CHAPITRE 16
Jamais il n’avait ressenti une telle nervosité, pensa Brice en remplissant deux verres de scotch. Certes, Sabina avait accepté de venir chez lui, mais il ignorait encore ce qui l’avait poussée à le faire !
Souhaitait-elle le « larguer » ailleurs que dans le salon d’un hôtel de luxe… ou bien nourrissait-elle d’autres projets ?
— Tiens, dit-il en lui tendant le verre qu’il venait de remplir.
Lui-même avala alors une gorgée de whisky pour se redonner du courage. Il se sentait l’âme d’un condamné attendant la sentence.
— Sabina…
— Brice…
Ils avaient parlé en même temps, et chacun s’était arrêté spontanément pour laisser l’autre s’exprimer.
— Toi la première ! décréta Brice, préférant rester debout au lieu de s’asseoir, car il était bien trop nerveux.
Certes, Sabina venait de lui annoncer sa rupture avec Latham, mais cela ne signifiait pas pour autant qu’il ait une chance auprès elle. D’ailleurs, le fait qu’elle se réjouisse d’avoir retrouvé son indépendance et sa liberté n’augurait rien de bon. Au contraire. Seul point positif : elle avait accepté son invitation à dîner.
Sabina n’avait pas encore touché à son verre. Prenant une large aspiration, elle déclara :
— Brice, je voulais te dire certaines choses avant de… avant de…
De quoi ? se dit-il in petto, à bout de nerfs. De prononcer sa condamnation ? Après toutes ces semaines de stress, il n’était pas certain d’accuser le choc avec élégance !
Même si Latham n’était plus un obstacle entre eux, pourquoi s’intéresserait-elle davantage à lui ? fit une petite voix intérieure de façon bien insidieuse.
— Parle, Sabina ! lui ordonna-t il d’un ton tendu. Je regrette, mais la patience n’est pas mon fort.
— Effectivement, c’est ce que j’ai cru comprendre, rétorqua-t elle en souriant. Bien ! Comme je te l’ai déjà dit, je ne vis plus avec Richard.
Elle le regardait à présent droit dans les yeux — de ses prunelles aussi bleues que l’azur.
— La séparation a eu lieu il y a trois semaines, poursuivit-elle. Lorsque nous sommes revenus d’Ecosse…
— Continue, l’encouragea-t il, le souffle court.
Elle avala une gorgée d’alcool et poursuivit :
— C’est moi qui ai provoqué la rupture, même si Richard en était arrivé aux mêmes conclusions que moi. J’ai alors découvert un Richard que je ne connaissais pas. Un homme résolu à tout, oui, à tout, pour conserver une pièce qu’il considérait comme unique dans sa collection déjà fort vaste.
Ses yeux brillaient de larmes, des larmes qu’elle s’efforçait de retenir.
— Tu affirmais tout à l’heure qu’il était encore trop tôt pour savoir si l’envoi de ces lettres anonymes avait définitivement cessé ou non. Eh bien, je peux te garantir que je n’en recevrai plus…
Elle fit une courte pause, presque hésitante, avant de déclarer :
— Pour la bonne raison que c’était Richard qui me les envoyait !
Brice la fixait d’un air hébété, incapable d’assimiler ce qu’elle était en train de lui dire.
Comment Latham aurait-il pu être le corbeau ? Allons, il fallait être logique !
Tout d’abord, Latham n’était pas le forcené qui avait agressé Sabina dans sa loge, en novembre dernier, pour la bonne raison que ce dernier était désormais interné dans un centre psychiatrique.
Ensuite, il était la personne avec qui Sabina vivait. Il était donc censé l’aimer, la choyer. Et non chercher à la bouleverser en lui envoyant des lettres anonymes.
A moins que ce ne fût précisément le but ! pensa-t il soudain. La bouleverser, la fragiliser… Le propre neveu de Latham ne l’avait-il pas mis en garde contre son oncle ?
— Difficile à croire, n’est-ce pas ? reprit Sabina dans un triste sourire. Moi-même, je m’étonne encore d’avoir pu faire confiance à cet individu. Hélas, c’est la vérité, Brice. Richard et moi nous sommes donc disputés juste après notre retour d’Ecosse… Ce fut une querelle assez violente au cours de laquelle il a fini par m’avouer qu’il était l’auteur de ces lettres.
— Mais enfin, pourquoi ?
— Tu ne devines pas ?
— Je crains que si ! Il voulait que tu demeures dépendante de lui, n’est-ce pas ? déclara Brice avec amertume. Après l’agression, tu étais extrêmement vulnérable et très sensible à la gentillesse trompeuse de Latham…
— Effectivement, admit Sabina. En vérité, jamais nous n’avons été amoureux, Richard et moi. Nous… nous avions passé un contrat. Lui me protégeait et moi…
— Toi, tu devenais son bien, un objet rare qu’il exhibait à son bras.
— Exact, avoua-t elle tristement. J’étais dans un tel état de faiblesse après l’agression !
Elle lui lança alors un regard implorant, comme si elle cherchait sa mansuétude, craignant peut-être qu’il ne la condamne.
— Et de son côté, Latham était prêt à tout pour te garder, enchaîna-t il en sentant monter une sourde colère en lui.
Le salaud ! pensa-t il. Comment avait-il pu ? Comment avait-il osé imposer un tel marché à Sabina ?
— C’est exact, approuva-t elle gravement. Tu faisais allusion tout à l’heure à ta visite, le jour où j’étais alitée… Rappelle-toi : la veille, j’étais venue chez toi alors que je croyais Richard en voyage. Quand je suis rentrée, il était à la maison et a exigé des explications, étant donné que Clive l’avait déjà informé de la situation. Les mesures de rétorsion n’ont pas tardé… Dès le lendemain, il m’a envoyé une lettre anonyme pour me punir de t’avoir vu sans sa permission ! Et moi, naturellement, j’ai été encore une fois dévastée d’avoir reçu des nouvelles du corbeau. Incapable de me lever.
Une expression de profond dégoût apparut sur le visage de Brice alors qu’elle poursuivait, la gorge serrée :
— De fait, je réalise aujourd’hui que je recevais une lettre dès qu’il estimait que j’avais besoin d’un rappel à l’ordre — au cas où j’aurais oublié que j’étais « sa chose » à lui ! D’ailleurs, ces messages anonymes contenaient une phrase récurrente : « Tu m’appartiens. »
— L’ordure, je vais lui régler son compte ! s’exclama-t il alors en serrant les poings.
— Non, Brice, c’est inutile à présent.
— Inutile ? Certainement pas, il va voir de quel bois je me chauffe, je peux te le garantir.
— Non ! trancha-t elle. Cela ne servirait à rien. Je me suis fiancée avec lui pour de mauvaises raisons. J’ai moi aussi ma part de responsabilités dans le sordide marché qui nous liait… Je crois même que si je n’avais pas ouvert les yeux à temps, j’aurais fini par l’épouser. Car, malgré tout, sans être éprise de lui, je l’aimais bien. Enfin… certainement pas de la façon dont je t’aime toi.
A ces mots, la plus vive surprise se peignit sur le visage de Brice. Nul doute que cette fois, il l’avait parfaitement comprise.
Ils étaient décidément logés à la même enseigne ! pensa-t elle alors. Elle partageait son étonnement pour l’avoir elle-même ressenti tout à l’heure lorsqu’il l’avait invitée au restaurant « à défaut de pouvoir passer le reste de sa vie avec elle ».
Elle revenait de si loin ! Si elle avait été incapable de se remettre de son agression, c’était parce que ces lettres lui rappelaient constamment sa vulnérabilité, l’enchaînant par conséquent à son bourreau. Et puis, sans crier gare, Brice était entré dans sa vie, et elle avait commencé à ouvrir les yeux…
Aujourd’hui, elle avait la certitude d’être guérie, même s’il lui était encore fort douloureux de penser que Richard était bel et bien l’auteur de ces lettres. Et surtout, une question la torturait sans relâche : comment avait-elle pu se laisser abuser si aveuglément ?
— Richard est une personne fort étrange, poursuivit-elle doucement sans le quitter des yeux. Sais-tu pourquoi il a soudain décrété que je n’étais plus… parfaite ?
— Serais-je la cause de son revirement ? demanda Brice en sourcillant.
Elle éclata de rire avant de déclarer :
— Eh oui ! Tu es responsable à cent pour cent de cette prise de conscience ! Richard est un collectionneur qui se *******e d’admirer ses biens. Il… nous…
Elle s’interrompit un instant, gênée, avant de reprendre :
— Il est horrifié à l’idée d’avoir un rapport physique avec une autre personne.
— Mais je croyais que…
— A tort, Brice. Notre relation n’a jamais été consommée. Nous faisions chambre à part — même lorsque nous descendions à l’hôtel. Voilà pourquoi cela ne me gênait nullement de ne pas dormir avec lui au château ! Cette clause faisait partie de notre curieux marché. Ou plus exactement, elle en était la condition sine qua non. Au départ, je croyais que c’était par respect pour notre amitié, puis je me suis aperçue que Richard répugnait réellement à tout contact physique.
Une prise de conscience qui l’avait déconcertée, il y avait trois semaines.
Oui, elle avait définitivement passé un contrat des plus étranges avec un déséquilibré mental, et qui plus est, maître chanteur ! Elle devait s’estimer heureuse de s’en être sortie indemne !
— Latham est plus fou que je ne croyais, déclara Brice d’un air méprisant. Néanmoins, cela ne m’empêchera nullement d’aller lui donner une bonne leçon pour qu’il ne s’avise jamais de recommencer.
— Non, je peux t’assurer que je n’entendrai plus parler de lui, affirma Sabina. Richard et moi sommes parvenus à un accord — un autre ! ajouta-t elle non sans dérision. Il restera en dehors de ma vie et de celle de mes amis si je m’engage en contrepartie à ne pas le dénoncer à la police comme l’auteur des messages anonymes que je recevais… Ainsi, nous serons quittes.
— Il s’en tire à trop bon compte !
— Allons, tu oublies qu’il me considérait comme une œuvre d’art et qu’il a été trompé sur la marchandise ! C’est une sacrée punition, pour un esthète.
— Que veux-tu dire ?
— Qu’il me croyait à son image, sensible à la beauté mais insensible au désir physique. Et il a finalement découvert que j’étais attirée par toi !
— Une attirance si réciproque et si forte, qu’il m’est difficile de rester dans la même pièce que toi plus de cinq minutes sans avoir envie de te faire l’amour, déclara subitement Brice, lassé de l’entendre évoquer Latham.
Elle éclata de rire.
— Cinq minutes ? Menteur ! Je constate que cela fait près de quinze minutes que nous discutons ! répondit-elle d’un air provocateur.
— Voilà une négligence impardonnable de ma part, murmura-t il alors d’une voix rauque en s’avançant vers elle. Je t’aime, Sabina. Je veux t’épouser.
— Avant de te répondre, je me dois de t’avouer deux ou trois petites choses, fit-elle d’un air mystérieux.
— Je suis tout ouïe.
— Je veux que tu saches que mes actions ne sont plus dictées par la peur, comme c’était le cas jusque récemment. Je me suis remise de l’agression, et je m’en serais remise bien plus tôt sans l’intervention de Richard. Comprends-tu ce que je veux te dire, Brice ?
— Oui, aucune de tes actions n’est désormais dictée par la peur, répéta-t il docilement… et non sans impatience !
— Parfait ! dit-elle d’un air satisfait. Dans ces conditions, ma réponse est oui !
— Oui, je t’aime… ou oui, je veux t’épouser ?
— Oui, je t’aime et oui, je veux t’épouser ! annonça-t elle sans l’ombre d’une hésitation.
— Je ne suis pas certain de pouvoir te croire, murmura-t il en fermant les paupières, ivre de bonheur.
Sabina se *******a de sourire. Elle non plus ne parvenait pas à le croire ! Pourtant, c’était un fait : Brice et elle s’aimaient et allaient se marier.
— Je suis certaine que je vais trouver un moyen pour t’en convaincre, insinua-t elle alors d’une voix cajoleuse.
— Etes-vous en train de me faire une proposition indécente, mademoiselle Smith ? feignit-il de s’indigner.
— Absolument, monsieur McAllister ! confirma-t elle d’un air assuré.
A cet instant, il l’attira à lui et captura sa bouche dans un baiser passionné. Un baiser qui était le signe d’un véritable amour — de ceux qui durent une vie entière.