La nuit, ce qu’il en reste, dans cette chambre, à retrouver les parfums qui l’ont grisée et les sons qui l’ont bercée, de l’enfance à l’adolescence. La même odeur de lavande, dans les draps et les couvertures, le parquet qui craque toujours au même endroit, de ce bruit redouté qui bousculait le silence des heures obscures
Papa, il faut arranger cette lame, elle va finir par provoquer un accident
Je viens, je viens, maman. Oh, elle tiendra bien encore un peu, tu sais
Des années, des années maintenant qu’elle résiste, et qu’elle le fera encore. Elle est certaine que Monsieur Damien ne l’a jamais réparée exprès
Elles avaient treize… ou quatorze ans
Pour descendre, en catimini le soir, alors que les parents de Sylvie étaient couchés et que toutes deux les pensaient endormis, elles n’avaient d’autre passage que cette portion de plancher, et aucun moyen d’en éviter le craquement. Et du fond du couloir, se glissant jusqu'à elles, la voix de Monsieur Damien
Pas trop tard, les petiotes, pas trop tard. Sinon, gare à Victor
Leur débandade dans les escaliers, pour qu’il n’entende pas leurs rires. Et plus tard, à leur retour, le même grincement. A la table du petit déjeuner, d’un ton légèrement distrait, un rien satisfait, le père de Sylvie
Tu vois, maman, ce qui est bien avec ce parquet, c’est qu’il craque toujours à des heures raisonnables. Ce serait dommage que ça change
Elles deux, le nez dans leur bol de lait fleurant bon le miel des Landes. Victor, debout devant la porte de la cuisine, à les attendre, rouge comme une pivoine.
Ce bruissement devant la fenêtre ? Les murmures de son arbre, il lui racontait des histoires, chaque nuit. Par grand vent, il cognait parfois contre les carreaux, l’appelant à partager avec lui l’ivresse des souffles de tempêtes. Jusqu’au jour où, malgré les prières, le désespoir et la colère de Francie, Monsieur Damien s’est vu obligé de tailler les branches les plus proches de la façade
Je te dis que tu lui fais mal. Ce soir il va pleurer
Mais non, pitchoune, c’est ce qu’il te demande depuis des jours et des jours. Le feuillage, pour lui, c’est comme des cheveux. Quand les tiens sont trop longs, tu vas chez le coiffeur. Lui aussi. Quand on te coupe les tiens, ça te fait mal
Non, c’est vrai
Alors ? Si ça lui fait du bien, tu voudrais l’en priver
Oh, non
Et les écureuils qui couraient sur les branches, qui s’élançaient, d’un bond, sur le rebord de la fenêtre, pour s’y agglutiner, croquant noisettes et autres friandises qu’elles plaçaient là pour eux. Sylvie et elle. Toujours. Les nuits dans leurs lits jumeaux, à se raconter mille histoires, s’inventant mille vies
Très tôt, les jours de vacances, Victor se lançait à l’assaut des croisées de leur chambre, éclaboussant le mur de pignes de pins éclatées, jusqu'à les réveiller, et maman Damien, mine de rien, fredonnait dans la cuisine, leur préparant un pique-nique
Tout ces souvenirs qui remontent à la surface, dans lesquels elle se blottit, ramenant les couvertures sous son menton, s’y enfouissant, c’est là, qu’est son vrai refuge
Dès son premier matin, à Léon, France s’est organisée. Elle a repris sa bicyclette, couvre allègrement les huit kilomètres qui séparent ses deux points d’attache. Elle s’applique à remettre en état la maison de ses parents, ouvre les fenêtres à l’air iodé, aère les lieux de leur tristesse. Elle redonne vie aux meubles, les débarrassant des housses qui les protègent. Ils sont là ses fantômes, tous ces draps blancs, linceuls de chagrins révolus
Elle s'efforce de restituer un aspect ordonné au jardin envahi par le sable blond et les mauvaises herbes mais elle préfère encore les promenades au bord de l’Océan, s’emplissant les poumons de son odeur, les oreilles de son bruit, le cœur de sa force. Parfois, à chaque fois que possible, elle accompagne Monsieur Damien, à travers la forêt, terrain de jeu de son enfance
Elle laisse le temps glisser autour d’elle et s’accroche à celui d’autrefois. Elle replace ses pas dans ceux de la jeune fille d’hier. Elle retrouve les mêmes rires, les mêmes envies, les mêmes taquineries. Elle est complètement fermée à son passé récent, ne le laisse en rien aborder ce rivage où elle a trouvé la paix. Elle veut conserver ces lieux purs de toute peine, de tout regret. Quand elle rit, c’est de tout son cœur, quand elle court sur la grève, c’est à bout de souffle, au bout de soi
Elle a demandé à Maman Damien de taire sa présence chez eux. Alors, aux amis qui appellent, aux parents, que Francie connaît pourtant si bien, Mamine n’a rien dit, elle n’a rien laissé filtrer. A personne
Pour que Francie savoure, en toute tranquillité, sa liberté retrouvée. Une semaine, puis deux
Mais si elle ne veut pas que le temps la talonne, lui, perfide, ne se laisse pas oublier
Un matin, très tôt, les yeux encore embrumés de sommeil, elle entend. Un, deux coups de Klaxon. Et la clochette du portail blanc au bout de l’allée du jardin
Son cœur, le voilà qui s’emballe. Xavier. Il l’a rattrapée. A la fenêtre, carrosserie bleue, c’est la voiture de... Victor. C’est Victor, déjà là. Enfin là
Et elle court, vers lui, vers eux, car Sylvie ne peut que l’accompagner. Il ne peut en être autrement. Et avec ses amis, elle restaure son royaume. Sylvie, ses parents, Victor et elle. Personne n’en est absent
En effet, ils sont là, Victor et Sylvie, qui n’ont pas le temps de sortir du véhicule. Monsieur et Madame Damien, riant de joie, sont à hauteur des portières, mains sur les poignées. Et derrière, toujours courant, une tornade de mèches rousses illuminées par des yeux à l’étrange couleur