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merci chérie c'est une belle histoire termine la vite
bisou

 
 

 

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ÞÏíã 14-05-08, 12:42 AM   ÇáãÔÇÑßÉ ÑÞã: 7
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Chapitre 5
— Que le ciel m’emporte si ce n’est pas la char¬mante propriétaire de notre bateau ! Quels beaux atours ! Seriez-vous invitée à un bal au palais du gou¬verneur, mademoiselle West ?
Accompagnée par un coup de sifflet admirateur, la remarque provenait d’Allen Welsh, l’un des gabiers du Vengeur. L’homme avait une bouteille à la main et, à sa façon de marcher, on devinait qu’il avait largement célébré sa dernière soirée à terre.
Avant que Mary ait eu le temps de réagir, Ethan rabroua le marin.
— Tu n’y es pas du tout, gros plein de rhum ! Ce soir, Mlle West dîne avec le capitaine, comme c’est la coutume la veille d’un départ.
Tandis que le cabriolet passait à côté de lui, Allen adressa à Mary un clin d’œil goguenard.
— Tudieu ! Le capitaine va être cul par-dessus tête lorsqu’il va vous voir ainsi harnachée, mademoiselle !
— Attention à ce que tu dis, Allen ! s’exclama Ethan. Autrement, c’est au capitaine en personne que tu devras répondre de tes paroles. Et il ne plaisante pas avec l’honneur des dames !
Les joues écarlates, Mary garda les yeux fixés sur l’éventail en ivoire qu’elle avait emprunté à sa mère. En cet instant, elle aurait préféré cent fois n’avoir jamais quitté le refuge de sa cuisine et de sa maison.
— Quelle insolence ! marmonna Ethan d’une voix bourrue. Ce soûlard mériterait une volée de coups de bâton. Non pas que ce qu’il ait dit ne soit pas vrai, bien entendu. Ce soir, vous êtes plus belle que toutes les dames de la Cour. Vous n’aurez aucune peine à tourner la tête du capitaine !
Mary soupira et lissa d’un geste machinal les plis de sa robe. L’œuvre de Mme Lambert était une indéniable réussite, et Gabriel aurait tout lieu d’être satisfait. Elle se faisait vraiment l’impression d’une dame qui se rend à un bal chez le gouverneur... Et en fin de compte, ce n’était pas si désagréable.
Comme la couturière l’avait dit, la robe avait été exécutée aux mesures exactes de Mary. Que ce fût la nuance de la soie, qui s’harmonisait parfaitement avec ses cheveux noirs et avec son teint, ou les plus infimes détails de la coupe, tout avait été choisi pour elle — rien que pour elle. Quelle était la part due à l’œil de l’experte et celle qui devait revenir à Gabriel ? Elle n’aurait su le dire. Mais en tout cas, alors que ni son père ni Daniel n’avaient jamais porté un quelconque intérêt aux élégances féminines, Gabriel avait réussi à impressionner Mme Lambert par ses connaissances et par la sûreté de son goût ! A soi tout seul, c’était déjà un exploit.
Ethan fit claquer son fouet, et le cheval prit le trot pour remonter High Street, une longue rue toute droite qui menait vers la campagne.
Mary jeta un coup d’œil hésitant à son compagnon.
— Nous sommes sur la route de Crescent Hill...
— Oui, acquiesça-t il, mais ce n’est pas là-bas que
nous nous rendons. Vous avez écrit au capitaine qu’il n’était pas convenable que vous dîniez en tête à tête avec lui dans sa maison, et il s’est rendu à vos raisons.
— Nous n’allons donc pas à Crescent Hill ? insista Mary.
— Non. Si le capitaine Sparhawk a plutôt l’habi¬tude de donner des ordres, il sait également obéir quand il le faut.
Mary insista encore. Cependant, son compagnon éluda ses questions et refusa de lui révéler leur destina¬tion.
— Vous le verrez bien quand nous serons arrivés, dit-il.
Avec un soupir, elle reporta son attention sur le pays qu’ils traversaient, les champs cultivés, la forêt, et l’océan dont les vagues blanches se brisaient sur les plages et les escarpements rocheux de l’île d’Aquid¬neck. Au loin, vers l’intérieur du continent, le soleil n’était plus qu’une grosse boule rouge, très basse au-dessus de l’horizon. Le vent était à l’est, une brise légère qui présageait des conditions idéales pour le départ du Vengeur le lendemain matin.
Au bout d’un moment, le cabriolet quitta la route et s’engagea dans un chemin de traverse, étroit mais bien entretenu. Ils roulèrent encore pendant quelques minutes, puis arrivèrent à un mur en pierre, à demi ruiné, devant lequel Gabriel les attendait, une lanterne posée à côté de lui.
En le voyant, Mary sentit une vague de timidité l’envahir. Elle n’avait jamais vu un homme vêtu avec une telle élégance ; et bien qu’elle fût elle-même habil¬lée comme une princesse, elle prit conscience du véri¬table gouffre qui les séparait. Il appartenait au monde, au grand monde, alors qu’elle n’était encore qu’une jeune fille à peine sortie de l’enfance.
Fascinée, elle le regarda s’approcher de la portière du cabriolet. Il portait un costume de velours vert foncé qui soulignait la largeur de ses épaules ; la lumière vacillante de sa lanterne se reflétait sur son col et sur ses poignets en dentelle des Flandres. Sur un autre homme, Mary aurait trouvé un tel raffinement affecté, pour ne pas dire précieux ; chez lui, le luxe était comme une seconde nature et accentuait encore l’impression de force et de virilité qui émanait de cha¬cun de ses mouvements.
Avec courtoisie, il lui tendit la main et l’aida à mettre pied à terre.
— Bonsoir, chère amie. Je suis heureux et soulagé que vous soyez là. Ce matin, je vous ai longuement attendue sur le Vengeur. En ne vous voyant pas venir, contrairement à vos habitudes, j’ai eu peur que vous n’ayez été plus choquée que vous ne me l’aviez laissé entendre par notre mésaventure d’hier soir.
— Ma mère n’allait pas bien, et j’ai dû rester à la maison pour la soigner, expliqua Mary en baissant les yeux.

En son for intérieur, elle espéra qu’on n’avait pas rapporté à Gabriel les rumeurs qui commençaient de courir à Newport sur l’étrange comportement de Mme West. Peu à peu, l’eau de vie de genièvre avait eu raison de sa santé mentale et physique. La pauvre femme avait ainsi passé toute la matinée à pleurer, recroquevillée dans son lit, tandis que Mary s’efforçait de la calmer et de la consoler. Depuis quelques semaines, elle avait eu bien peu de temps à consacrer à sa mère, et elle n’avait guère pu réfuter ses amers reproches. Des reproches qu’elle s’était du reste adres¬sés maintes fois à elle-même. Se conduisant avec égoïsme, elle l’avait quasiment abandonnée ! Ce serait bientôt fini. Encore une soirée, une seule petite soirée, et elle serait libre de lui prodiguer toutes les attentions qu’une fille doit à sa mère quand elle est malade et malheureuse.
— Mary ?
Elle leva la tête et vit que le regard de Gabriel était plein de sollicitude. Avait-il deviné tout le souci que lui causait sa mère ?
— Oui ?
— Savez-vous que vous êtes vraiment adorable ce soir ?
— Oh ! vous aussi vous êtes très beau !
Le compliment, qui lui avait échappé, l’emplit de confusion. Elle sentit son visage s’embraser. Elle était stupide ! Absolument stupide ! Comment pouvait-elle être aussi gauche et avoir aussi peu d’esprit ?
— P... pardonnez-moi, bredouilla-t elle. Ce... ce n’était pas ce que je voulais dire...
— J’espère bien que si ! se récria Gabriel en riant. Je ne déteste pas les compliments, bien au contraire. Si je me suis habillé ainsi ce soir, c’était pour vous plaire ; je me réjouis d’avoir atteint le but que je m’étais fixé.
Derrière eux, Ethan toussota pour attirer leur atten¬tion.
— Je vais aller vous attendre à l’endroit habituel, capitaine, déclara-t il d’une voix étrangement morne. Lorsque mademoiselle le désirera, je la ramènerai chez elle.
Mary surprit le regard qu’échangèrent les deux hommes, sans en comprendre la signification. Avant qu’elle n’ait eu le temps de réagir, le cabriolet s’éloi¬gna, et elle se retrouva seule avec Gabriel. La nuit était tombée, maintenant ; la lune commençait de monter dans le ciel tandis que dans les taillis le coassement des grenouilles donnait la repartie aux criquets et aux oiseaux nocturnes.
— Où sommes-nous ? questionna-t elle en frisson¬nant malgré elle.
Un sourire aux lèvres, le corsaire lui adressa un clin d’œil complice.
— Comme vous ne souhaitiez pas venir chez moi, j’ai choisi de vous amener ici, expliqua-t il. Bien que cet endroit se trouve sur mes terres, j’espère que vous n’aurez pas à son égard les préjugés, somme toute assez compréhensibles, que vous nourrissez à l’encontre de ma demeure.
Mary regarda autour d’elle en fronçant les sourcils.
— Hormis ce mur, je ne vois rien, capitaine. Auriez-vous l’intention de me faire dîner sur l’herbe ? Ce serait inconfortable et encore plus inconvenant que chez vous !
Il rit et lui posa une main légère sur la taille.
— N’ayez crainte ! la rassura-t il. J’adore les clairs de lune, mais j’ai horreur des moustiques et des repas improvisés ! Au fait, pourriez-vous m’appeler simple¬ment Gabriel ? C’est ma mère qui m’a donné ce pré¬nom, et je trouve qu’il sonne beaucoup mieux que « capitaine » dans la bouche d’une femme.
— Comme vous voudrez, acquiesça Mary à contre¬cœur.
Dans son for intérieur, cela faisait longtemps qu’elle l’appelait ainsi. Confusément, cependant, elle sentait que la requête de Gabriel, tout comme son attitude, étaient chargées d’une dangereuse intimité.
— Vous ne m’avez toujours pas dit où nous allions ? fit-elle observer en échappant à l’étreinte de son bras.
Riant de nouveau, il lui indiqua un sentier du bout de sa lanterne.
— Suivez ce chemin, et vous ne tarderez pas à le découvrir.
Mary obéit, un peu plus vite qu’elle n’aurait dû. Si elle s’était écoutée, elle aurait pris la fuite et n’aurait pas arrêté de courir avant d’être de retour en sécurité à Newport.
D’un pas tranquille, Gabriel lui emboîta le pas.
La nervosité de la jeune fille l’amusait. Pour proté¬ger le bas de sa jupe, elle était obligée de découvrir ses chevilles et ses mollets. Beaucoup plus, sans doute, qu’elle ne l’aurait voulu, mais ce n’était sûrement pas lui qui allait s’en plaindre ! C’était décidément une jolie poupée, se dit-il avec une affectueuse indulgence, à laquelle se mêlait un désir déjà tangible. En tout cas, il était ******* que la robe lui ait plu. Vêtue ainsi, elle était belle et n’avait plus rien d’une adolescente. Qui aurait cru que cette stupide couturière de province aurait dans ses cartons une soie d’un rose aussi pro-fond ? Exactement la nuance de rose qui allait si bien à Catherine...
Lorsqu’ils approchèrent du sommet de la colline, Mary s’arrêta brusquement.
— Un moulin à vent ? murmura-t elle d’une voix chargée de déception.
De fait, l’édifice n’avait rien de particulier et res¬semblait à s’y méprendre à tous ceux qui s’alignaient par dizaines le long de toutes les crêtes de la Nouvelle-Angleterre. Huit côtés, trois étages et des murs en bar¬deaux, avec de longues ailes orientées de façon à prendre le vent de la mer.
— Ne vous moquez pas de mon moulin avant d’en avoir vu l’intérieur, répliqua Gabriel en poussant la porte et en s’effaçant pour laisser entrer Mary. Bien peu de gens ont jamais eu l’honneur d’y pénétrer ; et si
les ducs et les lords peuvent se permettre de faire bâtir des folies sur leurs terres, j’ai bien le droit, moi, d’avoir mon moulin à vent. Montez, je vous suis.


A l’évidence peu convaincue, Mary s’engagea en tâtonnant dans l’étroit escalier en colimaçon. Comme elle s’arrêtait après avoir gravi quelques marches, Gabriel l’encouragea :
— Jusqu’en haut !
La jeune fille reprit son ascension. Lorsqu’elle par¬vint au dernier étage, elle poussa un cri de surprise et d’admiration.
La trémie et la machinerie avaient été enlevées. Si la charpente en chêne était restée en l’état, elle avait été soigneusement cirée et brillait presque autant que les lambris qui tapissaient les planches mal équarries des murs d’origine. Pour l’éclairage, des appliques en cuivre avaient été fixées au milieu de chacun des huit panneaux. Les flammes vacillantes de leurs bougies se reflétaient sur le parquet en point de Hongrie et sur un décor digne de la caverne d’Ali Baba : de riches tapis d’Orient, des tentures, des tableaux et des miroirs aux cadres dorés. Dans un coin, une large banquette recou¬verte de coussins de soie faisait face à une table basse sur laquelle était disposé un véritable festin.
Avec nonchalance, Gabriel posa sa lanterne sur un guéridon.
— Depuis l’argenterie jusqu’à la porcelaine et aux cristaux, tout ce qui se trouve ici a été pris aux Espa¬gnols, expliqua-t il avec fierté. J’espère au moins que cela ne vous ennuie pas de dîner dans de la vaisselle qui a appartenu à nos ennemis ?
— Au contraire !
Elle lui sourit et battit des cils.
— Personne n’a jamais fait une chose pareille pour moi, avoua-t elle en contournant la table.
La vulnérabilité soudaine de Mary surprit Gabriel encore plus que son aveu.
— Votre sourire est la plus belle des récompenses, répondit-il.
D’un geste hésitant, elle prit une fraise dans une coupe et la porta à ses lèvres.
— Invitez-vous souvent ici le propriétaire du bateau sur lequel vous allez prendre la mer ? s’enquit-elle avec une feinte légèreté.
— Jamais, répondit-il. D’ailleurs, sauf au temps de ma jeunesse, j’ai toujours navigué pour mon propre compte.
— Vraiment ? Pourquoi avez-vous accepté de navi¬guer pour moi, dans ce cas ? Gabriel ne répondit pas tout de suite. Il se *******a de regarder Mary en lui souriant.
Elle sentit les battements de son cœur s’accélérer. Jamais un homme ne l’avait encore regardée de cette façon. Comme si elle était la plus belle des femmes. Et confusément, elle sentait que cette beauté ne devait rien à la robe qu’elle portait, et encore moins au fait qu’elle était la propriétaire du Vengeur.
— Pourquoi j’ai accepté ? répéta-t il d’un air son¬geur. Je ne sais pas... Peut-être parce que vous avez osé venir toute seule chez moi. Et puis, vous avez su me parler, me convaincre.
La fraise qu’il venait de saisir dans la coupe disparut entre ses lèvres, et il l’avala d’une seule bouchée. Depuis qu’il l’avait aidée à descendre du cabriolet, il n’avait pas touché Mary ; mais il avait suffi d’un regard et d’un sourire pour abolir la distance qu’ils avaient maintenue entre eux ces quinze derniers jours. Mary eut l’impression d’être tombée à l’eau, à un endroit où elle n’avait pas pied.
Impulsivement, elle lui tourna le dos et alla jusqu’à une petite fenêtre ouverte sur la mer. En dessous d’elle, la colline descendait lentement vers l’océan. Le vent du large qui, naguère, avait fait tourner les ailes du moulin, rafraîchit ses joues et son front brûlants.
Que lui arrivait-il ? Il fallait absolument qu’elle se reprenne ! Gabriel était le même homme que la veille ; et en dépit de sa robe de soie, elle non plus n’avait pas changé.
En était-elle vraiment aussi sûre ?
Pour conjurer son trouble, elle essaya de penser à Daniel... et réussit seulement à se souvenir de la nuit où il l’avait quittée. Une nuit semblable à celle-ci. Elle lui avait juré, alors, qu’elle n’aimerait jamais un autre homme. Pourtant, elle savait que lorsque Gabriel l’embrasserait ce soir — pas si, mais lorsque —, elle le laisserait faire. Cette certitude la terrifia.
« Oh ! Daniel, mon amour, pourquoi m’as-tu aban-donnée ? » songea-t elle.
A cet instant, Gabriel vint se placer derrière elle, son bras lui frôla l’épaule.
— Vous voyez cette voile, là-bas, au sud-est ? murmura-t il en désignant un point blanc à l’horizon.
— Oui ?
— C’est la Sainte-Lucie de Richardson qui se rend à Bridgetown avec une cargaison de chevaux et de moutons. Je lui avais dit d’attendre demain matin et de sortir sous la protection de mes canons, mais cet imbé¬cile a préféré quitter Newport cette nuit. Si jamais il rencontre un corsaire français, il ne pourra s’en prendre qu’à lui-même...
Mary avait les yeux fixés sur le bateau qui s’éloi¬gnait. Elle sentit soudain les doigts de Gabriel sur le lobe de son oreille. La caresse, légère, la fit frissonner.
Pourtant, elle ne fit pas un mouvement pour s’y sous-traire.
— Vous n’avez vraiment peur de rien, n’est-ce pas ? murmura-t il d’une voix rauque en lui posant la main sur l’épaule.
Brièvement, elle se retourna, et leurs regards se croi¬sèrent.
— Ma courageuse petite Mary...
— Je ne suis pas si courageuse que cela, vous savez.
— Vous l’êtes plus que toutes les filles que j’ai connues.
— Je puis vous assurer que j’ai eu très peur, hier soir. Jusqu’à ce que vous me délivriez, j’ai bien cru que nous allions tous les deux mourir.
Avec terreur, elle se souvint de la main moite de son agresseur sur sa poitrine et, sans vraiment le vouloir, elle se laissa aller contre le torse du corsaire. Elle avait tellement besoin de sa force, de sa présence rassu¬rante !

— Ce n’était pas après vous que ces hommes en avaient, déclara-t il en laissant glisser ses mains le long de ses bras et autour de sa taille. C’était moi qu’ils voulaient tuer. Vous avez eu la malchance d’être en ma compagnie au moment où ils m’ont trouvé. Dorénavant, vous ne risquerez plus rien.
Du bout des lèvres, il lui effleura les cheveux.
— Quand je serai parti, murmura-t il, vous serez en sécurité.
Parti ?
Déjà, Mary n’était plus en état de penser. Le souffle
tiède de Gabriel dans les cheveux, ses mains autour de sa taille, le contact de ses bras et de son torse... Elle était perdue !
— Oui, ma délicieuse petite sirène, je serai parti avec la marée du matin. Nous n’avons plus que cette ultime nuit à partager. Après, je ne serai plus là.
Parti.
Le mot était tombé comme un couperet. Fermant les yeux, Mary lutta contre l’impression de vide qui l’avait brusquement envahie. Elle savait, bien sûr, que Gabriel devait partir ; mais, au fond d’elle-même, elle s’en ren¬dait compte à présent, elle n’avait pas encore réussi à accepter cette réalité.
Parti.
Seigneur ! Une nouvelle fois, elle allait se retrouver seule.
— Te manquerai-je, alors, ma petite sirène ? Dis-moi que je te manquerai pendant au moins une nuit et un jour, ma petite Mary, et je partirai le cœur joyeux.
— Vous me demandez si vous allez me manquer !
s’exclama Mary d’une voix brisée. Elle se retourna, les yeux noyés de larmes.
— Oh ! Gabriel, je ne suis encore rien pour vous. Et pourtant, j’ai l’impression que c’est une partie de moi-même qui va se déchirer lorsque vous vous en irez !
D’un geste vif, il s’empara de sa bouche et, avec un sanglot, elle ouvrit les lèvres, jetant les bras autour de son cou. Elle voulait retrouver la même sensation qu’elle avait éprouvée lors de leur premier baiser. Cette fois, cependant, elle ressentit quelque chose de très différent. Un feu intense, qui semblait vouloir la dévorer tout entière.
Lentement, les mains de Gabriel glissèrent sur les montants de son corset et s’arrêtèrent sur ses hanches. Des mains douces et caressantes qui l’attiraient contre lui tandis que sa jambe, dure et musclée, s’insinuait entre ses cuisses. Son baiser s’était fait plus profond, plus exigeant. Et Mary avait l’impression qu’elle allait se consumer dans l’incendie qui embrasait leurs corps. Enivrée par les premières vagues de désir qui mon¬taient dans ses reins, elle s’abandonna complètement. Que lui arrivait-il ? Ses genoux tremblaient, elle se sen¬tait toute molle, sur le point de perdre connaissance...
S’il continuait ainsi, il allait l’étouffer ! Elle était folle de le laisser faire ! Avec l’énergie du désespoir, elle s’arracha à l’étreinte de Gabriel et fixa sur lui un regard éperdu. Elle se trouvait dans les bras du capi¬taine Sparhawk, le corsaire le plus hardi de Newport, coureur de jupons notoire qui avait près de deux fois son âge et qui ne devait plus compter ses conquêtes féminines...
Pourtant, à la lueur qui brillait dans ses yeux, elle vit tout de suite qu’un feu brûlait en lui, tout aussi intense que celui qui montait en elle.
Tremblant d’émotion, Gabriel enfouit ses doigts dans les cheveux de la jeune fille et les laissa glisser le long de sa joue. Elle avait les lèvres entrouvertes et une passion intense irradiait de ses yeux noirs. Com¬ment une passion aussi violente pouvait-elle animer une fille aussi jeune et aussi inexpérimentée ? S’il était capable d’enflammer pareillement ses sens d’un seul baiser, quels sommets atteindraient-ils s’il restait avec elle jusqu’au point du jour ?
Les mains de Mary toujours nouées autour de son cou, il la souleva dans ses bras et la déposa au milieu des coussins de la banquette. Hormis le froissement de la soie et du satin, il n’y avait aucun bruit dans le mou¬lin. Ils n’échangeaient aucune parole, comme si les mots, désormais, étaient inutiles. Timidement, Mary leva la main pour lui effleurer le visage et suivre le contour de sa bouche. C’était plus que Gabriel n’en pouvait supporter. D’un geste impulsif, il saisit la main de la jeune fille et fit pleuvoir une pluie de baisers sur le bout de ses doigts.
Avait-elle seulement une idée de ce qui allait suivre ?
— Ma sirène, murmura-t il en se penchant pour lui embrasser la gorge. Mon exquise petite sirène...
Lorsque les lèvres de Gabriel se posèrent à l’endroit précis où battait son pouls, Mary ferma les yeux et se laissa envahir par les sensations délicieuses que faisait naître en elle le contact doux et frais de cette bouche sur sa peau brûlante. Sans qu’elle s’en fût rendu compte, Gabriel lui avait dégrafé son corsage. La soie de sa robe glissa sur ses épaules. Déjà, les lèvres de Gabriel couraient sur les globes blancs et fermes de ses seins. C’était trop exquis ! Et quand sa langue s’enroula autour du tendre bourgeon d’un mamelon, Mary poussa un petit cri. Jamais caresse n’avait été plus merveilleuse ! De lui-même, son corps se cambrait pour mieux s’offrir. Un long gémissement s’échappa de ses lèvres tandis qu’elle sentait monter en elle un désir urgent dont elle ne comprenait pas complètement la signification. Elle ne savait qu’une chose : c’était Gabriel qui avait allumé l’incendie qui la consumait, et lui seul était en mesure de l’éteindre.
Mais déjà, il en fallait plus à Gabriel. Bien plus !
Le souffle court, il retroussa les robes de la jeune fille, et sa main glissa le long de sa jambe et de sa cuisse, jusqu’au-dessus des jarretelles qui retenaient ses bas. Seigneur Dieu ! Ses doigts tremblaient presque autant que ceux d’un adolescent lors de sa première expérience amoureuse ! Au prix d’un effort sur lui-même, il parvint à surmonter sa fébrilité. Lorsqu’il s’insinua dans la tiède intimité de Mary, celle-ci gémit de plaisir, ondulant au rythme des caresses qu’il lui prodiguait. Elle avait envie de lui, au moins autant qu’il avait envie d’elle. Et quel spectacle elle offrait ! Son parfum si féminin, ses petits gémissements rauques, ses cuisses rondes et blanches sur la soie rose de sa robe, sa tête rejetée en arrière, sa poitrine, fière et orgueilleuse...

Il ne pouvait attendre plus longtemps ! En hâte, il défit la boucle de sa ceinture et arracha presque les boutons de sa culotte.
Voilà plus de quinze jours qu’il rêvait à cet instant. Fugitivement, il pensa à la guerre qui l’attendait, aux combats à l’arme blanche, aux boulets qui arrachaient les bras et les têtes, aux hurlements des blessés et des mourants. Il fallait qu’il la possède, maintenant. Sinon, jamais il n’aurait la sérénité nécessaire pour affronter l’adversité.
Lorsqu’il s’agenouilla entre ses jambes, elle se déplaça pour mieux l’accueillir. Et de nouveau, Gabriel ne put que s’émerveiller de cette étrange combinaison d’innocence et de hardiesse qui l’avait tant séduit lors de leur première rencontre. Néanmoins, en dépit de toute sa bonne volonté, Mary demeurait une jeune fille pure et inexpérimentée. Il ne devait pas l’oublier et se laisser emporter par la violence de son désir.
— Mary, ma petite reine....
Elle battit des cils et le regarda comme si elle reve¬nait brusquement à la réalité.
— C’est souvent douloureux, la première fois, lui dit-il. Ensuite, je te le promets, je ne te donnerai rien d’autre que du plaisir.
Brusquement, des larmes envahirent les yeux de Mary ; un violent sanglot la secoua. Décontenancé, Gabriel chassa les larmes qui roulaient sur les joues de la jeune fille, et il déposa un rapide baiser sur ses lèvres.
— Il ne faut pas pleurer, pas maintenant... Je ne suis pas une brute. Je te jure que je ferai mon possible pour...
— Ce n’est pas cela ! l’interrompit-elle d’une voix
brisée. Elle couvrit ses yeux avec son bras.
— Vous... vous allez partir. Et une fois encore, je resterai seule, avec pour seul réconfort le droit de pleu¬rer et de me lamenter.
— Mary, écoute-moi, je...
— J’aimais Daniel, je lui avais promis de l’épouser à son retour. Je le lui avais promis contre la volonté de mon père et de ma mère, parce que je l’aimais et qu’il m’aimait !
Avant que Gabriel n’ait eu le temps de la retenir, elle roula sur le côté et se recroquevilla dans un coin de la banquette.
— Je lui ai dit adieu, reprit-elle, et je suis restée sur le quai jusqu’à ce que son bateau ait disparu à l’hori¬zon. Puis j’ai attendu, le cœur plein d’espoir et de rêves. Il était second sur une goélette de la Jamaïque. Un mois plus tard, au retour du navire, j’étais de nou¬veau sur le quai. Les uns après les autres, les hommes sont descendus, tout joyeux d’être de retour au port. Et puis, enfin, le capitaine est venu vers moi et m’a annoncé la nouvelle. Pendant une tempête, une nuit où il était de quart, une lame de fond avait emporté Daniel par-dessus bord. Il m’a dit cela brutalement, comme si la disparition de Daniel n’avait été qu’une péripétie parmi d’autres. Sur le moment, j’ai eu envie de mourir. Aujourd’hui encore, je me demande parfois comment
j’ai eu la force de résister au sourire angélique de Daniel et à sa voix qui me demandait de le rejoindre au paradis. Mon pauvre Daniel ! A part moi, plus per¬sonne ne se souvient de toi... Et parfois, j’en viens presque à me demander si tu as seulement existé !
Gabriel était connu pour être un homme rude et bru¬tal, qui avait fait son chemin en n’hésitant jamais à prendre ce dont il avait envie. Pourtant, en dépit de la violence de son désir pour cette petite fille en sanglots, il savait qu’il n’avait d’autre choix que de la laisser s’en aller. Contre un rival de chair et de sang, il aurait pu se battre, lui arracher sa proie ; face au fantôme d’un noyé, il se sentait désemparé.
Un instant, il la regarda pleurer ; puis, avec un sou¬pir, il vint s’asseoir à côté d’elle et la serra contre lui.
— Ma pauvre chérie...
Il lui murmura des paroles d’apaisement. Au bout d’un long moment, elle arrêta de sangloter et demeura immobile.
Le charme était rompu, songea Gabriel, et rien ne pouvait le faire renaître. Pas cette nuit, du moins. Dehors, le vent s’était mis à souffler ; les vagues se bri¬saient sur la plage et sur les rochers. Gabriel pensa à Catherine et se demanda comment elle aurait réagi s’il avait disparu en mer. Son affliction aurait-elle était aussi grande que celle de Mary après la mort de Daniel ? Il l’ignorait.
Une seule certitude, terrible, l’habitait : jamais de sa vie il ne s’était senti aussi seul.
Quand Mary rentra chez elle, la maison était sombre et silencieuse. Ne souhaitant réveiller ni sa sœur ni sa mère lorsqu’elle monterait l’escalier, elle enleva ses chaussures dans la cuisine et traversa le hall sur la pointe des pieds. Un vide affreux résonnait dans son cœur. Malgré son envie de se coucher, elle savait qu’elle ne trouverait pas le sommeil et qu’elle se tour¬nerait misérablement dans son lit pendant tout le reste de la nuit.
Alors qu’elle atteignait l’étage, elle vit une masse sombre recroquevillée sur une marche, à côté d’un pichet qu’elle ne connaissait que trop.
— Vous ne m’aimez pas, gémit Mme West. Pas plus ta sœur que toi. En voici la preuve ! ajouta-t elle en agitant une feuille de papier.
— Allons, maman, tu n’es pas raisonnable, protesta Mary avec douceur. Viens, je vais te conduire jusqu’à ton lit. Il est tard et tu dois être très fatiguée.
— Lis d’abord ceci, ma fille, répliqua Mme West en lui mettant la lettre dans la main, et apprends com¬ment l’amour d’une mère est récompensé ! Jenny s’est enfuie avec Dick. Sans même venir me dire au revoir !

 
 

 

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Chapitre 6

Debout sur la dunette, Gabriel suivait des yeux les marins qui couraient sur le pont et grimpaient aux échelles de corde. La mer était étale, et ils allaient bientôt pouvoir larguer les amarres. Tandis qu’il criait ses ordres, Gabriel ne pouvait s’empêcher de songer à Mary, craignant et espérant tout à la fois sa venue. S’il ne doutait guère qu’elle viendrait — il ne lui avait guère laissé le choix —, il ignorait à quel moment et de quelle humeur elle serait lorsqu’elle consentirait enfin à apparaître.
La nuit précédente, il l’avait ramenée lui-même à Newport. Durant tout le trajet, elle n’avait pas dit un mot, demeurant prostrée dans un coin du cabriolet. A l’évidence, elle était mortifiée par ce qu’ils avaient fait. Ou plutôt, ce qu’ils n’avaient pas fait. Elle ne s’était probablement pas rendu compte qu’elle était la pre¬mière femme qu’il ramenait ainsi chez elle sans avoir assouvi tous ses désirs. Une prouesse inédite qui n’était pas de nature à flatter la vanité d’un corsaire... Mais il y avait pire ! Gabriel avait découvert qu’il était moins touché par sa propre déception que par celle de Mary. Et pourtant, cent fois, il s’était répété qu’il n’était en rien responsable de son malheur !
Bien que la vérité fût dure à admettre, il ne servait à rien de la repousser. Au lieu de la séduire et de la dompter, comme il l’avait escompté, il avait appris à connaître Mary et à voir en elle bien autre chose qu’un joli visage, qu’un corps jeune et désirable. Il aimait la façon dont elle discutait et plaisantait avec les ship chandlers ; il s’était émerveillé de la vitesse à laquelle elle s’était familiarisée avec les milliers de détails aux¬quels il fallait penser lorsqu’on se mêlait d’armer en course un trois-mâts comme le Vengeur.
Il avait été charmé par sa fraîcheur et par son rire cristallin. Charmé comme il ne l’avait été par aucune autre femme — pas même par Catherine, en dépit de tout l’amour qu’il avait eu pour elle. Mary West était la première fille qui avait su réellement gagner son estime et son amitié. C’était bien cela le pire. Et cela ne réussissait qu’à assombrir encore son humeur.
Les sourcils froncés, il leva les yeux vers le long pennon rouge qui se balançait avec langueur tout en haut du grand mât du Vengeur. Il faisait trop chaud, le ciel avait une teinte grise et plombée qui n’augurait rien de bon. Un orage était en préparation. Marée ou pas marée, Gabriel avait hâte d’être en mer et de voir ses voiles se gonfler sous le vent du large. D’autant que ce matin, il n’éprouvait qu’impatience à l’égard des badauds qui s’étaient rassemblés sur le quai pour le regarder partir et pour l’encourager. Il savait confusé¬ment qu’ils attendaient de lui un discours patriotique, une harangue destinée à pourfendre ces maudits Fran¬çais qui leur avaient déclaré la guerre... Eh bien, ils en seraient pour leurs frais !
De nouveau, il scruta la foule qui se pressait autour de la passerelle. Où diable pouvait-elle bien être ?
D’un mouvement brusque, il se retourna et trébucha sur un mousse occupé à lover un filin autour d’un taquet de bois.
— Sacrebleu, tu ne peux pas te mettre ailleurs que dans mes jambes ? cria-t il en jetant un regard furieux au malheureux gosse qui, aussitôt, leva un bras pour se protéger. Je n’ai jamais vu un maladroit pareil, et si je ne me retenais pas, je...
— Vous n’avez pas besoin d’injurier ce garçon, capitaine Sparhawk ! De là où j’étais, j’ai vu toute la scène, et c’est vous qui avez été maladroit, pas lui.
Gabriel pivota sur ses talons. Décidément, Mary West avait un don certain pour arriver au mauvais moment ! Les poings sur les hanches, elle le fixait d’un regard étincelant de colère. Il choisit de l’ignorer et donna une tape sur la tête du mousse.
— File ! Va trouver M. Farr et dis-lui de te donner un autre travail — n’importe quoi et n’importe où, pourvu que ce soit hors de ma vue !
— Vous n’avez pas le droit de le frapper ! s’indigna Mary. C’est encore presque un enfant !
— J’en ai parfaitement le droit, rétorqua Gabriel d’un ton sec. Et ce n’est plus un enfant, puisqu’il fait partie de mon équipage. Quant à vous, si vous étiez l’un de mes hommes, je vous ferais fouetter pour votre insolence ! Tant que je serai le capitaine de ce bateau, il n’y aura qu’un seul maître à bord après Dieu : moi !
Il se doutait qu’il en faudrait plus pour la faire céder. Et, de fait, Mary releva le menton et le toisa avec défi.
— S’il veut être obéi, un maître doit d’abord être juste et ne pas s’emporter sans raison, surtout contre un gamin. En l’occurrence, c’est vous qui mériteriez des coups de fouet.
Gabriel préféra ignorer cette dernière remarque.
— Au fait, lança-t il, pourquoi diable êtes-vous montée à bord alors que nous sommes sur le point de larguer les amarres ? Votre place est sur le quai, pas ici.
— Je viens avec vous ! annonça-t elle. Ma sœur, Jenny, s’est enfuie avec un jeune homme, et je dois la ramener coûte que coûte à la maison. Ils ont pris la mer hier soir sur la Sainte-Lucie, le bateau de votre ami le capitaine Richardson. J’avais l’intention de venir plus tôt, mais il a fallu que je trouve quelqu’un pour s’occuper de ma mère pendant mon absence.
Il la regarda, les yeux mi-clos, et se demanda si elle avait découvert le rôle qu’il avait joué dans la fuite de Jenny. A cet instant, il aurait aimé être un jour plus tôt afin de pouvoir faire échouer le plan de la jeune fille. La veille encore, quand il s’imaginait qu’elle ne serait jamais rien d’autre pour lui qu’un agréable divertisse¬ment, il n’aurait que trop volontiers accepté Mary à son bord — quitte à la renvoyer à Newport dès son arrivée dans les Caraïbes.

A présent, ce n’était plus possible.
— Vous vous êtes mise en peine pour rien, répon¬dit-il avec froideur. Il est hors de question que je vous emmène. Vous allez donc immédiatement redescendre à terre. Je n’ai pas besoin de vous pour rattraper votre sœur et vous la renvoyer par le premier bateau qui croisera notre route.
Les yeux de Mary étincelèrent ; de nouveau, elle leva le menton avec défi.
— Je suis la propriétaire de ce trois-mâts, capitaine Sparhawk. Que cela vous plaise ou non, je viendrai avec vous ! D’ailleurs, vos lettres de marque ont été établies en mon nom, conjointement avec le vôtre, et il y est stipulé qu’en toute circonstance c’est l’avis du propriétaire qui est prépondérant. J’ai donc l’intention de me rendre à Bridgetown sur le Vengeur. Et vous ne
me dissuaderait pas. En outre, ajouta Mary en baissant la voix, jamais je ne vous confierais ma sœur ! Elle serait cent fois plus en danger avec vous qu’en compa¬gnie de son fiancé...
Sur ces mots, elle lui tourna le dos et se dirigea vers la coursive à petits pas rapides.
— Mary, revenez tout de suite ici !
Aucun matelot n’osa faire le moindre commentaire ou même seulement prêter attention au fait que leur capitaine poursuivait le propriétaire de leur navire. Toutefois, Gabriel savait qu’ils ne se priveraient pas de plaisanter, plus tard, dans le gaillard d’avant. Leurs rires résonnaient déjà dans sa tête, et cela n’était pas fait pour apaiser sa fureur. Une fureur si terrible qu’il dédaigna l’échelle et sauta directement dans l’entre¬pont.
Quand il rejoignit la jeune fille, elle se tenait au milieu de sa cabine, à côté d’une grosse malle de voyage.
— Mary, vous allez tout de suite redescendre à terre ! rugit Gabriel. S’il le faut, je vous traînerai moi-même sur le quai !
Elle leva les yeux vers lui et, d’un geste posé, entre¬prit de retirer son chapeau.
— Non, Gabriel, je reste. D’ailleurs, ajouta-t elle, mes bagages sont déjà là. Ma présence ne retardera donc pas votre départ.
— Vous allez descendre, mademoiselle West, bon gré mal gré !
En dépit de ses manières gracieuses, il n’était que trop visible qu’elle bouillait intérieurement. Etait-ce si étonnant après ce qui s’était passé entre eux la nuit pré¬cédente ? La frustration de la jeune fille avait sans doute été comparable à la sienne, sans parler du senti¬ment de culpabilité qu’elle avait dû éprouver en recou¬vrant ses esprits.
— Il y a d’autres bateaux en partance pour Bridge¬town, déclara-t il. N’importe lequel vous conviendra beaucoup mieux que celui-ci.
— Je ne le crois pas. Le Vengeur est le seul vais¬seau de Newport qui soit capable de rejoindre la Sainte-Lucie ou, au moins, d’arriver avant elle à la Barbade.
— Vous m’avez engagé pour aller faire la course en mer contre les Français, Mary, pas pour courir après une jeune écervelée qui s’est enfuie avec l’homme qu’elle aime !
— Jenny est ma sœur. Je suis la propriétaire de ce bateau et, que cela vous convienne ou non, vous met¬trez d’abord le cap sur Bridgetown.
Gabriel partit d’un éclat de rire moqueur.
— Auriez-vous oublié que nous sommes en guerre ? Vous ignorez tout du tonnerre des canons, de la vio¬lence des hommes qui montent à l’abordage, le sabre entre les dents... Que ferez-vous lors des combats ? Vous attendrez tranquillement qu’on vous apporte votre thé et vos petits fours ?
Baissant les yeux, Mary rentra la tête dans les épaules, avant de se redresser soudain.
— D’abord, je ne bois jamais de thé. Ensuite, je sais ce qu’est la guerre de course. Vous ne donnez la chasse qu’aux bateaux marchands qui n’ont pas de canons pour se défendre, et vous vous *******ez de les effrayer avec un ou deux coups de semonce. En géné¬ral, l’équipage se rend tout de suite. Vous n’avez plus alors qu’à remorquer votre prise jusqu’au port le plus proche. Aussi bien, vous ne verrez pas cinquante Fran¬çais pendant toute la durée de cette campagne ! conclut Mary avec dérision.
— Sacrebleu, Mary ! Vous dites n’importe quoi !
La colère de Gabriel était telle qu’il saisit le chapeau de la jeune fille et le lança par terre avec violence. S’il avait eu affaire à un homme, il aurait ouvert un sabord et aurait jeté son adversaire à la mer sans autre forme de procès.
— N’ai-je pas le droit de m’inquiéter pour vous ? s’enquit-il. La guerre est un jeu dangereux ; dans un combat, les boulets et la mitraille n’épargnent per¬sonne. Vous avez peut-être envie d’aller rejoindre votre fiancé au fond de l’océan, mais, pour ma part, je m’en voudrais le restant de ma vie si j’étais obligé d’abandonner votre dépouille aux requins et aux pois¬sons.
Aussitôt, il regretta ses paroles. Au fur et à mesure qu’il parlait, le visage de Mary était devenu très pâle. Comment avait-il pu se montrer aussi cruel et dépourvu de tact?
Elle se pencha pour ramasser son chapeau.
— Il faut que je retrouve Jenny, déclara-t elle avec obstination. Ma mère a exigé que je parte à sa recherche. Et même si cela doit ruiner à jamais ma réputation, je préfère embarquer avec vous, plutôt que de rester encore une fois seule à Newport.
— Allons, Mary, essayez d’être un peu raison¬nable...
En même temps, Gabriel songea aux nombreuses fois où la jeune fille avait dû se sentir abandonnée — d’abord par son père, puis par son fiancé, ce Daniel qui avait disparu en mer. Abandonnée en compagnie d’une mère incapable et d’une sœur frivole et inconsciente.
— Vous savez bien que ce serait folie de venir avec


nous. Détournant la tête, elle alla accrocher son chapeau à une patère de bois. Gabriel la suivit des yeux, et le balancement de sa robe lui rappela la blancheur de ses jambes et de ses cuisses. Seigneur Dieu, se demanda-t il, que lui avait-elle donc fait ?
— Que dirait votre père s’il vous voyait ici, en cet instant ? lança-t il. Comment réagirait-il s’il apprenait que vous allez être la seule femme à bord et, qu’en plus, vous allez partager ma cabine ?
— Je n’ai jamais eu l’intention de partager votre cabine ! s’exclama Mary. Quand nous serons en haute mer, vous enverrez Ethan chercher vos affaires. Je ne déferai ma malle que lorsqu’il aura terminé.
Gabriel la considéra avec incrédulité.
— Il n’en est pas question, Mary. Cette cabine est la mienne. Je n’ai pas l’intention de vous la laisser ! Pensez qu’il y a plus de quatre-vingts hommes entassés à bord de ce trois-mâts, et pas une seule couchette qui ne soit déjà occupée. Si vous tenez à rester sur le Ven¬geur, il vous faudra dormir dans cette cabine et tolérer ma compagnie.
Elle le regarda par-dessus son épaule. A son tour, elle paraissait incrédule.
— Mais... mais c’est impossible ! Vous êtes un gen¬tleman et...
Elle ne termina pas sa phrase. Gabriel suivit son regard. Il avait fait remplacer l’étroite couchette du père de la jeune fille par un lit beaucoup plus large qui, à la rigueur, pouvait convenir pour deux personnes. Il était agrémenté de coussins de soie, semblables à ceux disposés sur le lit du moulin. Ils durent rappeler des souvenirs à Mary, car ses joues devinrent écarlates.
Gabriel sourit avec satisfaction. Il avait trouvé la faille !
— Un gentleman ? répéta-t il avec ironie. Après ce qui s’est passé entre nous la nuit dernière, je m’étonne que vous utilisiez un tel mot. L’innocence a des limites... Mais, au fait, êtes-vous aussi innocente que vous avez voulu me le laisser croire ?
— Oh ! Vous... Oh !
Impulsivement, Mary saisit le livre de bord à deux mains et le lui jeta à la figure. Mais Gabriel, qui avait anticipé son geste, parvint à l’éviter, et le grand registre à la couverture de cuir alla s’écraser contre la cloison en laissant échapper quelques feuilles blanches.
— Vous êtes odieux ! s’écria Mary. J’espère que l’une ou l’autre de vos ignobles catins vous donnera un jour le mal napolitain en guise de cadeau d’adieu — si vous ne l’avez pas déjà contracté avec Betty Talbot, par exemple.
Seigneur Dieu, elle était jalouse ! songea Gabriel avec stupéfaction. Et si elle était jalouse, cela signifiait qu’il ne lui était pas indifférent, en dépit du chagrin qu’elle éprouvait encore pour ce Daniel qu’elle avait tant aimé... Il eut beau se dire qu’il n’avait pas besoin de ses sentiments, qu’il n’en voulait pas, il eut beau faire appel à tout son cynisme, il ne put s’empêcher de ressentir un étrange émoi.
Un émoi qui n’avait pas plus sa place dans le cœur d’un corsaire que Mlle West n’avait sa place sur un bateau armé pour la course en mer.
— Je reconnais que j’ai couché avec Betty, déclara-t il. Toutefois, elle n’avait rien d’ignoble et elle était même plutôt propre, en dépit de ses dessous un peu négligés. Bien entendu, maintenant que Talbot a mis ses gros doigts graisseux sur son charmant petit der¬rière, je n’en voudrais plus pour un empire ! Quant au mal napolitain, je ne puis vous jurer que je n’en suis pas atteint. Si je l’ai contracté, ce n’est sûrement pas
avec elle en tout cas. Car alors, je ne serais plus ici pour m’entretenir aussi aimablement avec vous.
— Vous cherchez à m’effrayer, n’est-ce pas ? rétor¬qua Mary avec amertume. Eh bien, vous allez être déçu ! Malgré tous vos efforts, vous ne me ferez pas fuir. Je viens avec vous, Gabriel. Je resterai dans cette cabine, que vous me la laissiez ou non, et rien ne me fera changer d’avis. Rien.
— Alors, restez, espèce de petite folle !
A bout de patience, Gabriel ne savait plus quel argu¬ment opposer à la jeune fille. Si elle tenait tant à l’accompagner, eh bien, il l’emmènerait jusqu’à la Barbade. Il avait fait de son mieux pour la dissuader. Désormais, il se lavait les mains de ce qui pourrait lui arriver.
— Je vous préviens, ajouta-t il, au moindre pleur, au moindre soupir, je vous fais jeter par-dessus bord, et vous rentrerez à la nage à Newport !
Sur ces mots, il sortit de la cabine et claqua la porte avec une telle violence que le chapeau de Mary se décrocha de la patère et tomba de nouveau sur le par¬quet. Pendant un long moment, elle resta immobile tandis que, peu à peu, sa colère s’estompait, remplacée par un morne désespoir. Machinalement, Mary ramassa son chapeau, puis elle s’assit sur sa malle et enfouit son visage dans ses mains.
Elle avait eu ce qu’elle voulait. Alors, pourquoi se sentait-elle aussi misérable ? Sans doute parce que, malgré tous ses efforts, il semblait écrit qu’elle ne par¬viendrait jamais à *******er les êtres qu’elle aimait. Elle n’y avait jamais réussi avec sa mère et avec son père ; et voilà que maintenant elle avait déplu égale¬ment à Gabriel.
Grâce à sa persévérance, elle était parvenue à arra¬cher le Vengeur aux doigts avides de leurs créanciers. Chez elle, quand sa mère n’avait plus été capable de s’occuper de rien, elle s’était chargée de la cuisine, du ménage et des comptes. Qu’avait-elle obtenu en échange de ses efforts ? Des reproches ! Toujours des reproches ! Sa mère avait même osé lui dire qu’elle n’était qu’une souillon qui ne parviendrait jamais à gagner l’amour et l’estime d’un mari « convenable ».


Mary ferma les yeux et essaya de repousser le sou¬venir des mots odieux que sa mère avait déversés sur elle pendant qu’elle préparait à la hâte ses bagages pour partir à la poursuite de Jenny. Jenny, la blonde et ingénue Jenny, en qui Mme West avait reporté tous ses espoirs. Elle n’avait même pas trouvé inconvenant que Mary fût la seule femme à bord du Vengeur !
Et maintenant, il y avait Gabriel. Ses jurons et la dureté de ses paroles n’avaient toutefois pas abusé Mary. Elle l’avait assez souvent éprouvée elle-même pour ne pas reconnaître chez un autre la douleur d’un être qui se sent rejeté.
En dépit de son innocence, elle se rendait compte à présent qu’il l’avait emmenée jusqu’au moulin avec l’intention de la séduire et d’en faire sa maîtresse — une parmi d’autres —, alors que, de son côté, elle avait accepté de dîner avec un homme qui ne s’intéressait pas à elle en tant que femme, du moins le pensait-elle alors. Comme il était étrange de voir la façon dont ils s’étaient l’un et l’autre laissé emporter par leurs sens ! Un seul baiser avait suffi pour allumer en eux un bra¬sier dont l’intensité les avait totalement pris au dépourvu.
D’un seul coup, l’apparence charmeuse et cynique du séducteur avait disparu, et Gabriel avait laissé entrevoir une facette inattendue, qui ne correspondait pas à l’image que Mary s’était forgée de lui. Elle avait découvert un homme vulnérable et... malheureux. Fugitivement, elle s’était demandé comment il pouvait être malheureux, alors qu’il était riche et convoité par les plus belles femmes de Newport. Puis, il l’avait de nouveau embrassée...
Au souvenir de ses lèvres sur les siennes, elle sentit son cœur s’affoler. Ses quelques étreintes avec Daniel, leurs baisers volés dans la cuisine ou derrière les écuries ne l’avaient pas préparée à un tel déchaînement de passion. D’autant que Gabriel avait fait plus que la séduire, il lui avait donné son amour. Quelle dif¬férence ! Avec ses caresses, il avait suscité en elle quel¬que chose d’ineffable, qu’elle n’avait même pas ima¬giné dans ses rêves. Quelque chose de si fort qu’elle s’était livrée à lui sans la moindre honte et sans la moindre retenue.
Un don mutuel... Ils étaient prêts à se donner l’un à l’autre, totalement, corps et âme.
Et puis, soudain, la peur avait tout détruit. Il allait partir ! avait-elle songé. Il allait partir, comme Daniel était parti. Elle avait essayé de lui parler de Daniel, de lui expliquer ce qu’elle avait ressenti après sa mort, mais ses paroles avaient eu un effet désastreux. Tout ce que Gabriel avait entendu, c’était le nom d’un autre homme. Un autre homme auquel Mary pensait alors qu’elle se trouvait dans ses bras.
Le charme avait été rompu.
Mary fut brusquement tirée de ses pensées. Le trois-mâts venait de se mettre en mouvement. Les cris d’encouragement de la foule massée sur les quais se mêlèrent au bruit des hommes qui couraient sur le pont et aux coups de sifflet des quartiers-maîtres. Les yeux embués de larmes, Mary se leva et regarda par l’un des sabords les maisons de Newport qui, comme à la parade, défilaient devant le fier vaisseau de guerre.
Elle ne put s’empêcher d’éprouver de la nostalgie. Tout son passé était là, au milieu de ces quais et de ces entrepôts. Que lui réservait l’avenir ? Elle n’en avait nulle idée. Et elle aurait donné cher pour le savoir.
— Parle-moi encore de notre mariage, murmura Jenny avec un sourire béat. Des fleurs, surtout ! C’est le passage que je préfère...
Le paradis ! Jenny avait l’impression de se trouver au paradis. Le balancement paisible de la Sainte-Lucie, l’océan, la nuit étoilée, le bras de Dick autour de sa taille... C’était tout simplement merveilleux ! Elle ne regrettait qu’une seule chose : ne pas avoir pu parler à Mary de son projet. Sa sœur aurait sans doute d’abord essayé de la dissuader, pour ensuite capituler en comprenant ses motivations.
Dick la serra contre lui et déposa un baiser dans ses cheveux blonds.
— A la Jamaïque, raconta-t il, il y a des fleurs comme tu n’en as jamais vues à Rhode Island. Des rouges, des jaunes, des blanches... toutes plus grosses les unes que les autres ! Il y en a partout, et les lianes qui les portent s’enroulent autour des arbres et retombent en cascades sur les façades peintes des mai¬sons. Lorsque nous serons devant le pasteur — il fait si beau là-bas que les mariages ont toujours lieu dans un jardin —, je t’en cueillerai un énorme bouquet ; et dès que le saint homme nous aura déclarés mari et femme, tu le jetteras en l’air. Alors, nous nous embrasserons sous une pluie de pétales multicolores.
Amoureusement, Jenny posa la joue sur la chemise blanche et parfumée de son amoureux.
— Ce sera le plus beau jour de ma vie, mon chéri ! Mais le capitaine Richardson n’a-t il pas dit que nous faisions route vers la Barbade, et non vers la Jamaïque ?
— Chercherais-tu à me contrarier, mon bébé ? la gronda Dick en lui mordillant l’oreille avec tendresse. Je sais aussi bien que toi où nous allons. Mais si je ne connais pas la Barbade, je suis déjà allé à la Jamaïque. Ces deux îles se trouvent toutes les deux dans la mer des Caraïbes, et elles doivent se ressembler comme deux perles sur le collier d’une reine. En tout cas, il y aura autant de fleurs. Sur ce point, tu peux me faire confiance.
— Je t’ai toujours fait confiance, tu sais !
Les yeux brillants de bonheur, Jenny tendit ses lèvres, et ils échangèrent un long baiser.

— Je n’arrive toujours pas à comprendre comment tu t’y es pris pour persuader cette tante dont tu ne m’avais jamais parlé de te donner assez d’argent pour payer notre voyage. Deux cents guinées d’or ! Elle est vraiment très généreuse. Parfois, j’ai l’impression qu’une bonne fée s’est penchée sur nous avec sa baguette magique et que, d’un seul coup, le monde est devenu beau et lumineux.
Se sachant peu doué pour le mensonge, Dick s’empara de nouveau des lèvres de la jeune fille. Il espérait ne jamais avoir à expliquer à Jenny que la tante en question était en réalité... le capitaine Spar¬hawk. Il avait d’ailleurs juré au capitaine qu’il ne révé¬lerait rien à sa promise avant qu’ils ne soient dûment mariés. Dans moins de quinze jours, il aurait dix-sept ans et se considérait déjà comme un homme. Pourtant, face à Sparhawk, il avait eu l’impression de n’être encore qu’un petit garçon ; à tel point qu’il n’avait même pas eu la présence d’esprit de lui demander pourquoi il tenait tant à ce qu’il se marie avec Jenny West. Mais en définitive, peu lui importaient les moti¬vations de son généreux donateur. Grâce à lui, il allait épouser sa douce et belle Jenny. Cela seul comptait.
— Je t’aime, tu sais, murmura-t il en la serrant ten¬drement contre lui.
— Moi aussi, je t’aime, Dick. Et jamais je n’aime¬rai un autre homme que toi !
Debout sur la dunette, tourné vers le soleil couchant, Gabriel regarda sa montre et jura grossièrement. Pas un seul coup au but ! Profitant du calme plat qu’il avait rencontré au large de Block Island, il avait fait mettre une cible à l’eau — quatre tonneaux vides attachés ensemble — et ordonné un exercice de tir afin de tester la rapidité et l’habileté de ses canonniers. Le résultat était désastreux ! Trop courts, trop longs, à droite, à gauche... Les boulets s’étaient éparpillés dans la mer, sans qu’un seul d’entre eux n’érafle les tonneaux.
— Des minables ! Vous n’êtes qu’un ramassis de minables ! rugit-il avec colère. Des gamins armés de lance-pierres seraient plus efficaces que vous ! Plus de six minutes pour charger vos pièces... Et ce n’est sûre¬ment pas en tirant des coups pareils que vous allez impressionner les dames de Nantucket !
Deux ou trois jeunes matelots partirent d’un éclat de rire nerveux, mais les regards noirs des anciens les réduisirent immédiatement au silence. Ces derniers, pour la plupart, avaient déjà navigué avec le capitaine Sparhawk ; ils savaient donc qu’il valait mieux ne pas essayer de jouer au plus fin avec lui lorsqu’il était en colère — surtout si cette colère n’était que trop justi¬fiée.
— Il faudrait vous réveiller, les gars ! reprit-il. La fête est finie, vous n’êtes plus en train de jouer à cache-cache entre les cuisses des ribaudes de New¬port ! D’un jour à l’autre, nous pouvons nous trouver face à un vaisseau français. Et je vous assure que ce n’est pas avec des bouquets de roses que nous serons accueillis ! Je ne parle pas des bateaux marchands, bien entendu, mais des frégates de la Royale. Si vous conti¬nuez d’être aussi maladroits, les marins américains seront la risée de la populace de Paris ; on fera même des chansons sur vous de Nantes à Saint-Malo ! Des chansons que vous n’aurez pas le plaisir d’entendre, car vos maudites carcasses auront depuis longtemps servi de nourriture aux requins ! Vous allez recommen¬cer ce tir et, cette fois, vous avez intérêt à vous appli¬quer si vous n’avez pas envie que je vous tanne le dos à coups de fouet.
— Il le ferait ? murmura Mary d’une voix horrifiée. Ethan hocha la tête.
— Oui, et tous accepteraient la punition sans pro¬tester.
— Mais pourquoi ? N’ont-ils donc aucune fierté ? Le vieux marin la considéra avec commisération.
— Parce qu’ils savent qu’il fera leur fortune s’ils lui obéissent. Par contre, s’ils refusent de se plier à la dis¬cipline, il est tout aussi certain que nous nous retrou¬verons un jour ou l’autre au fond de l’eau, lardés de coups de sabres et percés par la mitraille. Les Français ne sont pas plus des enfants de chœur que les Espa¬gnols ; les malheureux qu’ils attrapent n’ont pas beau¬coup d’illusions à se faire sur le sort qui leur est réservé.
Mary se mordit la lèvre. Elle, au moins, elle avait eu à dîner — grâce à Ethan. Les hommes de l’équipage, quant à eux, ne recevraient leur repas du soir que lorsqu’ils auraient atteint la cible. Durant la matinée, ils n’avaient pas cessé de grimper dans la mâture et de courir sur les vergues pour ferler les voiles, prendre des ris ou border les focs avec, pour toute récompense, les injures des quartiers-maîtres. Ceux-ci leur repro¬chaient de ne pas réagir assez vite lorsque leur capi¬taine ordonnait un changement de cap ou un virement de bord. Dans l’après-midi, ils s’étaient ensuite exercés au combat au corps à corps avec des sabres et des haches d’abordage. Et maintenant, depuis plus de deux heures, ils suaient sang et eau autour des lourds canons qu’ils devaient manœuvrer, charger et pointer sans qu’on leur accordât le moindre instant de répit. En sa qualité de propriétaire du Vengeur, Mary aurait dû être enchantée par la conscience méticuleuse que le capi¬taine Sparhawk apportait à son travail ; en fait, malgré elle, elle était horrifiée par sa dureté et par son intransi¬geance.
Distraitement, elle posa les yeux sur la haute sil¬houette de Gabriel. Le vent faisait flotter les pans de sa chemise, et ses longs cheveux noirs étincelaient dans le soleil couchant. A chacun de ses mouvements, les muscles de ses bras et de ses épaules se gonflaient et...

Non ! Il ne fallait pas qu’elle le regarde de cette façon. Cela ne servirait qu’à rendre les choses plus dif¬ficiles ce soir, lorsqu’elle aurait besoin de toute sa volonté pour le tenir éloigné de sa cabine et de son lit... En hâte, elle détourna la tête et reporta son attention sur les tonneaux qui dérivaient au gré du courant.
Les équipes de canonniers tiraient les unes après les autres. Pour le moment, c’était au tour des hommes commandés par Allen Welsh de faire leur preuve. Welsh avait servi sur une frégate royale avant de déserter pour les beaux yeux d’une fille de Boston ; il avait la réputation d’être l’un des meilleurs canonniers du Vengeur — du moins, quand il n’était pas ivre.
Solidement campé sur ses jambes fléchies, il était en train de manœuvrer le levier de bois qui servait à pla¬cer la pièce en position. Tout en surveillant la cible du coin de l’œil, il criait des ordres brefs à ses aides afin qu’ils modifient l’angle de tir en jouant sur les cordes qui maintenaient en place l’affût du canon.
Encore quelques pouces, un dernier coup d’œil... Welsh saisit son boutefeu et l’approcha de la culasse tandis que Mary couvrait ses oreilles avec ses mains. L’explosion fit vibrer le Vengeur jusque dans ses œuvres vives, et un nuage de fumée âcre recouvrit le pont. Sur la dunette, Gabriel fut le premier à voir les tonneaux voler en éclats sous l’impact du boulet de quarante-huit livres.
Dès que la fumée se fut dissipée, les quatre-vingts corsaires jetèrent leurs chapeaux en l’air et, pendant plusieurs minutes, ce ne fut que battements de pieds, cris de joie et hourras. Un vacarme encore plus assour¬dissant que vingt coups de canon tirés simultanément.
Gabriel arborait un large sourire. Ce n’était certes pas parfait, et ce dernier succès arrivait après maintes déconvenues, mais cette journée d’exercice avait eu au moins le mérite de souder entre eux les hommes de son équipage. Ils avaient souffert ensemble. Désormais, il pouvait compter sur eux. Lorsque l’ennemi se présen¬terait, pas un seul ne manquerait à l’appel ; tous se bat¬traient bravement, jusqu’à leur dernier souffle.
Les mains croisées derrière le dos, il quitta son poste d’observation et se dirigea vers l’échelle de comman¬dement. Il était en sueur et avait tellement hurlé que sa gorge était aussi sèche que de l’étoupe. Une chemise propre, son dîner, sa couchette... Dieu seul savait combien de soirées aussi paisibles ils avaient encore devant eux.
Comme il arrivait sur le pont, il aperçut Mary et s’arrêta net. La jeune femme avait les joues et les che¬veux noircis par la poudre, et son visage étincelait de joie et d’excitation.
— Mary !
Aussitôt elle se rembrunit et se recroquevilla sur elle-même, comme si elle se préparait à un affronte¬ment physique. Sacrebleu ! songea Gabriel. Pour quelle espèce de brute le prenait-elle donc ?
Il lui tendit la main, d’un geste plus autoritaire qu’il ne l’aurait voulu.
En cet instant, ils étaient le point de mire de tous les regards. Des regards dans lesquels se mêlaient curio¬sité et envie. A quoi pensaient ses hommes ? A leurs femmes ou aux putains de Newport, sans doute. Par sa seule présence, Mary avait profondément modifié les rapports de Gabriel avec son équipage, et cela lui déplaisait.
— Venez, ordonna-t il d’un ton sec. Je suis fatigué, et il est grand temps que nous nous couchions.

 
 

 

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Chapitre 7

— Comment avez-vous osé me parler ainsi devant vos hommes ? s’exclama Mary dès que la porte de la cabine se fut refermée sur eux.
Les doigts tremblants de colère, elle enleva son cha¬peau et le jeta sur la couche.
— J’ai vu comment ils se poussaient du coude en échangeant clins d’œil et sourires. Grâce à vous, ils sont tous persuadés que je suis votre... votre maîtresse !
— S’ils croient cela, vous ne pouvez vous en prendre qu’à vous-même, rétorqua Gabriel en se ser¬vant un grand verre d’eau. Après tout, c’est vous qui avez insisté pour rester à bord et occuper ma cabine. Dans de telles conditions, je ne vois guère comment nous pourrions leur faire admettre que nos relations sont purement professionnelles ou amicales. Pour ce qui est de votre honneur...
— Vous me semblez fort mal placé pour en parler ! N’est-ce pas vous qui m’avez invitée dans votre mou¬lin... avec l’intention évidente de me faire faire la culbute ?
Gabriel émit un claquement de langue réprobateur.
— Quel langage ! Si je me souviens bien, c’est vous qui êtes venue me chercher à Crescent Hill ; et, d’après
ce que j’ai cru comprendre alors, vous étiez prête à beaucoup de choses pour me convaincre de naviguer pour vous.
— Ja... jamais je n’ai eu l’intention d’aller aussi loin ! bredouilla Mary. Je me suis laissé embrasser parce que je vous croyais sur le point d’accepter mes propositions.
— « Laissé » n’est pas le terme que j’emploierais, souligna Gabriel avec ironie. Pour autant que je m’en souvienne, vous étiez tout aussi consentante que la nuit dernière.
Avec une nonchalance exaspérante, il remplit de nouveau son verre et le fit tourner entre ses doigts avant de le porter à ses lèvres.
— Quant à votre honneur, vous ne pouvez pas me reprocher de l’avoir sali de quelque manière que ce soit. Hormis Ethan, personne n’a su que vous étiez venue chez moi ou au moulin — et Ethan est aussi dis¬cret qu’une tombe. Si quelqu’un a mis votre réputation en péril, c’est vous et vous seule.
— Je ne suis pas...
Mary s’interrompit brusquement, la bouche ouverte.
— Que faites-vous, Gabriel ?
— N’est-ce pas évident ? répliqua-t il en achevant de déboutonner sa chemise. Si nous devons partager cette cabine, il faudra vous habituer à ce que je me dés¬habille en votre présence. Et il en va de même avec la réciproque — à moins que vous ayez l’intention de garder le même jupon et le même corsage pendant un mois.
De nouveau, Mary resta bouche bée. Elle n’avait à vrai dire point songé à ce détail... Le rouge au front, elle gardait les yeux fixés sur les bras et le torse nus du corsaire. Son expérience des hommes était quasi inexistante, elle qui n’avait pas eu de frère et dont le père était toujours absent. Pour ce qui était de Daniel, il ne s’était jamais tenu debout devant elle dans une tenue aussi sommaire ; et même si tel avait été le cas, elle n’aurait sans doute pas été impressionnée comme elle l’était par la taille et la présence physique de Gabriel.
Soudain, un détail la frappa. Elle réprima avec peine un cri.
— Cette... cette cicatrice, murmura-t elle, les yeux rivés à la ligne violacée qui barrait le torse de Gabriel. Comment avez-vous pu survivre à une pareille bles¬sure ?
— Le forban qui maniait l’épée ce jour-là a dû se poser la même question, répondit-il avec une feinte légèreté.
Gabriel avait pris part à de nombreux combats dont chacun avait laissé ses stigmates. Toutefois, il avait su tout de suite quelle blessure avait tant impressionné Mary.
En pensée, il revit le visage terrifié de Catherine ; il entendit ses cris désespérés, lorsque les hommes de Desjoyaux l’avaient empoignée par la taille...
— Vous avez eu de la chance de ne pas en mourir...
— Vraiment ? Vous croyez ?
Aussitôt, Gabriel se reprocha la dureté de son ton. Si elle connaissait la vérité, Mary ne gaspillerait pas sa compassion de la sorte. Il n’en avait pas besoin et ne la méritait pas.
— Beaucoup de chance, murmura-t elle en tendant un doigt hésitant vers la cicatrice. La vie est toujours préférable à la mort...
Gabriel jura et fit un bond en arrière pour se mettre hors de portée de la jeune fille. Ce n’était pas à lui qu’elle pensait en cet instant ! Toute la tendre inquié¬tude qu’elle venait de manifester était destinée à un autre, à ce Daniel qui reposait quelque part au fond de l’océan.
Sans doute surprise par sa réaction, Mary laissa retomber son bras le long de son corps.
— Pardonnez-moi, je ne voulais pas...
— Pourquoi avez-vous tant insisté pour venir, Mary ? questionna Gabriel avec rudesse. Est-ce réelle¬ment pour ramener votre sœur au bercail, ou bien avez-vous des intentions cachées à mon égard ?
Comme repoussée par le regard qu’il dardait sur elle, Mary recula en secouant la tête. Quand elle se trouva acculée contre le bois de la couchette, il prit son visage dans ses mains, avec tendresse, et suivit de l’index le contour de ses lèvres.
— Et vous, que voulez-vous de moi ? demanda-t elle d’une voix tremblante.
— C’est à toi de me dire ce que tu veux, Mary. Tu sais déjà ce que je puis t’offrir. Je peux faire couler du feu dans tes veines, un brasier si intense qu’il te dévo¬rera jusqu’au plus profond de ton âme. Il n’y aura pas de retour. Un aller simple pour l’enfer, en somme. Et alors seulement, ma tendre et innocente petite sirène, tu pourras dire si la vie est vraiment préférable à la mort.
Sur ces mots, Gabriel sortit de la cabine.

Lorsqu’il regagna ses quartiers, les premières lueurs de l’aube commençaient de poindre à l’horizon. Mary avait laissé les bougies s’éteindre dans les balanciers. Elle dormait sur la couchette, recroquevillée sur elle-même, le visage enfoui dans le creux de son bras. Il la regarda et sourit avec tristesse en constatant qu’elle ne s’était pas déshabillée. Elle avait agi sagement, car lui-même ne se faisait guère confiance.
Penant soin de ne pas la réveiller, il lui enleva ses souliers, les rangea sous la couchette, et tira la couver¬ture sur les épaules de la jeune fille. Elle soupira dans son sommeil et enfouit son visage dans son oreiller.
Ensuite, Gabriel tira un hamac de marin en travers de la cabine et s’y installa. Il ne se faisait guère d’illu¬sions. Malgré tous ses efforts, il ne parviendrait pas à s’endormir.
— Il ne veut même pas me parler ! déclara Mary une semaine plus tard, alors qu’Ethan s’apprêtait à emporter le plateau de son petit déjeuner. Non pas que cela m’ennuie, bien entendu. C’est sans doute mieux ainsi, et cela prouve que tes manœuvres pour nous rap¬procher sont inutiles. Le capitaine Sparhawk passe le moins de temps possible en ma compagnie. Quand, par hasard, nous nous trouvons ensemble, il me regarde à peine et ne m’adresse la parole que lorsque cela est absolument indispensable.
— Allons, mademoiselle, je suis sûr que le capi¬taine ne vous déteste pas autant que cela ! protesta le vieux marin. Il traverse une mauvaise passe, voilà tout. Quand nous aurons capturé un ou deux bateaux mar¬chands, il reviendra vers vous.
Avait-elle envie qu’il revienne vers elle ? Mary n’en était pas sûre. Avec un soupir, elle lissa la plume d’oie avec laquelle elle était en train d’écrire. Elle était assise à la table de jeu, une feuille de papier posée devant elle. La lettre était destinée à sa mère, mais elle n’avait réussi à écrire jusque-là que deux ou trois bana¬lités. Ce matin, la mer était si agitée qu’elle avait toutes les peines du monde à tremper sa plume dans l’encrier et à ne pas faire de taches. Finalement, après un ultime essai, elle reboucha l’encrier et s’essuya les doigts sur un chiffon.
— Il s’imagine que je suis à bord du Vengeur pour m’immiscer dans ses affaires. Il est vrai que j’ai beau¬coup insisté pour l’accompagner, mais je n’avais guère le choix. Ma sœur...
— Je sais, l’interrompit Ethan en soulevant le cou¬vercle de la cafetière. Croyez-moi, vous vous inquiétez trop de ce que peut penser le capitaine. Lui-même irait jusqu’en Chine si l’une de ses sœurs avait besoin de son aide. Et il décrocherait la lune, si sa mère le lui demandait.
Mary secoua la tête. Elle n’imaginait guère Gabriel se rendre en Chine pour les beaux yeux de quiconque. Quant à sa mère... Curieusement, il ne lui avait jamais parlé d’elle.
— Tu es sans doute le seul à bord à penser cela.
— Oh ! non, mademoiselle. Interrogez les autres, et ils vous diront tous la même chose. L’ennui, c’est qu’aucun n’osera vous répondre — à cause des ordres du capitaine. C’est la même chose à tous les voyages.
Mary leva les yeux, intriguée.
— Il a donc emmené d’autres femmes à son bord, avant moi ?
Comme s’il regrettait de s’être montré trop bavard, Ethan fronça les sourcils.
— Le capitaine aime bien les femmes, concéda-t il. Mais les autres ne vous ressemblaient en aucune manière. Il s’agissait de créatures maquillées et effron¬tées. Des femmes mariées, le plus souvent, des ribaudes qui n’avaient pour seule ambition que d’offrir
une paire de cornes supplémentaire à leur pauvre mari. Vous, vous êtes une bonne fille, une fille de capitaine, pas l’une de ces catins qui ne songent qu’à ouvrir les cuisses dans un lit de plume. Bien sûr, en agissant comme il l’a fait, le capitaine a sali votre honneur... Toutefois, je suis allé dans le gaillard d’avant et j’ai parlé avec les hommes. Je leur ai dit que le capitaine dormait dans le hamac et vous dans la couchette.
— Oh ! Ethan, je ne sais comment te remercier pour...
— C’était tout naturel, mademoiselle ! Je me suis déjà senti assez coupable quand je vous ai emmenée jusqu’à ce maudit moulin l’autre nuit. Je connaissais les intentions du capitaine. Le lendemain, à son humeur, j’ai tout de suite deviné qu’il n’avait pas obtenu ce qu’il désirait. Vous avez eu raison de lui résister ! Ainsi que je vous l’ai dit, j’ai fait de mon mieux pour préserver votre réputation. Les hommes m’écoutent. Vous pouvez être tranquille.
— Je suis tranquille, Ethan. Vraiment, je ne sais comment te remercier...
Elle lui sourit. Embarrassé, le vieux marin s’empourpra. Il jeta un coup d’œil par-dessus l’épaule de Mary et demanda :
— Que faites-vous là, mademoiselle ? Je croyais que vous aviez mis toutes vos affaires en ordre avant notre départ...
— Oh ! ce sont des lettres et des papiers personnels, répondit-elle.
Maladroitement, elle s’empressa de cacher la reconnaissance de dette de jeu qu’elle avait trouvée au milieu des factures et des reçus de son père. Elle l’avait emportée à tout hasard, sans trop savoir pour¬quoi. Mais elle n’avait aucune envie qu’Ethan en parle à Gabriel.
— Rien d’important, vraiment, ajouta-t elle avec
une feinte nonchalance. Ethan haussa les épaules.
— Je serais bien incapable de vous dire si un papier est important ou non, car la mer m’a pris avant que j’aie eu le temps d’apprendre mes lettres. Je sais reconnaître mon nom et signer avec une croix, ce qui me suffit pour le travail que je fais.

Mary se détendit et passa la main sur la feuille frois¬sée et tachée par l’eau de mer.
— Celle-ci, j’ai de la peine à la comprendre moi-même, avoua-t elle. Le texte est à moitié en français...
— Le capitaine parle et comprend le baragouin des Français aussi bien que si c’était du bon anglais ! déclara Ethan avec fierté. J’ai hâte de voir comment il va se battre contre eux. Naturellement, ce ne sera pas comme avec les Espagnols. Ces maudits papistes n’étaient bons qu’à gémir et à marmonner leurs prières en tripotant leurs chapelets. Avec les Français... Enfin, je suppose que les choses seront différentes cette fois.
— Cette fois ? Cela fait des années que nous n’avons pas été en guerre avec les Français. Gabriel... je veux dire le capitaine Sparhawk, est bien trop jeune pour avoir déjà eu l’occasion de se battre contre eux.
Le vieux marin haussa les épaules.
— Il n’y a pas que les rois qui déclarent les guerres, répondit-il de façon énigmatique.
Qu’entendait-il par là ?
A l’expression d’Ethan, Mary comprit qu’elle
n’apprendrait rien de plus de lui. Mais ces mystères ne servaient qu’à exciter sa curiosité, déjà éveillée par quelques faits troublants. Ces deux Français que Gabriel avait tués, par exemple. Et puis, certaines réflexions du corsaire l’avaient intriguée : ne lui avait-il pas dit qu’elle serait plus en sécurité quand il aurait quitté Newport ? Sans parler de la façon dont il avait éludé ses questions à propos de l’horrible cicatrice qui lui barrait le torse. Mary n’avait jamais aimé les secrets et les mystères, même lorsqu’ils ne la concernaient en rien.
Que voulait-on lui cacher exactement ?
Elle se le demandait toujours, cette nuit-là, alors qu’elle se tournait et se retournait sur sa couchette sans réussir à trouver le sommeil. Dehors, le vent sifflait dans les haubans et les échelles de corde ; la coque du trois-mâts grinçait et gémissait sous les coups de bou¬toir des vagues, des bruits auxquels Mary était si habi¬tuée qu’elle n’y prêtait même plus attention. La cloche de la dunette résonna — quatre coups qui indiquaient la fin d’un quart et le début du suivant. Elle soupira et regarda l’endroit où, d’ordinaire, se balançait le hamac de Gabriel.
Bien qu’il ne lui parlât jamais la nuit — il n’entrait dans la cabine que longtemps après le coucher du soleil et la quittait à l’aube, avant que Mary ne fût réveillée —, elle sentait sa présence aussitôt qu’il la rejoignait. En silence, elle épiait ses mouvements dans la pénombre jusqu’à ce qu’elle finisse par s’assoupir, vaincue par la fatigue.
D’un geste brusque, elle repoussa sa couverture et s’assit sur le bord de sa couchette. Il faisait trop chaud pour dormir ! Ethan lui avait indiqué qu’ils se trou¬vaient au large des Carolines, et l’air était en effet chargé des fortes senteurs de la terre. En hâte, Mary se rhabilla, sans prendre la peine d’enfiler ses jupons et son corset. Elle avait besoin d’air... et de savoir pour¬quoi Gabriel ne l’avait pas rejointe.
Lorsqu’elle parvint sur le pont, elle aperçut tout de suite sa haute silhouette. Il se tenait tout à l’avant, au pied du mât de beaupré, la chemise ouverte et les che¬veux au vent. Bâbord amures, le Vengeur fendait les flots avec l’aisance d’un oiseau de proie. Ses grandes voiles blanches, gonflées à se rompre, claquaient à chaque rafale, et sa coque vibrait jusque dans ses œuvres vives. Prudemment, prenant garde de ne pas lâcher la lisse du plat-bord, Mary se dirigea vers l’avant. Avec les embruns qui le recouvrait sans cesse, le pont était glissant ; si jamais elle venait à tomber à la mer, personne ne pourrait lui porter secours.
A sa grande surprise, Gabriel lui sourit quand il se retourna. Comme s’il l’attendait... Il lui tendit la main, ainsi qu’il l’avait fait si souvent à Newport, et Mary la prit d’un geste hésitant, ne sachant trop ce qui allait suivre.
— Regarde là-bas, ma petite sirène, murmura-t il en lui tendant sa longue-vue et en l’aidant à la braquer vers un point de l’océan. Tu vois ce minuscule triangle argenté, juste au-dessus de l’horizon ? Will Allen, dans la hune, là-haut, aurait dû le voir le premier et je te jure qu’il va regretter son inattention — il sera privé de sa ration de rhum pendant une semaine. Ce triangle argenté vaut de l’or pour nous, Mary, et pour tout le reste de l’équipage, car ce sont des voiles françaises au-dessus d’un bateau français.
— Un bateau français ! répéta Mary.
— Oui, un bateau français, acquiesça Gabriel. Et j’espère bien que nous l’aurons rattrapé à l’aube.
Un bras passé autour de la taille de la jeune fille, il la contempla en silence. Les embruns fouettaient son visage tandis que le vent lui plaquait sa robe sur les jambes. Gabriel la serra contre lui, comme un butin qu’il ne voulait pas laisser échapper. Seigneur Dieu, comment avait-elle pu lui manquer autant ? Il lui prit la longue-vue des mains et s’empara de sa bouche avec l’avidité d’un homme qui a été privé de tout pendant trop longtemps. Les lèvres de Mary s’ouvrirent sans résister. Les yeux fermés, elle s’abandonna à ses caresses.
— Reste avec moi, Mary, murmura-t il d’une voix
haletante. Je veux que tu restes avec moi ! Elle leva la tête vers lui, le regard éperdu.
— Jure-moi que tu ne me quitteras jamais ! insista-t il.
Avant qu’elle n’ait pu lui répondre, le cri tant attendu descendit de la hune.
— Voile, droit devant ! C’est un Français !
Ce cri eut un effet magique.

En un instant, les hommes qui dormaient dans le gaillard d’avant s’arrachèrent à leur sommeil et se répandirent sur le pont comme une marée d’équinoxe dans la baie de Fundy. Ils n’avaient tous qu’une idée en tête : contempler la fortune qui venait à leur ren¬contre — cette fortune à laquelle ils rêvaient depuis le moment où ils avaient accepté de se placer sous les ordres du capitaine Sparhawk.
Dans les premières lueurs de l’aube, le bateau ennemi grossissait à vue d’œil. Il s’agissait d’un brick lourdement chargé, à l’évidence incapable de rivaliser de vitesse avec eux.
Sur le Vengeur, les marins exultaient et se donnaient des grandes claques dans le dos. Prenant Mary par la main, Gabriel se fraya un passage parmi eux afin de rejoindre le château arrière.
Quand il parut sur la dunette, des vivats jaillirent de toute part. Un large sourire aux lèvres, il leva les bras pour imposer le silence.
— Allons, les gars, il est encore un peu tôt pour vous réjouir ! cria-t il. Si tout va bien, dans moins de deux heures, l’affaire sera terminée. Et lorsque l’Union Jack flottera au mât de ce brick, vous aurez tout le temps de vous congratuler et de compter les pièces d’or qui vont tomber dans votre bourse. Pour l’instant, mieux vaut garder la tête froide. Croyez-en mon expé¬rience...
En réponse à sa harangue, des hurlements sauvages jaillirent de toutes les gorges. Les sabres et les baïon¬nettes brandis étincelèrent dans les premiers rayons du soleil levant. Alors, Gabriel se laissa gagner par l’enthousiasme de ses hommes. N’était-ce pas le meil¬leur moment de la bataille, quand tous les combattants, avides de gloire, songeaient déjà à une victoire prompte et facile ?
Ce moment, il avait en outre le bonheur de le parta¬ger avec Mary, sa farouche petite sirène. Impulsivement, il serra le bras autour de la taille de la jeune fille et goûta la façon dont son corps, souple et fragile, se collait au sien. Toutes les femmes qu’il avait connues auraient été terrorisées et se seraient réfugiées en trem¬blant dans l’entrepont. Pas elle. Ses yeux brillant comme deux charbons ardents, elle était aussi excitée que lui.
Il l’eût volontiers embrassée — ou même emportée dans sa cabine —, mais le moment était mal choisi.
Autour d’eux, c’était déjà le branle-bas de combat. Les gabiers couraient dans la mâture, prêts à border les voiles au moindre coup de sifflet, tandis que les canon¬niers et leurs aides s’affairaient autour de leurs pièces.
A l’est, le soleil rouge et encore froid émergeait len¬tement des vagues écumantes. La distance entre les deux bateaux s’amenuisait à chaque seconde. Une heure, deux heures, tout au plus, et le bâtiment français serait à portée des boulets du Vengeur.
Pendant que Gabriel donnait ses ordres et veillait à chaque détail, Mary saisit sa longue-vue et la pointa sur le brick. A bord, la panique était à son comble. Les marins couraient dans tous les sens ; le capitaine lui-même semblait avoir cédé à l’affolement général. Il y avait de quoi. Alors que le vaisseau marchand, avec son ventre rond, ses lignes lourdes et empâtées, s’enfonçait dans les creux jusqu’à sa ligne de flottaison et ne se relevait que péniblement, le Vengeur volait au-dessus des vagues. L’issue de la poursuite ne faisait aucun doute. Malgré elle, Mary se mit à spéculer sur la cargaison contenue dans les cales du brick. Celui-la venait probablement de La Nouvelle-Orléans, où il avait dû charger de l’indigo, du sucre, des étoffes de coton, des fourrures et des bois précieux... autant de marchandises qui se vendraient un bon prix à Newport ou à Boston.
Gabriel aussi examinait le brick. Mais d’autres pen¬sées l’agitaient.
C’était presque trop facile, songeait-il. Hormis deux vieilles couleuvrines placées à l’arrière, il n’y avait en effet aucune bouche à feu apparente sur le navire qu’il convoitait, et l’équipage paraissait peu vaillant. Trop facile, se répéta Gabriel. Et cela ne servait qu’à aug¬menter sa méfiance. Alors que la guerre venait à peine d’être déclarée, il était possible que ce capitaine fran¬çais ait pris la mer avec précipitation, espérant atteindre le milieu de l’océan avant que les corsaires anglais n’aient eu le temps de s’armer en course. C’était une éventualité. Gabriel avait toutefois assez d’expérience pour savoir qu’il ne fallait jamais trop se fier aux apparences. Aussi examina-t il avec la plus grande attention les bordés du brick, à la recherche de sabords cachés, tout en gardant un œil fixé sur l’hori¬zon, au cas où ce brick ferait partie d’un convoi accompagné par des frégates de la marine royale.
Mais tout paraissait normal. Il n’y avait pas de piège. Malgré sa certitude que le capitaine français amènerait ses couleurs sans résister, Gabriel jugea qu’un boulet bien placé hâterait la décision.
— Mets tes mains sur tes oreilles, conseilla-t il à Mary.
Il enfonça son chapeau sur sa tête. Un peu plus tôt, Ethan lui avait apporté son sabre d’abordage et deux pistolets, finement ciselés, qu’il avait passés dans son ceinturon. Ainsi armé, il avait fière allure, il le savait, et il ne manquerait pas d’impressionner le capitaine français.
— Nous allons leur donner un aperçu de nos talents d’artificiers, expliqua-t il à Mary. En plus, ça permet¬tra aux gars de ne pas perdre la main.
Le Vengeur avait rejoint le brick et suivait une route parallèle à la sienne, à cent yards à peine de son plat-bord.

— Welsh, c’est à toi ! cria Gabriel. Tu es prêt ? Feu !
L’explosion fit vibrer le pont du trois-mâts. Parfaite¬ment ajusté, le boulet réduisit en miettes la figure de proue et le beaupré du brick. Il n’en fallut pas plus pour que le capitaine français se mît en panne et ame¬nât lui-même le drapeau à fleurs de lis.
En moins d’une minute, avec un seul coup de canon, ils avaient capturé leur première prise !
A bord du Vengeur, l’enthousiasme était indescrip¬tible. Gabriel saisit Mary par la taille et la fit tourner dans les airs avant de déposer sur ses lèvres un baiser retentissant.
— Je savais bien que le métier de corsaire n’était qu’un jeu d’enfant ! le taquina-t elle quand il la reposa. J’ai toujours pensé que les marins étaient de fieffés vantards qui, une fois au port, inventaient les histoires les plus invraisemblables afin de décourager les ter¬riens d’exercer le même métier qu’eux.
— Rien ne les empêche de nous rejoindre, répliqua Gabriel. A présent, si vous le voulez bien, chère pro¬priétaire... et terrienne, permettez-moi de vous faire les honneurs de cette première prise.
Comme il s’inclinait avec galanterie, la jeune fille éclata de rire et ébaucha une révérence.
— Non, non, à vous l’honneur, mon beau capitaine !
Les yeux brillants, les joues rosies par l’excitation, les cheveux dansant dans le vent, elle offrait le plus délicieux des spectacles. Ce ne fut donc qu’à contre¬cœur que Gabriel se détourna pour s’occuper du brick qu’ils venaient de capturer. La chaloupe du Vengeur était déjà à l’eau. Il y rejoignit la douzaine de marins qui y avaient pris place pour aller prendre possession du Français et signifier à son capitaine que lui et ses hommes étaient désormais des prisonniers de guerre.
Tandis que la chaloupe s’éloignait, Mary s’accouda au plat-bord de la dunette et reporta son attention sur le brick français.
Son brick, maintenant — du moins, dès que les tri¬bunaux de Newport lui en auraient cédé la propriété. Elle avait peine à croire qu’elle était désormais pro¬priétaire de deux bateaux... Tout comme elle avait peine à croire à ce qui était en train d’arriver entre elle et Gabriel. Elle sourit en se remémorant ses paroles : « Jure-moi que tu ne me quitteras jamais ! »
Déjà, la chaloupe était presque sous la poupe du brick. Les Français lancèrent une échelle de corde aux corsaires qui, Gabriel en tête, montèrent à bord. Le capitaine les attendait avec ses hommes, une dizaine tout au plus, rangés docilement derrière lui. Le visage grave, il tenait son livre de bord sous le bras. En quel¬ques phrases, Gabriel lui annonça le sort qui allait lui être réservé. L’homme, qui connaissait les lois de la guerre et savait que protester ne servirait de rien, hocha la tête, lentement. Puis, soudain, d’une façon inatten-due, il laissa tomber son livre de bord et se précipita vers la coursive.
Que se passait-il ? se demanda Mary en fronçant les sourcils. S’agissait-il d’un piège ? Des hommes en armes étaient-ils cachés à l’intérieur ?
Non ! Ce ne pouvait être cela ! Pas alors que les canons du Vengeur étaient braqués sur le brick. D’ail¬leurs, Gabriel n’avait pas fait un geste pour retenir l’homme, pas plus qu’il n’avait braqué sur lui son pis¬tolet.
Penché au-dessus de l’écoutille de l’entrepont, le capitaine parlait maintenant avec quelqu’un. Une femme ! Il lui tendit la main et l’aida à gravir les der¬niers barreaux de l’échelle.
Quand elle découvrit que l’inconnue avait les che¬veux blonds, comme Jenny, Mary eut l’impression que son cœur s’était arrêté de battre. La jeune Française portait un petit enfant dans ses bras et, à la façon dont elle marchait, il était visible qu’elle en attendait un deuxième. Ils étaient ses prisonniers, eux aussi...
Mary grimaça et abaissa lentement la longue-vue de Gabriel. Soudain, elle trouvait la guerre et la course beaucoup moins amusantes.

 
 

 

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Chapitre 8


Debout sur la dunette du Vengeur, Gabriel regardait les marins du Pharaon monter l’un après l’autre à bord du trois-mâts. Tous arboraient une expression morne et déconfite ; visiblement, ils ne pardonnaient pas à leur chef, le capitaine Cherault, l’humiliation qu’ils venaient de subir. S’ils n’auraient eu aucune chance contre les canons du Vengeur, se rendre sans même tirer un coup de feu n’avait rien de très glorieux.
Gabriel ne leur avait encore rien dit, mais il avait l’intention de les relâcher dans un port neutre. Peu accepteraient sans doute de prendre de nouveau la mer avec Cherault ; toutefois, quel que soit le bateau qu’ils rejoindraient, un bateau de commerce ou un vaisseau de corsaires, ils raconteraient partout comment ils avaient été capturés par le redoutable capitaine Sparhawk. En enjolivant les faits, bien entendu, ce qui serait excellent pour le prestige du capitaine du Vengeur. Après deux années passées à terre, Gabriel avait besoin de se refaire un nom — un nom à la seule évocation duquel tous les capitaines des Caraïbes trembleraient.
Et puis, il y avait Desjoyaux. Gabriel voulait être sûr, tout à fait sûr, que la nouvelle de son retour par¬viendrait jusqu’aux oreilles de Desjoyaux.
Un bruit de pleurs sortit Gabriel de ses pensées. C’était le petit garçon. Blotti dans les bras de la jeune femme, il était secoué de gros sanglots, emplis de ter¬reur. Sa mère, malgré tous ses efforts, ne parvenait pas à le calmer. Gabriel fronça les sourcils. Seigneur ! Que croyaient-ils ? Qu’il mangeait des enfants, français de préférence, à son petit déjeuner ? Il regrettait que le Pharaon ait eu des passagers à son bord. Les femmes et les enfants se révélaient toujours une source de complication.
— Qui est-ce ? questionna Mary à voix basse. Je veux parler de la femme, bien entendu.
— C’est une cousine du capitaine Cherault, expli¬qua Gabriel. Son mari est mort d’une mauvaise fièvre à La Nouvelle-Orléans. Avant que nous ne capturions le Pharaon, elle était en route pour Bordeaux, où habitent sa famille et sa belle-famille.
— Oh ! Gabriel, c’est tellement triste ! Que va-t elle devenir ?
— Nous la débarquerons avec les autres dans un port neutre. Là, elle sera libre de prendre toutes les dis¬positions qu’elle voudra pour rentrer en France.
— Ne lui avons-nous pas pris ses affaires person¬nelles et tout l’argent qu’elle avait sur elle ?
La lueur de pitié qui éclairait le regard de Mary alerta Gabriel. Il en conçut une soudaine appréhension.
— Allons, Mary, il ne faut pas oublier que nous sommes en guerre. Si la situation était inversée, je ne suis pas certain que Cherault se montrerait aussi magnanime avec vous.
Desjoyaux, lui, n’avait pas été magnanime du tout avec la pauvre Catherine, songea-t il. Le petit garçon se blottit contre sa mère et laissa échapper son ours en peluche, qui roula sur le pont.
L’enfant se mit aussitôt à crier. Au grand dam de Gabriel, Mary se précipita pour le ramasser et le lui rendre. La Française la remercia timidement. En réponse, elle lui adressa un sourire plein de chaleur et de gentillesse.
— Mary !
La voix de Gabriel vibrait de colère. En aucun cas, il ne tolérerait que les femmes fassent la loi sur son bateau. Le geste de Mary avait suffi pour modifier l’attitude des marins français. Ils avaient déjà moins peur tandis que ses propres hommes étaient mal à l’aise.
— Qu’ai-je fait de mal ? demanda Mary en se retournant vers lui, l’air étonné.
— Auriez-vous oublié que vous êtes anglaise ? Revenez ici tout de suite ! Un sujet de Sa Majesté n’a pas le droit de pactiser avec une ennemie, en quelque circonstance que ce soit !
La jeune fille releva le menton avec défi, ses yeux jetèrent des éclairs. Mais, grâce à Dieu, elle obéit. Si elle avait refusé, il aurait pu la menacer du fouet — une menace qu’il aurait sans doute eu beaucoup de peine à mettre à exécution.
Quand elle l’eut rejoint, il se tourna vers le Pharaon et vit que les charpentiers du Vengeur avaient fini de remettre en état le mât de beaupré du brick. Ils reve¬naient à force de rames.
— Farr, tu vas donner ta cabine à cette dame et au capitaine Cherault ! ordonna-t il au second. Emmène-les en bas et veille à ce qu’ils ne manquent de rien. Quant à toi, Parker, tu vas...
— Non !
Surpris, Gabriel baissa les yeux vers Mary. Com¬ment osait-elle s’interposer de la sorte entre lui et ses hommes ? Dès qu’il serait seul avec elle, il lui admi¬nistrerait la fessée qu’elle méritait !
— Non, Gabriel, je refuse de m’associer au dépouillement de cette pauvre femme ! s’exclama¬-t-elle avec colère. J’exige qu’elle puisse retourner à son bateau avec son bébé et qu’on lui rende ses effets personnels. Je n’ai aucune idée de la façon dont les Français m’auraient traitée en pareilles circonstances, mais je sais ce que j’aurais ressenti si quelqu’un m’avait arrachée à ma cabine et m’avait volé jusqu’à mes vêtements. Vous allez laisser repartir cette femme. N’oubliez pas que ce trois-mâts m’appartient. En outre, je ne tolérerai pas qu’on commette un pareil for¬fait en mon nom !
Gabriel n’en croyait pas ses oreilles. Cette petite péronnelle avait-elle décidé de le faire marcher à la baguette ? Et devant ses hommes, avec ça !
Avant que le mal ne fût irréparable, il se pencha, la saisit à bras-le-corps et la jeta sur son épaule comme un vulgaire sac de pommes de terre.
— J’ai changé d’avis, Farr, déclara-t il sans prêter attention aux cris outragés et aux coups de pied de Mary. Nous avons bien assez d’une garce à bord ! Ramène cette dame et son rejeton à bord du Pharaon. Quant à Cherault et au reste de son équipage, tu n’as qu’à les installer quelque part dans l’entrepont. Ils peuvent déjà s’estimer heureux si nous leur donnons une paillasse pour dormir et un quignon de pain à man¬ger !

Tous les hommes qui étaient autour d’eux écarquil¬lèrent les yeux, quelques-uns rirent sous cape en échangeant des coups de coude. Visiblement, ils n’étaient pas mé*******s que leur capitaine ait décidé de montrer son autorité.
— Une garce ! Comment avez-vous osé m’appeler ainsi ? protesta Mary d’une voix furieuse. Vous n’êtes qu’un ignoble personnage, capitaine Sparhawk ! Repo¬sez-moi à terre tout de suite ! Je l’exige !
Malgré ses cris et ses gesticulations, Gabriel pour¬suivit son chemin sans se troubler. Il s’engagea sur les marches étroites de l’escalier de commandement. Quand il l’eut descendu, il s’engouffra dans la cour¬sive, ouvrit la porte de leur cabine et, sans autre forme de cérémonie, jeta son fardeau sur la couchette. Avec un cri strident, Mary se réfugia contre la cloison, rabat¬tant sa robe sur ses genoux.
— Vous n’êtes qu’un rustre ! s’exclama-t elle, les yeux étincelants de rage. Un homme dépourvu de tact et de bonnes manières !
— Si vous croyez cela de moi, vous n’allez pas être déçue !
D’un coup de pied, Gabriel ferma le battant de la porte. Le souffle court, il déboucla son ceinturon et laissa tomber son sabre et ses pistolets à ses pieds ; puis il retira sa veste, qu’il lança dans un coin.
— J’en ai assez de vos ordres et de la façon dont vous voulez faire la loi ! rugit-il. Conformément à notre accord, je suis le seul maître à bord de ce trois-mâts. Vous n’avez pas à essayer de me mener par le bout du nez devant mes propres hommes, propriétaire ou pas ! Si je vous laisse faire, je serai bientôt la risée de toutes les Caraïbes !
Il ouvrit son gilet avec une telle violence que la moi¬tié des boutons s’éparpillèrent sur le plancher.
Mary retint son souffle. Elle était sûre que sa culotte de soie allait suivre. Elle l’avait poussé trop loin, elle s’en rendait compte. Mais curieusement, elle s’en moquait. Bien plus, elle en était *******e. Elle préférait cent fois l’entendre crier et tempêter plutôt que de devoir supporter encore l’horrible silence qu’il lui infligeait depuis tant de jours.
— Depuis quand la compassion est-elle un péché ? questionna-t elle d’un ton défensif
— Un péché ! Je vais te montrer ce qu’est le péché, Mary West. Et je te jure que tu vas aimer ça. Oui, tu me remercieras de te l’avoir fait connaître...
Avant qu’elle ait eu le temps de réagir, il plongea en avant, lui saisit les chevilles et, d’un seul mouvement, lui retroussa ses jupes. Puis il la fit glisser jusqu’au bord de la couchette.
— Non, Gabriel, laissez-moi !
Elle se débattit et tenta de lui échapper mais, déjà, il était sur elle.
— C’est moi qui donne les ordres, maintenant ! répondit-il d’une voix rauque. Il n’y a qu’un seul maître à bord de ce bateau, et ce n’est pas toi.
Le cœur battant à se rompre, Mary cessa de résister. Elle était sa prisonnière. Le visage de Gabriel était si près du sien qu’elle sentait le souffle tiède de sa respi¬ration sur sa bouche. Elle sentait aussi contre elle toute l’ardeur du désir qu’il éprouvait en cet instant. Cette révélation alluma en elle un feu d’une égale intensité. Elle était prête à se rendre. Une reddition sans condi¬tions.
Ses lèvres s’ouvraient lorsque, brusquement, on frappa à la porte.
— Capitaine, il y a un autre bateau qui... Jésus, Marie, Joseph ! Je...
En un instant, Gabriel se redressa et dissimula tant bien que mal Mary au regard ébahi d’Israel Talbot.
— Que se passe-t il, Talbot ? questionna-t il en se redressant et en remettant les pans de sa chemise dans
sa culotte. Tu as intérêt à ce que le message que tu m’apportes en vaille la peine !
Le triple menton du cuisinier se mit à trembler. Tan¬dis que Mary rabattait sa robe et descendait de la cou¬chette, il garda les yeux baissés sur ses pieds.
— Pa... pardonnez-moi, monsieur, bredouilla-t il. Je... je ne savais pas, sinon jamais je n’aurais...
— Au fait, Talbot ! rugit Gabriel. Au fait !
— M. Farr m’a dit d’aller vous prévenir qu’un autre de ces maudits Français est en vue. Il est à vingt degrés par babord et suit une route sud-sud-est, comme s’il voulait nous intercepter. M. Farr pense qu’il s’agit d’une frégate. Il voudrait que vous montiez tout de suite sur le pont.
Il n’avait pas pris le temps de respirer et il était hors d’haleine.
Gabriel jura. Tout en finissant de boucler son ceintu¬ron, il se précipita dans la coursive et monta en courant l’escalier de la dunette.
Le Pharaon était encore là, ses voiles gonflées et sa proue dirigée vers le nord. Le drapeau anglais flottait fièrement à son mât. Un autre bateau était en vue, au sud celui-ci. Gabriel n’avait pas besoin de sa longue-vue pour savoir que Farr ne s’était pas trompé. C’était bien un bâtiment français. Il fondait sur eux, toutes voiles dehors, et la rangée de sabords qui ornait ses flancs ne laissait aucun doute. Il s’agissait d’un navire de guerre et non d’un paisible bateau de commerce.
Leur première prise avait été trop facile. A présent, il leur fallait affronter une frégate française. Avec un équipage aussi peu aguerri que celui du Vengeur, le danger était grand. Mais s’ils fuyaient, ils perdraient le Pharaon et les hommes qui se trouvaient à son bord — un début qui serait de bien mauvais augure pour la suite de sa campagne. Gabriel n’aimait pas laisser échapper une proie, et refuser le combat n’était guère dans ses habitudes non plus. D’ailleurs, il n’avait pas besoin d’un véritable engagement. Quelques coups de canons tirés judicieusement suffiraient à ralentir la fré¬gate et laisser au brick le temps de s’échapper. Ensuite, ce serait à lui de montrer ses qualités de manœuvrier. A la faveur de deux ou trois bords au près, il brûlerait la politesse à ces fichus mangeurs de grenouilles ! Non seulement il avait le vent pour lui mais, en plus, aucun bateau, quel qu’il fût, ne pouvait rivaliser de vitesse avec le Vengeur.

Alors qu’il posait son regard sur le pont du trois-mâts, il l’imagina ravagé par les boulets et par la mitraille. Il vit les blessés, les morts... Aussitôt, il se reprit. Sacrebleu, il était en train de se ramollir ! Tous les hommes qui avaient accepté de venir avec lui connaissaient les risques auxquels ils s’exposaient... des risques à la mesure des gains qu’ils escomptaient.
Tous les hommes, mais pas la femme qui se trouvait à bord.
Mary l’avait rejoint et s’était adossée au mât d’arti¬mon. Elle avait le visage très pâle. Les feux de la colère et du désir avaient disparu de son regard, rem¬placés par la peur. Elle avait l’air si jeune et si frêle en cet instant.
— Vous allez vous battre contre une frégate ? s’enquit-elle d’une voix blanche.
— Vous ne pouvez pas rester ici, déclara Gabriel en s’abstenant de répondre à sa question. Il faut que vous alliez en bas, dans la cale. Si vous le désirez, je vais demander à un homme de vous accompagner.
Comme elle ne bougeait pas, il lui prit les mains — elles étaient glacées — et l’entraîna vers l’escalier de commandement.
— Descendez vous mettre à l’abri dans la cambuse. J’irai vous rejoindre quand tout sera terminé.
— A condition que vous soyez encore en vie, répliqua-t elle en se dégageant. Le Vengeur n’est pas en mesure d’affronter une frégate. Vous êtes fou, capi¬taine Sparhawk !
Il lui sourit.
— Si je n’avais pas été fou, croyez-vous que je vous aurais emmenée avec moi ?
Elle le regarda sans mot dire. Puis, d’un mouvement brusque, elle lui tourna le dos et s’enfuit.
Assise dans la cambuse, entre un tonneau de farine et une caque de harengs salés, Mary attendait et priait avec ferveur. La flamme vacillante de sa chandelle n’éclairait guère qu’à quelques pieds autour d’elle et, d’après les bruits étouffés qui lui parvenaient, elle essayait d’imaginer ce qui se passait deux ponts au-dessus de sa tête. Elle avait depuis longtemps déjà cessé de compter les coups de canons. Si le Vengeur avait tiré de nombreuses salves, elle était presque cer¬taine qu’ils avaient été frappés en retour ; plusieurs fois, en effet, des hurlements de panique et de douleur s’étaient mêlés aux explosions.
Gabriel... Qu’était-il advenu de lui ? Avec sa haute taille et ses larges épaules, il offrait une cible de choix pour les canonniers et pour les fusiliers de la frégate française. Lui n’aurait pas crié, toutefois. Il aurait juré jusqu’à son dernier souffle. Une litanie de jurons et d’imprécations. Mais il ne fallait pas qu’elle pense à une aussi horrible éventualité ! Il ne pouvait pas mou¬rir ! Il était trop grand, trop fort et trop plein de vie pour se faire tuer aussi stupidement. Ce n’était pas la première bataille à laquelle il participait et, jusqu’à présent, il avait toujours survécu. D’ailleurs, ne lui avait-il pas promis qu’il reviendrait la chercher ?
Daniel aussi lui avait promis qu’il reviendrait...
Au prix d’un violent effort, elle tenta de chasser de son esprit toutes les idées noires qui s’imposaient à elle. La chose n’était pas facile. A la façon dont la vitesse du Vengeur s’était réduite, elle avait en effet deviné que l’un de ses mâts devait être endommagé. Peut-être fallait-il déplorer des avaries plus graves.
Il y eut d’autres craquements, d’autres cris. Puis, brusquement, plus aucun bruit, hormis les habituels grincements de la coque et le clapotis des vagues sur le bordé.
La bataille était terminée.
Le cœur de Mary, lui, battait toujours avec la même violence. A chaque explosion, à chaque hurlement, elle s’était un peu plus recroquevillée sur elle-même ; lorsqu’elle essaya de se redresser, elle n’y réussit qu’à grand-peine, tant ses muscles étaient noués. Pendant combien de temps était-elle restée cachée dans le fond de cette cambuse ? Une heure, trois heures, une journée entière ? Elle aurait été bien incapable de le dire. En tout cas, le Vengeur était toujours à flot. Elle pouvait donc supposer qu’ils s’étaient échappés, ainsi que Gabriel l’avait escompté.
Où était-il, à présent ? Il lui avait ordonné d’attendre jusqu’à ce qu’il vienne la chercher, mais que devait-elle faire s’il n’était pas en état de tenir sa promesse ? Peut-être était-il blessé, mourant même... Peut-être avait-il besoin de son aide ?
Sa lanterne à la main, Mary se fraya un chemin à travers la cambuse et gravit l’échelle qui conduisait à l’entrepont. Elle venait d’y parvenir lorsque, en se redressant, elle percuta Macauly, qui arrivait en cou¬rant dans l’autre sens. En voyant sa chemise et ses mains tachées de sang, elle frissonna de terreur.
— Oh ! vous voilà, mademoiselle West ! s’exclama le médecin en lui prenant le bras sans autre forme de cérémonie. Venez avec moi ! Je ne sais plus où donner de la tête et j’ai besoin de l’aide de tout le monde.
— Où est le capitaine ?
— Je ne l’ai pas vu de toute la journée, fillette. On ne me l’a pas apporté sur ma table d’opération, mais cela ne veut pas dire qu’il n’ait pas été jeté par-dessus bord. Jamais je n’avais vu une pareille boucherie ! Depuis le début de la bataille, je n’ai pas arrêté de coudre, d’extraire des balles et d’amputer des membres.
Le cœur de Mary refusa d’accepter l’éventualité que Gabriel pût être mort et que son corps eût été jeté à la mer. Non, ce serait trop affreux ! Ne plus jamais se trouver dans ses bras, ne plus jamais sentir ses lèvres sur les siennes...
Et il avait promis de venir la chercher !

Sans force, elle se laissa entraîner le long de la cour¬sive jusqu’au gaillard d’avant, où le chirurgien avait installé son hôpital de fortune. Lorsqu’ils y parvinrent, Mary laissa échapper un cri d’horreur en voyant l’aide de Macauly jeter un seau d’eau sur la « table d’opéra¬tion » — trois ou quatre planches posées sur deux tré¬teaux. Juste à côté, des scies, des pinces et des cou¬teaux étaient rangés sur un râtelier, outils qui semblaient plus destinés à réparer des meubles qu’à soigner des êtres humains.
Avec des gestes précautionneux, deux marins allon¬gèrent l’un de leurs camarades sur les planches. Le visage très pâle et le front couvert de sueur, le jeune homme se tordait de douleur. Son bras gauche pendait d’une façon bizarre au niveau du coude ; sa veste et sa chemise étaient complètement imbibées de sang.
— Un espar s’est planté dans son bras, expliqua l’un des brancardiers en grimaçant. C’est un gabier, monsieur, et il vous supplie de ne pas l’amputer, si cela est possible.
Avec lassitude, Macauly s’avança vers le malheu¬reux et entreprit de déchirer la manche de sa veste afin de pouvoir examiner la blessure. Malgré les efforts de ses deux compagnons pour le faire tenir tranquille, l’homme hurlait et se débattait. L’assistant du chirur¬gien essaya de lui faire boire un peu de rhum, pour atténuer la douleur, mais le gabier secoua la tête avec véhémence.
— Non ! Non !
— Allons, mon garçon, sois raisonnable, l’exhorta Macauly d’une voix bourrue. Rien que quelques gouttes...
— Ne le forcez pas ! intervint Mary en s’avançant. C’est un quaker. Boire de l’alcool est contraire aux préceptes de sa religion.
— Drôle de quaker ! marmonna le chirurgien. Il refuse de boire une gorgée de rhum, mais il s’embarque sur un corsaire, au risque de tuer ses frères humains ! Vous connaissez donc ce pauvre garçon, mademoiselle West ?
— Oui. Il s’appelle Clarke, Georges Clarke, et ses parents habitent dans une maison située à deux rues seulement de la nôtre.
— Alors, venez lui prendre la tête et essayez de lui parler. Dites-lui n’importe quoi, pourvu qu’il pense à
autre chose. S’il ne veut pas boire de rhum, il n’y a pas d’autre solution pour qu’il souffre un peu moins.
Alors que Mary regardait le blessé, une terrible vision s’imposa à elle : à la place de son visage et de son corps torturé, elle vit le visage et le corps de Gabriel... Elle perdait la tête ! Mais quelle épreuve elle vivait, aussi ! En l’espace de quelques minutes, elle avait vu plus de sang que durant tout le restant de sa vie !
Prenant une profonde inspiration, elle s’approcha de Georges Clarke. Les yeux fermés, il balbutiait des pro¬pos incompréhensibles.
— Georges, c’est Mary, lui dit-elle. Tu te souviens ? Mary West de Water Street. J’ai joué à la poupée avec ta sœur, Sarah.
Elle eut l’impression qu’il avait légèrement tourné la tête vers elle, et elle poursuivit d’une voix aussi enjouée que possible.
— M. Macauly va faire tout ce qui est en son pou¬voir pour sauver ton bras. La plupart des corsaires n’ont pas la chance d’avoir un vrai chirurgien pour les soigner ; mais le capitaine Sparhawk, lui, a toujours eu beaucoup de considération à l’égard de ses hommes. Jamais il n’en a abandonné un seul. Si, par malheur, tu ne pouvais plus monter dans les mâts, il te trouverait un autre travail. Je te le promets ! Personne, ici, ne te laissera tomber.
Au fur et à mesure qu’elle parlait, les yeux de Mary s’étaient remplis de larmes. Elle pleurait pour Georges Clarke, mais aussi pour Gabriel, pour Daniel et pour elle-même. Seigneur ! Allaient-ils donc tous périr, les uns après les autres ?
— Mary, je te demande de ne pas dire à ma mère que je me suis embarqué sur ton bateau pour aller faire
la course en mer, lui répondit Georges Clarke. Je ne voudrais pas lui donner en plus ce chagrin.
Lorsqu’elle lui effleura la joue du plat de la main, il se raidit brusquement, et ses traits se tordirent de dou¬leur ; puis, tout d’un coup, il se détendit. Derrière Mary, Macauly poussa un grognement de satisfaction. Il avait réussi à extirper un gros morceau de bois qui s’était fiché dans l’avant-bras du blessé.
— Voilà déjà une bonne chose de faite, commenta-t il en se lavant les mains dans un seau. C’est bien qu’il ait perdu connaissance avant que je commence à réduire la fracture.
— Il est inutile de continuer, monsieur Macauly, murmura Mary. Je... je crois qu’il est mort.
— Mort ?
Le chirurgien posa la main sur le cou de Clarke. Au bout de quelques instants, il poussa un soupir.
— Le cœur n’a pas tenu, marmonna-t il avec rési¬gnation.
Mary ferma les yeux et se mit à prier. Il fallait qu’elle soit forte et courageuse, même si le destin avait décidé une fois de plus de la mettre à l’épreuve.
— Mary, enfin je te trouve !
C’était la voix de Gabriel.
— Mon Dieu, tu es blessée ! s’exclama-t il.
Il se précipita vers elle.
Comme il la prenait dans ses bras, Mary se laissa aller contre lui avec un soupir de soulagement. Il était en vie ! Le ciel soit loué !
— Vous n’avez pas besoin de vous inquiéter ainsi, capitaine, déclara Macauly avec une pointe d’agace¬ment dans la voix. La fille n’a rien. Je dirais même qu’elle est en pleine forme.
— Que fiche-t elle ici, dans ce cas ?
— Je l’ai trouvée en train d’errer sans but dans l’entrepont et je l’ai réquisitionnée afin qu’elle vienne me donner un coup de main. Le sang appartient à ce pauvre Clarke, qu’elle a réussi à calmer et à consoler avant qu’il ne rende son âme à Dieu.

Serrant impulsivement la jeune fille contre lui, Gabriel regarda le corps sans vie allongé sur la table et jura entre ses dents. Il aimait l’odeur de la poudre et l’excitation du combat, mais jamais il n’avait réussi à s’endurcir assez pour supporter sans broncher la vue des morts et des blessés. Georges Clarke... Un autre des jeunes gars qui lui avaient fait confiance venait de perdre la vie à cause de lui. Qu’allait penser une créa¬ture aussi innocente que Mary d’un tel carnage ?
— Il y en a combien d’autres, Macauly ?
Avant de lui répondre, le chirurgien finit de nettoyer ses instruments dans un seau rempli d’eau de mer.
— Six étaient déjà morts lorsqu’on les a posés sur ma table. Deux de plus — trois, maintenant — n’ont pas supporté le choc de l’opération. Pour les blessés, j’en ai gardé sept ici — les plus gravement atteints — et j’en ai renvoyé onze autres dans leurs hamacs.
Gabriel hocha la tête. La situation était moins grave qu’il ne l’avait craint.
— Je suis déjà allé les voir. La plupart survivront.
Merci pour tout ce que tu as fait pour eux, Andrew. Le chirurgien haussa les épaules.
— Je n’ai fait que mon travail, capitaine... et j’espère bien que ma part sur les prises me récompen¬sera amplement pour la peine que je me donne. Je sup¬pose que vous avez gagné la bataille et que notre joli brick vogue paisiblement vers Newport ?
— Oui. Le Pharaon n’a subi aucun dommage. Quant à la Glorieuse, nous l’avons laissée panser ses
plaies. Lorsque nous avons repris le vent, elle n’avait plus ni grand mât ni mât de misaine, et elle avait reçu un boulet en dessous de sa ligne de flottaison. Je suis prêt à parier que son commandant, désormais, y réflé¬chira à deux fois avant de s’attaquer à un corsaire amé¬ricain !
Gabriel baissa les yeux sur Mary. Elle ne pleurait plus, mais tremblait encore, le visage enfoui dans sa chemise. Il se rendait compte qu’il l’avait laissée attendre trop longtemps, toute seule dans la cambuse.
— Demain matin, tu viendras me faire un rapport complet sur chaque blessé, dit-il à Macauly en soule¬vant la jeune fille dans ses bras.
Le chirurgien hocha la tête.
— A vos ordres, capitaine. Mais si vous le désirez, je peux vous faire un compte rendu tout de suite.
— Non, demain matin. Pour le moment, tu as sûre¬ment des choses beaucoup plus importantes à faire.
« Et moi aussi », ajouta Gabriel pour lui-même.
Quelques secondes plus tard, il était de retour dans
sa cabine. Il se débarrassa avec douceur de son pré¬cieux fardeau, sur la couchette, et ferma la porte der¬rière lui — sans oublier de mettre le verrou, cette fois. Tandis que Mary recouvrait ses esprits, il remplit un verre de rhum et le lui mit avec fermeté dans la main.
— Bois, ma petite sirène, ordonna-t il en s’accrou¬pissant devant elle.
Il attendit qu’elle ait bu une ou deux gorgées d’alcool et demanda :
— Tu es sûre que tu n’es pas blessée, au moins ? Les yeux fixés sur ses genoux, Mary hocha la tête en silence.
Elle se rendait compte à présent combien la certitude que Gabriel avait été blessé ou même tué dans la bataille s’était installée en elle. A tel point qu’elle ne parvenait pas encore totalement à accepter la réalité : il était sain et sauf.
Avec un soupir, il se leva et fit passer par-dessus sa tête sa chemise noire de saleté et de transpiration. Pen¬dant qu’il se penchait au-dessus de sa cuvette et se lavait le visage et le torse avec soin, Mary l’observa avec fascination. Les gouttes d’eau suivaient le contour de chacun de ses muscles et étincelaient dans les poils de ses bras et sur les cicatrices lisses et brillantes qui lui zébraient le dos. Comment avait-il réussi à se sortir indemne de cet enfer alors que tant d’autres avaient été mutilés ou tués ? De nouveau, elle pensa à la table d’opération et un frisson lui parcourut le dos.
— J’ai cru que tu étais mort...
Elle avait parlé à voix basse. Comme s’il n’avait pas compris ce qu’elle avait dit, Gabriel se retourna vers elle, l’air inquisiteur.
— En ne te voyant pas venir, j’ai cru que tu étais mort, répéta-t elle.
Cette fois, il lui sourit. Un sourire plein de chaleur et de tendresse.
— Je suis venu dès que j’ai été en mesure de le faire. Et comme tu peux le voir, je suis bien vivant.
Une cuvette d’eau propre à la main, il revint s’accroupir devant Mary. D’un geste plein de douceur, il effaça avec un bout de serviette mouillée les traces de larmes sur ses joues. L’eau était fraîche. Et le simple contact des doigts de Gabriel suffit pour que Mary sente se dissiper la peur et la tension qui ne l’avaient pas quittée depuis le matin.
— En tant que propriétaire du Vengeur, tu devrais être satisfaite, déclara-t il. Bien que nous n’ayons plus de mât de misaine, il nous reste assez de toile pour ral¬lier sans encombre Bridgetown. Là-bas, nous pourrons réparer en toute tranquillité.
Il lui prit les mains et les trempa dans l’eau ; après quoi, il saisit un morceau de savon à la lavande et les lava en insistant sur les taches de sang qui maculaient les paumes de Mary et l’intérieur de ses doigts.
— Pendant toute cette longue journée, je n’ai pas cessé de penser à toi, avoua-t il en la regardant dans les yeux. Tu m’as manqué. Je savais que tu étais en sécurité et qu’il ne t’était rien arrivé. Pourtant, lorsque je ne t’ai pas trouvée dans la cambuse, j’ai failli deve¬nir fou.
— Tu es descendu me chercher ? demanda Mary avec un sourire hésitant.

— Oui. Et maintenant que nous sommes ensemble, je te jure que rien ne nous séparera. Personne, pas même toi, ne parviendra à me chasser !




Chapitre 9
— Comment pourrais-je avoir le cœur de te chas¬ser ? murmura Mary avec un sourire timide.
Elle laissa échapper un soupir tandis que les lèvres de Gabriel faisaient pleuvoir une pluie de baisers sur les paumes de ses mains et sur ses poignets. Elle avait cru jusque-là que les baisers étaient des caresses réser¬vées aux lèvres et aux joues. Quelle ignorance était la sienne ! Mais Gabriel semblait disposé à lui faire découvrir tout ce qui pouvait unir un homme et une femme...
— Jusqu’à présent, d’ailleurs, tu n’as jamais accepté de m’abandonner ta cabine, ajouta-t elle dans un souffle.
Retournant sa main, elle effleura du bout des doigts la peau rude des joues du corsaire. Elle n’osa pas aller plus loin. Maintenant que Gabriel s’était débarrassé de la poudre et de la sueur qui lui couvraient le visage, elle voyait combien il avait les traits tirés.
— Avant notre départ de Newport, tu as tout fait pour essayer de me dissuader de venir avec toi, pour¬suivit Mary. J’ai refusé de t’écouter. A présent, je me rends compte que tu avais raison. Je me suis conduite comme une enfant gâtée.
— Peut-être. Pour ma part, je suis désolé que tu aies eu à affronter ce spectacle, dans le gaillard d’avant. Je voulais t’épargner ces horreurs. Si seulement tu étais restée dans la cambuse, tu...
— Non, je n’en pouvais plus ! Je... craignais qu’il te soit arrivé quelque chose. Il fallait que je me trouve auprès de toi, au cas où tu... aurais été blessé. C’est pour cela que j’ai accepté de suivre Macauly. Et puis, j’aurai au moins apporté un peu de réconfort à ce pauvre Clarke.
Gabriel hocha la tête.
— Ta présence a été une grande consolation pour lui. En mer, bien peu d’hommes ont la chance d’avoir une femme auprès d’eux le jour où ils doivent rendre leur âme à Dieu.
— Tu sais, je ne suis pas aussi bonne que tu l’ima¬gines, souligna Mary avec une grimace. Tandis que j’étais au côté de ce malheureux, c’était toi que je voyais, c’était pour toi que je tremblais...
Sous ses mains, elle sentait le cœur de Gabriel qui battait au même rythme insensé que le sien. Que se passait-il ? Elle avait l’impression qu’il faisait de plus en plus chaud, en dépit de la brise de mer qui entrait par les sabords grands ouverts. Pourquoi respirait-elle ainsi, d’une façon aussi saccadée ?
— Voudrais-tu me serrer contre toi, Gabriel ? demanda-t elle dans un murmure. Serre-moi très fort et embrasse-moi comme tu sais si bien le faire.
Elle lui passa les bras autour du cou. Il plongea son regard dans le sien et, brièvement, il parut hésiter. Dans ses yeux, Mary crut lire les questions muettes qu’il lui posait : était-elle sûre d’elle-même ? Avait-elle une exacte conscience de ce qu’elle lui offrait ? Les réponses, muettes également, qu’elle lui apporta durent le rasséréner car, très doucement, il la souleva dans ses bras et la déposa au milieu des oreillers.
— Cette fois, je ne ferai pas que t’embrasser, déclara-t il d’une voix rauque de désir.
— J’aurais pu te perdre à jamais, aujourd’hui ; et demain, il te faudra peut-être affronter des dangers encore plus grands. Nous devons donc goûter le moment présent, ainsi que les quelques heures que nous avons devant nous...
— Tu le veux vraiment ? insista Gabriel en lui effleurant les lèvres d’un baiser.
— Oui, maintenant !
Avec impatience, Mary se cambra et l’attira vers lui.
Gabriel, de nouveau, parut hésiter. Puis, comme un affamé, il s’empara de sa bouche.
Mary eut l’impression que de la lave incandescente s’était mise à couler dans ses veines. Plus le baiser de Gabriel s’approfondissait, plus elle perdait pied. Il lui semblait tomber dans un puits sans fond. Elle s’accro¬chait aux épaules de son amant, plantait ses ongles dans ses muscles durs, tandis que son corps s’enroulait autour du sien. Elle avait tant de besoin de lui, de sa force...
Soudain, la main de Gabriel glissa le long de son bras et se ferma sur un sein rond et ferme. Il laissa échapper un gémissement de plaisir.
— Tu as vraiment trop de vêtements à mon goût, murmura-t il dans un souffle.
Se déplaçant légèrement sur le côté, il entreprit de délacer le devant du corsage de Mary avec une habileté étonnante.
— On dirait que ce n’est pas la première fois que tu fais cela, le taquina-t elle.
En même temps, elle dégagea ses bras de sa robe et la fit glisser le long de ses jambes.
— Une telle dextérité est bien utile pour un homme impatient, lui répondit Gabriel. Et je suis un homme impatient !
Ce matin, dans sa hâte à s’habiller, Mary n’avait pas mis son corset ; entre sa poitrine et le torse rude et viril de Gabriel, il n’y avait plus que sa chemise. Avec une douceur irréelle, il lui caressa la pointe d’un sein, qui se tendit aussitôt à travers l’étoffe fine et blanche. Len¬tement, très lentement, ses doigts s’insinuèrent dans l’échancrure.
— C’est une véritable torture, Gabriel ! protesta Mary avec un soupir. Je suis si impatiente, moi aussi !
Brusquement, saisie par une audace dont elle ne se serait pas crue capable, elle fit glisser ses mains le long du ventre plat et dur de Gabriel et entreprit de défaire les boutons de sa culotte. Après quelques tâtonne¬ments, elle réussit à avoir raison du premier. Pour la suite, son manque d’expérience la trahit ; Gabriel dut terminer ce qu’elle avait commencé.
Tandis qu’il se redressait pour finir de se déshabiller, Mary, d’un geste rapide, fit passer sa chemise par¬dessus sa tête. Jamais, depuis l’enfance, elle ne s’était trouvée nue devant qui que ce fût ; et jamais elle n’avait vu un homme complètement dévêtu. Pourtant, lorsque Gabriel se retourna vers elle, elle oublia sa timidité et se perdit dans la contemplation de son corps. Nulle part sur terre, il ne pouvait y avoir un homme aussi beau, se dit-elle en lui tendant les bras. Un homme qui, pendant toute une nuit au moins, allait lui appartenir.

Il n’y avait plus aucune barrière entre eux, plus rien pour atténuer la force de ce qu’ils éprouvaient, plus rien pour arrêter leurs caresses enfiévrées. Quand Gabriel insinua un genou entre les cuisses de Mary, les jambes de la jeune fille s’ouvrirent d’elles-mêmes et s’enlacèrent autour de lui.
Gabriel ne pouvait plus attendre.
Dans un ultime éclair de lucidité, il pria pour qu’elle n’ait pas trop mal et plongea dans les profondeurs de son intimité. Elle gémit et le serra plus fort encore tan¬dis qu’il se forçait au calme, afin de lui laisser le temps de s’habituer à sa présence en elle.
— Là, ma petite sirène..., murmura-t il en faisant pleuvoir une pluie de petits baisers sur ses paupières. Je t’aime...
Jamais il ne s’était senti aussi bien. Il se passa un long moment avant qu’il ne se rendît compte qu’elle gémissait de plaisir et non de douleur, et que le mouve¬ment de ses hanches l’incitait à continuer, à aller plus loin, plus vite.
Confusément, aussi, il se rendit compte qu’aucun obstacle, même fragile, ne lui avait barré le chemin, en dépit de l’innocence de Mary.
Et puis, il ne pensa plus à rien, se laissant submerger par l’incroyable désir que la jeune fille avait su faire naître en lui. Chacun de ses coups de boutoir lui arra¬chait des petits soupirs, qui ne faisaient qu’accroître la violence et l’intensité de son plaisir. Ils ne faisaient plus qu’un... Enfin, ils atteignirent ensemble le paroxysme de la volupté, et la délivrance arriva. Une délivrance si puissante que des cris inarticulés s’échap¬pèrent des lèvres de Mary tandis que son corps se cam¬brait instinctivement pour mieux accueillir Gabriel au cœur même de sa féminité. Elle était à lui, elle lui appartenait. Et à cet instant, il lui aurait volontiers donné tout ce qu’il possédait, y compris sa vie, si elle la lui avait demandée.
Quand leurs sens se furent apaisés, il roula sur le dos et l’attira sur lui. La joue posée sur son cœur, Mary respirait régulièrement. Il aurait pu la croire endormie, si la cuisse de la jeune fille n’avait caressé sa hanche dans un mouvement délicieux. Le feu de la passion était passé, maintenant, et il pouvait savourer tout à loisir sa caresse, laissant le désir monter de nouveau en lui, lentement. Ils n’étaient pas pressés. Ils avaient toute la nuit devant eux. Fugitivement, il se demanda ce que penseraient ses hommes s’il ne sortait pas de sa cabine avant leur arrivée à Bridgetown.
Soudain, Mary soupira et sa jambe cessa de bouger.
— Tu l’as senti, n’est-ce pas ? murmura-t elle d’une voix sourde.
Il soupira également. Bien sûr qu’il l’avait senti ! Mais il n’avait pas pensé qu’elle se croirait obligée d’en parler.
— Daniel ?
— Je suis désolée...
A la façon dont elle gardait le visage pressé contre son torse, il devina qu’elle pleurait — et cherchait à éviter de lui montrer son visage baigné de larmes.
— Pourquoi es-tu désolée, ma chérie ?
Comme il lui caressait les cheveux, afin de l’apaiser, elle repoussa sa main.
— Parce que je t’ai laissé croire que je... j’étais innocente, alors que ce n’était pas le cas.
— Peu m’importe, affirma Gabriel d’une voix grave. M’entends-tu : cela n’a aucune importance à mes yeux.
Elle n’était certes pas vierge lorsqu’ils s’étaient unis. Toutefois, il aurait mis sa tête à couper qu’il était le premier à lui faire connaître l’expérience du plaisir. Pouvait-il espérer plus beau cadeau ?
— D’ailleurs, ajouta-t il, je ne suis moi-même pas tout blanc.
— Pour un homme, ce n’est pas pareil ! s’exclama Mary avec angoisse. Cela ne m’est arrivé qu’une fois, Gabriel, je te le jure ! Et seulement avec Daniel...
— Je l’avais deviné aussi, ma chérie.
Très doucement, afin de la mettre en confiance, il lui passa la main dans le dos.
— Daniel n’avait pas ton... expérience, avoua-t elle en rougissant. Il avait demandé ma main à mes parents, mais ceux-ci avaient rejeté sa requête jugeant qu’il n’appartenait pas à une assez bonne famille ; en outre, ils estimaient que j’étais trop jeune. Alors qu’ils m’avaient interdit de le revoir, je leur ai désobéi. Je l’aimais tant ! Je lui ai promis que je l’épouserais, même si pour cela il fallait que je me fâche avec toute ma famille. Et la nuit précédant son départ, je l’ai laissé avoir ce qu’il désirait. Mon calcul était simple : si j’attendais un enfant, mes parents seraient contraints de donner leur accord à notre mariage.
Gabriel réprima un juron. Jusqu’à présent, les femmes qui avaient partagé sa couche étaient assez averties pour se protéger contre les accidents. Mary, elle, n’avait sans doute pris aucune précaution. Si le mal n’était pas déjà fait, il lui faudrait se montrer plus prudent la prochaine fois.
— J’ai aimé ses baisers, poursuivit-elle, mais ensuite...
Elle n’avait pas besoin d’aller jusqu’au bout de sa phrase pour que Gabriel comprenne ce qui s’était passé.
Les deux jeunes amants s’étaient sans doute donné rendez-vous dans un pré, ou dans une étable. Et quand il avait compris que Mary consentait enfin à lui ouvrir son corps, Daniel avait dû faire montre d’un trop grand empressement, ne se souciant guère de la jeune fille et de la douleur qu’elle risquait d’éprouver.
— Tu sais, ma petite sirène, l’amour est l’une des rares choses qui se bonifient avec le temps, dit Gabriel. N’en déplaise au poète, pour une femme, ce n’est jamais très agréable la première fois.
Mary sourit, et une lueur espiègle brilla dans son regard.

— Avec toi, cela aurait été différent. A présent, je ne m’étonne plus que tant de femmes aient succombé à tes charmes !
— Dorénavant, il n’y aura qu’une seule femme dans ma vie, affirma Gabriel avec force.
Et c’était vrai. Confusément, il savait qu’il avait envie de bien autre chose que ce qu’elle venait de lui donner avec tant de générosité. Mary ne devait pas seulement partager sa couche ; il avait envie qu’elle soit à ses côtés à chaque instant de son existence. Il aimait la façon dont elle exprimait ses pensées, en toute circonstance, et la façon dont elle savait le faire rire, la façon dont elle se laissait taquiner. Et puis, il y avait son esprit de repartie, sa curiosité naturelle, son envie d’apprendre, son courage et sa loyauté. Autant de qualités rares et belles chez une femme. Non, il n’avait vraiment aucun désir de la renvoyer à New¬port ! Elle ne le quitterait plus, désormais.
De même, il avait eu envie d’avoir Catherine avec lui à bord de la vieille Galatée. Avec une rare inconscience, ne songeant qu’à lui-même, il l’avait laissée l’accompagner. Et le drame était survenu.
Il ferma les yeux afin de chasser les images hor¬ribles qui revenaient une fois de plus hanter sa mémoire et passa un bras protecteur autour de la taille de Mary. Non, il ne pouvait prendre de nouveau un tel risque. Pas avec sa petite sirène. Le coup de semonce d’aujourd’hui avait suffi. Il la laisserait en sécurité à Bridgetown, chez ses parents, jusqu’à ce qu’il ait réglé ses comptes avec Desjoyaux. Ensuite, lorsqu’il serait enfin libre, il reviendrait la chercher.
Mary se blottit contre lui et tira les couvertures sur eux.
— Je t’aime, Gabriel, chuchota-t elle. Je t’aime et je n’ai qu’une seule faveur à demander au ciel : que tu ne me quittes jamais !
Gabriel entendit ses paroles sans en saisir le sens. Déjà, en pensée, il était à Bridgetown.
— Réveille-toi, Jenny ! chuchota Dick. Quelque chose d’anormal se passe. Ecoute !
Désorientée, Jenny roula sur le côté et essaya de fixer son regard sur le visage inquiet de Dick. Mais la lumière de la lanterne qu’il tenait à la main était trop vive pour ses yeux endormis.
— Il fait encore nuit, Dick, protesta-t elle en tirant sa couverture sur ses épaules.
— Non, Jenny, il faut que tu t’habilles !
D’un geste brusque, il tira de nouveau la couverture. Jenny, surprise, poussa un cri aigu.
— La Sainte-Lucie a viré de bord, expliqua Dick. Maintenant, elle est en panne et je suis prêt à jurer que j’ai entendu des hommes parler français sur le pont. Dépêche-toi, ma chérie ! Dépêche-toi, je t’en prie !
— Des Français ?
Bien réveillée cette fois, Jenny s’assit sur sa cou¬chette et enfila sa robe à la hâte. A plusieurs reprises, elle avait demandé au capitaine Richardson s’ils ris¬quaient d’être attaqués par des corsaires français ; le marin, alors, avait ri de ses inquiétudes et lui avait tapoté la joue avec indulgence. D’après lui, la déclara¬tion de guerre était trop récente pour que les Français aient eu le temps d’armer des bateaux en course.
A présent, Jenny avait la certitude qu’il se trompait. Et pour sa part, elle regrettait de ne pas avoir écouté sa sœur.
— Dick, s’il te plaît, aide-moi à lacer ma robe. Mon Dieu, pourvu que nous n’ayons pas été capturés !
Tandis qu’elle se tournait vers lui, il accrocha sa lan¬terne à une patère de bois.
— Arrête de gigoter, Jenny, sinon, jamais je...
A cet instant, la porte de la petite cabine explosa lit-téralement, et un grand gaillard barbu se précipita à l’intérieur. En voyant sa mine patibulaire, ses grosses boucles d’oreilles en cuivre et la lame du coutelas qui étincelait dans sa main, Jenny laissa échapper un cri de frayeur. Dick jura et se mit devant elle pour la proté¬ger.
— N’essaie pas de résister, mon garçon, bredouilla le capitaine Richardson depuis la coursive.
Il était lui-même tenu en respect par un autre homme qui lui avait tordu le bras dans le dos et appuyait la pointe d’un couteau sur sa gorge.
— Le bateau est pris, ajouta-t il. Il n’y a plus rien à faire, sinon nous rendre.
Jenny poussa un gémissement étranglé et se serra plus fort encore contre Dick.
— Tu es vraiment très raisonnable ce soir, mon petit Richardson, déclara un troisième homme. Il sortit de l’ombre et considéra Dick et Jenny d’un air amusé.
Il ne ressemblait en rien aux deux autres. De taille moyenne, la taille bien prise, il était vêtu avec raffine¬ment et parlait anglais presque sans accent. Il tenait un sabre d’abordage, dont la poignée et la garde étaient en argent finement ciselé.
— Ainsi, voilà la jeune fille dont tu m’as parlé ! ajouta-t il en tapant sur la porte avec la lame de son sabre.
— Je vous interdis de poser la main sur Mlle West, espèce de sale Français ! s’exclama Dick, le visage rouge de fureur. Vous allez sortir et la laisser tran¬quille !
Agacé, le chef des pirates émit un claquement de langue.
— Allons, mon garçon, je ne veux aucun mal à cette enfant. Votre galanterie a quelque chose de tou¬chant, si l’on considère la façon dont vous l’avez enle¬vée...
— Allez au diable ! Moi, au moins, j’ai l’intention de l’épouser !
Dick fit un pas en avant et, aussitôt, le géant barbu pointa son coutelas dans sa direction.
— Non, Dick ! s’écria Jenny. Non ! Elle le saisit par la manche et tenta de le retenir.
— Ils vont te tuer !
— A ta place, je l’écouterais, déclara le chef des pirates d’une voix enjouée. Elle a raison. Si nous y sommes contraints, nous te tuerons. Sans la moindre hésitation. Il y a sur le pont les cadavres de plusieurs matelots anglais qui auraient mieux fait de rester tran¬quilles, au lieu de jouer les héros. Maintenant, made¬moiselle, si vous vouliez bien faire un pas en avant, que je puisse vous regarder...

Dick secoua la tête.
— Non, Jenny, reste en arrière, je t’en prie !
Au lieu de lui obéir, la jeune fille le contourna et s’avança dans la lumière. Elle aimait Dick, et elle pré¬férait sacrifier sa modestie, plutôt que de le voir taillé en pièces devant ses yeux.
Visiblement nerveux, Richardson toussota.
— Ne vous avais-je pas dit que c’était une beauté, capitaine ? Et si le capitaine Sparhawk lui a préféré sa sœur, je vous laisse imaginer...
Le Français émit un nouveau claquement de langue, qui trahissait son impatience.
— Tu parles trop, Richardson.
Il fit un pas vers Jenny. Lorsque son visage apparut dans la lumière de la lanterne, la jeune fille resta bouche bée. Avec le bleu très pâle de ses yeux et la finesse de ses traits, il aurait été presque beau... si tout le côté gauche de son visage n’avait pas été barré par une horrible cicatrice qui partait de la lisière de sa per¬ruque poudrée et ne s’arrêtait qu’en dessous de la mâchoire, après lui avoir tranché la moitié de la pau¬pière.
Du plat de son sabre, il toucha légèrement le bras de Jenny.
— Quel est votre nom, mademoiselle ? Au contact froid et dur du métal, elle frissonna.
— Jenny West, répondit-elle en s’efforçant de contrôler sa peur. Et ce que vous a dit le capitaine Richardson à propos de ma sœur ne vous servira à rien ; elle se trouve à Newport, en sécurité, dans un endroit où vous serez bien en peine de la trouver.
— Vraiment ?
Il sourit, mais l’affreuse cicatrice enleva toute chaleur à son sourire. Servile et obséquieux, Richardson s’approcha.
— Je vous ai dit où vous trouveriez l’autre fille,
capitaine. Le capitaine Sparhawk l’a emmenée... Le Français lui jeta un regard noir.
— Tu commences à me fatiguer avec ta perfidie et tes trahisons, mon petit Richardson. As-tu songé au chagrin que ton bavardage allait causer à cette jeune personne ?
L’air confus, Richardson secoua la tête.
— Mais, c’est... c’est vous qui me l’avez demandé ! bredouilla-t il. Vous aviez dit que vous me laisseriez passer sain et sauf si je vous donnais les informations concernant...
Le Français poussa un soupir résigné.
— S’il l’avait fallu, tu aurais vendu ton âme au diable pour sauver ta cargaison !
Puis, sans cesser de regarder Jenny, il leva la main gauche et la passa avec nonchalance en travers de son cou.
Derrière lui, l’homme qui tenait Richardson lui enfonça son couteau dans la gorge avec dextérité, comme s’il s’était agi pour lui d’égorger un cochon. Le sang jaillit à flots, et le capitaine anglais émit un gar¬gouillement affreux avant de s’effondrer sans vie aux pieds de son tortionnaire.
Trop choquée pour crier, Jenny regarda fixement le corps qui tressautait au milieu d’une mare rouge. Celle-ci après avoir imbibé la chemise et la perruque du malheureux, envahissait lentement l’étroite cabine.
— Vous l’avez assassiné ! s’exclama Dick d’une voix rauque. Vous êtes des assassins ! Vous... vous devriez être pendus pour un crime aussi horrible !
Le Français ne prêtait même pas attention à lui.
— Jenny et Mary, Mary et Jenny, répéta-t il d’une voix chantante. Deux jolis prénoms pour deux char¬mantes demoiselles. Sparhawk a toujours eu beaucoup de goût. Quel dommage pour votre maman, qui va vous perdre toutes les deux...
Sur ces mots, il sortit de la cabine, le sourire aux lèvres. Avec une rapidité stupéfiante, le grand pirate barbu bondit et abattit son poing sur la tête de Dick. Tandis que son fiancé s’effondrait à ses pieds, Jenny se sentit soulevée du sol. L’instant d’après, elle se trou¬vait sur l’épaule du géant.
— Dick !
Ballottée de gauche et de droite, Jenny poussa un hurlement de terreur. Derrière elle, Dick gisait sans connaissance, à côté du corps inerte et noyé de sang du capitaine Richardson.
— Oh ! mon Dieu ! Dick...

 
 

 

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