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Les Baux-de-Provence. Ils y étaient ! Au bas des remparts, des maisons adossées aux rudes escarpements de calcaire blanc, taillées dans la masse même du roc, dominées par les restes du château perché sur la crête, presque en arc de cercle, ultimes vestiges d’un passé féodal.
Petite Babel contemporaine où déambulait une nuée cosmopolite de touristes discrets et disciplinés. Pas de cris ni d’exubérance, pas de courses ni de bousculades dans les petites ruelles médiévales qui grimpaient à l’assaut de l’éperon rocheux.
À cause de la chaleur… ou alors du recueillement en chacun devant l’évidente fragilité des constructions humaines face aux forces éternelles de la nature ?
Francie ouvrait la marche, décidée à tout revoir, tout réapprendre, tout retrouver de cette termitière créée par la volonté des hommes, heureuse de constater que, depuis sa dernière excursion, il y avait deux ans déjà, rien n’avait vraiment changé sinon quelques boutiques.
Elle bouscula Sylvie qui s’attardait trop, à son avis, devant chaque vitrine, chaque éventaire, allant jusqu'à lui enlever des mains une énorme poterie vernissée.
- Tes parents en font de beaucoup plus belles et puis… tu n’imagines pas transporter cela jusqu’au haut de la tour Sarrazine ! Si tu y tiens vraiment, ce vase attendra bien ton retour.
Elle l’entraîna, la ramena auprès de Victor, les guidant tous deux, au travers des venelles, semblant danser sur les pavés blonds érodés par le temps.
Elle ne leur épargna rien, pas un escalier, pas une ruine, pas une grotte, pas une des chimères sculptées par l’érosion, les tirant sans trêve ni faiblesse après elle, et ainsi jusqu’au sommet de la Tour Paravelle. D’où ils s’offrirent tous trois au ciel, vibrant à la chanson du Mistral, lui confiant l’écho de leur bonheur, pour qu’il l’emporte au bout de sa course, bien au-delà de ces terres assoiffées, du Val d’Enfer, des pointes des Grands Calans, jusqu’aux franges de la Méditerranée, et qu’il le disperse enfin dans l’espace,
Ils riaient, heureux, sur fond de toile provençale, alors que, enflammant le village, le soleil, au diapason de leur allégresse, les nimbait d’or pur et de cuivre rutilant.
Ils avaient retenu leurs chambres pour la nuit, et prévu, après le repas, une promenade nocturne, jusqu'à la Cathédrale d’images.
Un Son et Lumière dans les anciennes Carrières des Grands Fonds : une féerie à ne pas manquer, de quoi réconcilier l’homme avec la nature.
Là, où durant des siècles, l’humain avait fouillé, creusé, pillé, dans ce qu’il avait laissé derrière lui, ces blessures dantesques, ce cœur arraché à l’éperon rocheux… dans les immenses salles sans poutres ni linteaux d’une gigantesque cathédrale souterraine à l’idéale résonance, sur les hautes, lisses et virginales parois, le son et les couleurs, images et notes de musique, s’unissaient pour naître rêves, devenir fascination.
Demain, ils fileront vers ailleurs, ne rentreront sur Aix que par de longs détours. Et Victor proposait d’aller au festival d’Avignon alors que Sylvie prêchait pour le Théâtre Antique d’Orange.
- Encore ! Releva Victor.
- Je ne l’ai jamais visité !
- Arrête avec tes caprices ! Tu étais avec nous aux dernières Chorégies, alors, tu connais.
- Mais c’était la nuit, et pour un spectacle…plaida Sylvie. Ce n’est pas pareil qu’en plein jour. J’aimerais pouvoir m’y promener, au calme.
Pris par leur presque querelle, ils avançaient tous deux, et Francie resta en arrière, accoudée à un semblant de créneau, pierre usée, rongée par les vents. Distraite et perdue au-dessus des toits de tuiles grises et ocres, elle se tourna vers ses compagnons, les regarda s’éloigner, l’une, gesticulante et l’autre, rieur.
Cher Victor, combien rire lui allait bien !
Elle les observa pendant qu’ils quittaient le périmètre du château, qu’ils amorçaient la descente vers le centre du village. Et elle frissonna de les voir si loin déjà... comme oubliée d’eux... et au fond heureuse de l’être.
Par besoin de se retrouver enfin seule, de se reconstruire en dehors des autres. Elle était un peu à l’image de ce qui l’entourait. Harcelée par des emballements et des déceptions, par des vagues de questions, comme ces roches par le soleil, la fuite du temps, par le vent et la pluie, qui souvent s’unissaient avec violence pour s’acharner sur elles.
Un soupçon de bon sens ! Elle ne faisait que passer... elle n’était que de passage. À elle de trier ce qui s’offrait, ne garder que le bon, rejeter tout le reste.
Elle reprit sa route, avant de les perdre de vue. Elle relevait le bras, agitant la main, prête à crier leurs noms lorsque sa voix se brisa sur une exclamation déchirante alors que toute la douleur du monde s’inscrivait sur son visage.
Même ici, au moment de rassembler ses forces, de recouvrer son courage... un groupe d’individus s’interposait entre ses amis et elle...et un homme, parmi eux, qui, riant, leva la tête dans sa direction, qui hésita, arrêta son mouvement, et dont le regard, suivant le sien, se figea soudain sur deux silhouettes au bout de la ruelle.
Et elle s’élança… courant pour se mettre à l’abri... pour rejoindre Victor... pour s’accrocher à son bras... pour retrouver une sécurité. Et c’est toujours courant qu’elle passa devant ces inconnus, fermant presque les yeux, avant de s’étaler dans un cri de tout son long.
Elle demeura ainsi, immobile, sonnée, inconsciente de tout ce qui n’était pas sa honte.
Ce fut ce cri qui ramena Xavier à la réalité, un cri de désespoir, bien plus que de douleur qui le bouleversa, qui le précipita auprès de Francie.
Pour la soulever, la poser et la maintenir contre lui, ses bras, ses mains réapprirent la douceur, celle qui, seule, pourrait dissiper une peur d’enfant. Ses doigts se firent légers pour dégager le front des mèches poisseuses et rougies révélant une courte entaille d’où quelques gouttes de sang suintaient et glissaient jusqu'à souiller la peau fragile de la tempe. Il s’inquiéta des paupières closes, contenant avec peine le désir de la serrer davantage, de la bercer, de l’emporter très loin.
- Ouvrez les yeux, regardez-moi. Ça va ?
Une étrange colère le gagna devant la détresse qu’il lut dans les pupilles qui se levèrent vers lui. Contre cet homme, plus loin, contre tous... contre lui surtout... pour ne pas avoir pu lui éviter cette chute, ne pas avoir su la prévenir.
- Pouvez-vous vous lever ?
Fran ne put qu’acquiescer de la tête, et ne fut plus que gratitude pour la voix de Victor, qui l’appelait… pour Victor qui s’accroupissait enfin près d’elle.
- Ma douce, tu n’as rien ? Et nous qui étions loin ! Je vous remercie, Monsieur, nous nous occupons de notre amie maintenant. Merci vraiment.
Vic s’interposa entre eux, aida son amie à se redresser tout à fait, l’appuya contre lui, la soutenant d’un bras passé autour d’elle... et il la guida plus loin... l’éloignant de Xavier, mortifié et inquiet... Bien trop pour accepter de les voir partir aussi vite.
- Attendez ! Il faut la soigner... vous ne devez pas la laisser ainsi. Si vous le permettiez, je serais heureux de vous accompagner.
- Ne vous tracassez pas, je suis médecin... ce ne sera rien... pas besoin de points de suture, seulement désinfecter la plaie... et une jolie bosse en prime ! Ça va mieux, Fran ?
- Ça ira, ça va, juste une chute, pas grand-chose. Viens, Victor, s’il te plaît, emmène-moi, je t’en prie, allons-nous-en. Je suis désolée Monsieur, vraiment désolée, pour tout.
- Désolée ? Mais de quoi ? Ce n’est rien... rien du tout. J’aurais voulu faire...
Mais Victor déjà lui tendait des doigts à serrer.
- Vous avez fait beaucoup, déjà... l’essentiel... Viens, ma douce, au revoir Monsieur et merci encore.
Il l’emporta, à l’abri, se maudissant, ainsi que Sylvie, de l’avoir laissée seule aussi longtemps.
- Tu as mal ? Ça ne saigne plus, tu vois ! Ma chérie, je suis navré. Sylvie n’a rien vu, elle marchande un sac et je ne te savais pas si loin de nous.
- Ce n’est pas de votre faute, je suis seule coupable. Et puis, ce qui m’a surtout fait mal, c’est de revivre encore ce gâchis !
- Il a été gentil avec toi, cette fois... et vraiment inquiet.
- Je le sais, et il s’est montré très doux... Je ne suis qu’une idiote, tout est de ma faute, je n’ai pas à lui en vouloir. Il a dit la vérité et je dois l’accepter.
- Ne cours pas d’un extrême à un autre. Des propos énoncés sous l’influence de la colère n’expriment pas forcément une réalité. Allez, viens, il faut nettoyer cette égratignure. Si tu le souhaites, nous rentrerons dès que tu te sentiras en état de prendre la route.
- Non, je ne veux pas fuir encore. C’est fini ! Je vais m’allonger un moment… et me reposer. Après une aspirine et un peu de calme, je serai en état de vous accompagner ce soir.
- C’est très bien... Tiens... là, une pharmacie. Viens, nous allons soigner ton front, et ensuite, je te ramènerai à l’hôtel.
- Et Sylvie ?
- Pour une fois, elle saura bien se débrouiller toute seule, et puis l’endroit n’est pas assez grand pour qu’elle y disparaisse.
- Tu es méchant !
Xavier demeura longtemps à les regarder s’éloigner, corps contre corps, maîtrisant avec peine la colère qui le gagnait tout entier.
Il avait eu mal pour le chagrin qu’il avait lu dans les yeux levés vers lui, il en avait ressenti toute la détresse. Cet homme ! Qui osait l’appeler « sa douce », « chérie »... alors qu’il n’hésitait pas à s’afficher partout avec une autre !
Et, malgré cela, c’était avec lui qu’elle avait souhaité partir, c’était de cet homme, et de lui seulement, qu’elle avait accepté l’aide. Lui qu’elle avait suivi, s’accrochant à son bras comme à la vie même.
Le poids sur ses épaules se fit plus lourd. Il revint auprès de ses amis, mais le cœur n’était plus à la joie. Depuis ce jour à la bibliothèque...
La bibliothèque ?… Qu’avait donc dit le bibliothécaire ? … « Les livres vous attendent » !
Quel idiot il faisait ! Cela n’avait en rien été une invitation à les emmener avec elle mais bien un rappel à l’ordre !
Elle s’était trouvée là-bas parce qu’elle y travaillait ! C’était évident et lui… lui, il n’avait rien compris.
Et dire que depuis, triple buse, il la cherchait dans toute la ville ! Désormais, il savait : Il savait où elle se cachait ! Et il laissa son bonheur éclater dans un grand rire clair.
- En route, ce soir... ce soir la vie est à nous !
- C’est bien de toi, Xavier, une belle inconnue qui tombe à tes genoux et te voilà déjà en quête de la prochaine romance.
- Une inconnue ? Non, Monique, je sais qui elle est, je sais où la joindre, et il n’est pas question de romance... du moins pas du genre de celle à laquelle tu penses. Pas avec elle. On y va ?
Ce lui fut une heureuse surprise que de les retrouver dans la salle du restaurant où ils pénétrèrent, un groupe suivant l’autre de peu… où chacun s’installa à une table... Repas au cours duquel Xavier se débrouilla pour être assis dans une certaine direction... vers Francie... et ses yeux étaient à la fête.
Chaque geste, chaque sourire, il le cueillait au passage. Il oubliait de répondre quand l’un de ses compagnons s’adressait à lui, n’entendait rien sinon un rire... son rire à elle, et il ne fut plus que regards...
Au point de se lever presque, lorsque, après avoir achevé leur dîner, à quelques mètres de lui, le trio déserta les lieux... comme un idiot, prêt à les suivre.
Et quand, à leur tour, ses compagnons se dressèrent enfin, il pressa l’allure, les incita à se hâter, car, là, devant eux, une silhouette claire se dessinait dans la douce clarté de la lune.
Il captait son parfum qu’il portait encore sur lui... dans l’ombre des ruelles, il la suivait, il la respirait... il absorbait l’air où flottait sa voix.
Tout au long d’un Son et Lumière dont il ne retiendra rien, sinon des reflets sur une chevelure flamboyante et le joyeux ravissement qui émanait d’elle.
Il s’accrocha à ses pas, s’adossa à la même paroi, avança au même rythme qu’elle, redoutant de la perdre dans la pénombre et les lueurs mouvantes des galeries, et sa main poursuivit la sienne, sur les pierres froides, souhaitant la frôler parfois... sans l'oser.
Il la devinait résister au désir de s’élancer aux vagues musicales qui résonnaient sous les voûtes. Il sourit à une ombre gracile qui s’anima et dansa sur les projections immobiles des murs. Brûlant de la rejoindre, il invita la sienne à y dériver aussi, l’amenant jusqu’à elle, s’unissant à elle, mêlant leurs réalités, et heureux de devenir ainsi, tous deux, éléments vivants du spectacle.
Mais il eut mal quand, par deux fois, Fran appuya son front contre l’épaule masculine.
Et si, lorsque le regard de Victor rencontrait celui, ébloui, qu’elle posait sur tout, Xavier enviait ce dernier d’y lire ce que, lui, ne pouvait qu’imaginer.
Il fut surpris, aussi, de déchiffrer sur le visage de cet homme, quand elle ne le regardait pas, la même souffrance qu’il endurait lui-même.
Et Victor, qui se tourna, cherchant Sylvie, croisa les yeux de Xavier. Et chacun comprit... pareillement étonné.
Pour le premier, peut être la fin d’un rêve. Pour le second, la porte ouverte à toutes les espérances.
Xavier en fut immédiatement certain : dans ces trois-là, devant lui, il n’y en avait qu’un qui aimait et qui n’espérait plus rien... et ce n’était pas elle.
La tristesse qu’il avait cru percevoir plus tôt ? Seulement la douleur d’une chute. Et il regretta de ne pas avoir su insister davantage pour les accompagner.
Quant à l’agacement ressenti à la bibliothèque, il n’était également dû qu’à une maladresse… et à rien de plus grave !
Et pendant que Xavier se livrait à d’inespérées certitudes, Victor, lui, l’observait. Il savait, pour trop bien connaître Francie, pour l’aimer autant lui-même, que quiconque pouvait le faire aussi. Qu’étant son univers, elle pouvait être celui d’un autre. Que beaucoup, s’ils l’approchaient de très près, ne pourraient plus s’en éloigner.
Et son regard se fit dur, telle une mise en garde à qui voudrait la blesser, indiquant par cela qu’il était là, qu’il veillait sur elle.
Et il l’entoura d’un bras sur lequel elle vint poser la tête, créant ainsi un rempart qui la tenait à distance.
Et Xavier, d’un sourire, le rassura.