Chapitre 8
La nuit se passa étonnamment bien. Sheila avait cru qu’elle n’arriverait pas à fermer l’œil. Mais son instinct de conservation l’emporta. Il ne lui fallut que quelques minutes pour s’endormir.
Après le biberon de 7 heures, Sheila décida de ne pas se recoucher. Son bébé dans les bras, elle retourna dans sa chambre pour se changer. Le lit était vide.
— Ah ! on dirait que l’oiseau s’est envolé, murmura-t elle à Rebecca. Elle coucha sa fille dans le grand lit défait et s’habilla.
Penser qu’elle était mariée lui faisait toujours une impression bizarre. Pour s’habituer au fait d’avoir un bébé, elle avait eu neuf mois. Mais son mariage avait été comme de se retrouver au milieu d’un ouragan une seconde après avoir regardé le ciel et l’avoir trouvé serein.
Sheila se brossa les cheveux et jeta un coup d’œil à son reflet, dans le miroir. Pour le moment, il faudrait que ça aille. Elle se maquillerait plus tard, quand elle y verrait clair.
— Maintenant, on va descendre dans la cuisine, dit-elle à son bébé. Je vais prendre un thé bien fort, d’accord ?
Rebecca accueillit cette déclaration avec des yeux ronds.
— Bien, dit Sheila, j’aime un auditoire qui réagit.
L’enfant trouvait sa place au creux de son bras avec un naturel incroyable. Sheila l’embrassa sur la nuque et huma le doux parfum de sa chair. « Quelles délices, mon Dieu ! » Quoi qu’il puisse arriver par la suite, elle serait éternellement reconnaissante à Slade pour le bonheur inouï qu’elle éprouvait en ce moment même.
Au bas de l’escalier, elle faillit buter contre lui. Il portait un jean qui semblait avoir été cousu sur lui et une chemise brune.
Sheila frémit lorsque leurs regards se croisèrent.
— Bonjour, dit-elle.
— Bonjour, répondit-il avec un sourire.
Il regarda Rebecca. Le bébé avait un petit air bougon qui l’amusa.
— Bonjour, vous.
Sheila remarqua qu’il s’était rasé. Un discret parfum d’eau de Cologne flottait autour de lui.
— Je vois que vous avez mis vos yeux assortis à votre chemise, dit-elle. Vous sortez ?
Il hocha la tête.
— J’en ai pour une heure. Quelque chose à régler au journal.
Machinalement, elle épousseta une miette de biscotte sur sa chemise. S’était-il *******é d’une biscotte pour son petit déjeuner ? Grands dieux, elle ignorait tant de choses sur lui. Et puis d’abord, comment s’y prenait-on pour être une épouse ?
— Je croyais que vous étiez en vacances.
— Je le suis. Sinon, je serais déjà dans un avion en partance pour Dieu sait où.
Il allait voir son rédacteur en chef pour lui en parler. Slade était décidé à lui demander de le rayer de la liste des correspondants à l’étranger. Il y avait ce Jake Seavers, qui l’avait accompagné en Europe et en Afrique à plusieurs reprises. Il manquait encore un peu d’expérience mais il avait du talent. Il serait sans doute ravi de voler de ses propres ailes. Jeune, sans attaches, prêt à prendre des risques, le remplaçant idéal ! Slade était prêt à passer le flambeau.
Le bébé s’agita dans les bras de sa mère.
— Hé, petite chose, tu nous as fait un de ces vacarmes, la nuit dernière. Quels poumons !
Il se tourna vers Sheila.
— Elle doit tenir de ma mère, lui dit-il. Elle était sur le point d’obtenir un premier rôle à l’Opéra de New York quand elle a rencontré mon père.
— L’homme qui vous a laissé tomber ? demanda Sheila, attendrie.
La compassion qu’il perçut dans sa voix réchauffa le cœur du jeune homme. Il enfonça ses mains dans les poches arrière de son jean.
— Ouais.
Sheila regarda par-dessus son épaule.
— Vous avez déjà pris votre petit déjeuner ?
— Un petit morceau en vitesse.
— Vous voyez, encore une chose que j’ignore à votre sujet. Je ne sais pas si vous êtes un adepte des petits déjeuners copieux ni comment vous aimez votre café.
— J’aime les petits déjeuners légers et le café très fort. Mais ce sont des détails sans importance.
— Bien sûr que non, rétorqua Sheila. Ces détails sont le secret d’un mariage réussi. Ce sont les boulons, les rouages...
— Boulons, rouages ! répéta Slade avec un froncement de sourcils amusé. Vous en parlez comme d’une machine. L’amour, voilà ce qui fait marcher un mariage.
Il songea qu’elle ne lui avait pas encore dit qu’elle l’aimait. Mais cela viendrait.
— L’amour, insista-t il. Et l’indulgence.
Il la regarda attentivement et s’inquiéta de la trouver si lasse et soucieuse. Certes, elle n’avait pas beaucoup dormi. Becky Sue les avait réveillés au moins trois fois, et il s’était juré de se faire expliquer le maniement du biberon pour permettre à Sheila d’avoir une vraie nuit de sommeil sur deux.
— Sur ces bonnes paroles, il ne me reste plus qu’à m’en aller.
Il embrassa ses lèvres roses.
— Je ne suis pas encore parti que vous me manquez déjà, dit-il. Et toi aussi, ajouta-t il en caressant le nez du bébé. Sois bien gentille avec ta maman. Elle est nouvelle dans le métier.
En route vers la porte, il croisa la jeune nurse.
— Bonjour, Ingrid.
Ingrid, ses cheveux blonds au vent, avait un air conquérant.
— Bonjour, monsieur Pollack.
— Garrett, rectifia-t il.
— Il est gentil, votre M. Garrett, dit Ingrid à Sheila, dès que Slade fut sorti.
— Oui, il est gentil, approuva Sheila. Alors, continua-t elle en se tournant vers Becky Sue, qu’est-ce que ta maman va bien pouvoir manger pour se revigorer un peu ?
Elle ouvrit le réfrigérateur et en examina le contenu.
— Oh ! je vous en prie, dit Ingrid. Vous avez bien assez à faire comme cela. Dites-moi ce qui vous ferait plaisir et je vais vous le préparer.
— Je vous ai embauchée comme nourrice, pas comme bonne à tout faire, rappela Sheila.
Mais Ingrid n’en démordit pas.
— Je peux faire les deux, docteur Pollack.
Maintenant, qu’est-ce que... ? La sonnette de la porte d’entrée retentit. Slade, pensa Sheila. Il devait avoir oublié quelque chose. Mais pourquoi ne se servait-il pas de sa clé ? Elle lui en avait donné une la veille au soir.
— Je vais ouvrir, dit Ingrid en se précipitant dans le couloir.
Sheila se replongea dans la contemplation du réfrigérateur.
— Il y a trop de gens qui vont et viennent dans cette maison, Rebecca, murmura-t elle. Cela m’étourdit. Je n’ai pas l’habitude.
— Docteur Pollack ?
Sheila se retourna pour découvrir un sourire énigmatique sur les lèvres de la jeune fille.
— Oui ?
— Vos parents !
Derrière Ingrid se tenaient Susan et Théodore Pollack. Ils n’apparaissaient ensemble que dans les solennités et Sheila se demanda si elle tombait désormais sous cette rubrique.
Elle ne se souvenait pas non plus de les avoir jamais vus habillés d’une façon aussi décontractée. Elle n’avait pas de pique-nique en famille à se remémorer ni de randonnée en montagne ni de balade au bord de la mer. Dans un pays réputé pour ses lieux de villégiature et ses stations balnéaires, ses parents n’avaient fait que travailler, travailler.
Mais il y avait encore autre chose. Un grand changement était intervenu : Sheila le vit dans le regard de sa mère.
Quand Susan Pollack porta la main à sa bouche, Sheila crut voir des larmes briller dans ses yeux saphir.
— Oh ! mon Dieu, Ted, c’est donc vrai !
Susan regarda son mari pour s’assurer qu’il était aussi ému qu’elle.
— Elle a eu son bébé...
Sans attendre le commentaire de l’homme auquel elle était mariée depuis presque trente-cinq ans, Susan alla enlacer dans une même étreinte sa fille unique et sa petite-fille.
Sheila put ainsi s’en assurer : Susan Pollack pleurait. Elle ne se souvenait pas d’avoir jamais vu sa mère pleurer !
— C’est charmant ! Apprendre qu’on est grand-mère par un message sur répondeur.
Sheila avait appelé ses parents dès qu’elle était sortie de la salle de travail. Ils n’étaient pas là, comme prévu.
— Bonjour, maman.
Sheila tendit sa joue à son père. Elle s’étonna de le sentir lui caresser furtivement les cheveux.
— Vous étiez en croisière, ajouta-t elle.
Ce seul fait sortait de l’ordinaire. Ses parents ne prenaient jamais de vacances et ils ne s’éloignaient de leurs cabinets ou de leurs blocs opératoires que pour assister à des congrès médicaux où, le plus souvent, ils ne se rendaient pas ensemble.
— Tu aurais pu nous télégraphier sur le paquebot, dit Susan sur un ton de reproche. Notre gouvernante savait sur quelle ligne nous étions. Tu pouvais aussi...
Mais elle n’eut qu’à regarder de nouveau sa petite-fille pour perdre aussitôt l’envie de réprimander sa fille.
— Oh ! qu’elle est belle ! N’est-ce pas, Ted ?
Deux fois plus à l’aise dans la vie à cinquante-cinq ans qu’à vingt-cinq, le Dr Théodore Pollack sourit.
— Oui, c’est vrai qu’elle est belle. Pas comme Sheila, évidemment, mais...
Il regarda sa femme avec le même émerveillement que s’il la voyait pour la première fois.
— Mais il faut dire que Sheila avait vos yeux, votre bouche. Même si cette petite-là porte votre nom.
Susan sourit et Sheila aurait juré qu’elle rougissait sous son maquillage.
— Rebecca Susan, c’est un choix fabuleux, chérie.
Sheila regardait ses parents avec des yeux ahuris. Ce n’était pas possible. Ce n’étaient pas les mêmes Susan et Théodore Pollack. On les lui avait changés !
— Maman, papa, qu’est-ce qui ne va pas ?
Je vous trouve..., balbutia-t elle. Ils attendirent poliment la suite.
— ... bizarres, acheva Sheila, qui ne voyait pas comment le dire autrement.
Théodore éclata de rire.
— Nous, bizarres ? fit-il avec un regard plein de malice. Comme c’est bizarre !
— Tu veux dire, intervint Susan, que nous n’avons plus l’air d’avoir avalé un parapluie.
Sheila n’aurait insulté ses parents pour rien au monde mais, oui, le premier qualificatif qui venait à l’esprit lorsqu’on pensait à eux, c’était collet monté. Réservés. Distants. Froids.
— Je veux dire que vous êtes différents. Je m’attendais à une carte de félicitations avec un bon du Trésor, pas à une visite.
— Le bon du Trésor ! s’écria Susan, à qui ces mots rappelaient soudain quelque chose.
Elle se tourna vers son mari.
— Tu t’es souvenu d’en acheter un ? Sheila leva la main pour arrêter son père.
— Ce n’était pas un appel du pied, juste une constatation.
Elle fit un pas en arrière pour mieux les voir.
— Que vous est-il arrivé ?
Ils échangèrent un tendre regard et, à la grande joie de sa fille, Théodore passa un bras autour des épaules de sa femme.
— Je crois simplement, dit-il, qu’après trente-cinq ans de mariage nous nous sommes enfin trouvés.
— La maison était grande mais pas à ce point-là, plaisanta Sheila.
Ce ne pouvait être la seule explication. Il y avait encore quelque chose qu’on ne lui disait pas.
Susan se blottit contre son mari.
— Nos carrières nous accaparaient. Mais nous n’avons pas besoin de te le dire, tu ne le sais que trop.
Oui, leurs carrières étaient toujours passées avant tout. Son père, qui partait deux fois par an dans des pays du tiers-monde ; sa mère, qui passait deux jours par semaine dans un dispensaire ; sans compter les dix heures par jour qu’ils passaient dans leurs cabinets respectifs, tout cela avait fini par réduire à rien leur vie de famille.
— Alors, que s’est-il passé ?
Susan lança un regard à son mari, mais il ne répondit pas tout de suite. Ils venaient tous deux de traverser la pire épreuve de toute leur vie, et le vieil homme avait encore du mal à en parler.
— Un moment, nous avons craint que ta mère n’ait un cancer du sein.
Sheila n’était pas au courant. Horrifiée, elle s’écria :
— Maman !
Susan leva la main pour endiguer le flot de questions qu’elle pressentait.
— Nous ne t’avons rien dit, Sheila, parce que nous ne voulions pas t’affoler pour rien. La tumeur s’est révélée bénigne. Cela nous a amenés à faire un bilan de santé de notre mariage.
Elle se tourna vers son mari. Il aurait fallu être aveugle pour ne pas voir de l’amour dans son regard.
— Tout à coup, nous nous sommes trouvés confrontés à une situation insolite, continua Théodore Pollack. Alors, nous nous sommes posé des questions. Comme, par exemple : être un automate qui fonctionne bien, cela suffit-il au bonheur ? Et qu’est-ce qui est vraiment important dans la vie ?
Susan poursuivit :
— La réponse est simplement : lui pour moi, moi pour lui et toi pour nous deux, Sheila.
Sa mère l’embrassa avec plus de tendresse qu’elle n’en avait jamais mis dans ce geste.
— Pauvre petite. Tandis que nous nous occupions de soulager la misère du monde, toi, tu étais seule et malheureuse.
Maintenant qu’elle était adulte, Sheila ne voulait se souvenir que des aspects positifs de son enfance.
— J’étais très fière de vous, dit-elle avec sincérité.
Susan caressa les cheveux de sa fille.
— Et très solitaire. Je m’en rends compte maintenant. Ton père et moi, nous sommes pourtant des gens charitables... mais tu n’en as guère profité.
Elle posa sur sa petite-fille un regard caressant.
— Mais les choses vont changer, maintenant qu’elle est là.
Un sourire illumina son visage lorsque Sheila lui tendit le bébé.
— Oui, poursuivit Susan, tout va changer. Nous allons la gâter, celle-ci.
Sheila feignit la frayeur. D’un regard, elle implora l’aide de son père.
— Papa ?
Il rit. Cette saynète lui plaisait. La vie en général lui plaisait. Il profitait de chaque minute, de chaque bonheur, avec l’enthousiasme d’un homme qui avait failli perdre ce qu’il avait de plus cher au monde.
— Je tâcherai de la modérer, promit-il. Susan pouffa.
— Ah ! on voit que tu ne connais pas ton père quand il s’y met ! Avant longtemps, il faudra louer un hangar pour entreposer les jouets qu’il lui aura offerts.
Sheila ne croyait pas à son bonheur. Ses parents se disputaient l’honneur de gâter sa fille !
Susan regarda tout autour d’elle, comme si elle s’attendait que quelqu’un surgisse du réfrigérateur ou du garde-manger.
— Et ton mari dans tout cela, où est-il ? Car il était également question d’un mari dans ton message. A moins que ce n’ait été un défaut de la bande magnétique ?
Sheila hocha la tête.
— Non, maman. Slade est parti travailler.
Ted remonta ses lunettes sur son nez et prit un air grave.
— Ce qui nous renseigne déjà sur un point : notre gendre n’est pas un clochard.
Susan écarta d’un revers de main la remarque de son mari.
— Excuse ton père, chérie. Son sens de l’humour est un peu rouillé. Il faut dire qu’il n’a pas servi depuis une trentaine d’années !
Elle berça sa petite-fille dans ses bras avec tendresse.
— Est-il digne de toi, au moins ?
— A vrai dire non, répondit Sheila sans hésiter. Mais saint François d’Assise est mort et le pape n’est pas libre. Alors, il a bien fallu que je m’en *******e !
— Ça, Ted, c’est de l’humour ! proclama Susan en se tournant vers son mari. Elle le tient de moi.
Sheila était heureuse, cela se voyait. Et le soulagement de Susan était incommensurable. N’en avait-elle pas rencontré, de ces jeunes femmes mal mariées, avec leurs vies et celles de leurs enfants gâchées d’avance.
— Maintenant, dit-elle, je propose que nous passions dans le salon. Ce n’est pas une petite visite de rien du tout que nous te faisons. Ton père a un collègue qui le remplace et j’ai fermé mon cabinet. Nous n’avons pas à craindre d’être dérangés et nous avons bien l’intention de passer autant de temps que possible avec vous deux.