Chapitre 11
L’entretien de Slade avec son rédacteur en chef s’éternisa jusqu’au milieu de l’après-midi. Il avait appelé Sheila pour la prévenir de son retard, mais Ingrid lui avait répondu qu’elle ne prenait aucun appel. Que s’était-il passé ? Etait-elle souffrante ?
Slade avait été sur des charbons ardents jusqu’à la fin de la réunion.
— Je suis rentré ! s’écria-t il en franchissant le seuil de l’appartement.
Il faillit trébucher sur des valises, rangées dans l’entrée. Ses propres valises, s’aperçut-il en y regardant mieux.
Sheila apparut alors, Rebecca dans les bras. Elle avait compté les minutes jusqu’à son retour. Elle avait hâte d’en finir. Mais maintenant qu’il était là, elle était si furieuse qu’elle ne savait plus par où commencer.
Slade fit un geste en direction des valises.
— Je vais quelque part ? plaisanta-t il. La lueur mauvaise qu’il avait cru lire dans les yeux de sa femme ne lui disait rien qui vaille.
— Oui, dit-elle d’une voix glaciale.
— Et j’ai besoin de tous mes bagages ?
— Oui.
— Je peux savoir où je vais ?
— Cela vous regarde.
— Et je... je pars pour combien de temps ?
— Pour toujours, Slade.
Pour se rassurer, Slade se dit aussitôt que ce n’était qu’une saute d’humeur, qu’il ne fallait pas s’affoler.
— Sheila, que se passe-t il ? Vous avez rencontré un jeune homme si beau qu’il vous a fait tout oublier ?
Sheila plissa méchamment les yeux.
— Gardez désormais ces plaisanteries pour une autre, Garrett, lança-t elle. Avec moi, ça ne marche plus.
Slade perdit soudain toute envie de rire. Il se passait quelque chose de grave. Quelque chose dont il ne viendrait pas à bout avec des clowneries.
— Qu’y a-t il, Sheila ?
— J’ai reçu un coup de fil, ce matin.
Slade ne voyait toujours pas où cela menait. A quoi devait-il s’attendre ?
— Et ?
— C’était votre mère. Elle voulait savoir si elle pouvait venir nous voir le mois prochain.
Elle accrocha le regard de Slade et attendit qu’il se trahisse. Impassible, il ne broncha pas.
— Avec votre père, lui assena-t elle pour finir.
« Oh, mon Dieu », pensa Slade. Elle était folle de rage et il ne pouvait pas le lui reprocher.
Avant de dire quoi que ce soit pour sa défense, il appela Ingrid.
— Pouvez-vous prendre le bébé, s’il vous plaît ? Le Dr Pollack et moi avons deux ou trois petites choses à nous dire.
D’après la mine de Sheila, il n’y avait pas de raison de penser que la discussion serait facile.
— Bien sûr, se hâta de répondre la jeune fille, intriguée par les visages tendus du couple.
— C’est l’heure de la coucher, dit Sheila. Elle eut du mal à ne pas laisser transparaître sa colère dans sa voix.
La jeune femme avait la terrible impression de revivre ses déboires avec Edward. Elle déposa doucement Rebecca dans les bras d’Ingrid et ouvrit les hostilités.
— Je n’ai rien à dire, commença-t elle. Nous nous sommes mariés sous un faux pré********************************e. Vous m’avez menti. Le débat est clos.
Sur ce, elle tourna les talons.
Ainsi, elle ne lui laissait pas la moindre chance de s’expliquer ? Elle n’écoutait pas ses arguments ? Slade ne l’aurait jamais crue capable d’une telle intolérance. Il la rattrapa par le bras et l’obligea à lui faire face.
— Je vous ai menti pour que vous m’épousiez, Sheila.
Il avait menti à seule fin de la tromper. Exactement comme Edward. Edward, le jeune et brillant chirurgien qui avait omis de lui avouer qu’il avait une femme et un enfant dans son Colorado natal ! Cette histoire datait de plus de huit ans, et son souvenir lui faisait encore mal.
Plus personne, plus jamais, ne la tromperait. Sheila se l’était juré.
— Qu’est-ce que cela signifie, sinon que j’ai épousé un menteur ? Je ne pourrai plus vous croire, Slade. C’est fini.
Slade la regarda avec bienveillance. Il comprenait qu’elle lui en veuille, même s’il trouvait sa réaction disproportionnée.
— Vous exagérez un peu, non ?
Visiblement, il ne comprenait pas à quel point elle se sentait bafouée. Si elle ne pouvait plus lui faire confiance, que restait-il ?
Elle leva le menton et retint ses larmes.
— Non, je ne crois pas que j’exagère. Vous m’avez menti sur un sujet grave, Slade. Je ne pense pas pouvoir vous le pardonner.
— Ecoutez, Sheila. Je vous ai menti parce que...
Il fallait qu’elle l’écoute et qu’elle comprenne. Il ne pouvait la perdre sur un malentendu.
— ... parce que vous alliez accoucher et que je n’avais que quelques secondes pour vous convaincre.
Sheila balaya d’un geste cette fallacieuse excuse. Comment avait-elle pu être assez sotte pour se laisser prendre au piège de ses jérémiades ?
— Slade, notre relation est minée à la base. Maintenant, quand vous me direz que le soleil se lève, j’irai vérifier moi-même à la fenêtre !
Et alors ? Pourquoi en faire un tel drame ? Ce n’était tout de même pas comme s’il avait eu une femme et une ribambelle d’enfants cachés quelque part. Il avait un père. Seulement un père, un père merveilleux qui l’aimait et qui aimerait Sheila et Becky Sue comme ses propres enfants.
Slade s’efforça de garder son calme.
— Si seulement vous acceptiez de m’écouter, dit-il d’une voix sourde.
Slade Garrett était un beau parleur, il ne fallait pas qu’elle l’oublie. Tout le contraire d’Edward, en vérité. Sheila revoyait avec netteté ce jour où elle avait décroché le téléphone et avait entendu une femme demander son mari. Edward avait alors bafouillé des excuses. « Lâches ! Tous les hommes sont des lâches ! »
— Laissez tomber, rétorqua-t elle avec une moue de dégoût.
Tout cela n’avait pas beaucoup de sens, elle s’en rendait bien compte. Elle se passa une main dans les cheveux en poussant un long soupir. A qui d’autre qu’elle-même pouvait-elle s’en prendre ? Elle n’aurait jamais dû s’imaginer que Slade serait différent des autres.
— Slade, reprit-elle, j’avais des doutes sur le bien-fondé de ce mariage. Je pesais sans cesse le pour et le contre. Et, par votre faute, la balance penche désormais du côté du contre, c’est tout. Et maintenant, j’ai besoin d’être un peu seule. Pour réfléchir, faire le point...
« Et reprendre le cours normal de ma vie », ajouta-t elle en secret. Slade n’en croyait pas ses oreilles.
— Vous me jetez dehors ?
Sheila se mordit la lèvre. Elle aurait voulu trouver la force de le mettre à la porte, mais pour l’heure, elle se sentait trop abattue pour le chasser.
— Je vous demande simplement de me laisser seule, rectifia-t elle.
Slade regarda vers la fenêtre.
— Sous la pluie ?
— Pardon ? murmura-t elle.
Il eut un petit rire bref et triste.
— Vous avez tellement crié que vous n’avez même pas entendu l’orage ! Maintenant, écoutez-moi, je vous en prie. Je vous ai peut-être menti, mais...
Sheila sursauta, comme s’il lui avait planté une aiguille dans le dos.
— Peut-être ! s’écria-t elle. Vous ne manquez pas d’aplomb !
Il avait vraiment l’air de penser qu’elle faisait un monde d’une histoire sans importance. Et si un jour il prenait une maîtresse, trouverait-il que c’était sans importance ? Pourquoi pas, après tout ?
— Votre mère sera bien surprise d’apprendre que son fils est un enfant illégitime, dit-elle avec un sourire amer.
Bon sang ! Il avait téléphoné à ses parents la nuit de la naissance de Rebecca. Il n’avait jamais été un fils modèle, mais il les avait toujours tenus au courant des grands événements de sa vie. Et son mariage et la naissance du bébé avaient été les plus importants de tous. Quant à son pieux mensonge, il avait eu l’intention de l’avouer à Sheila à la première occasion. Comment diable se serait-il douté qu’elle le découvrirait par hasard ?
Slade se frotta le menton.
— Lui avez-vous dit quelque chose ?
— Quoi, qu’elle avait mis au monde un mythomane ? rétorqua Sheila avec morgue. Bien sûr que non, Slade. J’ai heureusement plus de tact et de délicatesse que vous !
A ce stade, Slade ne voyait pas comment s’y prendre pour limiter les dégâts. Il n’avait aucune expérience des situations passionnées.
— Sheila, j’ai essayé de vous dire la vérité.
Oh non, elle n’allait pas le laisser s’en tirer avec un autre mensonge !
— Ah bon ? demanda-t elle. Et quand avez-vous essayé ?
— Hier soir, après le départ de vos parents. Sheila chercha à se souvenir et finit par hocher la tête.
Sur son visage, Slade put lire l’arrêt qui le condamnait sans appel.
— Non, si vous aviez bredouillé une quelconque explication, je m’en souviendrais.
— Vous m’avez interrompu sans vous en rendre compte, dit-il. La journée avait été longue, vous étiez fatiguée, alors je n’ai pas insisté.
Il le regrettait maintenant. Mais enfin, pourquoi Sheila refusait-elle de comprendre qu’il lui avait menti pour ne pas les perdre, elle et le bébé ?
— J’avoue que j’ai été lâche, reprit-il. Je me doutais que vous le prendriez mal et j’ai préféré repousser l’échéance.
Il essaya de lui caresser le bras, mais elle écarta sa main d’un geste sec.
— On ne fonde pas un mariage sur un mensonge, Slade.
Slade coula un regard triste vers ses valises. Et si une séparation d’un jour ou deux était la solution ? Le temps que Sheila surmonte sa colère et son amertume. Après quoi, ils parleraient calmement.
— Vous voulez toujours que je m’en aille ?
— Oui.
— Ce soir ?
— Non. Comme vous l’avez dit, il pleut.
Elle n’allait quand même pas jeter dehors comme un chien le père de son enfant.
— Mais je veux vous voir quitter cet appartement dès demain matin.
L’espace d’une brève seconde, Slade réussit à lui caresser la joue.
— Ne trouvez-vous pas la punition excessive ? demanda-t il dans un murmure.
Malgré elle, cette caresse mit Sheila en émoi. Elle n’apprendrait donc jamais ! Furieuse contre elle-même, elle le défia du regard.
— Je ne trouve pas, non. N’oubliez pas que je ne sais rien de vous, si ce n’est que vous êtes séduisant et que vous n’hésitez pas à mentir quand ça vous arrange.
— Je ne peux pas vous démontrer le contraire, Sheila. Il faut que vous me croyiez sur parole.
— Sur parole ! répéta-t elle avec dédain. Le drame, figurez-vous, c’est précisément que je ne crois pas que vous en ayez, Slade.
Elle sentit des larmes lui monter aux yeux.
— C’est ma faute, dit-elle dans un souffle. Je n’aurais jamais dû dire oui.
— Mais vous l’avez dit.
Le calme de Slade lui fit presque peur. Edward avait hurlé lorsqu’elle lui avait dit ce qu’elle savait. Très vite à court d’arguments, il avait même cherché à la frapper.
— Je peux dire non tout aussi facilement.
— Vous ne le ferez pas, Sheila.
— Vu les circonstances, je vous trouve bien téméraire de l’affirmer.
— Vous ne le ferez pas, répéta-t il avec aplomb. Au fond de votre cœur, vous êtes aussi fascinée que moi par les sentiments qui nous unissent.
Comme il voyait clair en elle ! Pourtant, elle choisit de nier.
— Vous êtes plus malin que moi si vous savez ce qu’il y a au fond de mon cœur. Car en ce moment, je n’y vois que ténèbres et confusion.
— Non, Sheila. Vous n’auriez qu’à ouvrir les yeux pour vous rendre compte que vous m’aimez.
La jeune femme hésitait entre fuir et se jeter dans ses bras.
— Ils sont ouverts, mes yeux ! cria-t elle, désespérée. Grands ouverts ! Et ce que je vois ne me plaît pas du tout.
En signe d’impuissance, Slade enfonça ses mains dans ses poches.
— Bien. Où voulez-vous que je dorme ?
Sheila se laissa tomber sur le canapé. Elle avait gagné, mais la victoire avait un goût amer.
— Où vous voudrez, sauf dans mon lit. Sur ce, elle se leva et monta l’escalier.
— Si vous avez faim, Ingrid a préparé un gratin, lança-t elle par-dessus son épaule.
Avec un hochement de tête résigné, Slade partit dans la cuisine.
— Et le condamné à mort mangea de bon appétit, lança-t il sur un ton de récitation.
Sheila l’entendit, mais elle continua de gravir l’escalier. Elle eut même l’élégance d’attendre d’avoir refermé la porte de sa chambre pour éclater en sanglots.