Chapitre 8
Debout sur la dunette du Vengeur, Gabriel regardait les marins du Pharaon monter l’un après l’autre à bord du trois-mâts. Tous arboraient une expression morne et déconfite ; visiblement, ils ne pardonnaient pas à leur chef, le capitaine Cherault, l’humiliation qu’ils venaient de subir. S’ils n’auraient eu aucune chance contre les canons du Vengeur, se rendre sans même tirer un coup de feu n’avait rien de très glorieux.
Gabriel ne leur avait encore rien dit, mais il avait l’intention de les relâcher dans un port neutre. Peu accepteraient sans doute de prendre de nouveau la mer avec Cherault ; toutefois, quel que soit le bateau qu’ils rejoindraient, un bateau de commerce ou un vaisseau de corsaires, ils raconteraient partout comment ils avaient été capturés par le redoutable capitaine Sparhawk. En enjolivant les faits, bien entendu, ce qui serait excellent pour le prestige du capitaine du Vengeur. Après deux années passées à terre, Gabriel avait besoin de se refaire un nom — un nom à la seule évocation duquel tous les capitaines des Caraïbes trembleraient.
Et puis, il y avait Desjoyaux. Gabriel voulait être sûr, tout à fait sûr, que la nouvelle de son retour par¬viendrait jusqu’aux oreilles de Desjoyaux.
Un bruit de pleurs sortit Gabriel de ses pensées. C’était le petit garçon. Blotti dans les bras de la jeune femme, il était secoué de gros sanglots, emplis de ter¬reur. Sa mère, malgré tous ses efforts, ne parvenait pas à le calmer. Gabriel fronça les sourcils. Seigneur ! Que croyaient-ils ? Qu’il mangeait des enfants, français de préférence, à son petit déjeuner ? Il regrettait que le Pharaon ait eu des passagers à son bord. Les femmes et les enfants se révélaient toujours une source de complication.
— Qui est-ce ? questionna Mary à voix basse. Je veux parler de la femme, bien entendu.
— C’est une cousine du capitaine Cherault, expli¬qua Gabriel. Son mari est mort d’une mauvaise fièvre à La Nouvelle-Orléans. Avant que nous ne capturions le Pharaon, elle était en route pour Bordeaux, où habitent sa famille et sa belle-famille.
— Oh ! Gabriel, c’est tellement triste ! Que va-t elle devenir ?
— Nous la débarquerons avec les autres dans un port neutre. Là, elle sera libre de prendre toutes les dis¬positions qu’elle voudra pour rentrer en France.
— Ne lui avons-nous pas pris ses affaires person¬nelles et tout l’argent qu’elle avait sur elle ?
La lueur de pitié qui éclairait le regard de Mary alerta Gabriel. Il en conçut une soudaine appréhension.
— Allons, Mary, il ne faut pas oublier que nous sommes en guerre. Si la situation était inversée, je ne suis pas certain que Cherault se montrerait aussi magnanime avec vous.
Desjoyaux, lui, n’avait pas été magnanime du tout avec la pauvre Catherine, songea-t il. Le petit garçon se blottit contre sa mère et laissa échapper son ours en peluche, qui roula sur le pont.
L’enfant se mit aussitôt à crier. Au grand dam de Gabriel, Mary se précipita pour le ramasser et le lui rendre. La Française la remercia timidement. En réponse, elle lui adressa un sourire plein de chaleur et de gentillesse.
— Mary !
La voix de Gabriel vibrait de colère. En aucun cas, il ne tolérerait que les femmes fassent la loi sur son bateau. Le geste de Mary avait suffi pour modifier l’attitude des marins français. Ils avaient déjà moins peur tandis que ses propres hommes étaient mal à l’aise.
— Qu’ai-je fait de mal ? demanda Mary en se retournant vers lui, l’air étonné.
— Auriez-vous oublié que vous êtes anglaise ? Revenez ici tout de suite ! Un sujet de Sa Majesté n’a pas le droit de pactiser avec une ennemie, en quelque circonstance que ce soit !
La jeune fille releva le menton avec défi, ses yeux jetèrent des éclairs. Mais, grâce à Dieu, elle obéit. Si elle avait refusé, il aurait pu la menacer du fouet — une menace qu’il aurait sans doute eu beaucoup de peine à mettre à exécution.
Quand elle l’eut rejoint, il se tourna vers le Pharaon et vit que les charpentiers du Vengeur avaient fini de remettre en état le mât de beaupré du brick. Ils reve¬naient à force de rames.
— Farr, tu vas donner ta cabine à cette dame et au capitaine Cherault ! ordonna-t il au second. Emmène-les en bas et veille à ce qu’ils ne manquent de rien. Quant à toi, Parker, tu vas...
— Non !
Surpris, Gabriel baissa les yeux vers Mary. Com¬ment osait-elle s’interposer de la sorte entre lui et ses hommes ? Dès qu’il serait seul avec elle, il lui admi¬nistrerait la fessée qu’elle méritait !
— Non, Gabriel, je refuse de m’associer au dépouillement de cette pauvre femme ! s’exclama¬-t-elle avec colère. J’exige qu’elle puisse retourner à son bateau avec son bébé et qu’on lui rende ses effets personnels. Je n’ai aucune idée de la façon dont les Français m’auraient traitée en pareilles circonstances, mais je sais ce que j’aurais ressenti si quelqu’un m’avait arrachée à ma cabine et m’avait volé jusqu’à mes vêtements. Vous allez laisser repartir cette femme. N’oubliez pas que ce trois-mâts m’appartient. En outre, je ne tolérerai pas qu’on commette un pareil for¬fait en mon nom !
Gabriel n’en croyait pas ses oreilles. Cette petite péronnelle avait-elle décidé de le faire marcher à la baguette ? Et devant ses hommes, avec ça !
Avant que le mal ne fût irréparable, il se pencha, la saisit à bras-le-corps et la jeta sur son épaule comme un vulgaire sac de pommes de terre.
— J’ai changé d’avis, Farr, déclara-t il sans prêter attention aux cris outragés et aux coups de pied de Mary. Nous avons bien assez d’une garce à bord ! Ramène cette dame et son rejeton à bord du Pharaon. Quant à Cherault et au reste de son équipage, tu n’as qu’à les installer quelque part dans l’entrepont. Ils peuvent déjà s’estimer heureux si nous leur donnons une paillasse pour dormir et un quignon de pain à man¬ger !
Tous les hommes qui étaient autour d’eux écarquil¬lèrent les yeux, quelques-uns rirent sous cape en échangeant des coups de coude. Visiblement, ils n’étaient pas mé*******s que leur capitaine ait décidé de montrer son autorité.
— Une garce ! Comment avez-vous osé m’appeler ainsi ? protesta Mary d’une voix furieuse. Vous n’êtes qu’un ignoble personnage, capitaine Sparhawk ! Repo¬sez-moi à terre tout de suite ! Je l’exige !
Malgré ses cris et ses gesticulations, Gabriel pour¬suivit son chemin sans se troubler. Il s’engagea sur les marches étroites de l’escalier de commandement. Quand il l’eut descendu, il s’engouffra dans la cour¬sive, ouvrit la porte de leur cabine et, sans autre forme de cérémonie, jeta son fardeau sur la couchette. Avec un cri strident, Mary se réfugia contre la cloison, rabat¬tant sa robe sur ses genoux.
— Vous n’êtes qu’un rustre ! s’exclama-t elle, les yeux étincelants de rage. Un homme dépourvu de tact et de bonnes manières !
— Si vous croyez cela de moi, vous n’allez pas être déçue !
D’un coup de pied, Gabriel ferma le battant de la porte. Le souffle court, il déboucla son ceinturon et laissa tomber son sabre et ses pistolets à ses pieds ; puis il retira sa veste, qu’il lança dans un coin.
— J’en ai assez de vos ordres et de la façon dont vous voulez faire la loi ! rugit-il. Conformément à notre accord, je suis le seul maître à bord de ce trois-mâts. Vous n’avez pas à essayer de me mener par le bout du nez devant mes propres hommes, propriétaire ou pas ! Si je vous laisse faire, je serai bientôt la risée de toutes les Caraïbes !
Il ouvrit son gilet avec une telle violence que la moi¬tié des boutons s’éparpillèrent sur le plancher.
Mary retint son souffle. Elle était sûre que sa culotte de soie allait suivre. Elle l’avait poussé trop loin, elle s’en rendait compte. Mais curieusement, elle s’en moquait. Bien plus, elle en était *******e. Elle préférait cent fois l’entendre crier et tempêter plutôt que de devoir supporter encore l’horrible silence qu’il lui infligeait depuis tant de jours.
— Depuis quand la compassion est-elle un péché ? questionna-t elle d’un ton défensif
— Un péché ! Je vais te montrer ce qu’est le péché, Mary West. Et je te jure que tu vas aimer ça. Oui, tu me remercieras de te l’avoir fait connaître...
Avant qu’elle ait eu le temps de réagir, il plongea en avant, lui saisit les chevilles et, d’un seul mouvement, lui retroussa ses jupes. Puis il la fit glisser jusqu’au bord de la couchette.
— Non, Gabriel, laissez-moi !
Elle se débattit et tenta de lui échapper mais, déjà, il était sur elle.
— C’est moi qui donne les ordres, maintenant ! répondit-il d’une voix rauque. Il n’y a qu’un seul maître à bord de ce bateau, et ce n’est pas toi.
Le cœur battant à se rompre, Mary cessa de résister. Elle était sa prisonnière. Le visage de Gabriel était si près du sien qu’elle sentait le souffle tiède de sa respi¬ration sur sa bouche. Elle sentait aussi contre elle toute l’ardeur du désir qu’il éprouvait en cet instant. Cette révélation alluma en elle un feu d’une égale intensité. Elle était prête à se rendre. Une reddition sans condi¬tions.
Ses lèvres s’ouvraient lorsque, brusquement, on frappa à la porte.
— Capitaine, il y a un autre bateau qui... Jésus, Marie, Joseph ! Je...
En un instant, Gabriel se redressa et dissimula tant bien que mal Mary au regard ébahi d’Israel Talbot.
— Que se passe-t il, Talbot ? questionna-t il en se redressant et en remettant les pans de sa chemise dans
sa culotte. Tu as intérêt à ce que le message que tu m’apportes en vaille la peine !
Le triple menton du cuisinier se mit à trembler. Tan¬dis que Mary rabattait sa robe et descendait de la cou¬chette, il garda les yeux baissés sur ses pieds.
— Pa... pardonnez-moi, monsieur, bredouilla-t il. Je... je ne savais pas, sinon jamais je n’aurais...
— Au fait, Talbot ! rugit Gabriel. Au fait !
— M. Farr m’a dit d’aller vous prévenir qu’un autre de ces maudits Français est en vue. Il est à vingt degrés par babord et suit une route sud-sud-est, comme s’il voulait nous intercepter. M. Farr pense qu’il s’agit d’une frégate. Il voudrait que vous montiez tout de suite sur le pont.
Il n’avait pas pris le temps de respirer et il était hors d’haleine.
Gabriel jura. Tout en finissant de boucler son ceintu¬ron, il se précipita dans la coursive et monta en courant l’escalier de la dunette.
Le Pharaon était encore là, ses voiles gonflées et sa proue dirigée vers le nord. Le drapeau anglais flottait fièrement à son mât. Un autre bateau était en vue, au sud celui-ci. Gabriel n’avait pas besoin de sa longue-vue pour savoir que Farr ne s’était pas trompé. C’était bien un bâtiment français. Il fondait sur eux, toutes voiles dehors, et la rangée de sabords qui ornait ses flancs ne laissait aucun doute. Il s’agissait d’un navire de guerre et non d’un paisible bateau de commerce.
Leur première prise avait été trop facile. A présent, il leur fallait affronter une frégate française. Avec un équipage aussi peu aguerri que celui du Vengeur, le danger était grand. Mais s’ils fuyaient, ils perdraient le Pharaon et les hommes qui se trouvaient à son bord — un début qui serait de bien mauvais augure pour la suite de sa campagne. Gabriel n’aimait pas laisser échapper une proie, et refuser le combat n’était guère dans ses habitudes non plus. D’ailleurs, il n’avait pas besoin d’un véritable engagement. Quelques coups de canons tirés judicieusement suffiraient à ralentir la fré¬gate et laisser au brick le temps de s’échapper. Ensuite, ce serait à lui de montrer ses qualités de manœuvrier. A la faveur de deux ou trois bords au près, il brûlerait la politesse à ces fichus mangeurs de grenouilles ! Non seulement il avait le vent pour lui mais, en plus, aucun bateau, quel qu’il fût, ne pouvait rivaliser de vitesse avec le Vengeur.
Alors qu’il posait son regard sur le pont du trois-mâts, il l’imagina ravagé par les boulets et par la mitraille. Il vit les blessés, les morts... Aussitôt, il se reprit. Sacrebleu, il était en train de se ramollir ! Tous les hommes qui avaient accepté de venir avec lui connaissaient les risques auxquels ils s’exposaient... des risques à la mesure des gains qu’ils escomptaient.
Tous les hommes, mais pas la femme qui se trouvait à bord.
Mary l’avait rejoint et s’était adossée au mât d’arti¬mon. Elle avait le visage très pâle. Les feux de la colère et du désir avaient disparu de son regard, rem¬placés par la peur. Elle avait l’air si jeune et si frêle en cet instant.
— Vous allez vous battre contre une frégate ? s’enquit-elle d’une voix blanche.
— Vous ne pouvez pas rester ici, déclara Gabriel en s’abstenant de répondre à sa question. Il faut que vous alliez en bas, dans la cale. Si vous le désirez, je vais demander à un homme de vous accompagner.
Comme elle ne bougeait pas, il lui prit les mains — elles étaient glacées — et l’entraîna vers l’escalier de commandement.
— Descendez vous mettre à l’abri dans la cambuse. J’irai vous rejoindre quand tout sera terminé.
— A condition que vous soyez encore en vie, répliqua-t elle en se dégageant. Le Vengeur n’est pas en mesure d’affronter une frégate. Vous êtes fou, capi¬taine Sparhawk !
Il lui sourit.
— Si je n’avais pas été fou, croyez-vous que je vous aurais emmenée avec moi ?
Elle le regarda sans mot dire. Puis, d’un mouvement brusque, elle lui tourna le dos et s’enfuit.
Assise dans la cambuse, entre un tonneau de farine et une caque de harengs salés, Mary attendait et priait avec ferveur. La flamme vacillante de sa chandelle n’éclairait guère qu’à quelques pieds autour d’elle et, d’après les bruits étouffés qui lui parvenaient, elle essayait d’imaginer ce qui se passait deux ponts au-dessus de sa tête. Elle avait depuis longtemps déjà cessé de compter les coups de canons. Si le Vengeur avait tiré de nombreuses salves, elle était presque cer¬taine qu’ils avaient été frappés en retour ; plusieurs fois, en effet, des hurlements de panique et de douleur s’étaient mêlés aux explosions.
Gabriel... Qu’était-il advenu de lui ? Avec sa haute taille et ses larges épaules, il offrait une cible de choix pour les canonniers et pour les fusiliers de la frégate française. Lui n’aurait pas crié, toutefois. Il aurait juré jusqu’à son dernier souffle. Une litanie de jurons et d’imprécations. Mais il ne fallait pas qu’elle pense à une aussi horrible éventualité ! Il ne pouvait pas mou¬rir ! Il était trop grand, trop fort et trop plein de vie pour se faire tuer aussi stupidement. Ce n’était pas la première bataille à laquelle il participait et, jusqu’à présent, il avait toujours survécu. D’ailleurs, ne lui avait-il pas promis qu’il reviendrait la chercher ?
Daniel aussi lui avait promis qu’il reviendrait...
Au prix d’un violent effort, elle tenta de chasser de son esprit toutes les idées noires qui s’imposaient à elle. La chose n’était pas facile. A la façon dont la vitesse du Vengeur s’était réduite, elle avait en effet deviné que l’un de ses mâts devait être endommagé. Peut-être fallait-il déplorer des avaries plus graves.
Il y eut d’autres craquements, d’autres cris. Puis, brusquement, plus aucun bruit, hormis les habituels grincements de la coque et le clapotis des vagues sur le bordé.
La bataille était terminée.
Le cœur de Mary, lui, battait toujours avec la même violence. A chaque explosion, à chaque hurlement, elle s’était un peu plus recroquevillée sur elle-même ; lorsqu’elle essaya de se redresser, elle n’y réussit qu’à grand-peine, tant ses muscles étaient noués. Pendant combien de temps était-elle restée cachée dans le fond de cette cambuse ? Une heure, trois heures, une journée entière ? Elle aurait été bien incapable de le dire. En tout cas, le Vengeur était toujours à flot. Elle pouvait donc supposer qu’ils s’étaient échappés, ainsi que Gabriel l’avait escompté.
Où était-il, à présent ? Il lui avait ordonné d’attendre jusqu’à ce qu’il vienne la chercher, mais que devait-elle faire s’il n’était pas en état de tenir sa promesse ? Peut-être était-il blessé, mourant même... Peut-être avait-il besoin de son aide ?
Sa lanterne à la main, Mary se fraya un chemin à travers la cambuse et gravit l’échelle qui conduisait à l’entrepont. Elle venait d’y parvenir lorsque, en se redressant, elle percuta Macauly, qui arrivait en cou¬rant dans l’autre sens. En voyant sa chemise et ses mains tachées de sang, elle frissonna de terreur.
— Oh ! vous voilà, mademoiselle West ! s’exclama le médecin en lui prenant le bras sans autre forme de cérémonie. Venez avec moi ! Je ne sais plus où donner de la tête et j’ai besoin de l’aide de tout le monde.
— Où est le capitaine ?
— Je ne l’ai pas vu de toute la journée, fillette. On ne me l’a pas apporté sur ma table d’opération, mais cela ne veut pas dire qu’il n’ait pas été jeté par-dessus bord. Jamais je n’avais vu une pareille boucherie ! Depuis le début de la bataille, je n’ai pas arrêté de coudre, d’extraire des balles et d’amputer des membres.
Le cœur de Mary refusa d’accepter l’éventualité que Gabriel pût être mort et que son corps eût été jeté à la mer. Non, ce serait trop affreux ! Ne plus jamais se trouver dans ses bras, ne plus jamais sentir ses lèvres sur les siennes...
Et il avait promis de venir la chercher !
Sans force, elle se laissa entraîner le long de la cour¬sive jusqu’au gaillard d’avant, où le chirurgien avait installé son hôpital de fortune. Lorsqu’ils y parvinrent, Mary laissa échapper un cri d’horreur en voyant l’aide de Macauly jeter un seau d’eau sur la « table d’opéra¬tion » — trois ou quatre planches posées sur deux tré¬teaux. Juste à côté, des scies, des pinces et des cou¬teaux étaient rangés sur un râtelier, outils qui semblaient plus destinés à réparer des meubles qu’à soigner des êtres humains.
Avec des gestes précautionneux, deux marins allon¬gèrent l’un de leurs camarades sur les planches. Le visage très pâle et le front couvert de sueur, le jeune homme se tordait de douleur. Son bras gauche pendait d’une façon bizarre au niveau du coude ; sa veste et sa chemise étaient complètement imbibées de sang.
— Un espar s’est planté dans son bras, expliqua l’un des brancardiers en grimaçant. C’est un gabier, monsieur, et il vous supplie de ne pas l’amputer, si cela est possible.
Avec lassitude, Macauly s’avança vers le malheu¬reux et entreprit de déchirer la manche de sa veste afin de pouvoir examiner la blessure. Malgré les efforts de ses deux compagnons pour le faire tenir tranquille, l’homme hurlait et se débattait. L’assistant du chirur¬gien essaya de lui faire boire un peu de rhum, pour atténuer la douleur, mais le gabier secoua la tête avec véhémence.
— Non ! Non !
— Allons, mon garçon, sois raisonnable, l’exhorta Macauly d’une voix bourrue. Rien que quelques gouttes...
— Ne le forcez pas ! intervint Mary en s’avançant. C’est un quaker. Boire de l’alcool est contraire aux préceptes de sa religion.
— Drôle de quaker ! marmonna le chirurgien. Il refuse de boire une gorgée de rhum, mais il s’embarque sur un corsaire, au risque de tuer ses frères humains ! Vous connaissez donc ce pauvre garçon, mademoiselle West ?
— Oui. Il s’appelle Clarke, Georges Clarke, et ses parents habitent dans une maison située à deux rues seulement de la nôtre.
— Alors, venez lui prendre la tête et essayez de lui parler. Dites-lui n’importe quoi, pourvu qu’il pense à
autre chose. S’il ne veut pas boire de rhum, il n’y a pas d’autre solution pour qu’il souffre un peu moins.
Alors que Mary regardait le blessé, une terrible vision s’imposa à elle : à la place de son visage et de son corps torturé, elle vit le visage et le corps de Gabriel... Elle perdait la tête ! Mais quelle épreuve elle vivait, aussi ! En l’espace de quelques minutes, elle avait vu plus de sang que durant tout le restant de sa vie !
Prenant une profonde inspiration, elle s’approcha de Georges Clarke. Les yeux fermés, il balbutiait des pro¬pos incompréhensibles.
— Georges, c’est Mary, lui dit-elle. Tu te souviens ? Mary West de Water Street. J’ai joué à la poupée avec ta sœur, Sarah.
Elle eut l’impression qu’il avait légèrement tourné la tête vers elle, et elle poursuivit d’une voix aussi enjouée que possible.
— M. Macauly va faire tout ce qui est en son pou¬voir pour sauver ton bras. La plupart des corsaires n’ont pas la chance d’avoir un vrai chirurgien pour les soigner ; mais le capitaine Sparhawk, lui, a toujours eu beaucoup de considération à l’égard de ses hommes. Jamais il n’en a abandonné un seul. Si, par malheur, tu ne pouvais plus monter dans les mâts, il te trouverait un autre travail. Je te le promets ! Personne, ici, ne te laissera tomber.
Au fur et à mesure qu’elle parlait, les yeux de Mary s’étaient remplis de larmes. Elle pleurait pour Georges Clarke, mais aussi pour Gabriel, pour Daniel et pour elle-même. Seigneur ! Allaient-ils donc tous périr, les uns après les autres ?
— Mary, je te demande de ne pas dire à ma mère que je me suis embarqué sur ton bateau pour aller faire
la course en mer, lui répondit Georges Clarke. Je ne voudrais pas lui donner en plus ce chagrin.
Lorsqu’elle lui effleura la joue du plat de la main, il se raidit brusquement, et ses traits se tordirent de dou¬leur ; puis, tout d’un coup, il se détendit. Derrière Mary, Macauly poussa un grognement de satisfaction. Il avait réussi à extirper un gros morceau de bois qui s’était fiché dans l’avant-bras du blessé.
— Voilà déjà une bonne chose de faite, commenta-t il en se lavant les mains dans un seau. C’est bien qu’il ait perdu connaissance avant que je commence à réduire la fracture.
— Il est inutile de continuer, monsieur Macauly, murmura Mary. Je... je crois qu’il est mort.
— Mort ?
Le chirurgien posa la main sur le cou de Clarke. Au bout de quelques instants, il poussa un soupir.
— Le cœur n’a pas tenu, marmonna-t il avec rési¬gnation.
Mary ferma les yeux et se mit à prier. Il fallait qu’elle soit forte et courageuse, même si le destin avait décidé une fois de plus de la mettre à l’épreuve.
— Mary, enfin je te trouve !
C’était la voix de Gabriel.
— Mon Dieu, tu es blessée ! s’exclama-t il.
Il se précipita vers elle.
Comme il la prenait dans ses bras, Mary se laissa aller contre lui avec un soupir de soulagement. Il était en vie ! Le ciel soit loué !
— Vous n’avez pas besoin de vous inquiéter ainsi, capitaine, déclara Macauly avec une pointe d’agace¬ment dans la voix. La fille n’a rien. Je dirais même qu’elle est en pleine forme.
— Que fiche-t elle ici, dans ce cas ?
— Je l’ai trouvée en train d’errer sans but dans l’entrepont et je l’ai réquisitionnée afin qu’elle vienne me donner un coup de main. Le sang appartient à ce pauvre Clarke, qu’elle a réussi à calmer et à consoler avant qu’il ne rende son âme à Dieu.
Serrant impulsivement la jeune fille contre lui, Gabriel regarda le corps sans vie allongé sur la table et jura entre ses dents. Il aimait l’odeur de la poudre et l’excitation du combat, mais jamais il n’avait réussi à s’endurcir assez pour supporter sans broncher la vue des morts et des blessés. Georges Clarke... Un autre des jeunes gars qui lui avaient fait confiance venait de perdre la vie à cause de lui. Qu’allait penser une créa¬ture aussi innocente que Mary d’un tel carnage ?
— Il y en a combien d’autres, Macauly ?
Avant de lui répondre, le chirurgien finit de nettoyer ses instruments dans un seau rempli d’eau de mer.
— Six étaient déjà morts lorsqu’on les a posés sur ma table. Deux de plus — trois, maintenant — n’ont pas supporté le choc de l’opération. Pour les blessés, j’en ai gardé sept ici — les plus gravement atteints — et j’en ai renvoyé onze autres dans leurs hamacs.
Gabriel hocha la tête. La situation était moins grave qu’il ne l’avait craint.
— Je suis déjà allé les voir. La plupart survivront.
Merci pour tout ce que tu as fait pour eux, Andrew. Le chirurgien haussa les épaules.
— Je n’ai fait que mon travail, capitaine... et j’espère bien que ma part sur les prises me récompen¬sera amplement pour la peine que je me donne. Je sup¬pose que vous avez gagné la bataille et que notre joli brick vogue paisiblement vers Newport ?
— Oui. Le Pharaon n’a subi aucun dommage. Quant à la Glorieuse, nous l’avons laissée panser ses
plaies. Lorsque nous avons repris le vent, elle n’avait plus ni grand mât ni mât de misaine, et elle avait reçu un boulet en dessous de sa ligne de flottaison. Je suis prêt à parier que son commandant, désormais, y réflé¬chira à deux fois avant de s’attaquer à un corsaire amé¬ricain !
Gabriel baissa les yeux sur Mary. Elle ne pleurait plus, mais tremblait encore, le visage enfoui dans sa chemise. Il se rendait compte qu’il l’avait laissée attendre trop longtemps, toute seule dans la cambuse.
— Demain matin, tu viendras me faire un rapport complet sur chaque blessé, dit-il à Macauly en soule¬vant la jeune fille dans ses bras.
Le chirurgien hocha la tête.
— A vos ordres, capitaine. Mais si vous le désirez, je peux vous faire un compte rendu tout de suite.
— Non, demain matin. Pour le moment, tu as sûre¬ment des choses beaucoup plus importantes à faire.
« Et moi aussi », ajouta Gabriel pour lui-même.
Quelques secondes plus tard, il était de retour dans
sa cabine. Il se débarrassa avec douceur de son pré¬cieux fardeau, sur la couchette, et ferma la porte der¬rière lui — sans oublier de mettre le verrou, cette fois. Tandis que Mary recouvrait ses esprits, il remplit un verre de rhum et le lui mit avec fermeté dans la main.
— Bois, ma petite sirène, ordonna-t il en s’accrou¬pissant devant elle.
Il attendit qu’elle ait bu une ou deux gorgées d’alcool et demanda :
— Tu es sûre que tu n’es pas blessée, au moins ? Les yeux fixés sur ses genoux, Mary hocha la tête en silence.
Elle se rendait compte à présent combien la certitude que Gabriel avait été blessé ou même tué dans la bataille s’était installée en elle. A tel point qu’elle ne parvenait pas encore totalement à accepter la réalité : il était sain et sauf.
Avec un soupir, il se leva et fit passer par-dessus sa tête sa chemise noire de saleté et de transpiration. Pen¬dant qu’il se penchait au-dessus de sa cuvette et se lavait le visage et le torse avec soin, Mary l’observa avec fascination. Les gouttes d’eau suivaient le contour de chacun de ses muscles et étincelaient dans les poils de ses bras et sur les cicatrices lisses et brillantes qui lui zébraient le dos. Comment avait-il réussi à se sortir indemne de cet enfer alors que tant d’autres avaient été mutilés ou tués ? De nouveau, elle pensa à la table d’opération et un frisson lui parcourut le dos.
— J’ai cru que tu étais mort...
Elle avait parlé à voix basse. Comme s’il n’avait pas compris ce qu’elle avait dit, Gabriel se retourna vers elle, l’air inquisiteur.
— En ne te voyant pas venir, j’ai cru que tu étais mort, répéta-t elle.
Cette fois, il lui sourit. Un sourire plein de chaleur et de tendresse.
— Je suis venu dès que j’ai été en mesure de le faire. Et comme tu peux le voir, je suis bien vivant.
Une cuvette d’eau propre à la main, il revint s’accroupir devant Mary. D’un geste plein de douceur, il effaça avec un bout de serviette mouillée les traces de larmes sur ses joues. L’eau était fraîche. Et le simple contact des doigts de Gabriel suffit pour que Mary sente se dissiper la peur et la tension qui ne l’avaient pas quittée depuis le matin.
— En tant que propriétaire du Vengeur, tu devrais être satisfaite, déclara-t il. Bien que nous n’ayons plus de mât de misaine, il nous reste assez de toile pour ral¬lier sans encombre Bridgetown. Là-bas, nous pourrons réparer en toute tranquillité.
Il lui prit les mains et les trempa dans l’eau ; après quoi, il saisit un morceau de savon à la lavande et les lava en insistant sur les taches de sang qui maculaient les paumes de Mary et l’intérieur de ses doigts.
— Pendant toute cette longue journée, je n’ai pas cessé de penser à toi, avoua-t il en la regardant dans les yeux. Tu m’as manqué. Je savais que tu étais en sécurité et qu’il ne t’était rien arrivé. Pourtant, lorsque je ne t’ai pas trouvée dans la cambuse, j’ai failli deve¬nir fou.
— Tu es descendu me chercher ? demanda Mary avec un sourire hésitant.
— Oui. Et maintenant que nous sommes ensemble, je te jure que rien ne nous séparera. Personne, pas même toi, ne parviendra à me chasser !
Chapitre 9
— Comment pourrais-je avoir le cœur de te chas¬ser ? murmura Mary avec un sourire timide.
Elle laissa échapper un soupir tandis que les lèvres de Gabriel faisaient pleuvoir une pluie de baisers sur les paumes de ses mains et sur ses poignets. Elle avait cru jusque-là que les baisers étaient des caresses réser¬vées aux lèvres et aux joues. Quelle ignorance était la sienne ! Mais Gabriel semblait disposé à lui faire découvrir tout ce qui pouvait unir un homme et une femme...
— Jusqu’à présent, d’ailleurs, tu n’as jamais accepté de m’abandonner ta cabine, ajouta-t elle dans un souffle.
Retournant sa main, elle effleura du bout des doigts la peau rude des joues du corsaire. Elle n’osa pas aller plus loin. Maintenant que Gabriel s’était débarrassé de la poudre et de la sueur qui lui couvraient le visage, elle voyait combien il avait les traits tirés.
— Avant notre départ de Newport, tu as tout fait pour essayer de me dissuader de venir avec toi, pour¬suivit Mary. J’ai refusé de t’écouter. A présent, je me rends compte que tu avais raison. Je me suis conduite comme une enfant gâtée.
— Peut-être. Pour ma part, je suis désolé que tu aies eu à affronter ce spectacle, dans le gaillard d’avant. Je voulais t’épargner ces horreurs. Si seulement tu étais restée dans la cambuse, tu...
— Non, je n’en pouvais plus ! Je... craignais qu’il te soit arrivé quelque chose. Il fallait que je me trouve auprès de toi, au cas où tu... aurais été blessé. C’est pour cela que j’ai accepté de suivre Macauly. Et puis, j’aurai au moins apporté un peu de réconfort à ce pauvre Clarke.
Gabriel hocha la tête.
— Ta présence a été une grande consolation pour lui. En mer, bien peu d’hommes ont la chance d’avoir une femme auprès d’eux le jour où ils doivent rendre leur âme à Dieu.
— Tu sais, je ne suis pas aussi bonne que tu l’ima¬gines, souligna Mary avec une grimace. Tandis que j’étais au côté de ce malheureux, c’était toi que je voyais, c’était pour toi que je tremblais...
Sous ses mains, elle sentait le cœur de Gabriel qui battait au même rythme insensé que le sien. Que se passait-il ? Elle avait l’impression qu’il faisait de plus en plus chaud, en dépit de la brise de mer qui entrait par les sabords grands ouverts. Pourquoi respirait-elle ainsi, d’une façon aussi saccadée ?
— Voudrais-tu me serrer contre toi, Gabriel ? demanda-t elle dans un murmure. Serre-moi très fort et embrasse-moi comme tu sais si bien le faire.
Elle lui passa les bras autour du cou. Il plongea son regard dans le sien et, brièvement, il parut hésiter. Dans ses yeux, Mary crut lire les questions muettes qu’il lui posait : était-elle sûre d’elle-même ? Avait-elle une exacte conscience de ce qu’elle lui offrait ? Les réponses, muettes également, qu’elle lui apporta durent le rasséréner car, très doucement, il la souleva dans ses bras et la déposa au milieu des oreillers.
— Cette fois, je ne ferai pas que t’embrasser, déclara-t il d’une voix rauque de désir.
— J’aurais pu te perdre à jamais, aujourd’hui ; et demain, il te faudra peut-être affronter des dangers encore plus grands. Nous devons donc goûter le moment présent, ainsi que les quelques heures que nous avons devant nous...
— Tu le veux vraiment ? insista Gabriel en lui effleurant les lèvres d’un baiser.
— Oui, maintenant !
Avec impatience, Mary se cambra et l’attira vers lui.
Gabriel, de nouveau, parut hésiter. Puis, comme un affamé, il s’empara de sa bouche.
Mary eut l’impression que de la lave incandescente s’était mise à couler dans ses veines. Plus le baiser de Gabriel s’approfondissait, plus elle perdait pied. Il lui semblait tomber dans un puits sans fond. Elle s’accro¬chait aux épaules de son amant, plantait ses ongles dans ses muscles durs, tandis que son corps s’enroulait autour du sien. Elle avait tant de besoin de lui, de sa force...
Soudain, la main de Gabriel glissa le long de son bras et se ferma sur un sein rond et ferme. Il laissa échapper un gémissement de plaisir.
— Tu as vraiment trop de vêtements à mon goût, murmura-t il dans un souffle.
Se déplaçant légèrement sur le côté, il entreprit de délacer le devant du corsage de Mary avec une habileté étonnante.
— On dirait que ce n’est pas la première fois que tu fais cela, le taquina-t elle.
En même temps, elle dégagea ses bras de sa robe et la fit glisser le long de ses jambes.
— Une telle dextérité est bien utile pour un homme impatient, lui répondit Gabriel. Et je suis un homme impatient !
Ce matin, dans sa hâte à s’habiller, Mary n’avait pas mis son corset ; entre sa poitrine et le torse rude et viril de Gabriel, il n’y avait plus que sa chemise. Avec une douceur irréelle, il lui caressa la pointe d’un sein, qui se tendit aussitôt à travers l’étoffe fine et blanche. Len¬tement, très lentement, ses doigts s’insinuèrent dans l’échancrure.
— C’est une véritable torture, Gabriel ! protesta Mary avec un soupir. Je suis si impatiente, moi aussi !
Brusquement, saisie par une audace dont elle ne se serait pas crue capable, elle fit glisser ses mains le long du ventre plat et dur de Gabriel et entreprit de défaire les boutons de sa culotte. Après quelques tâtonne¬ments, elle réussit à avoir raison du premier. Pour la suite, son manque d’expérience la trahit ; Gabriel dut terminer ce qu’elle avait commencé.
Tandis qu’il se redressait pour finir de se déshabiller, Mary, d’un geste rapide, fit passer sa chemise par¬dessus sa tête. Jamais, depuis l’enfance, elle ne s’était trouvée nue devant qui que ce fût ; et jamais elle n’avait vu un homme complètement dévêtu. Pourtant, lorsque Gabriel se retourna vers elle, elle oublia sa timidité et se perdit dans la contemplation de son corps. Nulle part sur terre, il ne pouvait y avoir un homme aussi beau, se dit-elle en lui tendant les bras. Un homme qui, pendant toute une nuit au moins, allait lui appartenir.
Il n’y avait plus aucune barrière entre eux, plus rien pour atténuer la force de ce qu’ils éprouvaient, plus rien pour arrêter leurs caresses enfiévrées. Quand Gabriel insinua un genou entre les cuisses de Mary, les jambes de la jeune fille s’ouvrirent d’elles-mêmes et s’enlacèrent autour de lui.
Gabriel ne pouvait plus attendre.
Dans un ultime éclair de lucidité, il pria pour qu’elle n’ait pas trop mal et plongea dans les profondeurs de son intimité. Elle gémit et le serra plus fort encore tan¬dis qu’il se forçait au calme, afin de lui laisser le temps de s’habituer à sa présence en elle.
— Là, ma petite sirène..., murmura-t il en faisant pleuvoir une pluie de petits baisers sur ses paupières. Je t’aime...
Jamais il ne s’était senti aussi bien. Il se passa un long moment avant qu’il ne se rendît compte qu’elle gémissait de plaisir et non de douleur, et que le mouve¬ment de ses hanches l’incitait à continuer, à aller plus loin, plus vite.
Confusément, aussi, il se rendit compte qu’aucun obstacle, même fragile, ne lui avait barré le chemin, en dépit de l’innocence de Mary.
Et puis, il ne pensa plus à rien, se laissant submerger par l’incroyable désir que la jeune fille avait su faire naître en lui. Chacun de ses coups de boutoir lui arra¬chait des petits soupirs, qui ne faisaient qu’accroître la violence et l’intensité de son plaisir. Ils ne faisaient plus qu’un... Enfin, ils atteignirent ensemble le paroxysme de la volupté, et la délivrance arriva. Une délivrance si puissante que des cris inarticulés s’échap¬pèrent des lèvres de Mary tandis que son corps se cam¬brait instinctivement pour mieux accueillir Gabriel au cœur même de sa féminité. Elle était à lui, elle lui appartenait. Et à cet instant, il lui aurait volontiers donné tout ce qu’il possédait, y compris sa vie, si elle la lui avait demandée.
Quand leurs sens se furent apaisés, il roula sur le dos et l’attira sur lui. La joue posée sur son cœur, Mary respirait régulièrement. Il aurait pu la croire endormie, si la cuisse de la jeune fille n’avait caressé sa hanche dans un mouvement délicieux. Le feu de la passion était passé, maintenant, et il pouvait savourer tout à loisir sa caresse, laissant le désir monter de nouveau en lui, lentement. Ils n’étaient pas pressés. Ils avaient toute la nuit devant eux. Fugitivement, il se demanda ce que penseraient ses hommes s’il ne sortait pas de sa cabine avant leur arrivée à Bridgetown.
Soudain, Mary soupira et sa jambe cessa de bouger.
— Tu l’as senti, n’est-ce pas ? murmura-t elle d’une voix sourde.
Il soupira également. Bien sûr qu’il l’avait senti ! Mais il n’avait pas pensé qu’elle se croirait obligée d’en parler.
— Daniel ?
— Je suis désolée...
A la façon dont elle gardait le visage pressé contre son torse, il devina qu’elle pleurait — et cherchait à éviter de lui montrer son visage baigné de larmes.
— Pourquoi es-tu désolée, ma chérie ?
Comme il lui caressait les cheveux, afin de l’apaiser, elle repoussa sa main.
— Parce que je t’ai laissé croire que je... j’étais innocente, alors que ce n’était pas le cas.
— Peu m’importe, affirma Gabriel d’une voix grave. M’entends-tu : cela n’a aucune importance à mes yeux.
Elle n’était certes pas vierge lorsqu’ils s’étaient unis. Toutefois, il aurait mis sa tête à couper qu’il était le premier à lui faire connaître l’expérience du plaisir. Pouvait-il espérer plus beau cadeau ?
— D’ailleurs, ajouta-t il, je ne suis moi-même pas tout blanc.
— Pour un homme, ce n’est pas pareil ! s’exclama Mary avec angoisse. Cela ne m’est arrivé qu’une fois, Gabriel, je te le jure ! Et seulement avec Daniel...
— Je l’avais deviné aussi, ma chérie.
Très doucement, afin de la mettre en confiance, il lui passa la main dans le dos.
— Daniel n’avait pas ton... expérience, avoua-t elle en rougissant. Il avait demandé ma main à mes parents, mais ceux-ci avaient rejeté sa requête jugeant qu’il n’appartenait pas à une assez bonne famille ; en outre, ils estimaient que j’étais trop jeune. Alors qu’ils m’avaient interdit de le revoir, je leur ai désobéi. Je l’aimais tant ! Je lui ai promis que je l’épouserais, même si pour cela il fallait que je me fâche avec toute ma famille. Et la nuit précédant son départ, je l’ai laissé avoir ce qu’il désirait. Mon calcul était simple : si j’attendais un enfant, mes parents seraient contraints de donner leur accord à notre mariage.
Gabriel réprima un juron. Jusqu’à présent, les femmes qui avaient partagé sa couche étaient assez averties pour se protéger contre les accidents. Mary, elle, n’avait sans doute pris aucune précaution. Si le mal n’était pas déjà fait, il lui faudrait se montrer plus prudent la prochaine fois.
— J’ai aimé ses baisers, poursuivit-elle, mais ensuite...
Elle n’avait pas besoin d’aller jusqu’au bout de sa phrase pour que Gabriel comprenne ce qui s’était passé.
Les deux jeunes amants s’étaient sans doute donné rendez-vous dans un pré, ou dans une étable. Et quand il avait compris que Mary consentait enfin à lui ouvrir son corps, Daniel avait dû faire montre d’un trop grand empressement, ne se souciant guère de la jeune fille et de la douleur qu’elle risquait d’éprouver.
— Tu sais, ma petite sirène, l’amour est l’une des rares choses qui se bonifient avec le temps, dit Gabriel. N’en déplaise au poète, pour une femme, ce n’est jamais très agréable la première fois.
Mary sourit, et une lueur espiègle brilla dans son regard.
— Avec toi, cela aurait été différent. A présent, je ne m’étonne plus que tant de femmes aient succombé à tes charmes !
— Dorénavant, il n’y aura qu’une seule femme dans ma vie, affirma Gabriel avec force.
Et c’était vrai. Confusément, il savait qu’il avait envie de bien autre chose que ce qu’elle venait de lui donner avec tant de générosité. Mary ne devait pas seulement partager sa couche ; il avait envie qu’elle soit à ses côtés à chaque instant de son existence. Il aimait la façon dont elle exprimait ses pensées, en toute circonstance, et la façon dont elle savait le faire rire, la façon dont elle se laissait taquiner. Et puis, il y avait son esprit de repartie, sa curiosité naturelle, son envie d’apprendre, son courage et sa loyauté. Autant de qualités rares et belles chez une femme. Non, il n’avait vraiment aucun désir de la renvoyer à New¬port ! Elle ne le quitterait plus, désormais.
De même, il avait eu envie d’avoir Catherine avec lui à bord de la vieille Galatée. Avec une rare inconscience, ne songeant qu’à lui-même, il l’avait laissée l’accompagner. Et le drame était survenu.
Il ferma les yeux afin de chasser les images hor¬ribles qui revenaient une fois de plus hanter sa mémoire et passa un bras protecteur autour de la taille de Mary. Non, il ne pouvait prendre de nouveau un tel risque. Pas avec sa petite sirène. Le coup de semonce d’aujourd’hui avait suffi. Il la laisserait en sécurité à Bridgetown, chez ses parents, jusqu’à ce qu’il ait réglé ses comptes avec Desjoyaux. Ensuite, lorsqu’il serait enfin libre, il reviendrait la chercher.
Mary se blottit contre lui et tira les couvertures sur eux.
— Je t’aime, Gabriel, chuchota-t elle. Je t’aime et je n’ai qu’une seule faveur à demander au ciel : que tu ne me quittes jamais !
Gabriel entendit ses paroles sans en saisir le sens. Déjà, en pensée, il était à Bridgetown.
— Réveille-toi, Jenny ! chuchota Dick. Quelque chose d’anormal se passe. Ecoute !
Désorientée, Jenny roula sur le côté et essaya de fixer son regard sur le visage inquiet de Dick. Mais la lumière de la lanterne qu’il tenait à la main était trop vive pour ses yeux endormis.
— Il fait encore nuit, Dick, protesta-t elle en tirant sa couverture sur ses épaules.
— Non, Jenny, il faut que tu t’habilles !
D’un geste brusque, il tira de nouveau la couverture. Jenny, surprise, poussa un cri aigu.
— La Sainte-Lucie a viré de bord, expliqua Dick. Maintenant, elle est en panne et je suis prêt à jurer que j’ai entendu des hommes parler français sur le pont. Dépêche-toi, ma chérie ! Dépêche-toi, je t’en prie !
— Des Français ?
Bien réveillée cette fois, Jenny s’assit sur sa cou¬chette et enfila sa robe à la hâte. A plusieurs reprises, elle avait demandé au capitaine Richardson s’ils ris¬quaient d’être attaqués par des corsaires français ; le marin, alors, avait ri de ses inquiétudes et lui avait tapoté la joue avec indulgence. D’après lui, la déclara¬tion de guerre était trop récente pour que les Français aient eu le temps d’armer des bateaux en course.
A présent, Jenny avait la certitude qu’il se trompait. Et pour sa part, elle regrettait de ne pas avoir écouté sa sœur.
— Dick, s’il te plaît, aide-moi à lacer ma robe. Mon Dieu, pourvu que nous n’ayons pas été capturés !
Tandis qu’elle se tournait vers lui, il accrocha sa lan¬terne à une patère de bois.
— Arrête de gigoter, Jenny, sinon, jamais je...
A cet instant, la porte de la petite cabine explosa lit-téralement, et un grand gaillard barbu se précipita à l’intérieur. En voyant sa mine patibulaire, ses grosses boucles d’oreilles en cuivre et la lame du coutelas qui étincelait dans sa main, Jenny laissa échapper un cri de frayeur. Dick jura et se mit devant elle pour la proté¬ger.
— N’essaie pas de résister, mon garçon, bredouilla le capitaine Richardson depuis la coursive.
Il était lui-même tenu en respect par un autre homme qui lui avait tordu le bras dans le dos et appuyait la pointe d’un couteau sur sa gorge.
— Le bateau est pris, ajouta-t il. Il n’y a plus rien à faire, sinon nous rendre.
Jenny poussa un gémissement étranglé et se serra plus fort encore contre Dick.
— Tu es vraiment très raisonnable ce soir, mon petit Richardson, déclara un troisième homme. Il sortit de l’ombre et considéra Dick et Jenny d’un air amusé.
Il ne ressemblait en rien aux deux autres. De taille moyenne, la taille bien prise, il était vêtu avec raffine¬ment et parlait anglais presque sans accent. Il tenait un sabre d’abordage, dont la poignée et la garde étaient en argent finement ciselé.
— Ainsi, voilà la jeune fille dont tu m’as parlé ! ajouta-t il en tapant sur la porte avec la lame de son sabre.
— Je vous interdis de poser la main sur Mlle West, espèce de sale Français ! s’exclama Dick, le visage rouge de fureur. Vous allez sortir et la laisser tran¬quille !
Agacé, le chef des pirates émit un claquement de langue.
— Allons, mon garçon, je ne veux aucun mal à cette enfant. Votre galanterie a quelque chose de tou¬chant, si l’on considère la façon dont vous l’avez enle¬vée...
— Allez au diable ! Moi, au moins, j’ai l’intention de l’épouser !
Dick fit un pas en avant et, aussitôt, le géant barbu pointa son coutelas dans sa direction.
— Non, Dick ! s’écria Jenny. Non ! Elle le saisit par la manche et tenta de le retenir.
— Ils vont te tuer !
— A ta place, je l’écouterais, déclara le chef des pirates d’une voix enjouée. Elle a raison. Si nous y sommes contraints, nous te tuerons. Sans la moindre hésitation. Il y a sur le pont les cadavres de plusieurs matelots anglais qui auraient mieux fait de rester tran¬quilles, au lieu de jouer les héros. Maintenant, made¬moiselle, si vous vouliez bien faire un pas en avant, que je puisse vous regarder...
Dick secoua la tête.
— Non, Jenny, reste en arrière, je t’en prie !
Au lieu de lui obéir, la jeune fille le contourna et s’avança dans la lumière. Elle aimait Dick, et elle pré¬férait sacrifier sa modestie, plutôt que de le voir taillé en pièces devant ses yeux.
Visiblement nerveux, Richardson toussota.
— Ne vous avais-je pas dit que c’était une beauté, capitaine ? Et si le capitaine Sparhawk lui a préféré sa sœur, je vous laisse imaginer...
Le Français émit un nouveau claquement de langue, qui trahissait son impatience.
— Tu parles trop, Richardson.
Il fit un pas vers Jenny. Lorsque son visage apparut dans la lumière de la lanterne, la jeune fille resta bouche bée. Avec le bleu très pâle de ses yeux et la finesse de ses traits, il aurait été presque beau... si tout le côté gauche de son visage n’avait pas été barré par une horrible cicatrice qui partait de la lisière de sa per¬ruque poudrée et ne s’arrêtait qu’en dessous de la mâchoire, après lui avoir tranché la moitié de la pau¬pière.
Du plat de son sabre, il toucha légèrement le bras de Jenny.
— Quel est votre nom, mademoiselle ? Au contact froid et dur du métal, elle frissonna.
— Jenny West, répondit-elle en s’efforçant de contrôler sa peur. Et ce que vous a dit le capitaine Richardson à propos de ma sœur ne vous servira à rien ; elle se trouve à Newport, en sécurité, dans un endroit où vous serez bien en peine de la trouver.
— Vraiment ?
Il sourit, mais l’affreuse cicatrice enleva toute chaleur à son sourire. Servile et obséquieux, Richardson s’approcha.
— Je vous ai dit où vous trouveriez l’autre fille,
capitaine. Le capitaine Sparhawk l’a emmenée... Le Français lui jeta un regard noir.
— Tu commences à me fatiguer avec ta perfidie et tes trahisons, mon petit Richardson. As-tu songé au chagrin que ton bavardage allait causer à cette jeune personne ?
L’air confus, Richardson secoua la tête.
— Mais, c’est... c’est vous qui me l’avez demandé ! bredouilla-t il. Vous aviez dit que vous me laisseriez passer sain et sauf si je vous donnais les informations concernant...
Le Français poussa un soupir résigné.
— S’il l’avait fallu, tu aurais vendu ton âme au diable pour sauver ta cargaison !
Puis, sans cesser de regarder Jenny, il leva la main gauche et la passa avec nonchalance en travers de son cou.
Derrière lui, l’homme qui tenait Richardson lui enfonça son couteau dans la gorge avec dextérité, comme s’il s’était agi pour lui d’égorger un cochon. Le sang jaillit à flots, et le capitaine anglais émit un gar¬gouillement affreux avant de s’effondrer sans vie aux pieds de son tortionnaire.
Trop choquée pour crier, Jenny regarda fixement le corps qui tressautait au milieu d’une mare rouge. Celle-ci après avoir imbibé la chemise et la perruque du malheureux, envahissait lentement l’étroite cabine.
— Vous l’avez assassiné ! s’exclama Dick d’une voix rauque. Vous êtes des assassins ! Vous... vous devriez être pendus pour un crime aussi horrible !
Le Français ne prêtait même pas attention à lui.
— Jenny et Mary, Mary et Jenny, répéta-t il d’une voix chantante. Deux jolis prénoms pour deux char¬mantes demoiselles. Sparhawk a toujours eu beaucoup de goût. Quel dommage pour votre maman, qui va vous perdre toutes les deux...
Sur ces mots, il sortit de la cabine, le sourire aux lèvres. Avec une rapidité stupéfiante, le grand pirate barbu bondit et abattit son poing sur la tête de Dick. Tandis que son fiancé s’effondrait à ses pieds, Jenny se sentit soulevée du sol. L’instant d’après, elle se trou¬vait sur l’épaule du géant.
— Dick !
Ballottée de gauche et de droite, Jenny poussa un hurlement de terreur. Derrière elle, Dick gisait sans connaissance, à côté du corps inerte et noyé de sang du capitaine Richardson.
— Oh ! mon Dieu ! Dick...