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C’est effrayant ! Regarde, la salle est comble. Et si je me trompais ? Il suffirait d’un trou de mémoire ! Je vais tout gâcher

Tu te fais peur pour rien, tu seras la meilleure

Et Xavier ? Tu ne l’as pas vu

Son avion est arrivé il y a seulement une demi-heure. Laisse-lui le temps de nous rejoindre... et il t’a promis d’être là

Oh, Victor ! Sans lui, je ne suis plus rien

Je sais, ma Douce, ne t’inquiète pas. Tu dois être à la hauteur, pour toi, pour lui, pour toutes vos espérances. Il te reste cinq minutes. Je vais l’attendre. Tu savais qu’il allait rater le début du premier acte

C’est la route. Il est sur la route. Et il va conduire vite, pour être là au plus tôt. C’est cela que je redoute, pas son retard. Qu’il arrive même à la fin mais qu’il soit là ! Qu’il me revienne

Allez, on me fait signe, je dois te laisser. Je te le ramène dès que possible. Rien ne peut vous atteindre, tu le sais, j’y veille. J’ai envoyé une voiture, ce n’est pas lui qui va conduire ce soir... Tu ne te souviens plus, c’est nous qui l’avons accompagné à l’aéroport

C’est vrai... Je suis folle ! Je t’adore, Vic, va, et croise les doigts

Elle tremble, gorge sèche et mains moites... elle ne sait plus son texte... elle va s’écraser contre un mur invisible, tomber et disparaître dans une fosse obscure où ils sont des centaines à l’épier

Le deuxième appel

Plus que... à peine le temps de reprendre son souffle... De se regarder droit dans les yeux, dans un miroir où tant d’autres avant elle... tout un passé qui s’anime autour d’elle, qui la pousse en avant et qui lui donne tous les courages.. des voix... des dizaines de voix assoupies et qui s’éveillent, juste pour elle. Pour rire de son angoisse, lui dire que sa vie est là-bas... Le dernier appel... Elle relève la tête, et ce n’est plus elle qui sort de la loge, elle est déjà « l’autre »... cette autre femme... elle porte ses joies, ses colères, ses passions, et c’est dans sa bataille qu’elle se jette, pour y subir ses défaites ou remporter ses victoires. Le succès ? Pas le sien mais celui d’une autre, de celle qui l’habite, celle qu’elle est devenue. Elle y est... encore quelques secondes et... ce bruit ? Oui... maintenant

Les trois coups

Premier regard vers une loge déjà dans l’ombre, où seule Sylvie se trouve et lui sourit, puis le jeu l’emporte. Elle est cette inconnue, troublante, fantasque... tout au long du premier acte... jusqu’à l’entracte. A la première lampe allumée, son regard, là-haut, où maintenant trois sont assis. Ses deux amis, et cet homme, qui est devenu toute sa raison d’être. Et quand Xavier se lève, lui fait signe qu’il la rejoint... elle court

Elle court et se perd, le cherche, trouve enfin ses bras, visage levé, prête à accueillir sa bouche, renaissant à leur réalité

Francie, tu es merveilleuse

Je voudrais tant l’être... pour toi

Non, chérie... pour toi seulement. C’est ta vie, ta passion. Nous, nous existons en dehors de tout cela.. Mais j’aime te voir aussi heureuse. Viens, allons plus loin

Il l’entraîne vers sa loge, s’y isole avec elle... pour peu de temps... si peu... ils ont à peine quelques minutes pour se raconter. Et bientôt, déjà... trop vite... les nouveaux appels.

Va retrouver Victor et Sylvie

Tu ne me veux pas près de toi ? En coulisses

Je dois me reprendre, et si tu restes... de te sentir trop proche

Je sais... mais là ou ailleurs, je ne te quitte pas... je suis avec toi

 
 

 

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Avec elle, oui... même sur scène... chaque geste, chaque rire, chaque mot... pour lui... uniquement pour lui... et c’est pour le conquérir, lui, que celle qui l’habite lutte, c’est à lui que cette autre murmure ses espérances, et lui qu’elle crie aimer... Et ainsi jusqu’à la fin, jusqu’au tonnerre d’applaudissements qui monte vers elle, qui la soulève, qui la transporte... et elle se tient debout, comme hébétée, devant une salle qu’elle avait oubliée... et puis, un premier rappel, et un autre encore, auxquels elle obéit... Elle a tant donné ! Et de tous ceux qui lui font face, qui lui sourient, elle en reçoit bien davantage... tellement ! Et la surprise de ne ressentir aucune fatigue... sinon une sorte d’ivresse... et d’avoir fini, et d’en sortir intacte, neuve pour le lendemain avec autant à offrir encore

Le rideau, enfin immobile, elle court, traverse les zones d’ombre, vers la foule qui s’ouvre devant elle... vers Xavier, qu’elle voit, qu’elle appelle... vers Xavier qui se hâte vers elle, laissant derrière lui Sylvie et Victor riant, tous deux, de leur impatience

Pour eux, les rires et pour Fran, les larmes... des larmes de joie. Tout un bonheur qui émane d’elle... d’être allée au bout, d’y être parvenue. Et c’est pleurant toujours, de plus en plus fort, qu’elle s’écroule contre cet homme au visage soudain tendu, dont le regard se voile d’inquiétude, et qui la retient, la soulève, qui l’emporte, loin de tous

Combien de temps avant de retrouver le calme, d’apaiser une fièvre qui la fait trembler encore. Elle écoute le silence... et elle les entend, dans la pièce voisine... et elle sourit... Ils chuchotent, sans doute pour ne pas la déranger, pour ne pas perturber un moment de réel repos... le premier qui lui est accordé après des semaines d’un travail épuisant

C’est corps douloureux qu’elle se redresse, qu’elle se lève... qu’elle les rejoint

Xavier, au bruit de la porte est déjà près d’elle
Tu aurais dû m’appeler

J’ai craqué, Xavier... J’ai dû me couvrir de ridicule

Au contraire, tu les as tous envoûté

Je me sens comme vidée... épuisée
Tu as trop donné, ce soir, chérie... bien trop

Et je voudrais en offrir davantage... à tous... à toi

A moi ? Alors, pour moi, apprends à te préserver, toi... Mais ta partie est déjà gagnée, et demain, tu verras, ce sera bien plus facile

Je l’espère... Et vous deux

Victor rit, bouscule gentiment Sylvie

Regarde-la, elle en pleure encore, et nous avons eu droit à tout l’éventail de ses émotions. C’est ta meilleurs spectatrice

Une inconditionnelle ! Et après ? Et toi, tu as beau jeu de te moquer de moi... Si tu l’avais vu, Fran, pas moyen de le distraire de la scène

Je te crois... J’ai faim ! J’ai à nouveau faim

Cela fait des jours qu’elle se *******e de picorer, l’estomac noué de trac, incapable d’assimiler la moindre nourriture consistante

Ça tombe bien, Sylvie et moi, nous avons préparé un petit souper de fête que tu as tout intérêt à ne pas bouder... et

Un regard vers Xavier, pour capter son attention, et l’informer d’une attitude qui le préoccupe

et là, ce n’est plus l’ami qui te parle, mais le médecin... c’est clair

Bien... docteur

Une situation dont Xavier est pleinement conscient et qui l’inquiète... Pour l’instant, elle souffre de trop de fatigue accumulée après un excès de tension émotionnelle, et elle va s’en remettre... très vite... Mais ensuite

Elle ne sait pas... elle ne va pas avoir seulement cela à affronter... Elle ne sait rien du monde dans lequel elle va graviter dorénavant, un monde qui a peu de pitié, un monde hérissé de rivalités et de jalousies, où se battre pour un rôle, pour exister dans la mémoire des uns, retenir l’attention des autres, ne se fait pas toujours avec élégance et finesse, ni proprement parfois. Et elle n’a pas appris comment y résister... elle n’est pas armée, pas endurcie... pas encore... Et le sera-t-elle un jour

Elle n’est que rêves, qu’illusions... trop candide, trop idéaliste

Comment faire pour la protéger ? Et elle va devoir lutter seule, l’aide qu’il pourrait lui apporter ne saurait que l’affaiblir. Ses forces, elle devra les trouver en elle, et lui, il devra se *******er de la conseiller et la soutenir, de lui montrer la voie. Et elle va partir, elle va le quitter. Longtemps. Ici, mais ensuite d’autres villes, d’autres lieux, Paris, également. Elle n’y a pas pensé encore, toute à cette première fois, elle n’a pas vu plus loin

Mais elle lui reviendra.... ils ont toute la vie... toute leur vie

Il se force à sourire, pour ne pas gâter sa joie et ne pas ternir la fête, et le repas terminé, il veille, avec Victor à ce qu’elle aille reprendre des forces

Dors, il faut que tu dormes, Vic et moi, nous allons raccompagner Sylvie

Tu ne reviens pas

A ton réveil, je serai là... tu dois surtout te reposer, nous aurons le temps, demain, de parler de tout ça.... Maintenant, dors, Chérie, c’est le plus important

Déjà assoupie, avant même que la porte ne soit entièrement refermée

Ils ramènent Sylvie à son studio tout proche, restent près d’elle, un instant, puis se retrouvent seuls, au pied de l’immeuble, comme au terme d’une course épuisante

Je vais partir, Xavier

Quand ? Pourquoi ? A cause de nous

Non, c’était prévu depuis longtemps

Il n’a fait qu’en retarder l’échéance. Son ordre de départ est arrivé au courrier du matin. Dans cinq jours il partira avec un groupe de bénévoles, dans le cadre d’une mission humanitaire. Trois mois, peut-être plus, il verra sur place. Pas vraiment décidé à ouvrir un cabinet, il a pensé se rendre utile ailleurs. Francie ignore tout. Demain il sera bien temps de l’en informer

Vous allez lui manquer... nous manquer

Nous nous écrirons, tous les quatre. Et puis, je la laisse en de bonnes mains, et vous savez bien que, sans cela, je ne partirais pas

En fait, chacun va partir de son côté. Francie est sur une route qui doit l’emmener dans d’autres lieux, auprès d’autres êtres à séduire. Xavier ne pourra pas la suivre partout, il ne le faut pas d’ailleurs. Mais, au moindre appel, au premier signe de sa part, il est prêt à la rejoindre
Sylvie est prévenue

Oui, je n’ai pu l’éviter, nous étions ensemble à la réception du télégramme. Mais, pour une fois, elle a su tenir sa langue. C’est une chic fille

Plus que ça... pensez à elle, Vic... elle vous aime

Sylvie ! M’aimer ! Vous avez réussi à me mettre de bonne humeur

Lui veulent-ils tous tant de misère ? Que le ciel le préserve de son bout de chou, un adorable papillon qui va de cœur en cœur sans se poser jamais

C’est sérieux, ne soyez pas dur avec elle, ne l’oubliez pas dans vos lettres. Elle ne se pose pas, c’est vrai, parce que un seul saurait la retenir et celui-là ne la voit pas... Vous allez laisser un grand vide dans sa vie et nous n’arriverons pas à le remplir, France et moi

Vous vous trompez sur ce qui nous unit, j’aime ma puce comme une sœur, et elle me le rend bien, c’est tout... et nous nous connaissons depuis si longtemps

Depuis le coeur de l'enfance ! Bien avant que Fran n’apparaisse dans leur vie. Elle leur est arrivée un jour, brisée par le décès de ses parents. Ceux de Sylvie ont obtenu d’en avoir la garde, et lui, comme toujours, il se trouvait là quand ils l’ont ramenée avec eux

Et elle les a ensorcelés

Elle s’est battue, toujours, jusqu'à obtenir son indépendance... et elle les a entraînés après elle, sans le savoir

Lui, des études de médecine, ici ou ailleurs, aucune importance

Mais Sylvie

Sylvie, elle, a tout abandonné, ses parents, sa maison, sa sécurité. Elle a trouvé un emploi à la faculté et depuis, elle est là, fidèle à chacun, se partageant entre eux et les soulageant de bien des corvées. Un être exceptionnel, qui ne mérite pas un semblant d’amour, ni un mirage... qui a droit au meilleur

Elle connaît mes sentiments pour Francie, et elle m’a toujours soutenu

Nous veillerons sur elle de notre mieux, mais, pour tous, ne restez pas absent trop longtemps

Merci Xavier. Et vous, ne roulez pas trop vite en voiture, Francie en a une peur bleue. Elle ne conduit pas d’ailleurs. Elle n’arrive pas à se guérir de cette hantise depuis l’accident qui lui a enlevé ses parents, et un oncle... perdu de la même façon

Je suis au courant, et, si elle le pouvait, elle jetterait les clés de contact. Venez, il est temps pour nous aussi de prendre un peu de repos

Cinq jours ! A peine le temps de réaliser ce qui leur arrive... Les derniers préparatifs les ont suffisamment occupés pour escamoter leur peine. Encore quelques recommandations et les voilà tous, à agiter les bras

A se regarder s’éloigner

Et pour ceux qui restent, chacun sait ce qu’il porte en lui

Xavier, la perte d’une présence sûre auprès de Francie, et aussi un ami sincère

Pour elle, une partie de sa vie qui s’en va, la quitte

Mais pour Sylvie... Pas de mots pour décrire le vide, le froid qui s’installent en elle. C’était inévitable. Elle le savait

Et dans quelques jours, encore une séparation... une autre déchirure... Francie va prendre son envol, poursuivre ailleurs le succès

Elle va rester seule, avec ses souvenirs pour seuls compagnons. Et avec Xavier, ils seront deux à parler des absents

Seule ? Non pas elle ! Elle va bien trouver un moyen ! Elle en a toujours trouvé

Un moyen ? Oui... elle sait ce qu’elle va faire

Il y en a un des deux qui a vraiment besoin d’elle, et ne se doute pas de ce qu’elle lui réserve

Et maintenant à Victor de se tenir sur ses gardes ! Après tout, sans bataille, il ne peut y avoir de victoire, et à assumer une défaite, autant que ce soit sans regrets inutiles

- Francie, dès que possible, je pars le rejoindre

- Toi ? Mais, comment

- Je ne sais pas encore, mais ne t’inquiète pas, je trouverai

- Toute seule ? Tu ne sais pas ce que tu dis... et il ne l’acceptera jamais

- Qui te dit que je vais lui en demander la permission ! Après tout, le monde est ouvert à tous, et je suis libre d’aller où bon me semble

- L’endroit est dangereux... il y a tant de dureté, de misère. Tu n’es pas prête pour cela

- Je n’en sais rien et toi non plus, d’ailleurs, nul ne sait de quoi il est capable avant de se frotter à des situations difficiles

- Xavier, dis quelque chose, aide-moi à la raisonner ! Elle en est capable, tu sais

- Je le crois aisément, je la connais bien maintenant, et je suis d’accord avec toi, il n’est pas question de la laisser foncer ainsi, tête baissée, droit dans l’inconnu, mais

- Tu vois, Sylvie ! Il

- Attends… parce que… je la comprends également... parce que j’en ferais autant pour te retrouver, toi... alors, si elle tient vraiment à partir, je pourrais, peut-être, l’y aider

- Xavier, non

- Oui, chérie, et nous devons la laisser faire. Je connais quelqu’un qui peut lui permettre d’aller où son cœur l’appelle en toute sécurité, dans un environnement plus calme... à l’arrière-garde en quelque sorte

- Ce serait merveilleux ! Tu n’écoutes pas cet esprit alarmiste et tu m’expliques tout

- Ils sont fous ! Complètement fous ! Et moi, dans tout ça

- Tu peux m’aider à faire mes valises, j’en emporte toujours trop et tu sais si bien définir l’essentiel. Ne sois pas triste, moi je suis heureuse. Si tu savais ! Et la tête qu’il va faire en me voyant ! J’en ris rien qu’à l’imaginer
- Ne compte pas trop là-dessus, il va être furieux contre toi, et encore plus après nous qui t’aurons laissé faire. Nous n’en sommes pas sortis ! Il est capable de te ramener... même de force

- Ne pas y compter ? Attends, je saurai bien en faire mon affaire, et puis, je verrai sur place ! Xavier, tu veux bien m’en dire plus ? Tu sais, sous mes allures d’écervelée, je suis très bonne en organisation, en gestion des stocks, et plein, plein d’autres choses. D’ailleurs, tout ce qui se rapporte à la documentation et à la paperasserie n’a aucun secret pour moi. Tu crois vraiment que je peux être utile

- Doucement, nous avons le temps. Dès notre retour je contacte mon ami Patrick. Il s’efforce de recruter des bénévoles, il doit partir dans quelques semaines, au même endroit que Victor. J’ai la bizarre impression qu’il va avoir subitement besoin d’une secrétaire. Et c’est si difficile à trouver par les temps qui courent ! Il va s’épuiser à sa recherche, si on le laisse faire, qu’en penses-tu

Pauvre garçon ! Une pitié. J’en suis émue au point de ne pouvoir me retenir de lui proposer mes services. Xavier

Oui

Je crois que je t’adore. Alors ? Ce numéro de téléphone, dis vite, c’est quoi

Hé, je suis là ! A vous écouter, tout devient possible. J’en ai presque envie de partir moi-même.

Chérie, tu vas le faire aussi. Laisse-la se battre pour lui
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Le Caire. Déjà et pas même à mi-chemin. Encore l’Egypte, le Soudan, et jusqu’au sud de l’Ethiopie, à la frontière de la Somalie. Demain, encore un avion, direction Bur Sudan, la prochaine escale. Pour des formalités administratives et l’embarquement de quelques colis destinés au poste de Damot. Puis une avant-dernière étape, Adis Abeba, dans des conditions encore confortables. Ensuite, ils devront se *******er de camions.
Victor a chaud, non habitué à ces climats, et pourtant, le cœur est plus léger. Tous autour de lui éprouvent les mêmes émotions et plusieurs parmi eux en sont, comme lui, à leur première expérience.
Une ville extraordinaire, et avec ses trésors d’architecture, un lieu magique pour l’art. Ils sont restés longtemps à contempler la Mosquée Al-Azhar et l’université musulmane attenante. Profitant des heures vides devant eux, ils ont suivi le Nil sur lequel flottent les îles de Gesireh et de Rodah. Ils se sont aventurés jusqu’à Guizeh, d’où ils ont admiré les grandes pyramides. De loin, de trop loin.
Pris par le temps, ils sont revenus par le Vieux Caire et sa Citadelle. Surpris par la chaleur de l’accueil des cairotes.
Une nuit, trop courte, à discuter très tard. Trop tard. Avec le curieux sentiment de se trouver là, presque en touristes, oublieux, pour un moment encore, du but final de ce long voyage, remplissant leurs yeux et leurs cœurs d’images belles et douces.
Un avion, le lendemain dès six heures les emporte jusqu’à Bur Sudan. Là, surprise de dernière minute, un car asthmatique où ils entassent leurs bagages. Les colis ? Rien en attente et personne ne sait. Des heures perdues en recherches infructueuses. Ça ! Un car ? Un engin d’un autre siècle pour les conduire à petite vitesse, ne leur épargnant rien, ni trou, ni bosse, ni poussière, ni chaleur, jusqu’à Asméra.
Ils ont traversé le Soudan de nuit, et dormi, très mal, sur des sièges de torture, pour se réveiller, au matin, en Ethiopie, aux portes de Asmera. Pour une nouvelle journée de démarches épuisantes pour certains.
Victor hésite devant ce qui semble être un bureau de poste. D’où il pourrait appeler, du moins tenter de joindre, quelques minutes, ceux qu’il a laissés derrière lui. Non. Pas encore, il est trop tôt. La blessure saigne tant. Il confie à un supposé employé son trésor, deux lettres, renfermant ses premières impressions, si fortes qu’elles pèsent une fortune.
Pour sa Douce et celui qui se tient près d’elle, des mots, des phrases, leur apportant ce que ses yeux ont emmagasiné, avec calme, sérénité.
Pour son « bout de chou », la première de celles qu’elle recevra si tard, avec toutes ses joies, mais aussi ses craintes et toute la souffrance qu’il porte en lui. Il faut qu’il parle, qu’il vide son cœur, qu’il se libère enfin de tout !
Le véhicule les emmène ensuite jusqu’à Mékélé, où ils passent la nuit, dans des conditions plus que rustiques mais un paradis par rapport à la précédente. Pour en repartir, dès l’aube, profitant des heures encore fraîches, en direction d’Adis Abeba. Les fameux colis, tant cherchés durant leur seconde escale, y sont, les y ont précédés. Dans l’avion qu’ils devaient prendre et qui n’a pas pu les attendre à cause d’une urgence plus au sud. Encore plus au fond de la Somalie. Qui doit revenir, pour eux, dès le lendemain et les déposer à une vingtaine de minutes de leur but final.
Au bout du compte, les difficiles conditions, les contraintes, cette promiscuité, imposées dès le départ, ont déjà créé des liens. Et ces heures vides. Qu’ils meublent à se dévoiler, à se reconnaître des affinités, à nouer des amitiés. Hors Victor, solitaire, encore enfermé dans ce monde de souvenirs qu’il porte en lui. Nouvelles lettres pour lui, il ne garde rien, déverse jusqu’à la moindre de ses émotions sur ces pages noircies.
Enfin, trois véhicules tous terrains, ceux qui vont les accompagner tout au long des mois à venir, et au bout de la route, Damot. A un coup d’aile de la frontière entre l’Ethiopie et la Somalie. Des tentes, quelques cases éparpillées, un petit dispensaire en dur. Des vieillards et des enfants. Des femmes, portant accroché autour de leur buste ravagé, presque toutes, un petit corps. Un prolongement à leur misère, à leur souffrance. Et sur tous ces visages, une joie tenace. Un espoir que les nouveaux arrivants ont oublié exister.
Leur arrivée, chez eux, durant la période de leur volontariat. Un mois pour certains, deux pour d’autres, pour Victor, trois au moins. A se dévouer, s’oublier eux aussi. Avec ce qu’ils ont, chacun à leur manière, laissé, très loin, dans leur passé. Une fête. Des nouvelles, des questions, chacun raconte. Celui qui est là, en attente de départ, informe. Celui qui arrive, assure la relève, écoute. Prend à son compte l’héritage de ceux qui l’ont précédé. Vic est prêt. A tout voir, tout subir, tout donner.
Il est chez lui. Et là, il veut renaître.
Au matin, très tôt, Victor est assis, seul, à l’ouverture de la tente qu’il partage avec deux compagnons. Il respire les senteurs qui glissent vers lui, s’imprègne de silence alors que la brume, vapeur de chaleur naissante, s’accroche déjà aux rares broussailles qui entourent le campement. Les pires conditions. Il ne s’attendait pas à cela. Pour beaucoup de situations, ils devront agir avec des moyens rudimentaires. Ils vont être livrés à eux-mêmes pendant au moins trois semaines. Sans nouvelles ni assistance de l’extérieur.

 
 

 

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Paris : La ville lumière, celle de tous les défis. Francie y est. Il lui faut patienter jusqu'à demain. Ce premier rendez-vous, elle en savoure l’attente. Un mois s’est écoulé depuis ses débuts avec, chaque soir, la même béatitude quand elle quitte la scène. Xavier n’est pas avec elle. Il ne la rejoindra que quelques heures avant la représentation. Il a tenu à épauler Sylvie en tout. Cette petite folle part vraiment. Son avion précède celui de Xavier de quelques minutes. Chacun dans une direction. Que va-t-elle trouver si loin

Francie frissonne. Soudain, sa vie passée semble voler en éclats. Tous ses amis, partis, loin, très loin. Ses parents, disparus et ceux de Sylvie, qu’elle aime tendrement, dans ce pays des Landes, au bord de l’Atlantique. Sans oublier cet homme, qu’elle attend, qu’elle voudrait près d’elle. Dans une ville, au sud, presque posée sur une autre nappe bleue. Ceux qu’elle aime, dispersés, en France et ailleurs

Les rivages de la Méditerranée, les calanques, les criques transparentes, à l’eau si froide, si pure parfois. Avec Victor, son cher Vic, et Sylvie. Leurs promenades, qui les menaient à l’intérieur des terres, ces belles étendues de vignobles, ces petits villages, et les Alpes

Leurs longues marches au travers des Alpages de Dormillouse, dont ils rentraient tous les trois, épuisés et ivres d’air pur. Tous ces chemins, autrefois ignorés des touristes. Leurs recherches pour trouver des vallées encore vierges, ou si peu connues, qu’ils imaginaient les découvrir. Pas forcément les plus belles mais ils en faisaient les leurs. Et leur appartenant en devenaient plus chères à leur cœur

Leurs excursions entre la Suisse et l’Italie, au cœur de cette merveilleuse région des Lacs. Tous ces diamants, à l’eau incomparable, disséminés par une main divine à la face de la terre

Toujours tous les trois. Combien ils lui manquent

Xavier, avec lui, elle n’a pas les mêmes souvenirs. Dans cette fraction de sa mémoire, il n’existe pas. Leur histoire se construit, petit à petit. Mais, s’il ne fait pas partie d’hier, demain, lui appartient et elle ne l’y voudrait pas seul. Tous les garder, construire son avenir en préservant son passé

Pour se protéger ? Parce qu’ainsi, elle retrouve la sécurité ? Elle doit accepter le fait qu’ils ne sont pas sa propriété, que leur vie leur appartient. Elle s’effraie de cet instinctif égoïsme qu’elle découvre parfois en elle

La dernière répétition

Toujours une fête. Ensuite, une promenade dans cette ville qu’elle doit apprendre à aimer. Les vieux quartiers. Montmartre, les Buttes, le Sacré Cœur, Pigalle. Elle en a rêvé, de toute petite. Paris, un miroir aux alouettes ? Peut-être. Mais elle y est, et cette ville qui se dresse devant elle, Francie compte bien la conquérir

Aix. Dans son studio Sylvie est assise sur le lit. Mains sagement croisées sur les genoux, elle regarde, un peu hébétée, les valises et les paquets qui l’entourent, les malles à réexpédier chez ses parents et qu’on viendra enlever dès demain matin. Tout est décidé. Elle n’a plus la possibilité d’un recul. Son studio ? Perdu. Bail résilié. Son emploi ? Fini. Elle a démissionné. Francie ? Loin, Paris l’a capturée. Pour la première fois, elle a peur. Comment va-t-il la recevoir ? Il va certainement se mettre en colère. Ne pas la vouloir à ses côtés. Elle a été folle

Elle semble soudain le traquer. Le poursuivre. Et toutes ces semaines sans nouvelle, sans un mot ni un appel. Rien de lui. A croire qu’il les a effacées de sa mémoire, toutes les deux

Pauvre Victor. Elle sait depuis si longtemps le mal qui le ronge. Jusqu'à partir si loin pour tenter de s’en guérir et elle va tout lui ramener. La présence de Francie, les sourires de Francie, son rire aussi, ses gestes. Et leur goût pour la danse. Comme ils étaient beaux, ensemble. Francie. Sa vie. Il va la questionner, la remplir de son attente. Et elle, stupide écervelée, elle va ranimer toutes ses peines. Avec elle, elle emporte ce qui a compté dans sa vie, toujours trois, eux trois. Elle va lui jeter ses souvenirs au visage et les rendre plus présents, plus vivants que jamais. Comment tout lui restituer, sans le perdre lui ? Elle verra bien sur place. Elle ne peut pas échouer. Et puis, c’est trop tard, elle ne peut plus revenir en arrière

 
 

 

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Vivement que Xavier arrive. Avec lui, tout est si simple. Il a tout arrangé, il a aplani les difficultés. Les vaccins, les formalités à remplir. Toujours présent, sa sérénité, son calme la réconfortent. Ils ont le même entêtement. Mais il a une sorte de force tranquille qui donne aux événements une dimension plus réelle. A ses côtés, elle se sent... protégée. C’est ça. Rien n’est impossible avec lui. Il a compris sa détermination, l’a soutenue. Prenant son parti même contre Fran

Elle a été, à son vif regret, la cause de leur première querelle. Il n’a pas cédé d’un pouce devant les larmes de son amie, prise de panique à la veille de son départ pour la capitale à imaginer « cette petite oie blanche » s’embarquer avec des inconnus vers un village dont elle ignorait le nom quelques jours auparavant. Dans un pays si loin de ce qu’elle connaît. « Elle va se perdre ». Ou bien retrouver les bonheurs d’hier

Le carillon de l’entrée. Xavier. Elle sort de son abattement. Ce n’est pas lui. Un voisin, qui lui tend deux, non trois enveloppes épaisses. Le facteur les a déposées le matin même, par erreur, dans une autre boîte. Il est désolé de son départ. Ils l’aiment bien, tous, dans le bâtiment. « Une gentille fille, bien sympathique ». Sylvie a hâte de le voir partir, reçoit ces mots avec indifférence. Les lettres brûlent ses doigts. Il part. Il part enfin, et la laisse seule. Plus d’un mois sans nouvelle et soudain tout cela. D’un coup. Elle le touche, le vit au travers du papier. Ne peut se résoudre à en décacheter une seule

Adis Abeba, Damot... Asmera, la première, la plus lourde, la plus pleine de Victor. Non, pas ce soir. Demain dans l’avion, elle les ouvrira, elle suivra son trajet et à travers les lignes verra le monde avec ses yeux. Elle a peur aussi de ce qu’elle risque d’y trouver. Peur que, quelque part, un mot, une phrase n’entame son courage. Elle les lira, il lui faudra bien en avoir la force, pour savoir enfin. Etre certaine de ne pas se tromper

Encore la sonnette à la porte. Cette fois c’est bien Xavier. Il est là. Elle court, le bouscule, le tire à l’intérieur, pressée de partager avec quelqu’un, avec lui surtout, cette allégresse qui la submerge

Regarde, tout cela, tout cela de Victor

Et ça le fait rire. D’un rire heureux, pour cette joie qui déferle d’elle, pour cette fougue qui anime ses joues, qui allume dans ses yeux des étincelles radieuses

Tu ne les ouvres pas

J’ai attendu jusqu’à maintenant. Demain, ce sera mieux

Xavier lit en elle comme s’il ressentait les mêmes émotions. Elle espère et redoute, voudrait être déjà là-bas, et aussi n’y arriver jamais

Tu sais, j’ai peur. Et s’il me repoussait

Victor ? Il peut, en effet, ne pas répondre à cette attente qu’elle a de lui, il va certainement se mettre en colère, mais surtout contre les risques qu’elle va prendre, pas contre ce minois triangulaire, ces boucles mousseuses, ce nez fripon, cette miniature d’apparence fragile et en réalité dotée d’une détermination capable de la mener au bout de soi. Mais la repousser... Il sera étonné, surpris, fâché et finalement heureux de la retrouver. Ils ont tant en commun

Je ne crois pas. Il fuit, mais pas devant toi. Toi, tu seras sa bouffée d’air frais. Attends le moins possible et tout ce que tu recevras sera important. N’exige rien de plus
Toi aussi

Que peut-il faire d’autre ? Francie lui manque et son absence le brise. Lui demander de renoncer à tout ce qui fait sa vie ? Il ne s’en reconnaît pas le droit. Sans doute le meilleur moyen pour l’éloigner bien plus de lui

Aussi. Je la laisse, libre, toute à son rêve

Pas Victor, sa vie n’est pas où il est en ce moment

Tu n’en sais rien. Ses lettres sont de plus en plus sereines. A travers ce qu’il nous décrit, il semble se détacher de ce qui faisait sa souffrance. Et aussi, il est tombé amoureux

Amoureux ? De qui ? Il vous l’écrit ? Où

Arrête, moineau. Il est amoureux de quelque chose pas de quelqu’un. L’Afrique l’a capturé

Si en plus je dois me battre contre tout un continent, je ne suis pas sortie de l’auberge. Je vois ce qui m’attend. Afrique, je vais t’adorer

Victor la connaît-il vraiment ? L’a-t-il vu grandir seulement ? Quoique « grandir », c’est beaucoup dire. Il est l’heure de la distraire, de l’aider à accélérer la fuite du temps

Allez, petit moineau, je suis certain que tu meurs de faim

Puce, moineau, bout de chou. J’en ai par-dessus la tête. Qui peut me prendre au sérieux après ça
Notre ami Patrick. Il ne t’aurait pas emmenée seulement pour tes beaux yeux ou pour me rendre service, sais-tu ? Et puis, c’est vrai, je n’y peux rien, tu es minuscule

Minuscule ? Moi. Tu vas me payer ça

Un dîner suffira ? On y va. Tu dois te reposer cette nuit. Le voyage va être long et fatigant

 
 

 

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