Chapitres : 5
La plus atroce migraine accueillit Sheila à son réveil, le lendemain matin. Mais pas besoin d’être grand clerc pour comprendre que le malaise n’avait rien à voir avec son état de jeune maman et tout à voir avec sa nouvelle situation matrimoniale.
L’idée lui apparut avec la brutalité d’un diable qui sort de sa boîte.
Elle avait épousé Slade ! Au milieu des douleurs de l’enfantement, elle avait prononcé le oui fatidique et se retrouvait l’épouse de Slade Garrett.
Etait-elle devenue folle ?
Une main sur le front, elle poussa un profond soupir. Elle ne pouvait même pas accuser une quelconque médication de lui avoir obscurci l’esprit. Après cette colossale erreur, elle n’avait à s’en prendre qu’à elle-même.
A elle-même et à ce journaliste beau parleur qui n’avait pas son pareil pour charmer les femmes.
— Comment ça va, ce matin, docteur Pollack ?
Surprise, Sheila leva les yeux. Elle n’avait entendu personne entrer dans la pièce. Avec peine, elle se composa une contenance et sourit. La jeune infirmière lui était vaguement familière, mais elle n’arrivait pas à retrouver son nom.
— Je me sens tout étourdie et j’ai mal partout.
— Il fallait s’y attendre, non ? répondit l’infirmière.
Sheila approuva. Elle avait eu beau clamer à qui voulait l’entendre que la grossesse n’était pas une maladie, l’accouchement, lui, était un rude traumatisme. Ne mourait-il pas autrefois autant de femmes en couches que d’hommes à la guerre ?
L’infirmière lui prit sa tension et sa température et les nota sur le tableau accroché au pied du lit.
— Bon, tout va bien. Je vous apporte votre bébé.
Son bébé ! Une fille ! Exactement comme elle l’avait espéré. Ce trésor inestimable valait bien qu’elle ait un peu souffert pour l’avoir.
— Oh oui, il me tarde de la voir, dit-elle.
Elle s’assit bien droit dans son lit et lissa le drap tout autour d’elle. L’infirmière revint quelques minutes plus tard. D’émouvants petits piaulements s’échappaient du paquet de layette rose qu’elle tenait contre sa poitrine.
— Nous avons fait un sondage d’opinion à l’étage, dit-elle à Sheila avec un sourire rayonnant. Tout le monde trouve que c’est le plus joli bébé !
« Ce n’est pas moi qui dirai le contraire », pensa Sheila, en prenant sa fille des bras de l’infirmière. Son cœur se gonfla d’émotion, au point qu’elle en fut presque asphyxiée.
L’apparition de ce petit être dans sa vie était aussi difficile à croire qu’un miracle. Elle avait déjà tenu dans ses bras d’innombrables bébés, mais cette fois-ci, elle eut le sentiment que son existence tout entière était illuminée par un rayon de bonheur infini.
Sheila sourit à l’infirmière d’un air entendu.
— Vous dites cela à toutes les mères, j’en suis sûre.
L’infirmière hocha la tête avec conviction.
— Mais pas du tout, elle est magnifique.
Sheila contempla le petit visage de sa fille. Elle était un peu rouge et chiffonnée, mais son petit visage était le plus beau du monde. Sa tête bien ronde était couverte d’un duvet châtain foncé qui lui rappela aussitôt Slade.
— Savez-vous comment vous allez l’appeler ? demanda l’infirmière.
Pendant neuf mois, Sheila avait pensé au petit habitant de ses entrailles sans jamais réussir à se décider pour un prénom.
— Que diriez-vous de Rebecca ?
La voix d’homme fit tressaillir Sheila. Elle découvrit Slade dans l’encadrement de la porte, les bras chargés d’une gigantesque gerbe de roses rouges, blanches, roses et jaunes.
— Rebecca ? Répéta Sheila en faisant tourner le nom dans sa bouche comme un bonbon.
Tandis que l’infirmière se retirait, Slade déposa les fleurs sur la table de chevet et se pencha sur sa femme et sa fille. Ce spectacle lui fit l’effet d’un coup de poing dans la poitrine. Tout s’était passé si vite qu’il n’arrivait toujours pas à croire à son bonheur.
— C’est le nom de ma mère, dit-il. Je l’ai toujours bien aimé.
— Rebecca, répéta Sheila. En y ajoutant le prénom de maman, cela donnerait Rebecca Susan. Quel grand nom pour une si petite fille !
Timidement, Slade avança la main et toucha le petit poing fermé du bébé. Sa gorge se noua et ses yeux s’emplirent de larmes. Dieu sait s’il avait affronté des épreuves dans sa carrière de grand reporter. Il avait vu des horreurs sans se laisser impressionner, et voilà qu’il menaçait de s’évanouir devant un petit bout de femme de rien du tout !
— On pourra l’appeler Becky Sue, c’est plus court, suggéra-t il.
— Becky Sue, répéta Sheila, avec un sourire involontaire sur les lèvres. Cela me plaît bien. Becky Sue ?
Le bébé émit une sorte de petit miaulement et Sheila rit.
— Eh bien, on dirait qu’elle aime bien, elle aussi.
Slade hocha la tête.
— Puisque tout le monde est d’accord, dit-il.
— Et moi ? s’exclama Sheila en sourcillant. Je n’ai donc pas mon mot à dire ?
— J’ai peur que cela ne change pas grand-chose. Rebecca l’emporte par deux voix sur trois votants. C’est la démocratie, Sheila.
Sheila rit. Rebecca Susan. Oui, cela sonnait joliment.
— Je vous reconnais bien là, soupira-t elle. Autoritaire et déterminé. Je l’avais perçu dans vos articles.
Il la regarda d’un œil surpris et *******.
— Vous avez lu mes articles ?
— Quelques-uns, répondit Sheila, avec une nonchalance feinte.
Elle n’avait pas envie d’admettre que la lecture des éditoriaux de Slade lui avait permis de le suivre dans son périple et de se sentir plus proche de lui. Le talent de plume et la générosité de caractère qu’elle y avait trouvés l’avaient réjouie. Et elle en avait même découpé certains pour les coller dans un cahier, pensant les montrer plus tard à son bébé, quand elle estimerait le moment venu de lui parler de son père.
Les bras croisés sur la poitrine, Slade demanda :
— Alors, qu’avez-vous pensé de mon travail ?
Il ne s’attendait pas à des louanges. Il avait tout juste envie de savoir ce qu’elle pensait. De son côté, Sheila n’avait que du bien à en dire. Ce qu’elle avait lu de Slade témoignait d’un style ferme au service d’un œil aiguisé et d’un cœur compatissant. Mais leur relation était trop récente pour qu’elle puisse le lui dire sans lui donner l’impression de le flatter.
Les yeux baissés sur Rebecca, elle murmura :
— Le voilà, le meilleur échantillon de ce que vous savez faire.
Slade se garda de laisser éclater sa fierté.
— J’en conviens, dit-il sobrement.
Sheila resta un long moment sans rien dire, à contempler son bébé, un sourire timide sur les lèvres.
— Tout de même, dit-elle en soupirant, ce n’est pas normal, ce qui nous arrive.
— Quoi ?
Slade se redressa et s’assit au bord du lit.
— J’ai vu tant de lieux, tant de gens, tant de choses, reprit-il, qu’il y a longtemps que je ne connais plus le sens du mot « normal », vous savez.
Evidemment, elle n’avait pas les mêmes références que lui. Mis à part le soir où elle s’était donnée à lui, sa vie n’était jamais sortie des sentiers battus. Elle le contempla, cherchant sur son visage l’empreinte de tout ce qu’il disait avoir vu. Et elle le trouva dans ses yeux. Il avait le regard aigu et bon des voyageurs revenus de l’enfer.
C’est alors que, sans crier gare, Slade la saisit par la nuque. Elle n’eut pas le temps de se reculer que, déjà, il l’embrassait avec passion.
Son baiser, d’abord mélodie à peine murmurée, s’amplifia jusqu’à devenir une symphonie. Eberluée, Sheila adressa à Slade un regard qui demandait l’explication de cette soudaine fougue.
— Je ne crois que ce que je vois et touche, affirma-t il, dans un sourire d’une sensualité à couper le souffle.
Pourtant, Sheila refusa de se laisser charmer.
— Slade, hier..., commença-t elle d’une voix sourde.
— Oui ?
— Je n’avais pas toute ma tête, je...
Il l’interrompit. Si elle avait des regrets, il se chargerait de les effacer.
— Moi, si, dit-il suavement.
Ils n’étaient pas deux adolescents enfuis de chez leurs parents pour se marier à la va-vite. Ils étaient deux adultes, majeurs et vaccinés, qui s’étaient mariés parce qu’ils allaient avoir un enfant. Aux yeux de Sheila, cette situation était pire encore.
Elle dévisagea Slade. Il n’avait pourtant pas l’air fou.
— Vous n’allez pas me faire croire que vous prenez cette histoire de mariage au sérieux ?
Le sourire de Slade s’épanouit.
— Bien sûr que si !
Sheila s’aperçut alors qu’elle n’avait vu cet homme que deux fois dans sa vie et que, les deux fois, elle avait commis une énorme folie. Comment était-ce possible ?
— Ecoutez, Slade, tout cela est très romantique, mais...
— Romantique ? S’étonna-t il en l’interrompant. Il s’agit juste d’une attitude sensée et raisonnable, Sheila.
Sheila leva les sourcils si haut qu’ils disparurent sous sa frange. Elle n’aurait jamais pensé à qualifier leur conduite de raisonnable !
— Nous avons fait un enfant, Sheila.
— Et alors ? répliqua la jeune femme. Cela ne signifie pas que nous devions passer le reste de nos vies ensemble.
— Rien que le reste de nos vies ?
Il réussit à garder son sérieux.
— Je ne donne pas ma parole facilement, poursuivit-il, mais une fois que c’est fait, je la tiens. Dans mon idée, quand je vous ai prise pour légitime épouse, je me liais à vous pour l’éternité.
Ses yeux pétillaient de malice et Sheila ne put s’empêcher de se demander s’il était sérieux ou s’il s’amusait à ses dépens.
— Je suis sûr que vous serez adorable avec des ailes, conclut-il.
Pour la défense de son point de vue, Sheila ne trouva rien de mieux qu’un vieil adage :
— Qui en hâte se marie, à loisir se repent, dit-elle sentencieusement.
Slade haussa les épaules.
— Dans mon métier comme dans le vôtre, on n’a guère de loisirs.
Sheila sourit malgré elle. Quel charmeur ! Etait-ce naturel ou s’exerçait-il deux heures tous les matins devant sa glace ?
— De quoi avez-vous peur, au juste ? reprit-il. D’y prendre goût ?
— Cela m’étonnerait.
Pour autant qu’elle s’en souvienne, Sheila n’avait jamais eu une haute idée du mariage. L’union de deux êtres lui faisait plutôt penser à une tombe dans laquelle deux malheureux trompaient leur ennui. Ses parents en étaient un merveilleux exemple. Ils avaient passé leur vie à s’éviter.
Sous ses paupières mi-closes, elle considéra Slade d’un regard scrutateur.
— Qui êtes-vous au juste ? demanda-t elle, comme s’il s’agissait du personnage le plus énigmatique de la terre.
Slade tira les épaules en arrière, pointa le menton, dans la position d’une jeune recrue devant son sergent et, les yeux fixes, commença à réciter :
— Slade Garrett, numéro de Sécurité sociale un, soixante-quatre...
Sheila leva la main. Le procédé était habile mais ce n’était pas ce qu’elle attendait.
— Slade, vous êtes mon mari, le père de mon enfant, et je ne sais rien de vous.
Les yeux détournés, Slade resta un instant silencieux.
— Nous avons le temps de faire connaissance, dit-il enfin. Toute la vie si vous voulez... ou un an, si vous décidez de faire usage de la clause de résiliation.
Cet homme était décidément incompréhensible.
— Vous êtes sérieux à propos de ce délai d’un an ?
— Oui, à la fin de la première année, si vous estimez que cela ne marchera jamais entre nous, je m’effacerai.
— Mais pourquoi faites-vous tout cela ? demanda-t elle.
— Je vous l’ai dit hier. Je ne veux pas que notre bébé...
Ils avaient déjà parlé de tout cela, et Sheila avait fini par se ranger à ses arguments. Pourtant, elle ne pouvait s’empêcher de penser qu’il obéissait à d’autres motifs.
— Est-ce la seule raison ?
— Non. Avant tout, il y a vous. Ecoutez, Sheila, lorsque j’étais là-bas, je me suis raccroché à votre image. Vous m’avez donné la force de continuer. Sans vous, je...
Pendant un bref instant, Slade garda le silence.
— Un jour, j’ai frôlé la mort. En Erythrée. J’étais dans un camp de rebelles quand les forces gouvernementales nous sont tombées dessus. J’ai vu la tente dans laquelle j’avais dormi s’embraser comme une torche, et une certaine nuit, notre nuit m’est apparue. J’ai décidé qu’il fallait que je vous revoie, Sheila. Coûte que coûte.
Et elle, pendant ce temps, qui pensait qu’il l’avait oubliée ! Qu’elle n’était rien de plus qu’un agréable souvenir, mêlé à d’autres agréables souvenirs du même genre. Une passade de plus, un visage d’un soir, qui se confondait avec d’autres.
Une nouvelle fois, elle songea à ses parents. Ils étaient l’un comme l’autre de braves gens qui n’avaient plus rien à faire ensemble. Comme la plupart des gens, se dit-elle.
— Et voilà, j’ai tenu ma promesse. Je suis venu, je vous ai vue... et je vous ai convaincue.
— Vous le regretterez peut-être bientôt, dit-elle dans un soupir.
— Pourquoi ? Qu’y a-t il à redouter ?
Sheila se contraignit à donner une réponse honnête.
— Je n’aime pas l’échec, avoua-t elle.
— Dans ce cas, n’échouez pas !
— Pas si simple, repartit Sheila, avec un petit rire sans joie.
— Pas si compliqué, rétorqua Slade. Quand on veut vraiment quelque chose, on l’obtient. Croyez-moi.