10
- C’est un véritable succès, déclara Victor. Les critiques vont être bonnes, très bonnes. Alors, Fran ? *******e
- Vous êtes incroyables et vous n’avez aucun cœur pour m’avoir amenée à regarder cette femme jouer ce que j’ai vécu si fort.
- Tu nous en veux
- Idiot ! Comme si je pouvais vous en vouloir, à vous ! Non, je suis heureuse d’être là. Une façon comme une autre de crever l’abcès qui m’empoisonne l’esprit. Ils sont tous merveilleux, et... je ne regrette rien. De toute façon, je n’aurais pas réussi. Trop de métier dans cette femme, je ne lui arrive pas à la cheville.
- Tu deviens modeste
- Non Vic, je ne fais qu’exprimer la vérité, et quand je dis que je suis géniale, c’est pour rire.
- Vrai pour cela, mais tu aurais été fabuleuse sur scène ce soir. Un jour, qui sait
- Oui, un jour. Et tout ce monde ! Nous allons avoir du mal à regagner nos places et, oh ! pardon... je suis désolée... Non, pas vous ! Pas encore
Au milieu de cette foule, se heurter au seul être que Fran voudrait oublier ! Il lui suffit de croiser le regard de Xavier pour que s’animent, en elle, les doutes et les incertitudes qu’elle canalise à grand-peine depuis des semaines.
- Encore ? Oui... et ce n’est rien, je vais essayer de me souvenir que vous ne regardez jamais devant vous...
- Je me suis excusée
- Et je ne suis pas fâché... Pas ce soir... et pas avec vous... et si j’osais... je dirais même que... que... Eh bien, comment allez-vous tous les trois ? Et vous, depuis cet été ? Pas de séquelle de votre chute
- J’ai déjà oublié.
La main de Xavier qui hésite, à deux doigts de son front, l’obligeant, elle, à presque reculer pour éviter le contact. Et Victor avance, se place près d’elle.
- Nous allions boire un verre, si vous voulez vous joindre à nous, nous en serions ravis.
Vic est fou ! Elle qui ne désire que s’éloigner le plus possible de cet homme... elle les regarde... stupéfaite ! Elle ne veut pas, elle ne peut pas ! Près de cet individu ? Au-dessus de ses forces.
- Va, Sylvie, nous vous suivons, France et toi.
Et il l’appelle France ! Il perd complètement la tête ! Au point de leur laisser prendre de la distance, de s’attarder trop loin pour qu’elles puissent se mêler à leur conversation.
Il est temps pour Victor de s’assurer qu’il ne se trompe pas sur ce qui pousse ce quasi inconnu à intervenir dans la vie de Fran... Au point d’influer sur son cours.
- Nous ne pouvons que vous féliciter pour la réussite de la pièce. C’est un beau succès.
- Le public est satisfait, c’est ce qui compte. Mais... il aurait pu être meilleur.
Francie ! Elle y aurait apporté sa fraîcheur, sa sensibilité, une nouvelle dimension, tellement plus attachantes. Combien de fois a-t-il quitté le théâtre parce qu’il enrageait de voir Suzanne seulement « interpréter » ce rôle, alors que, à Orange, Francie le « vivait ».
Un prénom qui flotte entre deux hommes. Qui se ressemblent d’une certaine manière.
- Je le crois aussi, et nous savons tous deux pourquoi.
- Ce qui est fait est fait, il est trop tard pour y changer quoi que ce soit.
- Xavier... C’est vous n’est ce pas
- Moi ? Quoi donc
- Qui l’avez blessée ainsi.
Le regard de Xavier qui se détourne, erre un instant, qui s’accroche à un dos dénudé, à une nuque fragile, qui caresse un profil souriant. Et Victor est frappé par le désarroi qui s’y dévoile.
- Et c’est pour cela que vous vous tenez loin d’elle.
Ce Victor ! Est-il aveugle au point de ne pas sentir l’aversion que Francie éprouve pour lui ? Comment peut-il espérer s’en approcher
- Vous avez vu sa réaction, ce soir. Ne craignez rien, je ne suis pas celui qui doit vous l’enlever.
- Je n’ai aucune inquiétude à ce sujet. Personne ne peut le faire... pas comme elle m’appartient. Vous ne devez pas la fuir.
- Et la faire souffrir encore
Alors qu’il donnerait son âme pour lui rendre la joie, qu’il est prêt à l’impossible pour lui construire un monde selon ses désirs.
- Vous avez fait beaucoup pour satisfaire ses espoirs.
- Qui vous en a parlé
- Je l’ai deviné, c’est tout. Comment saviez-vous trouver en elle ce don, cette aptitude naturelle
- Depuis Orange, sa petite exhibition sous la statue d’Auguste. Vous ne m’avez pas vu. Personne. J’ai essayé de l’aider un peu. Seulement attirer sur elle l’attention de quelques-uns. Quant au reste, elle ne le doit qu’à son talent.
- Oui, et pourtant cela n’a pas suffi. Ce n’est pas sa seule blessure. Elle l’ignorait c’est tout. Aujourd’hui, elle se rend compte qu’elle attend bien davantage…
- Si cela dépend de moi…
- Je le pense… voyez-vous… ce qui lui manque encore bien plus que de paraître sur scène c’est quelqu’un…
- Non ! Vous êtes assez insensé pour supposer que je pourrais être cet homme-là alors qu’elle me repousse de toutes ses forces !
- Justement, trop, bien trop ! La Francie que je connais vous rirait au nez et vous laisserait, planté là, sur une pirouette. Elle vous craint. Vous, Xavier, et uniquement vous. Un doute sur ses possibilités ? D’autres se sont chargés, à votre place, de la rassurer. En revanche, il suffit que vous paraissiez, ou seulement entendre votre nom, et elle n’est que trouble, confusion exacerbée. Si elle réagit ainsi, c’est qu’il y a bien davantage.
Pour lui ? Victor perd la tête. Il ne réalise pas ce qu’il avance, ni à qui il le fait. Xavier ne veut qu’attendre, que le temps apaise la colère en elle, ne rien tenter qui puisse la ranimer.
- Et moi, ce soir, je veux tout lui donner. Venez, elles nous font signe. Je vous la confie, au moins jusqu’au dernier acte, la suite ne dépend que de Francie. Soyez patient avec elle, Xavier, c’est un être fragile, qu’un rien pourrait détruire.
- J’en suis conscient, et je voudrais pouvoir la préserver de tout, toujours. Pour le reste, vous vous leurrez, entièrement.
- Nous verrons. J’oubliais, elle ne sait rien, ni pour moi, ni pour l’aide que vous lui avez apportée.
Ils se retrouvent tous les quatre, chacun devant un verre dont trois seraient incapables d’en nommer le contenu. Sylvie, à son habitude, babille avec entrain, ravie de l’ambiance autour d’elle, sourde aux appels muets de son amie, et aveugle à sa colère dirigée contre Victor, imperturbable.
Lorsque la sonnerie les rappelle vers leurs sièges, ce dernier reste même en arrière, retenant avec adresse la jeune fille rose d’émotion, laissant Xavier au côté de son amour, se perdre avec elle dans la foule qui avance, marée humaine aux couleurs chatoyantes des soirs de fête.
Et Francie résiste.
- Nous n’allons pas dans la bonne direction, ma place est de ce côté, attendez
- C’est trop tard, vous ne pouvez pas vous plonger dans cette cohue. Venez, vous y verrez aussi bien de ma loge et nous retrouverons vos amis plus tard.
- Ils vont me chercher, et s’inquiéter... Victor surtout.
- Je ne le pense pas, il vous sait avec moi, il sait que vous ne risquez rien, et puis nous leur ferons signe avant l’extinction des lumières. Et ensuite, quand tout ce monde aura quitté les lieux, nous explorerons les coulisses... vous pourrez, tout à loisir, en respirer le parfum, en absorber l’âme qui y règne le rideau baissé. C’est toujours plus émouvant, après.
C’est avec une extrême délicatesse qu’il ose l’entourer d’un bras et poser une main légère sur sa taille, pour la guider, sans l’effaroucher. Et il souffre de la sentir trembler alors qu’il la voudrait abandon.
Et désormais, pourra-t-il seulement s’en séparer ? Il lui fraie un passage au milieu de la foule, prenant garde à la moindre bousculade, jusqu'à une porte capitonnée, qu’il ouvre, l’invitant à pénétrer dans la loge déserte. Il se penche vers la salle, l’appelle près de lui.
- Regardez, d’ici, tout a une autre dimension et... vos amis sont là... ils nous ont vus, eux aussi... et ils ne sont pas inquiets du tout...
- J’aurais dû rester avec eux, je ne suis pas de très bonne compagnie en ce moment, et je vais vous ennuyer.
- Vous, Francie ? Jamais. Venez, asseyons-nous, le rideau va bientôt se lever.
Il la laisse s’installer sur un siège, se place à peine en retrait avant que les lumières ne s’éteignent de nouveau. Et c’est sur son visage qu’il fixe les yeux. Pour vivre chaque émotion à travers la sienne, et trembler, à son tour, au désir de poser la main sur un bras trop proche du sien.
- Vous aimez tout cela n’est ce pas
- L’aimer ! De toute mon âme.
- Je vous crois, Francie. A vous regarder, tout se devine, même la souffrance de ne pas être en bas, où vous seriez sans doute meilleure.
- Non, différente sans plus. Vous vous souvenez de tout
- De tout.
- J’ai honte et je dois vous présenter des excuses pour cela.
- Pourquoi ? Pour avoir ouvert votre cœur à une salle vide ? Ou bien de me découvrir aussi stupide ! Vous aviez raison, je n’ai rien voulu écouter alors que je l’aurais dû.
- Pas vous... non... c’était de ma faute... seulement la mienne... et je n’aurais jamais dû me conduire ainsi... j’ai été méchante avec vous... et agressive... je vous ai insulté de la pire manière qui soit.
- Et moi, je vous ai chassée... alors que vous devriez vous tenir, en ce moment, sur ces planches.
- Nous ne le saurons jamais, mais, en toute sincérité, je ne le pense pas. En revanche, vous aviez le droit de vous fâcher.
- Pas celui de porter atteinte à ce en quoi vous croyez.
- Ça n’a plus d’importance maintenant, tout commence pour moi. J’ai eu une autre chance, pas aussi belle, c’est vrai, mais qui m’apporte beaucoup. Je crois que je voulais surtout recevoir votre avis sur mon travail. Vous êtes le meilleur...
- Non, pas le meilleur... détrompez-vous... mais de cela, vous vous en rendrez compte bientôt, par vous-même... et puis, les « grands » de ce monde dans lequel nous évoluons, je vous les présenterai un jour... à moins qu’ils ne viennent à vous avant. Quant à moi... moi, j’aime ce que je fais, c’est tout...
- Plus que ça... et puis... pour moi... pour moi, vous l’êtes... alors, j’avais espéré que vous me diriez vraiment où j’en étais, combien de chemin il me restait à parcourir.
- Combien de chemin encore ? Croyez-vous vraiment qu’il ait une fin
- Je... quand je saurais tout...
- Tout ? Non... Apprenez surtout comment vous mouvoir, comment jouer avec votre corps, avec vos mains... comment occuper votre place sur scène et... comment maintenir les autres à la leur sans qu’ils empiètent sur la vôtre... Pour le reste, cela ne s’étudie pas comme une leçon quelconque...
- Mais... d’après ce qu’ils me conseillent...
- Ne les écoutez pas, restez ce que vous êtes, et dites-vous que... il suffit de ressentir et de traduire... et cela... vous le faites bien... merveilleusement bien... et puis... un nouveau personnage c’est... c’est une nouvelle aventure, un défi à relever... et, chacun implique une approche différente, un autre apprentissage... cette route sur laquelle vous faites vos premiers pas aujourd’hui est une voie sans limite... Mais dans ce rôle-là, vous êtes parfaite...
- Vous ne pouvez pas savoir...
- Si... je le sais, j’ai assisté à quelques répétitions...
- Vous
- Chut ! Pas si fort... c’est la grande scène de Suzanne...
- Pardon
- Regardez ses yeux...
- Je crois que... qu’elle est en colère
- Tant mieux, ça va l’aider... c’est justement ce qu’elle doit montrer... Si elle le pouvait, elle nous battrait
- Mon Dieu... comment ai-je pu lui faire ça
- Ce n’est rien, et je crois même que son jeu en est meilleur... finalement, elle devrait vous remercier...
- Ne riez pas... je vais lui écrire un mot pour la prier de nous excuser...
- A ce propos... Je dois vous remettre quelque chose qui vous appartient.
- Quoi donc ? A moi
- Tenez, et j’avoue que j’ai du mal à m’en séparer.
Dans une enveloppe, soigneusement pliée, sa fiche. Sa précieuse fiche
- Merci ! Ce n’est rien en soi, seulement quelques vers, quelques phrases... mais je les aime.
- C’est ce qui les rend importants. L’amour qu’on donne...
- Pour prix de celui qu’on reçoit. Gardez-la, s’il vous plaît, pour me montrer que tout est pardonné.
- Alors... cela veut dire que nous ne sommes plus fâchés, qu’il n’y a plus rien à craindre de la sorte entre nous
- Fâchés ? Vous et moi ? Non... jamais ! Tout est oublié. Oh, oui, maintenant, c’est fini... c’est enfin fini !
Et il le reçoit, en plein visage, cet éclat qu’il voulait retrouver. Avec un sourire à illuminer l’espace, et cette manière qu’elle a de se pencher vers celui à qui elle l’adresse. Comme si, avec lui, elle s’offrait tout entière.. c’est de tout son corps qu’elle sourit.
Et ils se taisent, le temps de suivre les dernières scènes, et ils battent des mains, échangeant les regards complices de ceux qui ont ressenti les mêmes joies. Et ils regardent la salle se vider, s’enivrant du brouhaha qui monte jusqu’à eux.
- Mais que font-ils ? Ils s’en vont eux aussi ! Sylvie et Victor... ils ne m’attendent pas.... Je dois les rattraper. Mais qu’a-t-il ce soir
- Il vous sait en sécurité, sinon, il serait là à vous guetter. Venez, nous pouvons commencer à descendre, je vais vous faire voir l’envers du décor.
- Je ne peux pas, il est tard.
- Je vous ramènerai chez vous, immédiatement après, nous ne ferons qu’un petit détour par le chemin des artistes.
Ils marchent à un mètre l’un de l’autre.
Ils passent dans les coulisses, avancent jusqu'à la scène.
- Regardez, tout cela vous appartient. Un jour, vous y serez. Bientôt.
- Je sais, dans un mois. C’est si loin et tellement proche à la fois... et j’ai peur... J’ai peur de ne pas être à la hauteur, de les décevoir, tous... ou encore de faire un faux pas.
- Non, vous êtes prête et vous allez enfin donner votre mesure... J’espère pouvoir être là, je serais heureux d’y assister.
- Devant vous, je crains d’avoir bien plus le trac.
- Il ne le faut pas, jamais. Allez, montrez-moi, offrez-moi vos répliques... celles de votre querelle avec votre amant...
D’un mouvement du bras, il lui ouvre l’espace, l’invite à y pénétrer, et, comme dans un songe, la voilà qui s’anime, qui vit pour lui seul, un instant seulement, son rêve de demain... et s’arrête au milieu d’une phrase et rit, et il rit avec elle.
- Là, dans cette scène, si je me souviens bien, vous vous tenez près d’une table...
- C’est exact.
- Alors, déplacez-vous, avancez de deux pas, éloignez-vous-en, derrière elle vos gestes perdent de leur intensité. Occupez le centre de la scène, que votre désespoir, ou votre rage, en parte, tel un rayonnement vers la salle, sans barrière aucune entre vous et le public... Vous vous en souviendrez
- Oui... je le ferai...
- C’est bien... venez...
Ils sortent du cercle de lumière, s’approchent des marches pour atteindre la salle et il tend une main, qu’elle prend... pour s’en détache aussitôt, et retrouver son geste habituel...
Et elle s’accroche à son bras, souriante, et elle s’y appuie, confiante, encore grise de trop d’émotion.
Ils sont hors du théâtre et elle refuse une voiture qui n’est pas utile... elle habite à deux pas... et la nuit est si belle
Et Xavier ne la presse pas, retardant de son mieux l’instant de la quitter... qui arrive pourtant.
La porte de l’immeuble... contre laquelle elle se laisse aller, tenant toujours son bras, le gardant ainsi près d’elle.
- Je vous remercie pour tout, ce soir, vous m’avez enlevé ce qui me pesait.
- J’en suis heureux.
- Et je suis *******e pour vous... c’était merveilleux.
- Bien plus que vous ne le pensez.
- Je dois y aller maintenant.
- Oui, je sais... il le faut.
- Bonne nuit.
- Xavier, je m’appelle Xavier. Bonne nuit, Francie.
- Bonne nuit, Xavier.
Il regarde ce visage levé vers le sien, se penche jusqu’à effleurer, de la sienne, cette bouche qui le hante pour, à peine, en respirer le frémissement. Il se redresse, inquiet déjà, et se noie dans ce regard, où il lit la surprise, l’étonnement qu’elle éprouve, et où il devine poindre une fièvre qu’il n’a jamais pu qu’imaginer.
Et il suit, sans oser y croire, le mouvement des bras qui se rejoignent sur sa nuque, qui l’attirent vers elle. Il a du mal à brider son ardeur, à maîtriser la fougue en lui, quand il ceinture son corps et qu’il prend possession de ses lèvres. Et c’est avec peine qu’il la libère et avec douceur qu’il la détache de lui.
- Va, va, maintenant. Sinon, je ne pourrai plus te laisser partir.
- Partir ? Déjà
- Il est trop tôt, trop tôt pour toi. Nous allons nous retrouver, demain, et encore et toujours.
- Et si j’étais prête
- Tais-toi...
- Et si encore tu ne le voyais pas
- Je ne veux pas te blesser. Je peux attendre, j’ai tellement attendu, si tu savais depuis quand je t’attends.
- Et si moi, je ne peux plus ?
- Tu ne sais pas, tu ne sais pas combien je t’aime. Je te prendrai tout et j’ai peur d’aller trop vite, de t’effrayer aussi. Tu ne peux pas savoir ce qui se passe en moi.
- Viens...
Et il ne peut plus lutter. C’est corps contre corps, bouche contre bouche, qu’ils gravissent les marches, pris par la même ivresse, par le même désir.
Et c’est vrai qu’il la découvre nouvelle. Prête, pour lui. Seulement pour lui.
Ils se sont aimés, et il l’a regardée s’endormir, et il attend son éveil... Il guette le premier mouvement des paupières et le provoque d’un souffle.
- Tu es belle... le sommeil te va bien.
- Tu es toujours là
- Tu souhaitais que je parte
- Non, j’ai eu peur d’avoir rêvé cette nuit. Merci d’être là.
- Et à toi d’exister.
Il pose les lèvres à la naissance du cou, enfoui le visage au creux de son épaule et sent le corps tiède se tendre contre le sien... Sur cette piste de danse, il avait deviné toute la force, la violence, la volupté de ce corps. A fleur de peau... Pour lui... Il a été le premier... Le seul à tout recevoir. Elle a répondu d’instinct à toutes ses caresses, elle l’a fait plus riche en se donnant sans réserve... comme à lui seul destinée. Et se livre encore comme elle s’offre à la pluie, au vent, à se faire envahir tout entière.
Ils se séparent enfin, et elle lui manque déjà.
- Il est tard, on nous attend.
- Je sais, chérie.
- Je n’ai pas envie que tu partes.
- Alors, je reste.
- Ce n’est pas raisonnable.
- Nous n’avons pas à l’être... rien ne nous y oblige.
- Les autres...
- Il n’y a que nous.
- Dehors...
- Plus personne... Nous sommes seuls sur terre.
- Je te crois... Tu vas revenir
- Je ne pars pas.
- Tu sais bien que tu dois le faire.
- Chut, encore cinq minutes... Encore une éternité.
- Alors, tu reviendras
- Près de toi ? Toujours. Depuis le premier jour, tu ne m’as plus quitté. J’avais si peur de ta haine, de ton indifférence. Tu me donnes tout quand je n’y croyais plus.
- Je ne le savais pas moi-même... c’est venu comme ça, d’un seul coup. J’ai su qu’il ne fallait pas te laisser partir... plus de vide en moi... que toi... C’est à moi d’être raisonnable, il faut y aller
Elle se lève, le tire hors du lit. Et ils rient, de leur bonheur, de leur insouciance, de l’attente qu’ils ont déjà de se retrouver, des heures à venir.
Xavier dévale les marches quatre à quatre, joyeux tel un adolescent à qui la vie sourit, se surprend à siffloter et se moque de lui-même...
Et son rire meurt devant la pâleur de Victor au bas de l’escalier.
- Victor... je suis désolé...
- Non.... rien... ce n’est rien. Je l’ai voulu, mais je ne croyais pas souffrir autant.
- Venez, elle n’est pas prête, nous avons le temps de boire un café.
Ils se retrouvent dans un bar voisin, presque seuls dans la salle.. et Victor a le regard fixe, un regard d’halluciné.
- J’ai espéré m’être trompé. C’est bien vous qu’elle attendait.
- Un soir, je vous ai regardés tous les deux, danser avec une complicité que j’ai crue celle de deux amants. J’ai souffert. Le lendemain avec cette jeune femme, à cette terrasse, je vous ai haï, je vous ai méprisé de lui infliger cela. Nous l’aimons tous les deux... et peut-être, de la même façon.
- Mais elle vous aime vous, et cela seul compte. Depuis longtemps... Sans le savoir, - ni vous d’ailleurs -, et bien avant vous. Depuis l’année dernière, du haut de l’amphi, durant vos conférences sur la mise en scène, le jeu des acteurs.
- Et je ne l’aurais pas remarquée
Comment lui expliquer pourquoi Francie se cachait ? Alors qu’elle, toujours volontaire, sans crainte aucune, devant lui, devenait fragile, vulnérable. Sans pouvoir en définir elle-même la raison. Et ces répétitions, où elle se glissait, au dernier rang, invisible, ombre dans l’ombre. Qu’elle décrivait à chaque fois, et sur son visage, dans ses yeux, Victor ne voyait que Xavier. Elle le vivait déjà, le confondant avec son amour du théâtre, de la scène
- Quand elle prononçait votre nom, ses yeux, mon Dieu, ses yeux devenaient étoiles ! J’ai votre nom entre nous depuis tout ce temps
Xavier ne pouvait le deviner, quand elle est allée vers lui, elle lui apportait ses rêves, mais son âme également. De l’avoir chassée, c’était aussi de sa vie. Et elle ne comprenait pas, pourquoi cette désespérante sensation de manque. Simplement lui. Pour elle inaccessible. Dans un prénom, elle a réuni ses ambitions, ses espoirs, son amour, sans s’en douter... Ce vide en elle ? Deux syllabes suffisaient à le combler.
- Celles de votre prénom, Xavier. Et vous aimer, vous. Depuis, je veillais, j’attendais... Qu’elle comprenne, qu’elle mette un visage sur sa faiblesse. Je ne voulais pas qu’elle se trompe, ni qu’elle s’égare en route, auprès de n’importe qui
- Alors, vous me l’avez donnée
Pas ainsi, pas vraiment. Seulement offrir à Francie la possibilité d’ouvrir son cœur, ses yeux, de décider par elle-même. Mais en espérant faire erreur, et la retrouver intacte au matin.
- Xavier... Je ne peux pas supporter l’idée de la perdre tout à fait
- Nous serons deux à l’aimer, je ne vous prendrai rien, jamais, de ce qu’elle vous offre. Nous deux, nous nous ressemblons trop pour que je doive redouter le pire de votre part. Et vous savez que je ne tenterai rien contre vous, que je suis incapable d’élever un obstacle entre vous. Vous êtes son ami, quelqu’un de très cher à son cœur
- Vous êtes si sûr de son amour pour vous
- Du sien, comme du mien... Comme du vôtre.
- Je vais la chercher, elle m’attend
- Victor ? Amis
- Vous l’avez dit, nous nous ressemblons trop. Bien sûr, amis. Pour elle. Mais aussi pour nous.
Vic s’éloigne, et au travers de la vitre qui le sépare de la rue, Xavier le regarde marquer un temps d’arrêt avant de franchir le seuil de l’immeuble, puis se redresser, comme pour rejeter un fardeau très lourd, et se composer un visage. Tenter d’effacer le rictus d’amertume qui déforme ses lèvres.
Peu après, ils passent, souriants, tous deux, sans le voir. Et à lire le bonheur sur le visage de Francie, il mesure la détresse de Victor, et sa force de n’en rien laisser paraître.
Bien davantage que lui n’en aurait eu.
Et pour cela aussi, son amitié lui devient importante.