Chapitres : 1
Slade Garrett s’étira autant que le permettait l’exiguïté de sa voiture et contempla d’un air perplexe l’édifice de béton et de verre qui surplombait le parking. Dans le soleil déclinant de ce milieu d’après-midi, les innombrables fenêtres s’ornaient chacune d’un arc-en-ciel. Les yeux plissés, il se passa la main sur le visage. Sa barbe, en un sens, lui manquait. Ces derniers temps, il ne s’était pas beaucoup pomponné, c’était le moins que l’on pouvait en dire. Là où il se trouvait, il en avait perdu le goût. Mais il s’était quand même rasé et douché avant de monter dans l’avion du retour.
Et il était venu le plus vite possible.
Ce n’était pas la meilleure idée de sa vie, mais c’était cette idée-là qui l’avait soutenu depuis, combien ? Huit, neuf mois ? Elle l’avait accompagné comme son ombre, ou plutôt comme une lumière, parmi les atrocités qu’il lui avait fallu voir, et dont il avait rendu compte à ses lecteurs pour qu’ils s’en repaissent au petit déjeuner.
Parfois, il avait eu l’impression de débarquer au milieu d’un film d’horreur — sauf qu’il n’y avait eu personne pour crier : « Coupez ! » C’était dans ces moments-là que l’idée de revoir Sheila lui avait donné la force de continuer. L’avait empêché de devenir fou. Elle, plus que tout, l’avait retenu de céder au découragement, à mesure que les télégrammes arrivaient, lui demandant de se rendre dans un nouveau pays où les gens n’avaient ni nourriture ni toit.
C’était son métier. A une certaine époque, il l’avait aimé. Maintenant, il n’en était plus sûr. Du reste, il n’était plus sûr de rien, si ce n’est qu’il fallait qu’il revoie Sheila, fût-ce une fois.
Voilà pourquoi il était là.
Nerveux, crispé, il porta machinalement la main à la poche de sa chemise et étouffa un juron. Il s’étonna qu’après cinq mois il fût toujours surpris de ne rien y trouver. Il avait curieusement décidé d’arrêter de fumer au beau milieu d’un conflit — ainsi nommé parce que certaines tueries sont si insignifiantes que personne ne songerait à les honorer du titre de guerre.
Le tabac est, de toutes les mauvaises habitudes, la plus difficile à perdre. S’en sevrer brutalise le corps et l’esprit. Slade s’y était astreint parce qu’il ne voulait plus être esclave de quoi que ce soit. La seule chose à laquelle il accordait une relative suprématie sur sa liberté était son propre code d’honneur. A part cela, rien ne devait avoir barre sur lui. Quand il s’était retrouvé, un matin, en train de tendre la main vers son paquet de cigarettes avant même d’être complètement réveillé, il avait compris que le temps était venu d’arrêter. De toutes les fibres de son être, il refusait d’être prisonnier d’un besoin.
Et maintenant, que diable faisait-il ici, les yeux braqués sur l’immeuble où elle devait se trouver, une demi-heure à peine après avoir débarqué de l’avion ?
Il voulait se prouver une fois de plus que rien n’avait pas barre sur lui, pas même le plus beau des rêves.
Du moins, l’espérait-il.
Il n’aurait qu’à la revoir pour constater qu’elle n’était qu’une femme comme les autres et que le reste n’était qu’un mirage, une illusion embellie par le temps, la distance et les circonstances. Et, aussitôt, il recouvrerait sa liberté d’esprit. C’était aussi simple que cela. Enfin, en théorie.
Ils n’avaient eu droit qu’à une seule nuit d’amour. Tout venait de là. S’il avait pu la fréquenter régulièrement pendant un certain temps, Sheila serait désormais de l’histoire ancienne, comme les autres femmes qu’il avait connues, au lieu de s’être métamorphosée en cette vision enchanteresse qui l’avait accompagné à l’autre bout du monde.
Enchanteresse et obsédante. Voilà pourquoi il fallait qu’il s’en débarrasse. Pour redevenir l’homme que, selon lui, il n’aurait jamais dû cesser d’être : un voyageur sans bagages.
Slade baissa la vitre de sa portière et prit une profonde inspiration. Nichées dans les buissons qui encadraient le parking, des fleurs blanches exhalaient des senteurs sucrées.