chapitre 10
Les premiers rayons de l’aurore éclairaient déjà la chambre quand Kelly ouvrit les yeux. Au travers des volets, une douce lumière filtrait et faisait briller les draps de satin sous lesquels Brant reposait encore.
La tête sur l’oreiller, tourné vers elle, il dormait profondément. D’une main, il enlaçait la taille de Kelly. Instinctivement, au mouvement de Kelly, sa main resserra son emprise. D’un doigt léger, Kelly effleura la peau de son bras. Ses muscles tressaillirent un instant à son contact. Mais Brant ne s’éveilla pas, il dormait à poings fermés.
Les souvenirs de la nuit revinrent à la mémoire de la jeune femme. Sans manifester une grande tendresse, Brant s’était rassasié d’elle. Kelly n’avait pas cherché à résister à son désir, car elle le partageait avec lui. Pourtant, elle éprouvait un sentiment de regret et d’amertume devant cet homme qui jamais ne lui parlait d’amour et qu’elle ne pouvait satisfaire que physiquement.
Une boucle de cheveux noirs était tombée sur la joue de Brant. Kelly la repoussa doucement. Pour une fois, elle pouvait contempler ce beau visage à sa guise, sans craindre d’être surprise par un regard moqueur. D’une caresse, elle suivit la courbe de ses sourcils puis, descendant sur sa joue, dessina les traits de sa bouche, ferme et sensuelle. Comme elle aurait voulu pouvoir se dire que Brant l’aimait ! Quel rêve merveilleux ! Mais ce n’était qu’un rêve. Combien de fois Brant devrait le lui faire comprendre pour qu’elle cesse d’y croire ?
Avec précaution, Kelly souleva le bras de Brant et sortit du lit. A son grand soulagement, il ne se réveilla pas. Un coup d’œil à sa montre lui indiqua qu’il était 7 heures. Bientôt le réveil sonnerait. Kelly ramassa sa robe qui traînait sur le sol. En se redressant, elle sentit que la nausée la prenait. Inutile de lutter contre cela, elle l’avait appris depuis toutes ces semaines. Kelly se précipita dans la salle de bains.
Jamais sa crise de nausée n’avait été si éprouvante. Tremblant d’épuisement, Kelly se rinça le visage, puis, s’enveloppant d’une immense serviette, elle resta assise sur le sol de la salle de bains, attendant la prochaine crise, qui, selon son expérience, n’allait pas tarder.
C’est ainsi que Brant la trouva, prostrée dans sa grande serviette blanche, assise en tailleur, la tête sur les genoux.
— Kelly ?
La voix de Brant lui fit lever les yeux. Il restait à la porte, vêtu de son peignoir beige, et la regardait d’un air effrayé. Kelly reposa la tête sur ses genoux. Rien d’étonnant à ce qu’il soit effrayé, pensa-t-elle. Son visage blême était marqué par les larmes, ses cheveux blonds complètement en désordre.
— Kelly, que se passe-t-il ?
Sa voix tremblait d’inquiétude. Il s’agenouilla près d’elle et, d’une main, se mit à lui caresser les cheveux.
— Ce n’est rien... S’il te plaît, Brant, laisse-moi.
La nausée montait en elle et elle ne voulait pas que Brant soit là quand elle serait malade.
— Laisse-moi.
D’un geste, Kelly essaya de le repousser. Mais malgré elle, Brant l’entoura de ses bras et la retint contre lui. La résistance de Kelly ne rimait à rien. Contre toute attente, la présence inattendue de Brant la rassurait. La sensation de malaise s’éloignait pendant qu’il lui murmurait des paroles apaisantes et que, d’une main, il lui massait les épaules.
Au bout de quelques instants, sa respiration redevint régulière. Avec soulagement, Kelly se sentit mieux. Délicatement Brant la souleva dans ses bras, l’emmena dans la chambre et la déposa sur le lit. Les yeux fermés, Kelly pouvait enfin se détendre. Brant, allongé à son côté, veillait sur elle.
— Tu vas mieux ?
Kelly se *******a de faire un signe de tête. Adossé sur l’oreiller voisin, Brant remettait en place les boucles blondes égarées sur le front pâle de la jeune femme. Soudain, il lui prit le poignet. Une douleur assez vive la fit tressaillir. Elle ouvrit les yeux.
— Oh ! Kelly, pardonne-moi. Je me suis conduit comme une brute, s’exclama-t-il, les yeux brillants d’émotion.
— Non, Brant, je...
— Kelly, je me suis vraiment conduit comme une brute cette nuit, répéta-t-il. Ma seule excuse était la colère que je ressentais et... Mais non, rien ne peut excuser une telle conduite.
Subitement, Kelly comprit qu’il pensait être responsable de son malaise. Elle faillit lui dire qu’il se trompait, mais que pourrait-elle lui expliquer ? Etait-ce le bon moment pour lui annoncer qu’elle attendait un enfant ?
A cet instant, le réveil se mit à sonner. Aussitôt Brant le fit taire.
— Nous ne pouvons pas continuer ainsi, Kelly. Quand je rentrerai ce soir, il faudra que nous discutions de nous deux.
— Oui, si tu veux.
Depuis des semaines, Kelly espérait qu’ils prennent ensemble le temps de discuter de leurs problèmes. A voir l’expression de Brant, il lui semblait que désormais tout était perdu et que la discussion de ce soir arriverait trop tard.
Brant s’était levé. Il était l’heure de se préparer pour aller au bureau. A son tour, Kelly se mit debout.
— Que fais-tu ?
— C’est le procès Wood, aujourd’hui. Je dois me dépêcher.
— Non, tu restes ici. Tu es trop fatiguée pour travailler aujourd’hui.
— Mais, Brant...
— Pas question. Le procès sera reporté, voilà tout.
Après avoir sorti un costume gris de la penderie, Brant disparut dans la salle de bains. Quelques secondes plus tard, Kelly entendait le jet de la douche. Pour Brant, la question était réglée. Pas pour Kelly. Jamais elle n’accepterait de reporter le procès Wood. A ses yeux, et surtout aux yeux d’Anita Wood qui espérait de toutes ses forces la garde de son enfant, le retarder ne serait-ce que de quelques jours serait cruel. Cela faisait des mois qu’Anita Wood se préparait à l’audience d’aujourd’hui et Kelly ne se sentait pas le droit de la faire attendre plus longtemps.
Dans sa garde-robe, Kelly choisit une robe noire, d’une élégante sobriété et, empruntant le couloir, se dirigea vers une des salles de bains réservées aux invités.
Dans la cuisine, Kelly avait préparé le petit déjeuner quand Brant descendit la retrouver.
— Je me suis dit que si tu trouvais ton petit déjeuner tout prêt, tu accepterais peut-être de me conduire jusqu’au bureau ?
Pas un sourire, Brant restait de marbre. D’un coup d’œil, il dévisagea la jeune femme, puis aperçut la mallette qu’elle emportait quand elle allait à l’audience.
— Quand je t’ai dit de ne pas te rendre au bureau, je parlais en tant que patron, pas en tant que mari !
— Dans ce cas, si mon patron a quelque chose à me dire, qu’il m’envoie une note de service !
Un demi-sourire se dessina sur les lèvres de Brant. En silence, Kelly lui servit du café et lui proposa des toasts.
— Je le sais, le cas dont je m’occupe n’a pas l’importance de ceux dont tu te charges, mais pour moi, c’est important. Et c’est important pour Anita Wood ! De toute façon, si tu refuses de me déposer au bureau, je prends un taxi.
Peu de gens osaient résister à Brant Harcourt. En lui tenant tête, Kelly se demandait si elle n’allait pas trop loin. Elle fut surprise par sa réaction.
— Eh bien ! J’avais oublié combien tu pouvais être obstinée ! s’exclama-t-il en souriant.
— Alors nous sommes deux, reprit-elle, par plaisanterie.
D’un coup d’œil, Brant regarda sa montre.
— Il est temps que nous partions, Kelly.
Jusqu’au bureau, ils n’échangèrent pas un mot. Brant semblait soucieux. Le procès Sharman le préoccupait, sans doute. Chaque fois, Kelly s’étonnait de la capacité qu’il avait de faire abstraction de ses problèmes personnels. Ah ! Si elle avait pu avoir cette maîtrise ! Au moment où ils arrivèrent au parking de la société, Daniel Marsden venait de garer se voiture. Il les attendit devant les ascenseurs.
— Je voulais vous remercier tous les deux pour la réception d’hier soir. J’ai passé une excellente soirée, lança-t-il. Dis donc, Kelly, tu n’as pas l’air très en forme.
— Si, ça va bien. Nous avons veillé un peu tard hier, voilà tout.
Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent à cet instant, dispensant Kelly d’ajouter un mensonge de plus.
— Alors, Brant, comment se présente l’affaire Sharman ? Je suis certain que vous allez très bien vous en tirer. En tout cas, vous faites les premières pages des journaux.
— Ce n’est pas ce qui m’intéresse, répliqua Brant.
Ignorant Daniel, il pressa les boutons du vingtième et du vingt-deuxième étages.
— J’ai demandé aux décorateurs de venir faire un devis chez moi, Kelly. J’aimerais avoir ton avis sur ce qu’ils vont me proposer, continua Daniel.
— Bon sang, Marsden ! s’exclama Brant. Je ne comprends pas pourquoi vous avez besoin de ma femme quand vous refaites votre intérieur.
— Mais il s’agit de la maison de Jœ, que j’ai achetée à Kelly ! Son aide serait précieuse. Au fait, Kelly, tu avais raison à propos de ma garçonnière. Je n’en ai plus besoin. Je l’ai mise en vente.
Elle répondit d’un sourire amusé. Brant, lui, arborait un air de mauvais augure.
— Accepterais-tu de déjeuner avec moi ? continua Daniel. J’ai plusieurs projets et...
— Navrée, c’est impossible aujourd’hui. Je suis à l’audience.
L’ascenseur s’arrêta. Ils étaient au vingtième étage. Les deux amis descendirent, laissant Brant qui, lui, allait jusqu’au vingt-deuxième.
— Peut-être pourrions-nous prévoir un rendez-vous pour demain ou après-demain ?
— Je ne sais pas, Daniel. A mon avis, tu devrais demander ces conseils à ton amie.
— Evidemment, mais elle refuse encore de me parler. Je l’ai appelée, ce matin, très tôt. Elle était forcément chez elle, mais tout ce que j’ai obtenu, c’est son répondeur. Enfin j’ai bien l’intention, ce soir, de renverser la situation.
L’assurance de Daniel, qui jubilait à l’avance, la fit rire.
— Je te souhaite bonne chance, Daniel. Tu devrais demander à tes décorateurs de venir plus tard, une fois que tout se sera arrangé avec Lois.
— Sage conseil, Kelly... Au fait, tu n’avais pas dit à Brant que j’avais acheté la maison de ton grand-père ?
— Non, j’ai oublié de lui en parler. Ces temps-ci nous avons été très occupés tous les deux.
Au travers de la vitre, Kelly aperçut Maggie qui l’appelait.
— Je dois y aller. Nous nous verrons plus tard.
— Calvin Davis, l’avocat de M. Wood, en ligne, expliqua Maggie.
— Merci, je le prends tout de suite. Allô, Kelly Harcourt à l’appareil.
A partir de ce moment-là, seule l’affaire Wood compta pour Kelly.
Peu de gens se trouvaient dans le prétoire. Seule la cliente de Kelly et, en face d’eux, l’ex-mari d’Anita Wood accompagné de son avocat ainsi qu’une poignée de témoins.
Comparée au dossier Sharman, l’affaire Wood était insignifiante. Le procès au cours duquel Brant plaidait aujourd’hui se déroulait dans le même bâtiment. A son arrivée, Kelly avait vu la foule qui s’amassait devant la porte du tribunal pour assister au procès Sharman. Sa première pensée avait été pour Brant. La tension qui pesait sur lui en ce moment devait être terrible.
Lorsque le juge entra dans la salle, tout le monde se leva. Ces derniers instants permirent à Kelly de remettre ses idées en ordre. Le magistrat qui venait d’entrer était le juge Robinson. Kelly aurait préféré que ce soit une femme, d’autant que le juge Robinson était réputé pour son manque de compassion. Sachant qu’il ne serait pas touché par des éléments affectifs, Kelly avait revu ses interventions.
Sa cliente était angoissée, on le lisait sur son visage défait. Avant de commencer à parler, Kelly lui adressa un sourire rassurant. Puis elle se mit à exposer les faits, d’une voix calme et posée, avec sa rigueur habituelle. Au fond de la salle, la porte s’ouvrit un court instant. Un homme entra et prit place mais Kelly, penchée sur ses notes, ne remarqua rien.
— Les accusations de M. Wood, contestant les aptitudes de ma cliente à se comporter comme une mère normale sont non fondées. Avant de demander à Mme Wood d’intervenir, j’aimerais appeler à la barre un certain nombre de témoins.
Les dépositions successives étaient chacune très émouvantes. Il fallut à Kelly beaucoup de sang-froid pour garder tout son calme et sa force d’analyse. L’ex-mari d’Anita Wood, avec l’aide de son avocat, semblait prêt à tout pour obtenir la garde de sa petite fille. Une bonne partie de la vie privée de ce couple fut exhibée en public, ce qui bouleversa profondément Anita Wood.
A l’issue de ces préliminaires, qui avaient duré déjà quatre heures, le juge demanda à voir la fillette de cinq ans. Le procès était remis à la semaine suivante.
— Pourquoi veut-il voir Eléonor ? demanda Anita Wood avec anxiété. Elle est si petite !
— Ce n’est qu’une formalité, madame Wood. Ne vous inquiétez pas. Le juge veut probablement voir si l’enfant se porte bien, si elle semble équilibrée... Ne vous faites pas de souci, c’est la routine.
Pendant qu’elle parlait, une main se posa sur l’épaule de Kelly. Stupéfaite, elle sursauta et se retourna brusquement.
— Brant ! Quelle surprise !
Son cœur battait à se rompre. Pourquoi Brant était-il venu ? Anita Wood regardait son avocate sans comprendre, aussi Kelly lui présenta-t-elle Brant.
— Madame Wood, voici mon mari, Brant Harcourt.
— Enchantée, monsieur Harcourt, dit-elle en lui serrant la main.
Puis, à l’adresse de Kelly :
— La séance d’aujourd’hui s’est plutôt mal passée, non ?
— Je vous avais prévenue que ce ne serait pas facile, Anita mais, selon moi, l’affaire se présente plutôt favorablement.
— Et vous avez une excellente avocate, madame Wood, ajouta Brant, d’un air convaincant. Vous êtes en de bonnes mains.
— Oui, reprit Anita en souriant. Je vous vois lundi matin ?
Kelly acquiesça et regarda sa cliente s’éloigner. Brant et elle restaient seuls dans la salle du tribunal.
— Merci pour ce que tu lui as dit, reprit Kelly.
— Je le pensais sincèrement. Je t’ai écoutée pendant une heure et demie. Tu m’as impressionné.
— Vraiment ?
La voix de Kelly tremblait légèrement. Le compliment de Brant la ravissait.
— Comment se fait-il que tu ne sois pas en train de plaider ?
— Parce que le procès Sharman a été vite bouclé. Alors j’ai décidé de venir voir comment tu te débrouillais.
— Tu l’as emporté ?
— Bien sûr que je l’ai emporté ! s’exclama Brant en riant.
— Oh ! Brant, c’est merveilleux !
Elle faillit se jeter dans ses bras pour le féliciter et partager sa joie, mais se retint par crainte d’être ridicule.
— Je suis très heureuse pour toi.
— Merci, murmura-t-il.
Un silence pesant suivit ces paroles. Nerveusement, Brant passa la main dans ses cheveux.
— Ecoute, j’attendais que le procès Sharman soit terminé pour discuter avec toi de certaines choses. J’ai réservé un vol pour Vancouver. Il part dès cet après-midi. La conférence à laquelle je prends part ne débute que dans deux jours, mais je préfère partir en avance. Cela me permettra de me reposer à l’hôtel.
— Oui, je comprends, chuchota Kelly.
En effet, elle avait compris. Brant partait dès maintenant pour s’éloigner d’elle. Leur vie de couple l’exaspérait et il était las d’elle.
— Mon Dieu, ce que j’ai à te dire est si difficile ! lança-t-il.
A ces mots, Kelly détourna les yeux par peur d’entendre la vérité.
— Il n’est pas compliqué de voir que notre mariage est un échec, poursuivit-il. Je n’avais pas l’intention de te rendre malheureuse, Kelly. Je pensais réellement que nous réussirions quelque chose. Il est un peu tard, mais je dois reconnaître que je me suis trompé.
Les yeux baissés, Kelly écoutait, accablée.
— Ce que j’essaie de te dire, c’est que si tu souhaites le divorce, je ne m’y opposerai pas.
— Et les actions McConell ?
— Elles n’ont plus aucune importance à mes yeux. Eh oui, cela te surprend, ajouta-t-il en la voyant lever des yeux étonnés. Je me suis rendu compte qu’on ne peut s’engager dans le mariage comme on s’engage dans un contrat commercial. Sans amour, c’est invivable.
— Tu es tombé amoureux de quelqu’un ? s’enquit-elle, la gorge serrée.
— Oui. Tu as du mal à le croire, n’est-ce pas ?
Au contraire, Kelly l’avait deviné depuis longtemps. Le regard de Brant quand il avait vu Susanna danser amoureusement avec Michael Isaacs avait été éloquent. C’est à cet instant qu’il avait dû comprendre combien il aimait Susanna. Et la nuit dernière... il s’était vengé de Susanna dans les bras de Kelly. Toutes ces découvertes brutales déchiraient le cœur de la jeune femme, qui pourtant n’en fit rien voir.
— Quand souhaites-tu que je déménage ?
— Je veux te laisser le temps de réfléchir à ce que tu juges le mieux pour toi, continua-t-il avec douceur. Ce que je souhaite, c’est que tu puisses être heureuse.
— C’est très noble de ta part, Brant.
— En ce qui concerne ta situation dans la société, n’aie aucune inquiétude. De plus, je veillerai à ce que, sur le plan financier, tu n’aies pas de souci.
A cela, Kelly ne répondit rien. Les questions financières et professionnelles étaient pour le moment le dernier de ses soucis.
— Voilà, Kelly, je te laisse réfléchir. Nous parlerons de tout cela quand je reviendrai.
Et il quitta la salle du tribunal. Quelle ironie du sort, se dit amèrement Kelly : après ce qu’elle venait d’entendre, il était clair que ce serait là où leur mariage se terminerait, inévitablement.
A la fin du week-end, Kelly pensa devenir folle. Elle venait de passer deux nuits blanches à ressasser dans son esprit les dernières paroles de Brant. L’idée qu’il puisse se trouver auprès de Susanna Winters l’obsédait. Etait-elle partie à Vancouver avec lui ? Kelly imaginait Brant en train de dire à Susanna les mots qu’elle avait attendus en vain : « Je t’aime. »
Le dimanche soir, n’y tenant plus, Kelly fit sa valise et regagna son ancien appartement. Au moins, elle ne garderait plus les yeux rivés anxieusement sur le téléphone.
Son appartement était glacial. Le chauffage devait s’être déréglé, car il était prévu qu’il se mette en marche tous les deux jours, pour le cas où elle le ferait visiter.
A 9 heures, dans l’espoir de trouver le sommeil, Kelly alla dans sa chambre. Sur le sol, à côté de son lit, traînait encore le magazine Modem Woman qui avait été publié juste avant leur mariage. Assaillie par ces souvenirs, Kelly s’affaissa sur son lit et éclata en sanglots.
Le lendemain, il neigeait à gros flocons dehors. La température avait encore baissé. Avec beaucoup de courage, Kelly réussit à sortir de son lit. Décidément, le chauffage était en panne. En frissonnant, elle enfila ses vêtements et alla vérifier l’installation de la chaudière. Oui, l’appareil s’était arrêté. Impossible de le remettre en marche.
Il était grand temps qu’elle parte au tribunal. Auparavant, elle dut appeler les chauffagistes et confier ses clés à un voisin pour les faire entrer pendant son absence.
Dans sa voiture, Kelly se dit qu’elle aurait pu appeler le bureau de Susanna pour vérifier si elle y était, afin de confirmer ou de chasser ses doutes. Mais elle était si pressée qu’elle n’y avait pas pensé au bon moment.
Enfin, quand elle arriva au tribunal, il était 10 h 15. Anita Wood l’attendait dans le couloir. Le juge les fit attendre encore une demi-heure. Auprès de sa cliente, Kelly observait d’un œil attendri la petite Eléonor Wood qui s’amusait avec une poupée. L’enfant était adorable dans sa petite jupe à carreaux, son pull noir et ses collants rouges. Elle avait de longs cheveux blonds bouclés. Quelle tragédie quand un couple se déchirait pour un enfant ! Peu importait qui obtenait la garde, tous étaient perdants. Le drame qui se jouait sous ses yeux la ramena à ses propres problèmes. Au moins, dans son cas, il ne serait pas question de garde parentale puisque, avant la naissance de l’enfant, ses parents auraient déjà divorcé...
Au bout du couloir, les portes à battant s’ouvrirent et l’ex-mari d’Anita Wood fit son apparition. Dès qu’elle aperçut son père, la fillette lâcha son jouet et courut se jeter dans ses bras. Il s’avança vers les deux femmes en souriant à l’enfant. Après avoir salué Kelly, il s’adressa à Anita Wood.
— Anita, est-ce que je peux te parler un moment ? D’un signe de tête, celle-ci accepta. Il mit l’enfant à terre.
— Je voulais seulement te dire que je suis désolé pour ce qui a été dit vendredi. J’ignorais que les déclarations de mon avocat prendraient cette tournure...
Peu à l’aise, Kelly ignorait si elle devait interrompre ou non cette conversation. En examinant le mari de sa cliente, elle vit qu’il avait des larmes dans les yeux.
— Anita, souhaitez-vous que je vous laisse ?
Après un silence, la jeune femme acquiesça. Kelly se leva et se dirigea vers la machine à café. Soudain elle entendit une voix masculine l’appeler par son prénom.
— Ah ! Bonjour, Daniel, s’écria-t-elle. Alors, as-tu réussi à t’arranger avec Lois ?
— Oui, c’est merveilleux. Nous avons fixé la date du mariage, expliqua-t-il, radieux.
— Félicitations ! lança Kelly en l’embrassant. Et n’oublie pas de m’inviter.
— Bien sûr, Kelly ! Tiens, pendant que j’y pense, reprit-il en devenant plus sérieux. J’ai reçu un étrange coup de fil de la part de Brant, cette nuit.
— Pourquoi t’appelait-il ?
— A vrai dire, je n’ai toujours pas compris pourquoi. Il m’a dit qu’il avait essayé de te joindre toute la nuit et qu’il pensait que tu pouvais être avec moi. Il voulait que je te passe le téléphone. Je lui ai répété que tu n’étais pas là, mais il ne voulait pas me croire. Pendant un moment, j’ai eu l’impression très désagréable qu’il s’imaginait qu’il y avait quelque chose entre toi et moi. Finalement, je lui ai annoncé mon mariage avec Lois, et je peux t’assurer qu’il a eu l’air de tomber des nues.
— C’est normal. Personne ne pouvait envisager que tu te maries si vite, remarqua Kelly en guise d’explications.
A coup sûr, Brant avait été bien ennuyé d’apprendre qu’il n’y avait rien entre Daniel et elle, puisque cette prétendue aventure rendait son infidélité légitime.
— J’ai essayé de t’appeler après ce coup de fil, mais il n’y avait personne.
— Je suis allée dormir dans mon appartement, cette nuit.
Dans la salle voisine, le public entrait de nouveau. L’audience reprenait.
— Kelly, il faut que j’y aille. Je t’appellerai. A très bientôt.
A son retour, Kelly trouva Anita Wood en pleurs dans les bras de son mari. La fillette sautillait de joie autour d’eux.
— Papa revient à la maison, expliqua-t-elle à Kelly. En s’abaissant, Kelly se mit à caresser les boucles blondes de la petite-fille
— En voilà une bonne nouvelle, Eléonor.
Puisque le procès Wood s’achevait plus tôt que prévu et d’aussi heureuse manière, Kelly en profita pour avancer son rendez-vous chez le Dr Michaels. Elle ne fut pas surprise quand, après l’examen, il lui annonça que sa tension était trop faible.
— Kelly, vous devez absolument prendre un peu de repos, déclara-t-il gravement. Sinon, vous serez forcée d’en prendre malgré vous et les conséquences pourraient être fâcheuses.
Le ton du médecin l’avait convaincue. En partant, Kelly ne prit pas la direction du bureau, mais celle de son appartement. Avant de monter chez elle, elle s’arrêta chez l’épicier voisin pour faire quelques courses.
Devant la porte d’entrée de l’immeuble, des paquets dans les bras, elle cherchait difficilement ses clés dans son sac à main.
— Allez, laisse-moi t’aider.
La voix chaude et grave de Brant la fit se retourner. Dans son trench foncé, il semblait encore plus grand que d’habitude. Kelly le fixait intensément. Brant lui avait tellement manqué pendant ces deux jours d’absence qu’elle ne parvenait pas à détacher de lui son regard. Lui aussi semblait troublé. Une étrange lueur brillait dans ses yeux noirs.
— Que fais-tu ici, Brant ? finit-elle par dire.
— J’allais te poser la même question. Bon, veux-tu vraiment que nous restions dehors, par ce froid ?
Il la débarrassa de ses paquets. D’une main tremblante, Kelly mit la clé dans la serrure et ouvrit la porte. Heureusement l’appartement était chaud. Le chauffage avait été réparé. Suivie par Brant, Kelly alla droit dans la cuisine et commença à ranger les provisions.
— Ta conférence est déjà terminée ?
— Non, elle n’a pas encore commencé.
Kelly avait enlevé son manteau. Elle portait une superbe robe de cachemire rouge, qui mettait en valeur sa jolie silhouette.
— Je suis revenu car je me faisais du souci pour toi.
Une lueur de colère traversa les yeux de la jeune femme. Il était trop tard pour se faire du souci pour elle.
— Tu n’as pas à t’inquiéter, je vais très bien. Tu sais, je suis capable de me débrouiller seule.
— Oui, j’en suis sûr... J’ai essayé de te joindre la nuit dernière, annonça-t-il en s’assombrissant.
— J’étais ici. C’est chez moi, maintenant.
Un lourd silence s’installa entre eux. Pour masquer sa gêne, Kelly continua à ranger ses courses.
— J’ai appelé Daniel. Il m’a déclaré qu’il épousait une certaine Lois.
— Oui, il me l’a dit.
— Cela t’a fait de la peine ?
— Pourquoi ? s’exclama Kelly. Au contraire, je suis très heureuse qu’il ait enfin trouvé la femme de sa vie. Brant, Daniel et moi sommes des amis, et c’est tout.
Cette précision laissa Brant perplexe. De son côté, Kelly continuait à faire semblant de mettre en ordre ses placards.
— Si tu es venu uniquement parce que tu éprouvais du remords après la scène de vendredi, tu as eu tort, Brant. J’ai vécu seule ici pendant des années et je peux très bien reprendre mes anciennes habitudes.
— C’est là qu’est le problème, Kelly. Je sais que tu peux vivre seule sans moi, mais moi j’en suis incapable. Je n’ai pas la force de rentrer chez nous sans toi.
La tasse de porcelaine échappa des doigts de Kelly pour se briser en mille morceaux sur le sol.
— J’ignore à quel jeu tu joues, Brant, mais il est cruel.
En se baissant pour ramasser les débris, Kelly fut prise d’un vertige. Elle se retint à la table et mit instinctivement la main sur son ventre.
— Kelly, qu’est-ce que tu as ? s’écria Brant en l’entourant de ses bras.
Quel bonheur de retrouver la chaleur de ses bras ! Immédiatement Brant l’emmena dans le salon et l’obligea à s’allonger sur un sofa qui avait été laissé de côté. Assis près d’elle, il la couvait d’un regard plein d’inquiétude.
— Depuis combien de temps as-tu ces étourdissements ?
— Ce n’est rien, Brant. Un peu de surmenage...
— Non, je me rappelle parfaitement ta crise de vendredi matin. Tu as failli t’évanouir, il y a un instant. Je téléphone à mon médecin.
— Mais je n’ai pas besoin d’un médecin ! protesta-t-elle.
— Je préfère avoir un avis quand même.
— Non, Brant, supplia-t-elle, en vain. Tout va bien. Je... je suis enceinte depuis dix semaines.
Pétrifié, Brant resta bouche bée. Le combiné du téléphone retomba dans un bruit sec.
— Dix semaines ! s’écria-t-il d’une voix émue. Et tu ne m’en as rien dit !
— Tu m’avais fait comprendre que tu ne souhaitais pas d’enfants... Mais ne t’inquiète pas, je peux m’en sortir seule. Je ne te demande rien. Après notre divorce, je changerai de nom et j’élèverai mon enfant moi-même.
— Non, pas question ! Il ne te vient pas à l’esprit que j’ai mon mot à dire ? C’est mon enfant à moi aussi.
— Brant, écoute-moi, je t’en prie. Je sais que c’est ton sens du devoir qui te fait parler ainsi. Si tu n’as plus envie de vivre avec moi, je ne vois pas pourquoi cet enfant te ferait changer d’avis. Cela n’arrangerait rien.
— Ce n’est pas mon sens du devoir qui me pousse à revenir, reprit Brant d’une voix altérée. Je veux revenir auprès de toi parce que je t’aime.
Ces mots si simples, si inattendus, la bouleversèrent. Avait-elle bien entendu ? En quelques secondes, Kelly passa de l’incrédulité à la surprise puis à la joie la plus intense.
— Je t’aime, Kelly, et je veux que tu restes ma femme. Ces derniers jours, sans toi, c’était l’enfer !
— Pour moi aussi...
— Oh ! Chérie...
Dans un élan passionné, Brant la prit dans ses bras. Etait-ce un rêve ? Kelly avait encore du mal à croire à son bonheur.
— Je pensais que tu aimais Susanna, dit-elle en pleurant.
— Quelle idée ! Susanna n’a jamais fait que m’agacer.
— Mais la veille de notre mariage, il ne s’est rien passé entre toi et elle ?
— Comment ! Que vas-tu imaginer ? J’ai quand même plus de goût que cela ! La veille de notre mariage, elle est venue me voir et s’est littéralement offerte à moi. Je l’ai immédiatement mise à la porte. Elle ne me l’a pas pardonné. Chérie, tu peux me croire, il n’y a qu’une seule femme que j’aime et c’est toi.
— Alors il faudra que nous revoyions les termes de notre contrat de mariage, lança-t-elle en riant à travers ses larmes. La première condition sera que tu me dises au moins une fois par jour que tu m’aimes et...
Brant ne lui laissa pas le temps de continuer. Un tendre baiser la fit taire, scellant le début d’une nouvelle vie.
fin
ÇáäåÇíÉ