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des mots en coulisse de regine fernandez

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ÇÝÊÑÇÖí des mots en coulisse de regine fernandez

 

1

Après une trajectoire courbe, le manuscrit de « La Mégère apprivoisée » toucha terre et, toutes pages déployées, se réfugia prestement sous la commode.
Assise au centre du lit, recroquevillée autour d’un coussin malmené, Francie observa son habile glissade, se promettant fermement de l’y oublier à jamais !
Des voix bourdonnaient dans la pièce voisine, trop près pour qu'elle se refusât à les entendre, bien assez nettes pour titiller son esprit alors qu'elle n'aspirait qu'à la solitude et au calme.
Agacée, elle se laissa tomber sur le côté et ramena l’oreiller sur sa tête, espérant trouver un peu de silence au cœur de la duveteuse épaisseur.
Ne se tairont-ils donc jamais ? Croyaient-ils que s'agiter comme un essaim d'abeilles en effervescence pourrait la réconforter ? Elle savait bien qu'ils n'étaient là que dans ce but, ne doutant pas d'y parvenir et fermement résolus à s'incruster jusqu’à ce qu'elle se décidât à déserter sa tanière. Qu'ils attendent ! Une vie entière si bon leur semblait ! Elle, était bien résolue à se faire oublier et à s'isoler jusqu'à la fin des temps !
Elle avait échoué !
Voilà… c'était dit !
Et alors ?
La terre n'avait pas cessé de tourner pour autant !
Mais ce rôle… elle y tenait tellement !
Et dire que ce monstre de Xavier Brussac ne s’était pas même rendu compte qu’elle était exactement "La" Mégère qu’il recherchait… Bien plus que possédée par ce formidable personnage, elle aurait été la meilleure pour l'interpréter.
Il n’avait pas voulu d'elle ? Tant pis pour lui !
La pièce fera un four ! D'ailleurs, les acteurs, qui, bien évidemment, se révéleront pire que médiocres, joueront devant une salle quasiment vide et les journaux omettront d'en parler… ou, mieux encore ! leurs colonnes seront pleines de critiques assassines !
À ce propos, voilà qui devrait la soulager puisque son nom n'y figurera pas ! Au lieu de se lamenter, ne devrait-elle pas plutôt remercier le ciel : n'avait-elle pas ainsi échappé au pire ?
Ouf !
Et maintenant ? Ceci étant établi, ne se sentait-elle pas mieux ?
Pas du tout ! Car, vu le metteur en scène aussi merveilleux qu'invivable, l'infini talent des comédiens et l'extraordinaire qualité des costumes et des décors, comment pourrait-elle rejeter l'évidence d’une absolue résussite ? D'un succès inévitable ! Et un succès qui, hélas, ne lui devra rien personnellement parce qu'elle n'en sera pas ! Quelle guigne !
Ô ce type ! Il avait réussi à la faire sortir de ses gonds ! Si elle le pouvait, là, dans l'immédiat, elle le réduirait en charpie… pire : en bouillie ! Lui, toute sa superbe et son odieuse ironie cinglante.
Comment avait-il pu refuser de l'entendre ? La chasser de l'audition ! Et cela, uniquement sous le fallacieux prétexte qu'elle s'était laissée distraire lors des observations faites à celles qui la précédaient.
Mais aussi… Pourquoi Sylvie avait-elle eu le stupide besoin de lui conter ses dernières mésaventures sentimentales précisément à ce moment-là !
À cause de quoi, elle n'avait rien suivi de ce qui se passait dans le cercle lumineux. Ni répondu à l'appel de son nom, elle en convenait également. Mais était-ce un crime ? Et si oui, assez important pour lui infliger le plus cruel des châtiments ?
Allons ! Elle devait aussi reconnaître, en toute honnêteté, qu'il l'avait appelée plusieurs fois. Qu'il avait même crié – et très fort – dans une salle où, normalement, résonne le plus petit chuchotement. Elle était surtout la reine des gourdes ! Après avoir sué sang et eau durant des semaines entières, enfin prête pour le rôle de sa vie, comment s'était-elle débrouillée pour ne rien entendre ! Elle se battrait !
Tout compte fait, mieux valait rejoindre ses amis… et si Sylvie pleurait encore, elle lui plongera la tête dans un seau d'eau glacée… le meilleur moyen à sa connaissance pour la débarrasser de ses idées noires.
Au bruit de la poignée qu’elle manœuvra avec fermeté, Louis abandonna prestement son siège et se précipita au devant de la porte tout en s’inclinant très bas…
- Attention ! Les trois coups… Mesdames… Messieurs… "France Belmont" entre en scène…
- Arrête ton cinéma, Louis… tu n’amuses personne.
- Tu crois ? Et nous qui désespérions de te voir ! Fais quelque chose, nous n'arrivons pas à consoler notre bout de chou, qui s'en veut encore d'être la cause de ta distraction.
- Qu'elle se jette dans la Seine !
Paresseusement adossé au dossier d’un profond fauteuil avachi, Victor replia tranquillement les feuillets du journal qu’il parcourait jusque là distraitement, et se tourna vers la jeune femme.
- Encore, faudrait-il, pour cela, que ce fleuve daignât faire un détour par Aix !
- Vic, cesse de te montrer aussi terre à terre… et tu oublies que je peux toujours expédier Sylvie à Paris.
Lovée au creux d’un énorme pouf recouvert de toile jaune soleil, une fragile miniature tout de rose vêtue, leva vers Francie un minois de chat aux yeux constellés de larmes cristallines.
- Je… je sais que… que tout est… de ma faute… chevrota-t-elle... mais… mais nous avons tous droit à l'erreur et…
- Oui… tous les droits que tu veux… et moi j'ai celui de rêver que, en route vers la capitale, tu rencontreras quelqu'un d'assez stupide pour s'encombrer de toi le restant de son existence !
- Je ne suis tout de même pas responsable en plus de l'inhumanité de ce type !
Inhumain, sans doute… mais également le meilleur ! Et pourquoi avoir choisi juste ce jour-là… ce moment précis… pour lui remplir la tête de stupides déconvenues semi-conjugales ?
- En fait, reprit Sylvie, c’est… tu… tu n'avais qu'à mieux écouter !
- Alors que tu te disais prête à t'envoler pour Tombouctou ou je ne sais quelle ville du bout du monde ?
- Tu sais pertinemment que ce n'était qu'une façon de parler !
- Ah bon ? Alors, la prochaine fois, fais-le et *******e-toi de m'envoyer une carte postale !
Sylvie l'agaçait… Seigneur… ce qu'elle l'agaçait ! Mais qu'avait-elle fait au ciel pour l'aimer autant ! Et ce, depuis des années… depuis leur plus tendre enfance. Certainement depuis que, bébés sans mémoire, elles se partageaient biberons et hochets, blotties l'une contre l'autre, dans le même berceau.
Espèce de cœur d'artichaut ! Si encore il s'était agi de "sa" grande histoire d'amour… mais non ! Demain, elle aura tout oublié, se pâmera devant un nouvel Adonis pour finalement verser, un jour ou l'autre, d'autres larmes aussi sincères que celles de cet après-midi. Et ceci alors que, elle, Francie, la pauvre Francie, en sera encore à ruminer une merveilleuse opportunité à jamais perdue.
Mais halte au découragement et place aux rires ! Demain… demain elle verra ! Il était plus que temps de réconforter cette pleureuse, parfaite illustration de celles décrites par Mérimée, tout droit issue des pages de son Colomba !
Un monde absurde… Qui d'autre qu'elle-même, entre ces murs, avait le droit de déverser des ruisseaux de larmes ?
- Fran… je m’en veux tellement ! Que vas-tu faire maintenant ?
- Te renvoyer chez tes parents, tête de linotte ! Louis, il y a du champagne dans le réfrigérateur… la meilleure des potions magiques ! Et n'affichez plus, tous, ces mines de catastrophe… la vie continue ! En outre, ce type est vraiment exécrable ! C’est décidé : lorsque je serai célèbre, riche et adulée, donc capricieuse, mesquine et insupportable, je refuserai de travailler avec lui !
- Ce qui ne risque pas de t'arriver !
- Toi, Vic, tiens ta langue ! Je serai ce que je veux être et rien de moins !
Ils demeurèrent là, toute la soirée, et bien après que Dame Nuit eut étendu ses rideaux d'ombre derrière les fenêtres ouvertes, que les étoiles eurent pris leur aise pour s’ébattre dans un ciel sans nuage… Ils se retirèrent à peine avant que Monsieur Réverbère ne les éteigne, aux pâles clartés annonçant l'éveil de l'aurore.
Si Francie avait eu tout ce temps pour cacher sa peine, si elle en eut très peu pour tremper son oreiller d'amère tristesse, elle savait également qu’il lui en faudra bien plus, infiniment plus, pour retrouver la paix.
Ce à quoi elle s’appliqua dès un réveil tardif qui la trouva fermement déterminée à se remettre à la conquête de ses rêves, à guetter un éventuel rôle, se battre pour décrocher une audition et, surtout ! éviter d’y emmener son amie d'enfance !
Ce fut d’un pied léger qu’elle descendit les étages jusqu’au rez-de-chaussée, qu’elle déboucha dans la ruelle, qu’elle suivit l’habituel itinéraire menant à la bibliothèque. Pour nourrir encore et encore un ordinateur glouton d'informations codifiées. Pour contrôler encore et encore le bon ou le mauvais état de recueils de poèmes, de manuscrits, d'essais, de romans, avant de les ranger, dociles, sur des étagères insipides…
Au lieu de les caresser, de les ouvrir, de s'y plonger corps et âme. De les dévorer, enfin… et se gaver de mots, de contes, de merveilles, s'offrir des orgies de répliques, s'y fondre à s'y confondre et s'évanouir dans mille personnages… les être tous à la fois et vivre mille vies !
Tout ce que ce Brussac, cet individu incapable de patience, dépourvu de la moindre gentillesse, ce monolithe d'indifférence glaciale, n'avait compris… ni même deviné en elle !
Alors que la pluie s'épanouissait autour d'elle en de grosses gouttes lourdes et rondes, elle accéléra le pas ; non parce qu'elle était bien plus en retard que d'habitude, mais surtout comme pour distancer une vague d'amertume qu'elle croyait apaisée et qu'elle retrouvait aussi vivace que la veille…
Elle avançait, tête nue, face levée vers les cieux, invitant les pleurs célestes à noyer son chagrin, à diluer sa peine, à engourdir son cœur brûlant de rage, se drapant dans d'ondoyantes mantilles de perles apaisantes, semblant désirer les absorber toutes à défaut de danser à leur rythme…
Combien elle aimait la pluie ! Et elle ne fut plus que vestale en adoration qui, loin de fuir l'ondée, s'y offrit, les cheveux dégoulinants et avec un sourire à éclairer un ciel d'éclipse !
Ainsi jusqu'aux marches étirées aux pieds des lourds vantaux de bois sombre qui défendaient l'entrée de la bibliothèque : c'était en prison que l'imaginaire était séquestré !
Déçue, une fois encore, devant les salles désertées aux approches de l’été, elle ragea de ne point avoir le moyen ou le pouvoir de rassembler les foules, de les guider à l’intérieur, et d’inciter chacun à se promener au gré des rayonnages, à y découvrir les couvertures offertes à sa curiosité… Elle voudrait attiser, en tous, l’attrait de terres inconnues, leur apprendre à ouvrir leurs yeux et leur cœur, à laisser leurs doigts tourner page après page, faire une halte entre deux chapitres... pour, le temps d’une escale, vivre ou reconstruire l’histoire qui leur était racontée.
Et tous ces mots dont elle s'enivrait ! Elle les voudrait libres, les voir se détacher de ces feuillets qui les paralysaient, sortir d'entre les murs, courir de toutes parts. S’envoler, légers, tels des souffles divins, de porte en fenêtre, de rue en avenue, de ville en village, jusqu’au plus petit hameau, la plus modeste chaumière, jusqu'à envahir les âmes et disperser en elles leur musique, leur offrir le rêve et les emporter dans des voyages immobiles.
Elle eut envie de le crier, de prendre les passants indifférents par la main, de les contraindre à franchir une frontière inutile, de les escorter, leur servir de guide vers des rives lointaines, et les déposer… n’importe où… quelque part… entre chimère et réalité… et les laisser s’y perdre.
Pour enfin les en voir revenir, avec au fond des yeux, ces lueurs que seul saurait y allumer l’espoir.
- Salut, Francie, tu es encore en retard !
- Bonjour, Joan. Je sais, mais il pleut… Et la pluie...
- … chante ? ... c’est connu ! Alors ? Et ton audition ?
- Ratée, perdue, oubliée !
- Ce sera pour la prochaine fois.
- Il y a toujours des prochaines fois ! Bon, j’y vais. On en a reçu beaucoup ?
- Pas mal, tu as du pain sur la planche.
- Des nouveaux ?
- Bien assez… mais ne les lis pas tous en même temps.
- Non, seulement l’un après l’autre. Il est là ?
- Qui ?
- Le chef... Le grand manitou ! J’ai besoin de quelques jours... rien que pour moi !
- Oui, il est là… mais pour tes vacances c’est non !
- C’est toi qui décides maintenant ?
- Hélas, non ! Mais il vient de les refuser à Marie et Betty. Alors, toi !
Elle aurait dû s’y attendre… un tyran, constamment sur son dos ! Il y avait des semaines qu'elle n'avait pas obtenu une seule journée de liberté alors qu’elle n’avait pas même épuisé ses congés de l’année antérieure. Comment pouvait-elle espérer trouver le temps d’étudier et de se préparer au mieux dans de telles conditions ? C’était de l’esclavage... ni plus, ni moins !
- Ce n'est qu'un vampire ! Qui me vole ma vie, pire... qui étouffe mes espérances. J’aurais tellement de choses à faire en dehors de ces murs !
- Hum… hum !... Heu… Fran...
- Pas la peine de grogner ! C’est vrai, je me tue à...
- Mademoiselle Belmont ?
Francie sursauta aux deux mots prononcés d’une voix à la douceur acide et, faisant volte-face, se trouva le nez à hauteur d’une cravate grise. Relevant légèrement la tête, elle fixa fièrement deux yeux aux prunelles de jais tout en posant sur ses lèvres son plus gracieux sourire.
- Oh… Bonjour, Monsieur Benoît !
- Oui, oui… Allons… il est l'heure ! Des cartons attendent… Je sais bien que les livres sont pour vous des amis très dévoués, mais je ne pense pas qu’ils pousseront la bonté jusqu'à trouver leur place sans votre aide.
- Je suis désolée... J'y vais ! Mais avant… je voudrais…
- C’est non ! Pas un seul jour avant décembre… et pour personne !
- Même pour une bonne cause ?
- Pas même pour un Téléthon ! Aucune exception ! Vous connaissez la situation aussi bien que moi : Pas d’augmentation de budget, pas d’augmentation de...
- …de personnel, continua Francie sur un ton monocorde, et tout faire sans aide extérieure... et bla… bla… bla... comme toujours !
Bien que la jeune femme fut autant habituée à rassembler sur sa tête les foudres de M. Benoît qu'à les désamorcer, elle jugea, vu la froideur du ton, qu'il valait mieux, dans l'immédiat, se montrer conciliante !
- O.K ! O.K ! Je n’insisterai pas... mais tant pis pour vous, vous devrez supporter ma mauvaise humeur !
Front dressé et menton dédaigneux, elle se résigna à battre en retraite.
- Ô Maître cruel ! Voyez… j’obéis…
Au froncement de sourcils de son employeur, elle recula prudemment tout en mimant une profonde révérence.
- Sire ! N’est-il point plaisant pour vous que je m’exécute ? Que je rejoigne les froides et sombres oubliettes de votre austère château…
Le voyant ouvrir la bouche, elle amorça une pirouette…
- Pitié… oubliez toute ire… j’y vais… j’y cours… j’y vole… et…
Emportée par son élan, elle bouscula violemment un homme qui se tenait à quelques pas d’eux, et se serait écroulée au sol si ce dernier ne l’avait retenue d’une poigne ferme…
- Aïe ! S'écria-t-elle, confuse, pardon, je… Vous !
Furieuse soudain, elle se dégagea tout à fait, repoussant rageusement les mains secourables…
- Espèce de brute ! Vous ne pouviez pas faire attention ?
- Moi ? Mais… je…
Alors que l’homme la fixait, interloqué, elle sentit la douleur de la veille reprendre possession de son âme.
Pourquoi la poursuivait-il ainsi ? Pourquoi venait-il lui rappeler son étourderie et raviver son déchirement ?
- Vous… l'accusa-t-elle, oui, vous ! Que venez-vous faire ici ? De quel droit…
Elle sursauta sous la voix apaisante de M. Benoît qui s’interposait entre eux.
- Voyons ! Francie ! Tout cela n’est rien… Allez… dépêchez-vous, vos livres vous attendent. Excusez-la, Monsieur Brussac, je suis ravi de vous rencontrer enfin !
Elle en ferma les yeux de rage ! Lui, l’excuser… elle ! Alors qu’elle voudrait le voir rôtir au fin fond de l’Enfer !
Ce fut bien à contre cœur et avec une grimace en guise de sourire – ce monstre serait trop ******* s'il la savait défaite – que Francie les abandonna..
Tandis que Xavier, surpris de son propre intérêt, la regardait s'éloigner, oubliant, bien malgré lui, ce qu'il était venu chercher là, ne comprenant pas le pourquoi de l'âpre scissure dans la chaude tessiture de la voix de la jeune fille, ni le subit reflet de désespoir assombrissant la clarté des yeux pers, ne conservant de ces instants déjà enfuis que la mémoire d'un prénom… "Francie !"…
Dont le royaume se trouvait au sous-sol, où elle descendit, légère, s'y calfeutra… s'y noya avec volupté pour s'y savoir presque hors de portée de tous. Le temps de sortir de leur emballage, d'étiqueter et de classer des amis de papier.
Le temps aussi de ramener le calme en elle.
Elle était certaine que ce sans-cœur de Brussac était venu, exprès, lui ramener toute sa peine… avec sadisme… avec cruauté ; lui renvoyer au visage la même colère que des heures auparavant uniquement pour qu'elle se sente encore plus misérable. Eh bien qu'il s'amuse donc ! Elle, ne lui offrira pas le plaisir de lui montrer à quel point son cœur était lourd de regrets !
Mais c'était trop… bien trop ! Il n'avait pas le droit de lui faire cela ! Que savait-il donc de ce qui vivait en elle pour vouloir tuer ainsi tous ses espoirs ? Et elle… pourquoi réagissait-elle ainsi ?
Elle ne se reconnaissait plus. Il ne s'agissait que d'un rôle après tout…
Oui, rien de plus qu’un rôle mais… Tellement Beau ! Et fort ! … et grand… Bon… en effet ! Et après ? Il y aura d'autres fois, elle n'allait pas se laisser décourager par le premier venu ! Personne ne brisera ses ambitions, elle ne laissera personne lui enlever cela ! Et surtout pas ce monstre insensible !
Quel gâchis ! Comment le hasard avait-il pu doter ce triste individu d’un tel talent ? Jamais un sourire… pas même un soupçon d'humanité dans son regard… Quelle tristesse ! Quel gaspillage ! Comment pouvait-il prétendre se dévouer au théâtre et ne montrer qu'indifférence envers ceux qui venaient à lui, gonflés d'espérance !
Des heures… elle en eut pour des heures, à trier, un peu… à feuilleter, beaucoup… jusqu'à ce que son estomac crie famine, lui rappelant, bien tard, que son heure de pause était passée depuis longtemps.
Et une douleur aussi, au creux des reins… d'être restée si longuement assise, immobile ou presque. Elle avait ce regard noyé de ceux qui viennent de s'éveiller, le geste lent de l'amnésique qui a du mal à se repérer.
Il était pratiquement l'heure de partir, celle de rentrer chez elle… Tout ce temps sans remonter à la surface ! Elle était folle !
C'était cela même : complètement folle !
Et elle oublia tout…
Son amertume ? Envolée.
Sa colère ? Ėteinte.
Ses regrets ? Disparus.
Il ne restait qu'une pile de volumes, à sa droite, mis de côté pour elle seule. Pour les parcourir, y relever des phrases, juste celles qu'elle aimait, celles dont elle se nourrissait, et les savourer en solitaire avant de les lâcher… pour d'autres mains.
Des phrases religieusement notées sur un formulaire d’enregistrement détourné et transformé en sésame pour la porte des rêves.
- Francie ? Appela une voix très loin au-dessus de sa tête. Hou, hou ! C’est l’heure, tu viens ? À force de lambiner ainsi, tu te feras, un jour, enfermer avec tous tes fantômes !
- J’arrive ! Attendez-moi ! Zut ! Où est ma fiche ?
Perdue jusqu’à demain.
Il sera bien assez tôt pour la retrouver !
D'ailleurs… qui d’autre qu’elle pourrait venir se perdre ainsi dans ce labyrinthe du passé ?
De plus, Vic devait l'attendre depuis un bon moment déjà !
Vic… son ami, son double… sans qui elle n'aurait plus de courage… Vic… vers qui elle courut…

 
 

 

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ÇáÊÓÌíá: Aug 2006
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2



- Tu viens avec moi, et sans discussion ! Ce soir, tu laisses tes bouquins sagement clos, et nous allons nous distraire.
- D’accord Vic, pas la peine de me tirer comme cela ! De toute manière, je ne suis pas en état d’assimiler quoi que ce soit.
- Encore Sylvie ?
- Pire ! Si tu savais ! Je suis poursuivie par la poisse.
- Qu’as-tu perdu cette fois-ci ?
- Rien de bien important sinon ma dignité… le pire qui pouvait m’arriver !
Ils étaient beaux, de cette beauté qu'exposent ceux qui portent leur jeunesse comme un étendard aux couleurs fragiles de leurs espérances alors que l'avenir s'ouvre devant eux.
Lui… très grand, longiligne, dégingandé, cheveux mi-longs, en pull noir, jeans et baskets… marchait près d'elle, mains dans les poches. Ses yeux glissèrent sur les boucles de flammes humides qui frôlaient son épaule, et se troublèrent, comme perdus dans un rêve.
- Tu as été obligée de faire une entorse à ta légendaire obstination ?
- Que non ! Enfin pas dans ce sens. Je me suis simplement ridiculisée dès mon arrivée à la bibliothèque. J’en ai eu pour toute la journée à m’en remettre !
- Comme prévu, tu as supplié Monsieur Benoît pour obtenir un congé et ce, en pure perte ? Il fallait pourtant t’y attendre.
- Non, lui, ce qu’il peut faire ou pas me laisse indifférente. C’est l’autre !
- Qui donc ? Un lecteur désabusé, un de ces étudiants qui vont feuilleter un livre sans passion, par simple obligation ?
- Mais non, c’est cet énergumène d’hier ! Une vraie brute ! Je m’attendais à tout sauf à le bousculer dans le hall, et, au lieu de m’excuser, alors que j’étais vraiment la seule responsable, je l’ai carrément agressé. S’il ne me catalogue pas définitivement comme hystérique, j’aurai de la chance.
- Lui ? Encore ! Dis-toi que tu ne fais que le croiser, et qu’il va se perdre dans la foule des anonymes. Pourquoi te mettre dans des états pareils ?
C'était justement cela qui la terrifiait… ce « pourquoi » ! Elle avait de plus en plus de difficulté à maintenir ses repères dans une réalité qui, pour elle, semblait perdre toute stabilité.
Jusqu'à Sylvie et ses sempiternelles histoires de cœur qui l’épuisaient !
Elle perdait le goût du rire, un rien l'agaçait… même son humour, d'ordinaire vif et léger, n'était plus qu'ironie amère au point de donner à la moindre mésaventure des proportions exagérées.
Elle… bouche gourmande, harmonie du regard, du verbe et du geste, pour qui le mouvement se faisait danse… se pendit à son bras, s'y appuya, levant vers lui des yeux où tout se mêlait… et lui détourna les siens.
- C’est à cause d’hier, expliqua-t-il, tu vas surmonter cela comme toi seule sais le faire et tu finiras par décrocher un rôle. Avec une détermination comme la tienne il ne pourra y avoir jamais d’autre issue.
- Tu sais bien que l’entêtement ne suffit pas, qu’ici, le talent est essentiel et je me demande parfois si j’en ai assez.
- Tu as dit talent ? Seulement talent ? Alors, là, j’ai peur ! C’est vrai, tu ne vas pas bien : d’ordinaire, tu n’évoques que le génie !
- Vic ! gronda-t-elle, rieuse.
- Allez, ne te laisse pas démonter par un échec, alors que, justement, tu possèdes le plus fabuleux de tous les talents !
Elle sourit doucementde l'entendre.Il était si facile de l'écouter et de le croire… Du baume sur ses angoisses ! Et son sourire se mua en grimace. Elle n'avait pas tout dit… pas tout confié. Pour la première fois, elle gardait une part secrète. Pour ne pas le peiner… ne pas l'inquiéter ; il ne supporterait pas son découragement. Bien moins encore sa lassitude.
Ils arrivèrent devant un piano-bar. Celui où ils se rendaient à chaque fois. Le repaire de tous ceux qui, comme elle, ne rêvaient que de planches et de lumières… où ils étaient chez eux, récitaient leurs poèmes, chantaient leurs chansons, créaient leur propre théâtre…. Un théâtre dont la scène n'était qu'à eux… à eux seuls… sur laquelle tous avaient du génie.
Et, d'y croire si fort, sans doute en avaient-ils vraiment, chacun à sa manière et du meilleur au moins bon.
Même si, dans le nombre, une grande majorité prendra un jour des chemins menant à des destins ordinaires, sans regret et même avec soulagement. Que beaucoup encore, le feront également, mais avec déchirement, portant longtemps leur déception comme une blessure profonde. Et puis pour ceux qui sauront se *******er d'un ersatz de réussite, il y aura toujours les petites tournées, les pièces plus ou moins médiocres, refusées par d'autres, par les grands. Ils ne connaîtront jamais l'ambiance, la fièvre, l'ivresse des scènes prestigieuses, mais, même ainsi, joueront leurs rôles, cachant leurs souffrances d’espoirs déçus sous des rictus qu’ils voudront sourires.
Et un, peut-être deux, à atteindre leur idéal.
Dans quel groupe se situait-elle en ce moment ? Vers quel horizon se dirigeait sa route ? Le temps s’écoulait, sournoisement, et, pour la première fois, Francie eut peur. Peur de perdre sa vie à courir après une chimère ou de laisser passer, sans le voir, quelque chose d’essentiel.
Elle se tenait, silencieuse, se confondant dans l'ombre. Discrète, presque absente, elle les regardait, l'un après l'autre, cherchant à découvrir ce que chaque front dissimulait. Mais devant leurs rires, leur exubérance, ne se reconnaissant en aucun, elle en ferma les yeux de détresse.
- Ma douce… tu rêves ?
- À peine... Vic, je ne sais pourquoi, mais, en ce moment, je ne me sens pas à ma place. C’est comme si cet endroit, soudain, me devenait étranger. Regarde-les, ils sont légers, superficiels, il semble que rien ne les affecte. Même la vie, pour eux… pour leur plaire… se fait facile.
- Tu te trompes... ce soir, ils s’amusent, c’est tout. Que crois-tu ? Ils ont chacun leur part de désespérance… S'ils rêvent tous de gloire et de reconnaissance, beaucoup restent lucides, et ils sont très peu à y croire vraiment !
- Il ne faut pas ! Ils n’ont pas le droit d’abandonner ! S'enflamma-t-elle. Sinon, à quoi servirait cette passion en nous ? Moi, je sais que, sans elle, je n’existerais pas !
- Oui mais, toi… tu es toi, et eux... ils sont seulement eux.
Voulait-elle tout et tout de suite ? Autant persuadé qu'elle était bien celle entre tous à qui le meilleur était réservé, que conscient que cela ne lui donnait pas le droit de bousculer son destin, Victor savait qu'il devait impérativement parvenir à brider cette impatience qui la poussait à brûler les étapes.
- Chérie, tu dois apprendre l'attente…
- C’est si dur !
- Il le faudra bien pourtant, si tu ne veux rien abîmer, rien gâter…
- Je sais… j’ai tellement de chance de t’avoir pour ami, tu es le seul à si bien me comprendre. Sans toi...
- Cela n'arrivera jamais, je serai toujours là pour toi.
- Tu es le meilleur ami que l’on puisse souhaiter.
- Oui... ton ami, ma douce… toujours...
Il attira une masse de mèches rousses que les lumières enflammèrent sur son épaule, et posa les lèvres sur ce front qu'il vénérait.
Son ami ! Elle déposait entre ses mains toute sa confiance, elle lui offrait sa candeur, lui narrait tous les faits qui émaillaient ses jours, lui dessinaient ses espoirs… mais il savait aussi, tout au fond de lui, qu'il n'en recevra jamais davantage.
Un autre éveillera sa passion, un autre assouvira sa soif de caresses… un autre sera cause de ses craintes, de ses larmes… mais pas lui…
Lui, il était seulement là… et il veillait, espérant seulement pouvoir la protéger de tout…
Lui, s'était promis de ne la confier qu'à celui qu'il saura reconnaître digne de son amour… digne de l'amour de sa Douce… Mais c'était lui aussi qui recevait, comme en cet instant, le meilleur d'elle-même, ce qu'elle n'offrait à personne… des moments uniques que nul ne pourra jamais lui prendre.
- Allez, viens, on bouge ! Je t’ai promis de te distraire, si tu ne danses pas, j’échouerai dans la mission de faire naître un sourire sur la plus jolie bouche que la nature a su créer.
- Pas besoin de me flatter ! Je vais te faire crier grâce, comme à chaque fois. Tu as raison, nous allons leur montrer ce que nous savons faire tous les deux.
Et il fallut peu de temps pour qu'un cercle naisse, pour que des mains battent un rythme et que des yeux se fixent sur deux corps qui étaient musique.
Et un regard… un regard surpris, attiré, intrigué.
Un visage sombre qui s'anima, sur lequel déferlèrent des vagues d'émotion, dont la bouche se crispa quand, à la dernière note, une étreinte jeta Francie et Victor l'un contre l'autre et qu'un même sourire, né de leurs joies jumelles, les éclaira.
Une silhouette, appuyée contre un mur, invisible dans l'ombre…
Ceux d’un homme qui se détourna et s'éloigna lorsque les lèvres de Victor frôlèrent les boucles humides et déposèrent un baiser sur le front de sa partenaire.
Un homme, qui se courba comme sous l'impact brutal d’une charge soudaine lorsque les notes claires d'un rire, du rire de Francie, l'atteignirent par surprise.

 
 

 

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3







- Où est-il ?

- Quoi ? Oh, non ! Fran… Tu as encore perdu un volume !

- C'est le Schiller... je l’avais laissé sur ma table, hier, et pas moyen d’y mettre la main dessus.

- Ah… je sais ! Nous l’avons remis ce matin à ton « incident » d’hier. Il était venu déposer une liste d’ouvrages qu’il voulait compulser et il est passé ce matin très tôt les prendre. Les Brigands de Schiller en faisaient partie.

- Tu n’as rien trouvé entre les pages, Joan ?

- Rien... Encore une de tes notes ? Si c’est cela, il la ramènera avec le livre.

- Ou bien il la jettera dans la corbeille à papiers. Encore une journée qui commence bien !

- Tu n’avais qu’à être à l’heure. Voyons… Francie, ce n’est pas grave ! Tu es bizarre en ce moment. Des problèmes ?

- Non… mais j'aime tellement ces phrases que…

- … que tu les retrouveras ! Allez, file ! Si je mets la main dessus, je t’appelle.

- Oui… oui…

Francie s'éloigna, s'efforçant de reconstituer de mémoire le texte perdu… « Que le poète soit, plus que le peintre, amoureux de son personnage… »

Tête de linotte ! Pourquoi avait-elle laissé traîner ce bout de papier !

« … la sensibilité de celui qui aime, perçoit des nuances qui échappent à tout autre… »

Pouvait-on vraiment aimer à ce point ? Tout deviner sans besoin de mots… sentir l'autre comme un autre soi-même ?

Et elle… pourquoi pas elle ?

Elle voulait… elle voulait aimer ! Elle avait le désir d'aimer…

Et personne à aimer… Personne pour qui elle serait transparente…

Sauf Vic ! Lui la connaissait bien… bien mieux que Sylvie ! Bien mieux que n'importe qui. Entre eux, c'était bien plus que de l'amitié, et il était plus encore qu'un frère… oui, bien davantage qu’un frère, mais aussi seulement cela, ce qui ne lui suffisait pas !

C’était aimer qu’elle voulait ! Elle avait le désir d’aimer. Ce qui, hélas, n'arrivait pas sur commande.

Et elle se pencha sur le premier carton à sa portée.

Victor, quant à lui, au même moment, promenait son ennui en compagnie de Sylvie. Ils s’arrêtèrent tous deux, s’assirent à la terrasse d’un café. Elle lui emplissait les oreilles de son dernier amour, le distrayait du sien, et lui, la réconfortait de son mieux, trouvant ses mots fades et anodins. Il ne parvenait pas à se guérir lui-même, comment pourrait-il la soulager, elle ?

- Si seulement Francie était là ! Geignit Sylvie.

- Pourquoi ? Je ne te suffis pas ? Mes deux oreilles peuvent en entendre encore.

- Avec sa joie de vivre, elle réveille la mienne.

- Pour l’heure... je n’en suis pas certain.

- Penses-tu qu’elle souffre encore à cause de ma maladresse ?

- Non, je crois que c’est plus profond que ça. Vois-tu, elle se laisse aller au découragement et je n’aime pas cela.

- Elle ? Démoralisée ? Non, tu vas voir, ça ne durera pas, elle a toutes les forces.

- Nous le souhaitons tous, mais je sens bien que ce n’est plus le cas.

- Que veux-tu dire par-là ?

- Il y a comme une fêlure en elle, quelque chose qui la mine. Peut-être simplement que les événements ne vont pas assez vite à son goût, et en cela, elle a tort de s’inquiéter.

- C’est à cause de cet énergumène, là... tiens, regarde !

- Où ?

- Là, je te dis, ce type qui vient d’arriver ! C’est lui qui a refusé de la voir sur scène.

- Le petit chauve, tout renfrogné ?

- Mais non, idiot, à la table voisine... le grand brun ! Belle carcasse mais pas de cœur. Si je m’écoutais je lui renverserais mon verre sur le crâne ! Au fond de la salle, comment pouvais-je les distraire ?

- Au fond ?

- Complètement ! Nous nous étions installées le plus loin possible pour ne déranger personne. Dans le coin le plus sombre... tu vois, j’étais en larmes et…

- Alors... alors il ne l’a pas vue !

- Dans l’obscurité ? Non... je ne crois pas, mais en raison de la colère qu’il déversait sur elle, cela vaut mieux ! Si demain une autre audition la remet sur sa route, il ne pourra pas faire un lien entre Francie er celle qui lui a tenu tête.

- À quel point ?

- Quand il a refusé de l’auditionner et qu’il lui a ordonné de quitter les lieux, elle a jeté hors d’elle toute sa peine. Mais je crois que, pour une fois, elle n’a pas choisi la bonne méthode. J’étais pétrifiée !

- Sylvie, tu me fais peur. Jusqu’où est-elle allée ?

- Jusqu’où ? J’en tremble encore ! Elle l’a traité d’individu sans cœur, elle a même émis des doutes sur ses qualités professionnelles, osant souligner son incapacité à sélectionner qui que ce soit compte tenu de sa mesquinerie et de son manque total de chaleur humaine.. Je ne l’avais jamais entendue s’exprimer avec autant de virulence.

- Elle est folle… Et tu n’as rien pu empêcher ? Tu aurais dû au moins la faire taire !

- J’aurais voulu t’y voir ! J’en ai été la première surprise. Notre Francie, toujours rieuse, transformée en plaie ouverte. Finalement, au bout de sa tirade, il y a eu un silence à glacer le sang. Et j’ai cru qu’il en resterait là. Mais tu n’as pas entendu le ton sur lequel il a ajouté, et cela le plus calmement du monde, que sa place n’était pas dans un théâtre, qu’elle y perdait son temps, et le faisait perdre aux autres. Et aussi que, surtout au vu de sa performance, elle ne pourra jamais, mais jamais, espérer autre chose qu’un rôle dans une troupe de troisième catégorie !

- Pauvre chérie ! Je comprends mieux maintenant, elle avait mis toutes ses espérances dans cette audition.

- Il est le premier, tu sais...

- Le premier ?

- À la faire fuir ! Et pleurer... Je ne l’avais jamais vue sangloter comme cela. Bien sûr, quelques pleurs pour un genou écorché ou un caprice d’enfant. Et encore ! Souviens-toi... uniquement pour se faire dorloter et câliner... il y avait déjà la comédienne en elle. Combien de clins d’œil nous avons pu voir à travers ses larmes !

- Alors, elle a pleuré... à cause de lui... par lui !

Vic regarda l’homme... et sursauta, étonné de rencontrer sans les avoir cherchés, les yeux de ce dernier posés sur eux, avec... avec... oui... une nuance de mépris, et aussi... comme un éclat de colère contenue.

- Tu te trompes, bout de chou, il nous reconnaît. Toi, du moins, et j’ai l’impression qu’il est encore en rage après votre prestation devant lui. Allez viens, n’aie pas peur, je suis là pour te protéger.

Vic entoura Sylvie de son bras alors que, à trois pas d’eux, l’homme serrait les lèvres, comme pris de dégoût.

Et aussi, autre chose que Victor n’arriva pas à définir.... une expression mêlée de pitié et de tendresse... avant de se lever, de se détourner, de s’éloigner d’eux...

- C’est lui, n’est-ce pas... ce Brussac dont elle parle sans cesse ?

- Evidemment ! Qui d’autre ? Tout le monde sait qui il est, sauf toi, bien entendu ! Mais j’admets qu’il ne met pas en scène les interventions décrites dans tes bouquins de médecine, trop sanglantes sans doute pour le grand public ! Et son arme à lui, ce n’est pas le bistouri. Tu avais devant toi, Xavier Brussac, un très bon… pardon, « Le meilleur ! » des metteurs en scène… Je m’en veux tellement !

Xavier... Xavier Brussac ! Victor allait enfin pouvoir mettre un visage sur ce nom qui l’obsédait.

Un front haut, des mèches brunes, épaisses, des yeux froids. La bouche aussi, aux lèvres amincies par la colère.

L’homme était imposant, pas seulement par son allure mais surtout par ce qui émanait de lui. Et Victor eut peur, peur pour Francie… de toute cette force dirigée contre sa douce à lui...

Il devinait en cet individu une telle froide dureté que sa trop fragile amie ne pourrait que s’y briser si elle devait l’affronter ou la subir.

Il frissonna. Il saura bien la convaincre d’oublier tous ces mots. Il le faudra bien, sinon, elle risquait de disparaître. En perdant tous ses espoirs, elle se perdra aussi.

- Viens, puce, nous avons une tâche importante à remplir. Tu vas oublier tes problèmes et essayer de me soutenir.

- Toi aussi ? Ce qui la blesse t’atteint avec la même force.

- Je suis son ami, et elle a besoin de moi... de nous... bien plus qu’autrefois. Nous nous devons d’être à la hauteur de la situation. Allez, on se dépêche, elle va s’impatienter.

Victor ne savait encore comment s’y prendre. Aller voir cet homme, tenter de lui obtenir une entrevue ? Ou en tenir Francie éloignée ? Il ne pouvait l’exposer à une nouvelle humiliation. Surtout qu’il n’y avait pas eu une, mais deux altercations... elle lui avait raconté l’avoir agressé le lendemain !

Ce Brussac n’était visiblement pas homme à accepter de l’écouter, jamais ! Sauf pour lui faire payer son attitude ! Il y avait bien trop de sévérité en cet individu. Et de la rage. Même envers lui, alors qu’ils ne s’étaient jamais vus auparavant ! Victor l’avait bien senti, ce n’était pas seulement une impression… Ce type avait manifesté à son égard une animosité féroce. Ce qui était absurde. Complètement dingue !

Ce fut presque courant, l’un tirant l’autre, que Francie les vit arriver, et elle s’élança à leur rencontre, cheveux au vent, jupe folle autour des longues jambes, en un tourbillon joyeux sur lequel les passants se retournaient, ravis et souriants.

À peine essoufflée par sa course, elle s’accrocha à leurs bras, et les enlaça dans une même étreinte.

- J’ai une faim de loup ! Lâcheurs, c’est moi qui travaille et c’est vous que j’attends.

- Je t’offre une glace, si tu es sage et que tu nous pardonnes. Décréta Victor.

- Pour une glace ? Seulement une ? Releva-t-elle d'un ton boudeur. Victor, tu deviens drôlement pingre. Il fut un temps...

- Oublie-le, tu m’as presque ruiné et je n’ai pas envie de recommencer. Une seule, tu es avertie.

- Ça va, Harpagon, cache bien ta bourse, je me rattraperai demain. Le programme est toujours le même ?

- Dès huit heures, lui précisa-t-il. Si tu es prête, nous prendrons la route vers les Baux et si tu ne l’es pas... si tu ne l’es pas... tant pis... nous partirons sans toi !

- J’en tremble d’avance ! Et toi, Sylvie, tu laisseras faire?

- Sans hésiter, répliqua spontanément son amie. Pour une fois que je pourrai l'avoir pour moi toute seule !

Avec un petit pincement au cœur, Francie se surprit à les regarder, tous les deux, et s’étonna de les trouver si bien assortis, de surtout ne s’en apercevoir que si tard. Quel dommage ! Victor, sérieux, parfois même trop et Sylvie, moineau des villes. Ils se compléteraient si bien ! Il saurait la stabiliser, et elle, elle lui donnerait de son insouciance. Et cette petite cruche qui se mettait à rosir, réalisant la portée de ses paroles... bien fait pour elle !

- Je veux dire, pour la balade... se reprit Sylvie... les glaces... Et puis, vous avez bien compris !

- Sûr ! Tout compris ! Et toi, espèce de grand escogriffe, tu peux rire ! Tu verras ! Si vous me laissez ici, vous aurez un temps abominable, j’implorerai les dieux et, comme ils ne peuvent rien me refuser, il neigera sans doute !

- La voilà qui se prend pour une divinité ! Rien de moins que faire obéir le ciel ! Et nous qui voulions lui donner notre force...

- Pourquoi, Vic ?

- Pour tout, ma douce... ou pour toi, tout simplement.

 
 

 

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4







Les Baux-de-Provence. Ils y étaient ! Au bas des remparts, des maisons adossées aux rudes escarpements de calcaire blanc, taillées dans la masse même du roc, dominées par les restes du château perché sur la crête, presque en arc de cercle, ultimes vestiges d’un passé féodal.

Petite Babel contemporaine où déambulait une nuée cosmopolite de touristes discrets et disciplinés. Pas de cris ni d’exubérance, pas de courses ni de bousculades dans les petites ruelles médiévales qui grimpaient à l’assaut de l’éperon rocheux.

À cause de la chaleur… ou alors du recueillement en chacun devant l’évidente fragilité des constructions humaines face aux forces éternelles de la nature ?

Francie ouvrait la marche, décidée à tout revoir, tout réapprendre, tout retrouver de cette termitière créée par la volonté des hommes, heureuse de constater que, depuis sa dernière excursion, il y avait deux ans déjà, rien n’avait vraiment changé sinon quelques boutiques.

Elle bouscula Sylvie qui s’attardait trop, à son avis, devant chaque vitrine, chaque éventaire, allant jusqu'à lui enlever des mains une énorme poterie vernissée.

- Tes parents en font de beaucoup plus belles et puis… tu n’imagines pas transporter cela jusqu’au haut de la tour Sarrazine ! Si tu y tiens vraiment, ce vase attendra bien ton retour.

Elle l’entraîna, la ramena auprès de Victor, les guidant tous deux, au travers des venelles, semblant danser sur les pavés blonds érodés par le temps.

Elle ne leur épargna rien, pas un escalier, pas une ruine, pas une grotte, pas une des chimères sculptées par l’érosion, les tirant sans trêve ni faiblesse après elle, et ainsi jusqu’au sommet de la Tour Paravelle. D’où ils s’offrirent tous trois au ciel, vibrant à la chanson du Mistral, lui confiant l’écho de leur bonheur, pour qu’il l’emporte au bout de sa course, bien au-delà de ces terres assoiffées, du Val d’Enfer, des pointes des Grands Calans, jusqu’aux franges de la Méditerranée, et qu’il le disperse enfin dans l’espace,

Ils riaient, heureux, sur fond de toile provençale, alors que, enflammant le village, le soleil, au diapason de leur allégresse, les nimbait d’or pur et de cuivre rutilant.

Ils avaient retenu leurs chambres pour la nuit, et prévu, après le repas, une promenade nocturne, jusqu'à la Cathédrale d’images.

Un Son et Lumière dans les anciennes Carrières des Grands Fonds : une féerie à ne pas manquer, de quoi réconcilier l’homme avec la nature.

Là, où durant des siècles, l’humain avait fouillé, creusé, pillé, dans ce qu’il avait laissé derrière lui, ces blessures dantesques, ce cœur arraché à l’éperon rocheux… dans les immenses salles sans poutres ni linteaux d’une gigantesque cathédrale souterraine à l’idéale résonance, sur les hautes, lisses et virginales parois, le son et les couleurs, images et notes de musique, s’unissaient pour naître rêves, devenir fascination.

Demain, ils fileront vers ailleurs, ne rentreront sur Aix que par de longs détours. Et Victor proposait d’aller au festival d’Avignon alors que Sylvie prêchait pour le Théâtre Antique d’Orange.

- Encore ! Releva Victor.

- Je ne l’ai jamais visité !

- Arrête avec tes caprices ! Tu étais avec nous aux dernières Chorégies, alors, tu connais.

- Mais c’était la nuit, et pour un spectacle…plaida Sylvie. Ce n’est pas pareil qu’en plein jour. J’aimerais pouvoir m’y promener, au calme.

Pris par leur presque querelle, ils avançaient tous deux, et Francie resta en arrière, accoudée à un semblant de créneau, pierre usée, rongée par les vents. Distraite et perdue au-dessus des toits de tuiles grises et ocres, elle se tourna vers ses compagnons, les regarda s’éloigner, l’une, gesticulante et l’autre, rieur.

Cher Victor, combien rire lui allait bien !

Elle les observa pendant qu’ils quittaient le périmètre du château, qu’ils amorçaient la descente vers le centre du village. Et elle frissonna de les voir si loin déjà... comme oubliée d’eux... et au fond heureuse de l’être.

Par besoin de se retrouver enfin seule, de se reconstruire en dehors des autres. Elle était un peu à l’image de ce qui l’entourait. Harcelée par des emballements et des déceptions, par des vagues de questions, comme ces roches par le soleil, la fuite du temps, par le vent et la pluie, qui souvent s’unissaient avec violence pour s’acharner sur elles.

Un soupçon de bon sens ! Elle ne faisait que passer... elle n’était que de passage. À elle de trier ce qui s’offrait, ne garder que le bon, rejeter tout le reste.

Elle reprit sa route, avant de les perdre de vue. Elle relevait le bras, agitant la main, prête à crier leurs noms lorsque sa voix se brisa sur une exclamation déchirante alors que toute la douleur du monde s’inscrivait sur son visage.

Même ici, au moment de rassembler ses forces, de recouvrer son courage... un groupe d’individus s’interposait entre ses amis et elle...et un homme, parmi eux, qui, riant, leva la tête dans sa direction, qui hésita, arrêta son mouvement, et dont le regard, suivant le sien, se figea soudain sur deux silhouettes au bout de la ruelle.

Et elle s’élança… courant pour se mettre à l’abri... pour rejoindre Victor... pour s’accrocher à son bras... pour retrouver une sécurité. Et c’est toujours courant qu’elle passa devant ces inconnus, fermant presque les yeux, avant de s’étaler dans un cri de tout son long.

Elle demeura ainsi, immobile, sonnée, inconsciente de tout ce qui n’était pas sa honte.

Ce fut ce cri qui ramena Xavier à la réalité, un cri de désespoir, bien plus que de douleur qui le bouleversa, qui le précipita auprès de Francie.

Pour la soulever, la poser et la maintenir contre lui, ses bras, ses mains réapprirent la douceur, celle qui, seule, pourrait dissiper une peur d’enfant. Ses doigts se firent légers pour dégager le front des mèches poisseuses et rougies révélant une courte entaille d’où quelques gouttes de sang suintaient et glissaient jusqu'à souiller la peau fragile de la tempe. Il s’inquiéta des paupières closes, contenant avec peine le désir de la serrer davantage, de la bercer, de l’emporter très loin.

- Ouvrez les yeux, regardez-moi. Ça va ?

Une étrange colère le gagna devant la détresse qu’il lut dans les pupilles qui se levèrent vers lui. Contre cet homme, plus loin, contre tous... contre lui surtout... pour ne pas avoir pu lui éviter cette chute, ne pas avoir su la prévenir.

- Pouvez-vous vous lever ?

Fran ne put qu’acquiescer de la tête, et ne fut plus que gratitude pour la voix de Victor, qui l’appelait… pour Victor qui s’accroupissait enfin près d’elle.

- Ma douce, tu n’as rien ? Et nous qui étions loin ! Je vous remercie, Monsieur, nous nous occupons de notre amie maintenant. Merci vraiment.

Vic s’interposa entre eux, aida son amie à se redresser tout à fait, l’appuya contre lui, la soutenant d’un bras passé autour d’elle... et il la guida plus loin... l’éloignant de Xavier, mortifié et inquiet... Bien trop pour accepter de les voir partir aussi vite.

- Attendez ! Il faut la soigner... vous ne devez pas la laisser ainsi. Si vous le permettiez, je serais heureux de vous accompagner.

- Ne vous tracassez pas, je suis médecin... ce ne sera rien... pas besoin de points de suture, seulement désinfecter la plaie... et une jolie bosse en prime ! Ça va mieux, Fran ?

- Ça ira, ça va, juste une chute, pas grand-chose. Viens, Victor, s’il te plaît, emmène-moi, je t’en prie, allons-nous-en. Je suis désolée Monsieur, vraiment désolée, pour tout.

- Désolée ? Mais de quoi ? Ce n’est rien... rien du tout. J’aurais voulu faire...

Mais Victor déjà lui tendait des doigts à serrer.

- Vous avez fait beaucoup, déjà... l’essentiel... Viens, ma douce, au revoir Monsieur et merci encore.

Il l’emporta, à l’abri, se maudissant, ainsi que Sylvie, de l’avoir laissée seule aussi longtemps.

- Tu as mal ? Ça ne saigne plus, tu vois ! Ma chérie, je suis navré. Sylvie n’a rien vu, elle marchande un sac et je ne te savais pas si loin de nous.

- Ce n’est pas de votre faute, je suis seule coupable. Et puis, ce qui m’a surtout fait mal, c’est de revivre encore ce gâchis !

- Il a été gentil avec toi, cette fois... et vraiment inquiet.

- Je le sais, et il s’est montré très doux... Je ne suis qu’une idiote, tout est de ma faute, je n’ai pas à lui en vouloir. Il a dit la vérité et je dois l’accepter.

- Ne cours pas d’un extrême à un autre. Des propos énoncés sous l’influence de la colère n’expriment pas forcément une réalité. Allez, viens, il faut nettoyer cette égratignure. Si tu le souhaites, nous rentrerons dès que tu te sentiras en état de prendre la route.

- Non, je ne veux pas fuir encore. C’est fini ! Je vais m’allonger un moment… et me reposer. Après une aspirine et un peu de calme, je serai en état de vous accompagner ce soir.

- C’est très bien... Tiens... là, une pharmacie. Viens, nous allons soigner ton front, et ensuite, je te ramènerai à l’hôtel.

- Et Sylvie ?

- Pour une fois, elle saura bien se débrouiller toute seule, et puis l’endroit n’est pas assez grand pour qu’elle y disparaisse.

- Tu es méchant !

Xavier demeura longtemps à les regarder s’éloigner, corps contre corps, maîtrisant avec peine la colère qui le gagnait tout entier.

Il avait eu mal pour le chagrin qu’il avait lu dans les yeux levés vers lui, il en avait ressenti toute la détresse. Cet homme ! Qui osait l’appeler « sa douce », « chérie »... alors qu’il n’hésitait pas à s’afficher partout avec une autre !

Et, malgré cela, c’était avec lui qu’elle avait souhaité partir, c’était de cet homme, et de lui seulement, qu’elle avait accepté l’aide. Lui qu’elle avait suivi, s’accrochant à son bras comme à la vie même.

Le poids sur ses épaules se fit plus lourd. Il revint auprès de ses amis, mais le cœur n’était plus à la joie. Depuis ce jour à la bibliothèque...

La bibliothèque ?… Qu’avait donc dit le bibliothécaire ? … « Les livres vous attendent » !

Quel idiot il faisait ! Cela n’avait en rien été une invitation à les emmener avec elle mais bien un rappel à l’ordre !

Elle s’était trouvée là-bas parce qu’elle y travaillait ! C’était évident et lui… lui, il n’avait rien compris.

Et dire que depuis, triple buse, il la cherchait dans toute la ville ! Désormais, il savait : Il savait où elle se cachait ! Et il laissa son bonheur éclater dans un grand rire clair.

- En route, ce soir... ce soir la vie est à nous !

- C’est bien de toi, Xavier, une belle inconnue qui tombe à tes genoux et te voilà déjà en quête de la prochaine romance.

- Une inconnue ? Non, Monique, je sais qui elle est, je sais où la joindre, et il n’est pas question de romance... du moins pas du genre de celle à laquelle tu penses. Pas avec elle. On y va ?

Ce lui fut une heureuse surprise que de les retrouver dans la salle du restaurant où ils pénétrèrent, un groupe suivant l’autre de peu… où chacun s’installa à une table... Repas au cours duquel Xavier se débrouilla pour être assis dans une certaine direction... vers Francie... et ses yeux étaient à la fête.

Chaque geste, chaque sourire, il le cueillait au passage. Il oubliait de répondre quand l’un de ses compagnons s’adressait à lui, n’entendait rien sinon un rire... son rire à elle, et il ne fut plus que regards...

Au point de se lever presque, lorsque, après avoir achevé leur dîner, à quelques mètres de lui, le trio déserta les lieux... comme un idiot, prêt à les suivre.

Et quand, à leur tour, ses compagnons se dressèrent enfin, il pressa l’allure, les incita à se hâter, car, là, devant eux, une silhouette claire se dessinait dans la douce clarté de la lune.

Il captait son parfum qu’il portait encore sur lui... dans l’ombre des ruelles, il la suivait, il la respirait... il absorbait l’air où flottait sa voix.

Tout au long d’un Son et Lumière dont il ne retiendra rien, sinon des reflets sur une chevelure flamboyante et le joyeux ravissement qui émanait d’elle.

Il s’accrocha à ses pas, s’adossa à la même paroi, avança au même rythme qu’elle, redoutant de la perdre dans la pénombre et les lueurs mouvantes des galeries, et sa main poursuivit la sienne, sur les pierres froides, souhaitant la frôler parfois... sans l'oser.

Il la devinait résister au désir de s’élancer aux vagues musicales qui résonnaient sous les voûtes. Il sourit à une ombre gracile qui s’anima et dansa sur les projections immobiles des murs. Brûlant de la rejoindre, il invita la sienne à y dériver aussi, l’amenant jusqu’à elle, s’unissant à elle, mêlant leurs réalités, et heureux de devenir ainsi, tous deux, éléments vivants du spectacle.

Mais il eut mal quand, par deux fois, Fran appuya son front contre l’épaule masculine.

Et si, lorsque le regard de Victor rencontrait celui, ébloui, qu’elle posait sur tout, Xavier enviait ce dernier d’y lire ce que, lui, ne pouvait qu’imaginer.

Il fut surpris, aussi, de déchiffrer sur le visage de cet homme, quand elle ne le regardait pas, la même souffrance qu’il endurait lui-même.

Et Victor, qui se tourna, cherchant Sylvie, croisa les yeux de Xavier. Et chacun comprit... pareillement étonné.

Pour le premier, peut être la fin d’un rêve. Pour le second, la porte ouverte à toutes les espérances.

Xavier en fut immédiatement certain : dans ces trois-là, devant lui, il n’y en avait qu’un qui aimait et qui n’espérait plus rien... et ce n’était pas elle.

La tristesse qu’il avait cru percevoir plus tôt ? Seulement la douleur d’une chute. Et il regretta de ne pas avoir su insister davantage pour les accompagner.

Quant à l’agacement ressenti à la bibliothèque, il n’était également dû qu’à une maladresse… et à rien de plus grave !

Et pendant que Xavier se livrait à d’inespérées certitudes, Victor, lui, l’observait. Il savait, pour trop bien connaître Francie, pour l’aimer autant lui-même, que quiconque pouvait le faire aussi. Qu’étant son univers, elle pouvait être celui d’un autre. Que beaucoup, s’ils l’approchaient de très près, ne pourraient plus s’en éloigner.

Et son regard se fit dur, telle une mise en garde à qui voudrait la blesser, indiquant par cela qu’il était là, qu’il veillait sur elle.

Et il l’entoura d’un bras sur lequel elle vint poser la tête, créant ainsi un rempart qui la tenait à distance.

Et Xavier, d’un sourire, le rassura.

 
 

 

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5





Ils étaient partis sur Avignon au matin, et après avoir un peu chiné dans la vieille ville, ils offrirent Orange à Sylvie, en extase devant le Mur d’Auguste, au Théâtre Antique.

Et là, pour rire, comme par jeu, la voix de Fran s’éleva, donnant libre cours à tous les mots qu’elle portait en elle.

Elle fut Juliette à son balcon promettant un amour éternel à Roméo... et Cléopâtre offrant sa gorge à la langue acérée d’un aspic... elle palpita en Desdémone ! Elle offrit tout Shakespeare comme on respire et comme on meurt, pour renaître autrement et s’ébattre un instant avec Molière... puis passa à Marivaux, avant de faire revivre les poèmes de Verlaine et de Rimbaud... et elle s’écroula dans le cri d’agonie de la Dame aux Camélias.

Haletante, elle demeura ainsi, prostrée, quelques secondes, puis, se dressa soudain, secouant sa crinière flamboyante. Regard, corps vibrants, elle joua son rôle de Mégère... jusqu'à s’en vider le cœur... jusqu'à s’en libérer... et se tut enfin... épuisée... avant de saluer le petit groupe qui s’était formé autour d’eux et sauter au bas de la scène avec un sourire et sous des applaudissements.

Mais tout en haut, à demi dissimulé, immobile et silencieux, Xavier, tétanisé par un spectacle inattendu, se souvenait, et comprenait !

Dès les premières heures du jour, il avait guetté leur départ, il les avait suivis au travers d’un dédale de ruelles jusqu’au cœur du vieil Avignon, les talonnant de très près, ne se laissant distancer parfois que par crainte d’être reconnu. De si près qu’il en avait surpris leur prochaine destination. Et il avait décidé de les y précéder.

Assis sur l’un des gradins du demi-cercle de pierre, il les avait attendus, feuilletant Les Brigands et, distrait par sa lecture, ne les avait pas vus arriver.

Les premiers mots de Juliette lui firent lever les yeux, un peu désorienté, ne s’attendant pas à voir interpréter devant lui un personnage de Shakespeare, et moins encore avec une telle vibrante intensité, avec une aussi exacte et émouvante justesse.

Ni à recevoir les suivants aussi violemment, à le laisser sans souffle.

Et bien moins encore à frémir aux mêmes accents de colère et de désespoir qui le hantaient depuis quelques jours, ravivant ses remords d’avoir cédé à un accès de fureur dont il n’était pas coutumier.

Francie ? Pour France. Cette France Belmont qui avait réussi à le mettre hors de lui ? Il ne pouvait se tromper à ce point ! Et pourtant... Fallait-il vraiment que ce fût elle ?

Elle lui devait ces lueurs de détresse dans le regard. À chacune de leurs rencontres, il en était la cause, et il était coupable, de n’avoir rien vu, rien deviné dans une voix jaillissant de l’ombre, lui portant mille émotions, une voix qu’il reconnaissait maintenant....

Tout à sa rage, ce jour-là, il n’avait rien perçu et, furieux, il l’avait renvoyée très loin, et plus encore, dans l’obscurité. Alors qu’elle renfermait l’âme même de ce qu’il adorait ! Il avait rejeté ce qu’elle venait offrir, à lui, à tous.

La découvrant ainsi, il sut… il sentit que cette flamme qui brûlait en elle, qui la consumait, la détruira également si elle ne la laissait jaillir librement... Il savait qu’il ne pourra en être autrement…Elle ne vivra jamais pleinement sans cela.

Comment avait-il pu être aussi aveugle ! Là, devant lui, elle était bien davantage qu’une comédienne. Elle n’interprétait pas un rôle, ne récitait pas un texte… Elle savourait chaque mot, façonnait, ciselait chaque phrase jusqu’à la perfection avant de les laisser jaillir d’elle.

Jusque dans ses mouvements, dans ses attitudes, ses élans, ses retenues… une idéale gestuelle… celle d’une amante… d’une amoureuse du verbe qui s'ébat avec lui, se laisse porter et, soudain le contourne, le reprend, le… domine.

« Dans une troupe de troisième catégorie ». Comment avait-il osé lui jeter une telle cruauté au visage !

Et, se haïssant pour cela, il se redressa lentement, s’éloigna de quelques pas… revint en arrière ramasser un livre presque oublié… D’autres mots qui le ramenaient encore vers elle !

 
 

 

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