Chapitres : 4
— Père Cullum ?
Slade frappa une fois, puis entrouvrit la porte et jeta un coup d’œil dans la chambre. L’infirmière lui avait dit que l’aumônier était soit à la 324 soit à la 326. Slade le trouva du premier coup. La chance continuait de lui sourire.
L’homme en noir s’illumina en le reconnaissant.
— Slade, comment vas-tu, mon garçon ?
— Cela dépendra de vous.
Slade regarda le jeune homme allongé dans le lit. Il n’avait pas l’air mal en point.
— Je vous le vole, d’accord ? Sans attendre de réponse, il prit le prêtre par le bras et l’entraîna dans le couloir.
Le père Jon Cullum était un colosse au teint rosé, aux yeux bleus délavés et aux cheveux argentés. Slade l’avait connu à l’occasion d’une série d’articles qu’il avait écrits sur les sentiments de la communauté catholique d’origine irlandaise vis-à-vis des troubles en Ulster. Pendant l’interview, les deux hommes avaient sympathisé.
— Quelque chose ne va pas ? demanda le père.
— Je vous expliquerai en route, répondit Slade en le guidant vers l’ascenseur.
Le père Cullum lui lança un regard interloqué.
— En route pour où ?
— Le septième étage. Où va avoir lieu mon mariage. Enfin, j’espère...
L’ascenseur, pour une fois, arriva vite et les deux hommes y montèrent. Slade appuya sur le bouton du septième.
— Tu te maries ? demanda le bon curé.
— Si vous voulez bien me faire l’honneur de m’y aider, oui.
— Serait-ce un effet de ta bonté de me redire tout cela lentement ?
— Je vais être père, mon père.
Le curé sourit à cette phrase qui sonnait bizarrement.
— Il y a une demi-heure, je l’ignorais encore, enchaîna Slade. Mais je tiens à épouser la future maman.
Il poussa un soupir accablé. Son discours devait paraître insensé, il était le premier à s’en rendre compte. Il savait pourtant qu’il avait raison d’agir ainsi. Son instinct le lui commandait.
— Elle est sur le point d’accoucher, reprit-il.
Ses yeux accrochèrent ceux du prêtre.
— Vous voulez bien, mon père ?
Habituellement, un mariage se préparait, et le père Cullum savait que ses supérieurs auraient tout de suite dit non. Il aimait toutefois à se considérer comme progressiste.
Les portes du septième étage s’ouvrirent et les deux hommes sortirent sur le palier. Lorsque Slade voulut l’entraîner dans le couloir, le père Cullum lui signifia qu’il devait lui en dire davantage avant d’aller plus loin.
— Slade, es-tu certain que c’est ce que tu veux ? As-tu bien réfléchi ? demanda-t il.
Slade devait savoir que le mariage est une affaire grave, un engagement solennel, mais il ne semblait pas dans son état normal, aujourd’hui.
— Sais-tu bien à quoi tu t’engages ?
Slade savait. Ou croyait savoir. Il hocha la tête.
— Parfois, mon père, il faut écouter ses tripes.
Un sourire indulgent passa sur les lèvres du prêtre.
— Oui, mais ce ne sont pas seulement tes tripes qui se marient. Et puis, il me faut des ************************************************************ ****s officiels. Un certificat de mariage que je puisse remplir, les résultats de l’analyse de sang.
Broutilles que tout cela, songea Slade.
— On verra les détails plus tard, dit-il.
Le père Cullum fronça ses sourcils broussailleux et blancs.
— Tu aurais pu y penser avant.
— Avant, je ne savais pas, répliqua Slade en se passant nerveusement une main dans les cheveux.
— Elle ne t’avait rien dit ?
Slade secoua la tête avec énergie.
— Rien de rien. C’est une têtue.
— Je vois, fit le prêtre.
Il voyait ! Slade poussa un soupir de soulagement. On était sur la bonne voie.
— Elle est fière, mon père, mais moi aussi, je suis fier. Fier de cet enfant que nous allons avoir. Un enfant à qui je veux donner mon nom.
Il posa une main sur l’avant-bras du colosse.
— L’analyse de sang, la paperasserie, je pourrais les avoir, mais ce serait trop tard. Le bébé est en train de naître. C’est maintenant qu’il a besoin d’un nom.
Tout doucement, il reprit sa marche, entraînant à sa suite le père Cullum. D’après sa mine, le prêtre était déjà plus qu’à demi convaincu.
— Eh bien, c’est contraire à tous les règlements.
Slade décida de jouer son va-tout.
— Je sais que nous pourrions nous marier seuls... mais j’aimerais quand même mieux recevoir votre bénédiction.
Le prêtre entendait déjà les remontrances de son évêque. Et de l’autre oreille, il entendait l’appel du bébé. Une petite âme toute neuve qui avait besoin de son aide.
— Pour les ************************************************************ ****s légaux...
— Nous verrons cela plus tard, acheva Slade.
Le prêtre sourit, vaincu.
— Eh bien, soit. Je suppose que c’est ce qui s’appelle un cas de force majeure.
Slade sauta de joie.
— Oh, pour ça, oui !
Le père Cullum le dévisagea.
— Et la jeune femme, elle est consentante ?
Slade pensa que, étant donné les circonstances, il était excusable de prendre quelques libertés avec la vérité.
— Elle m’a dit d’aller vous chercher.
Le père Cullum posa une main sur son épaule.
— Les choses étaient bien différentes de mon temps, dit-il avec bonhomie. Les jeunes gens se mariaient d’abord et faisaient des enfants ensuite, pas le contraire.
Il eut l’air de s’apprêter à raconter une longue histoire. Mais le temps était précieux. L’accouchement pouvait prendre quelques minutes comme des heures.
— Mon père, dit Slade, je propose que nous nous dépêchions.
Le prêtre rit sous cape mais accéléra le pas.
— La précipitation ! Voilà ton problème, dit-il. Tu n’en serais pas là si tu ne t’étais pas tellement dépêché. Mais tu as raison, ajouta-t il, devant le regard appréhensif que lui lança Slade, le moment est mal choisi pour un sermon
Il n’y avait qu’une infirmière dans la salle de garde de la maternité. Elle se leva de son siège à leur approche et ouvrit des yeux ronds à la vue du prêtre.
— Où est le Dr Pollack ? demanda Slade.
— 720, répondit la jeune femme.
La mine grave, les deux hommes partirent vers la chambre indiquée. L’infirmière trottinait sur leurs talons.
— Messieurs, j’espère qu’il n’y a rien de grave, dit-elle d’une voix essoufflée. Personne ne m’a dit qu’on avait besoin d’un prêtre.
— Simple précaution, répondit Slade.
L’infirmière cessa de les suivre mais ses inquiétudes n’étaient toujours pas apaisées.
— Monsieur ! lança-t elle. Les amis ne sont pas admis dans le service. Il y a une salle d’attente.
— Je ne suis pas un ami, répondit Slade, par-dessus son épaule.
Et puisque ce ne serait bientôt plus un secret pour personne, il précisa :
— Je suis le père de l’enfant. Dans son dos, la nouvelle fut accueillie avec un cri de stupeur.
Arrivé devant la porte de la chambre 720, le père Cullum hésita. Il n’avait encore jamais assisté à un accouchement.
— Je ne sais pas s’il est convenable que...
Pour Slade, de telles délicatesses n’aient pas cours en un pareil moment.
— Bien sûr que si ! Trancha-t il. Après ce que vous devez avoir entendu à confesse.
D’une main ferme, il fit entrer le prêtre dans la chambre. Sheila était allongée sur un lit étroit, agrippée à la tête du lit. Son visage était trempé de sueur. Chaque muscle de son corps était tendu à craquer.
A ce spectacle, le cœur de Slade se gonfla de tendresse.
— Sheila ?
Quand la contraction prit fin, la jeune femme retomba mollement sur le matelas, épuisée. Dire qu’elle avait assisté à cela si souvent en tant que médecin ! Jamais elle n’avait soupçonné l’intensité des souffrances qu’enduraient ses patientes.
Elle rouvrit les yeux et fut heureuse de découvrir Slade à son chevet.
— Vous voici, soupira-t elle. Je croyais que vous aviez changé d’avis.
— Aucune chance, ma jolie !
Il lui prit la main.
— Mon père, je vous présente le Dr Sheila Pollack. La mère de mon enfant.
Le père Cullum serra la main de Sheila.
— Slade me dit que vous voulez vous marier, dit-il.
Elle souffrait, certes, mais pas au point de laisser s’installer un malentendu.
— C’est son idée, mon père, murmura-t elle.
Le prêtre perçut clairement sa réticence. Il n’était pas du genre à forcer la main à quiconque, mais ne vit pas d’inconvénients à rappeler quelques-unes des vérités qui étaient chères à son cœur.
— Avoir ses deux parents à ses côtés est un grand avantage pour un enfant, dit-il. Quand on peut choisir, il ne faut pas l’en priver.
Sheila sourit et lança un coup d’œil vers Slade avant de répondre.
— Il vous a tout raconté, n’est-ce pas ?
— Pas tout, répondit le père Cullum avec une moue facétieuse. Soyez tranquille, il n’a pas soulevé le voile sur certains détails qui doivent demeurer un secret entre vous et lui. Maintenant, madame, si j’ai bien compris, ces justes noces sont également votre désir ?
Par la tournure de sa question, il suggérait que la bonne réponse, selon lui, était oui. Depuis qu’il avait franchi le seuil de la chambre, le père Cullum s’était peu à peu convaincu que la Providence l’avait choisi pour unir ces deux êtres.
Sheila était épuisée. Elle n’avait plus la force de discuter. D’ailleurs, les arguments de Slade n’étaient peut-être pas si absurdes que cela, après tout. De plus, elle n’avait oublié ni cette merveilleuse nuit sur la plage ni l’homme qui avait décroché les étoiles et arrêté le cours du temps pour elle.
— Oui, répondit-elle d’une voix sifflante, au moment où une nouvelle contraction se déclenchait.
Un cri de douleur s’échappa de sa mâchoire serrée. Voyant cela, le père Cullum se hâta d’ouvrir son livre de prières, plus par habitude que par besoin, car il connaissait les formules par cœur. Depuis plus de trente ans qu’il officiait, on aurait pu remplir un grand théâtre avec tous les couples qu’il avait mariés !
— Dans ce cas, je pense que nous aurions intérêt à nous dépêcher d’en finir, dit-il.
Slade prit la main de Sheila dans la sienne.
— La version abrégée, mon père, s’il vous plaît.
Sheila se crispa.
— On y va, dit encore Slade.
En secret, le père Cullum eut une pensée pour son évêque, espérant que le vieux prélat serait dans un bon jour lorsqu’il entendrait parler de cette histoire.
— Sheila Pollack, acceptez-vous de prendre pour époux Slade Garrett, ici présent, pour le meilleur et pour le pire, et de l’aimer jusqu’à ce que la mort vous sépare ?
Sheila se contorsionna dans son lit. Tant qu’elle avait encore assez de souffle pour le faire, elle répondit.
— Oui.
A ces mots, elle enfonça ses ongles dans la paume de Slade.
— Slade Garrett, acceptez-vous de prendre pour épouse Sheila Pollack, ici présente, pour le meilleur et pour le pire et...
Sheila sentit la tête du bébé qui commençait à s’engager. Elle leva vers Slade un regard affolé.
— Je crois qu’il arrive ! dit-elle dans un souffle.
Le père Cullum accéléra le débit, chaque mot chevauchant le suivant.
— ... et de l’aimer jusqu’à ce que la mort vous sépare ?
Agrippée à la main de Slade, Sheila essaya de s’asseoir.
— Oh ! Slade, appelez l’infirmière. Tout de suite !
Se tournant vers le prêtre, le jeune homme dit prestement oui et lui fit signe de continuer, aussi vite qu’il le pourrait.
— En-vertu-des-pouvoirs-qui-me-sont-conférés-par-l’Etat-de-Californie-je-vous-déclare-unis-par-les-liens-du-mariage.
Le père Cullum referma son livre et prit une profonde inspiration.
— A ce stade, dit-il, vous devez embrasser la mariée. Enfin, comme il semblerait que tu as déjà fait bien davantage que cela...
Sheila geignit et attendit que la douleur reflue avant de parler.
— Slade...
Elle lui étreignait toujours la main et, sous l’effet d’une subite monté d’adrénaline, Slade ressentit une excitation aussi forte qu’au cours de certains événements qu’il avait couverte comme journaliste.
— Je vais la chercher.
Le père Cullum se faufilait déjà dehors. Slade le rattrapa devant la porte.
— Merci, mon père.
Il tira de son portefeuille tous les billets qui s’y trouvaient.
— Pour les bonnes œuvres de la paroisse, insista-t il en les plaçant de force dans la main du prêtre, qui hésitait à les accepter.
Cela fait, il ouvrit la porte et partit à grandes enjambées vers la salle de garde.
— Félicitations ! Lança le prêtre dans son dos. N’oublie pas de m’apporter le certificat de mariage, que je le signe.
— Demain sans faute, répondit Slade sans se retourner.
Il ne se rendait pas encore compte de la gravité de ce qui venait de se passer.
— Infirmière !
Alertée par son ton pressant, Rosa accourut.
— Le bébé arrive !
L’infirmière tourna les talons.
— Je vais chercher le Dr Kelly.
Après avoir examiné Sheila, le médecin était allé voir une autre patiente au même étage.
Slade retourna en toute hâte auprès de Sheila.
Mariés ! pensa-t il. Ils étaient mariés. Sincèrement, il espérait avoir fait le bon choix. Un simple regard vers la jeune femme balaya ses doutes. Allons, tout allait bien se passer. C’était un merveilleux conte de fées qui commençait !
— Le Dr Kelly arrive, dit-il.
Sheila se mordit la lèvre si fort qu’elle crut l’avoir coupée. La vue brouillée par la souffrance, elle agita la tête en tous sens.
— Il est trop tard, dit-elle entre ses dents serrées. Allez chercher l’infirmière.
— Mais elle est en train de...
Il n’était plus temps de parler. Arc-boutée sur les bords du lit, Sheila s’assit à demi et respira. Un long gémissement se glissa entre ses lèvres closes.
— Mon Dieu, Sheila, il est en train de naître !
Sheila se laissa retomber en arrière. Toute pantelante, elle trouva quand même la force d’ironiser :
— Qu’est-ce qui vous a mis sur la voie ?
— Qu’est-ce que je peux faire ? demanda Slade, affolé.
— Tenez-moi les épaules.
Sheila fut vaguement consciente que la porte de la chambre s’ouvrait et que des gens entraient.
— Alors, Sheila, il faut toujours que tu ailles trop vite, lança le Dr James Kelly, un échalas avec un visage en lame de couteau.
— Je sais, James, je crois que je suis à dilatation complète.
— On va voir ça.
Sheila avait besoin de se raccrocher à quelque chose ou à quelqu’un. Elle n’aurait jamais cru que l’accouchement s’accompagnait d’un tel sentiment de solitude.
— Slade ?
— Je suis là.
Le médecin examina Sheila. Le bébé n’arriverait que dans quelques minutes. Il fit signe à l’infirmière d’aller préparer la salle de travail.
— Y a-t il quelque chose que je puisse faire ? Lui demanda Slade.
— Par exemple me dire qui vous êtes, ce serait un bon début.
— Eh bien, euh..., bredouilla Slade. Drôle de moment pour des présentations !
— Mon mari, intervint Sheila d’une voix hachée.
Son confrère tomba des nues. Cela faisait trois ans qu’ils travaillaient au coude à coude, tous les deux, et Kelly croyait connaître Sheila aussi bien que quiconque. Jusqu’ici, il s’était figuré qu’elle était célibataire et ne lui avait jamais connu de prétendant !
— Eh bien, on peut dire que tu sais garder un secret, toi ! s’exclama-t il.
Du coup, il envisagea Slade d’un autre œil.
— Monsieur le mari de Sheila, dit-il d’un ton enjoué, allez vous déguiser en médecin et rejoignez-nous dans la salle de travail.
— Tout se passera bien, n’est-ce pas ? S’inquiéta Slade.
— Mais oui, répondit Kelly, avec un sourire narquois. Maintenant, filez ! si vous ne voulez pas rater l’entrée en scène de votre progéniture. Les vêtements stériles sont dans le vestiaire, en face de la salle de garde.
Il sourit à Sheila.
— On y va, lui dit-il. Le bébé ne va plus tarder.
— Dépêche-toi, James, supplia-t elle.
Slade s’essuya le front avec le dos de la main. Il était en nage.
— Je ne suis pas près d’oublier cette journée, dit-il avec un sourire tendre. En débarquant de l’avion, j’étais encore célibataire, et voilà qu’à 7 heures du soir je me retrouve avec femme et enfant. Je ne crois pas pouvoir faire mieux avant longtemps !
Il se pencha pour embrasser les lèvres palpitantes de Sheila.
— Pour sceller notre mariage, dit-il. Maintenant, madame Garrett, si voulez bien m’excuser une minute, il faut que j’aille me changer si je veux pouvoir accueillir dignement notre enfant.
L’infirmière revint, aida Sheila à s’asseoir dans le fauteuil roulant, et la poussa jusqu’à la salle de travail.
— Tout va bien se passer, murmura-t elle.
Rassurez-vous. Sheila essaya de sourire.
— C’est drôle, répondit-elle. Ces mots-là, j’ai dû les dire à des centaines de jeunes mamans. Et maintenant, je m’aperçois qu’elles n’ont pas dû me croire elles non plus !
Slade revint, vêtu de vert des pieds à la tête. Deux infirmières hissèrent Sheila sur la table d’accouchement.
— O.K., Sheila, dit James Kelly. La théorie, c’est bien beau, mais maintenant, montre-nous ce que tu sais faire.
Une petite heure plus tard, tout était fini, et le premier cri de triomphe du nouveau-né se mêlait aux soupirs de soulagement de sa mère.
Slade se pencha pour parler à l’oreille de Sheila. Son visage était redevenu lisse et paisible. Elle souriait.
— C’est une fille, murmura-t il d’une voix étranglée par l’émotion. Nous avons une belle petite fille toute rose.
— Tenez, puisque vous êtes là, rendez-vous utile, bougonna Kelly en lui tendant une paire de ciseaux. Coupez vous-même le cordon ombilical. Il paraît que cela crée un lien indéfectible entre le père et l’enfant. Au niveau symbolique, si vous voyez ce que je veux dire. Enfin, si l’on en croit les psy !
Slade consentit de bonne grâce à commettre cet acte plein de promesses. Ses yeux se mouillèrent de larmes brûlantes. Autant qu’il s’en souvienne, il n’avait jamais été aussi heureux de toute sa vie.