ou un signe de tête depuis l’autre bout de la table. Il avait beaucoup de choses à faire, voilà tout, songeait Mary pour se rassurer. Ses occupations le tenaient éloigné d’elle et s’il la négligeait, ce n’était nullement intentionnel. Néanmoins, que pouvait-elle espérer de ce mariage ridicule que ses parents leur imposaient à l’un et à l’autre ? Quand il lui avait dit qu’elle avait une place dans sa vie, elle s’était prise à espérer qu’il l’aimait autant qu’elle l’aimait. Mais quelle sorte d’amour pouvait donc naître d’une union forcée comme celle-ci ?
— Vous ne devriez pas vous tourmenter ainsi, mademoiselle, murmura Rosina de sa voix chantante, tout en appliquant délicatement de la poudre sur le front et sur les pommettes de Mary.
La jeune servante avait été empruntée à une planta¬tion voisine, car Damaris n’employait pas de camériste pour elle-même. Et bien que Mary eût souvent envié ses amies qui pouvaient disposer d’un tel luxe, elle trouvait ce soir les attentions de Rosina aussi pesantes que factices.
— A Bridgetown, poursuivit la servante, on dit que la beauté est fille de l’insouciance et qu’elle ne résiste pas plus au chagrin que la rosée à l’ardeur des rayons du soleil. D’ailleurs, de quoi devriez-vous vous inquié¬ter ? Ce soir, toutes les femmes de cette île vont vous envier. Qui n’aimerait pas être à votre place, au bras du capitaine Sparhawk ?
Pour Mary, qui n’avait jamais désiré être enviée, c’était là une bien mince consolation. Ce qu’elle vou¬lait, c’était être de retour chez elle, dans l’île d’Aquid¬neck, auprès de sa sœur et de sa mère.
Avec tristesse, elle regarda vers la baie, à la recherche de la goélette de Richardson. A part elle, personne ne semblait s’inquiéter du retard de la Sainte-Lucie — les vents contraires, lui expliquait-on, le mau¬vais temps, un capitaine trop prudent... De son côté, elle n’avait pas cessé de prier le ciel afin que sa sœur arrive saine et sauve, et à temps pour assister à la céré¬monie qui allait l’unir à Gabriel. Jenny pourrait même profiter de l’occasion pour épouser Dick. Ainsi, lorsque les invités lèveraient leurs verres à la santé des jeunes mariés, il y aurait au moins un couple dont le bonheur ne pourrait être mis en doute...
— Ta robe te plaît-elle, Mary ?
Au son de la voix de Gabriel, Mary ferma les yeux et s’efforça de calmer les battements désordonnés de son cœur. Puis elle se tourna vers lui. Il n’avait pas frappé, ni demandé l’autorisation d’entrer ; à présent, il se tenait sur le pas de la porte, la main posée sur la poi¬gnée en cuivre poli.
Il était si beau qu’elle en eut le souffle coupé et fail¬lit fondre en larmes. Il portait le même costume en velours que le soir où il l’avait reçue dans son moulin à vent. Etait-ce en souvenir de cette soirée désastreuse qu’il l’avait mis ? se demanda-t elle. Aussitôt, elle se reprocha sa stupidité.
— C’est toi qui l’as choisie, n’est-ce pas ? demanda-t elle.
— Oui. Jamais ma mère ne l’admettrait mais, dans ce domaine, elle n’a rien d’une experte et il vaut mieux ne pas trop lui faire confiance.
Un bref instant, le regard de Gabriel s’arrêta sur les jambes de Mary et il hocha la tête, approbateur.
— Je t’avais fait envoyer trois paires de bas. Je vois que tu as choisi les roses... Je suppose que ce n’est pas seulement pour m’être agréable ?
Même si Gabriel l’avait déjà vue souvent dans des tenues encore plus légères, Mary éprouvait un léger malaise à se trouver ainsi devant lui, à demi déshabil¬lée, tandis que Rosina achevait de la coiffer et de la maquiller. Il était si étrange de penser que, dans une heure, quand ils seraient mari et femme, on considèrerait comme tout à fait naturel et respectable qu’elle le reçoive dans sa chambre et bavarde avec lui dans une toilette aussi sommaire.
— J’ai choisi les roses parce que ce sont ceux qui vont le mieux avec la robe, répondit-elle d’un ton pincé.
Un vague sourire étira les lèvres de Gabriel.
— Je ne m’attendais pas à une réponse aussi diplo-matique, remarqua-t il. Au fait, tu ne m’as pas dit si tu aimais le tissu et la coupe que j’ai choisis ?
— Cette robe est encore plus belle que celle que tu m’as offerte à Newport, concéda Mary. Mais j’imagine que tu connaissais déjà ma réponse, ajouta-t elle. Sinon, tu ne m’aurais même pas posé la question...
— Voilà une autre réponse pertinente, quoique déjà beaucoup moins diplomatique...
Avec son habituelle nonchalance, Gabriel se tourna vers Rosina.
— Pourrais-tu nous laisser un instant seuls ?
Mlle West te rappellera. La servante leva vers lui un regard hésitant.
— Ce n’est pas convenable, capitaine ! Je ne sais pas ce que dirait Mme votre mère si...
— Chuuut !
Un doigt posé sur les lèvres, Gabriel lui adressa un sourire plein de séduction.
— Si tu ne lui dis rien, elle n’en saura rien, et elle n’aura donc aucune raison de te gronder.
Toute confuse de se voir accorder une pareille atten¬tion, la servante rougit de plaisir et ébaucha une révé¬rence avant de quitter la chambre, faisant en sorte que sa robe effleure au passage les jambes de Gabriel.
Bien que ce fût absurde, Mary éprouva un pince¬ment de jalousie en le voyant flirter aussi librement avec une servante.
— Tu pourrais toujours l’épouser, elle, suggéra-t elle après le départ de Rosina. Elle m’a assuré que toutes les femmes de l’île m’enviaient pour avoir réussi à te mener à l’autel.
— Vraiment ? N’es-tu donc pas du même avis ?
Savait-elle combien elle était désirable dans cette tenue ? se demanda Gabriel. Chaque fois qu’elle respi¬rait, sa poitrine se soulevait sous le laçage serré de son corsage tandis que la peau de sa gorge et de ses épaules luisait de cet éclat que suscitaient en général la passion ou la colère. Mais à présent, il avait envie d’autre chose. Quelque chose qui allait bien au-delà de la simple satisfaction de ses désirs charnels.
Il vit Mary se crisper.
— Il est inutile de nous cacher la vérité, Gabriel, murmura-t elle. Pas plus que toi je n’ai envie de ce mariage.
Gabriel, qui ne s’attendait pas à une réaction aussi négative, ne put réprimer un mouvement de surprise.
— Alors, pourquoi l’as-tu accepté ?
— Et toi ? répliqua-t elle en relevant le menton avec défi.
Il ne répondit pas, parce qu’il ne le savait pas lui-même, tout comme il ignorait pourquoi il était venu voir Mary en cet instant. Depuis quelques jours, il avait l’impression de ne plus être vraiment maître de son destin, il lui semblait être incapable de prendre la moindre décision lui-même.
S’il l’avait réellement voulu, il aurait trouvé un moyen d’échapper à la décision autoritaire de son père. En d’autres circonstances, il ne se serait pas montré aussi malléable ; cette fois pourtant, il n’avait même pas tenté de résister. En s’opposant à son père, il aurait renoncé à Mary, au moins pendant quelque temps, et il s’était refusé à prendre un tel risque. Elle était devenue sa raison de vivre. Plutôt que de la perdre, il préférait l’épouser, même s’il devait pour cela se rendre à l’autel sous la menace d’un pistolet.
Mais pourquoi avait-il tant de peine à avouer à Mary les sentiments qu’il éprouvait pour elle ? Alors qu’il brûlait de lui donner autre chose que les paroles tendres et faciles qu’il avait tant de fois chuchotées à l’oreille de ses nombreuses maîtresses, les mots étran¬gement lui manquaient, il se sentait aussi maladroit qu’un jeunet lors de sa première aventure amoureuse. Pour se rassurer, il songea qu’il aurait l’esprit libre lorsqu’il en aurait terminé avec Desjoyaux ; il prendrait alors le temps de courtiser et de conquérir la jeune fille comme elle le méritait.
La voix de Mary le sortit de ses pensées.
— Si c’est seulement par égard pour moi, tu n’as pas besoin de faire semblant, murmura-t elle, les yeux brillants de larmes. Je n’ai jamais eu envie d’être ta femme. Sur ce point au moins, je n’ai pas changé.
Gabriel scruta son visage à la lumière du soleil cou¬chant. Que lui avaient donc dit ses parents pour la convaincre d’accepter un tel mariage ? L’avaient-ils menacée ?
— Tu m’as dit que tu m’aimais et je suis persuadé que tu m’aimes encore, déclara-t il en pesant chacun de ses mots. Mais si tu as envie de garder ta liberté, je ne vois pas qui pourrait t’en empêcher.
Elle secoua la tête et regarda fixement ses mains, posées dans le creux de son jupon.
— Je n’ai pas le choix, Gabriel.
L’impatience gagna Gabriel. Alors qu’il se sentait déjà pris au piège, il n’avait nul besoin de ces petits secrets.
— Pourquoi n’aurais-tu pas le choix, Mary ? s’étonna-t il. Personne — pas plus ta mère que la mienne — ne peut te contraindre à te marier contre ta volonté.
— Toi, tu le peux, Gabriel, et tu y es déjà parvenu.
— Mary...
Brusquement, elle se leva et lui tourna le dos.
— Je t’en prie, va-t’en avant que ta mère ne nous surprenne de nouveau ensemble.
Gabriel demeura silencieux quelques secondes durant, puis il poussa un long soupir.
— Si c’est ce que tu veux, je vais m’en aller, déclara-t il enfin. Mais il faudra que nous reparlions de tout cela plus tard, à tête reposée.
Aussi raide qu’un mannequin de bois, Mary laissa Rosina l’habiller et lui passer autour du cou le collier de perles que lui avait offert son futur beau-père. Après lui avoir saupoudré une dernière fois de la poudre de riz sur les épaules, la servante se recula et la considéra avec une lueur admirative dans le regard. Visiblement, elle était très satisfaite de son œuvre.
— Vous voilà prête, mademoiselle ! lança-t elle. Vous êtes ravissante !
Mary regarda fixement la jeune femme élégante qui lui faisait face dans la grande psyché et ne réussit qu’avec peine à se reconnaître. Non, ce n’était pas elle ! Ce n’était pas Mary West, la fille du capitaine West.
— J’ai besoin d’aller marcher un peu dans le jardin, déclara-t elle d’une voix qui lui parut étrangement lointaine. Toute seule. S’il te plaît, Rosina, va dire à Mme Sparhawk et à ses invités que je les rejoindrai dans quelques instants.
— Mais, Madame m’a dit que vous deviez...
— Elle comprendra, l’interrompit Mary. Ne t’inquiète pas, j’en prends la responsabilité. Personne ne te fera de reproche.
Sans plus attendre, elle sortit de sa chambre et ferma la porte derrière elle. Puis, à petits pas rapides, elle longea le couloir et descendit avec légèreté les marches de l’escalier de service. Les volants de sa robe à paniers froufroutaient contre les murs blanchis à la chaux, mais elle était trop accaparée par ses pensées pour y prêter attention.
Moins d’une minute plus tard, elle se plongeait dans la pénombre moite du jardin. En face d’elle, les portes-fenêtres de la maison étaient illuminées par les flammes vacillantes d’une multitude de chandelles. La rumeur des rires et des conversations lui parvenait, assourdie. Derrière elle, s’étendaient les épaisses ténèbres de la forêt tropicale, piquetées par les fleurs blanches des bégonias. Les cris et les appels d’une multitude d’oiseaux et d’animaux emplissaient l’air.
Avec un profond soupir, Mary se laissa tomber sur un vieux banc de bois et pressa les paumes de ses mains sur ses joues. A Newport, à la fin du mois d’août, il y avait toujours un peu de fraîcheur après le coucher du soleil, une fraîcheur qui annonçait l’automne et les frimas de l’hiver. Ici, la chaleur ne laissait aucun répit ; il n’y avait pas le moindre souffle de vent pour rendre l’atmosphère un peu moins étouf¬fante.
On était le 23 août 1744. Le jour de son mariage. Une date dont elle se souviendrait à jamais.
Incidemment, Mary se demanda comment l’été avait pu passer aussi vite. Les jours avaient glissé comme dans un rêve depuis cette nuit de juin où elle avait ren¬contré Gabriel pour la première fois. On était le 23 août... et ses menstrues avaient seize jours de retard. Elle était sûre maintenant que les prières qu’elle avait faites, après son ultime rendez-vous avec Daniel, avaient été exaucées par Gabriel.
Elle ferma les yeux et, d’un geste hésitant, posa les mains sur son ventre. Elle ne sentait rien, elle était exactement comme avant ; pourtant, sa vie avait changé — ou allait bientôt changer — d’une façon irrévocable. Elle aurait voulu pouvoir annoncer la nou¬velle à Gabriel ce soir, mais il valait mieux qu’elle garde encore son secret. De cette façon, il ne pourrait pas l’accuser d’avoir employé cet ultime et odieux argument pour le traîner devant le pasteur. Elle essaya d’imaginer à quoi ressemblerait leur bébé, sans y par¬venir. Seigneur Dieu, comment pouvait-elle porter l’enfant d’un homme qui pas une fois ne lui avait dit qu’il l’aimait ?
Elle en était là de ses pensées lorsque, soudain, elle entendit un bruit léger derrière elle. Avant qu’elle n’ait eu le temps de réagir, une main la bâillonna avec un mouchoir imprégné d’une substance à l’odeur dou¬ceâtre. Elle ouvrit la bouche pour crier, mais ne réussit qu’à inhaler un peu plus de ces vapeurs entêtantes. En même temps qu’elle se débattait et tentait de repousser la main de son agresseur, elle sentit qu’elle devenait toute molle, qu’elle perdait connaissance.
Fugitivement, Mary songea une dernière fois à Gabriel, puis elle sombra dans un trou noir et sans fond.