CHAPITRE 15
— Tu n’es pas la même, ce soir, Sabina, déclara Brice, songeur, tandis que tous deux prenaient place dans le salon d’un grand hôtel londonien. Tu es comme transformée.
A cet instant, on déposa devant eux, sur une table basse, les deux cafés que Brice avait commandés. L’endroit était des plus cosys — mais Sabina décidément fort mystérieuse !
Lisait-il réellement de la méfiance dans son regard par ailleurs fuyant ? Difficile à dire, car le sourire poli qu’elle affichait brouillait les pistes, tel un masque.
— Ah bon ? fit-elle en prenant sa tasse de café. Bah, je suis toujours un peu excitée après un défilé ! Sans doute est-ce pour cette raison que je te donne cette impression.
Ils se turent quelques instants, puis il reprit :
— Tu as une très belle voiture.
— Merci, lui dit-elle en souriant, l’air heureux. J’adore conduire à Londres.
Oui, elle avait définitivement changé, se dit-il. La peur qui semblait l’habiter la première fois qu’il l’avait rencontrée avait disparu. D’ailleurs, à présent, il savait quelle en était l’origine…
— Ne tiens pas rigueur à ta mère des confidences qu’elle m’a faites à ton sujet, lui dit-il en se calant sur la banquette. Elle croyait que nous étions amis.
— Je ne suis pas la première personne connue à recevoir des lettres anonymes, déclara-t elle alors d’un air ennuyé.
— Manifestement, il ne s’agissait pas simplement de lettres. L’individu qui te traquait s’est tout de même aventuré jusque dans ta loge pour t’agresser !
A cette seule pensée, il sentit monter en lui des pulsions meurtrières ! Tout comme cela avait été le cas lorsque Leonore lui avait expliqué l’agression dont Sabina avait été victime, agression qui avait ancré la peur en elle, l’avait transformée en une jeune femme profondément angoissée qui s’effrayait de sa propre ombre et était devenue étrangère aux siens.
Après sa conversation avec Leonore, Brice avait été envahi par une immense colère. Sa première pensée avait été de retrouver le scélérat qui avait osé commettre un crime si abominable afin de lui infliger une bonne leçon.
Insidieusement, un désir plus fort l’avait peu à peu étreint : celui de se précipiter chez Sabina pour la protéger et veiller à ce que jamais un tel malheur ne se reproduise.
Le problème, c’est que Richard Latham assurait déjà la fonction de protecteur auprès d’elle. Comme il enrageait de ne pouvoir prendre sa place !
Evitant toujours le regard perçant de Brice, Sabina déclara rapidement :
— Mon agresseur a accepté d’entrer dans un service psychiatrique pour se faire soigner. Il n’y a pas eu de nouveaux incidents.
Et c’était aussi pour cette raison que l’agression avait pu être passée sous silence ! Evidemment, il comprenait que Sabina préférât éviter toute publicité — même s’il ne pouvait s’empêcher de repenser, le cœur étreint par l’angoisse, à un autre top model qui, deux ans auparavant, avait été agressée dans des conditions similaires et n’avait pas survécu !
— Ecoute, Brice, ajouta-t elle, tout cela, c’est de l’histoire ancienne, alors n’en parlons plus, d’accord ?
— Et les lettres que tu reçois, objecta-t il alors d’une voix rauque, c’est de l’histoire ancienne, peut-être ?
A ces mots, elle devint livide.
l avait donc vu juste en ce qui concernait la fameuse enveloppe verte, pensa-t il. Il s’agissait bel et bien de courrier anonyme !
— Je n’ai pas l’impression que le séjour en hôpital psychiatrique se soit révélé d’une grande efficacité pour ton agresseur, ajouta-t il.
A cet instant, il vit le pouls de Sabina s’accélérer à la naissance de son cou, et le désarroi que reflétèrent ses traits lui déchira le cœur.
— Brice, je préférerais ne pas reparler de tout cela, dit-elle d’un ton saccadé.
— Je peux le comprendre, concéda-t il. Il n’empêche que cet individu te harcèle toujours, n’est-ce pas ? Il n’attend que la prochaine occasion pour…
— Assez ! s’écria-t elle d’un ton cinglant avant de reprendre d’une voix presque tremblante, cette fois : arrête, Brice… Je ne reçois plus de lettres depuis des semaines.
— Mon intuition me dit pourtant que, la dernière fois que je suis venu à Mayfair et que tu étais alitée, prétendument souffrante, tu venais de recevoir l’une de ces maudites lettres.
Elle lui jeta un bref coup d’œil, avant de détourner le regard, fort mal à l’aise.
— Bien vu, reconnut-elle. Je… C’est la dernière que j’ai reçue.
— Cela fait donc quatre semaines, observa-t il. A quel rythme en reçois-tu d’ordinaire ?
— Tous les quinze jours, à peu près, répondit-elle d’un ton las.
— Il est un peu tôt pour décréter que ces envois ont cessé, tu ne crois pas ?
La colère qu’il ressentait envers leur auteur perçait malgré lui dans sa voix. Soudain, Sabina ouvrit la bouche pour dire quelque chose… mais, au dernier moment, se ravisa.
— Sabina… ? Qu’y a-t il que tu ne peux me dire ? demanda-t il, inquiet, convaincu qu’elle lui cachait quelque chose.
Dans un ultime effort, elle parvint à esquisser un petit sourire, et répondit :
— Allons, Brice, nous ne sommes pas assez intimes pour échanger des confidences.
Cruelle ! pensa-t il alors. Pour sa part, il la connaissait suffisamment pour savoir avec certitude qu’il était amoureux d’elle — et qu’elle l’obsédait en permanence, jour et nuit.
— Merci ! répondit-il, vexé.
— De rien, fit-elle d’un air mutin.
Décidément, il était même incapable de lui tenir ombrage de sa cruauté. Sourcillant, il reprit :
— Manifestement, tu as été fort occupée ces dernières semaines…
Si occupée qu’elle était toujours sortie ou indisponible chaque fois qu’il avait essayé de la joindre !
Brusquement, il la sentit sur ses gardes.
— Tu ne devrais pas t’en étonner, Brice. Je t’ai pourtant dit que mon emploi du temps était fort chargé.
— Effectivement. Note que de mon côté, je n’ai pas chômé non plus.
— Ah bon ? fit-elle en affichant un intérêt poli.
Il se raidit : il détestait ses marques de politesse, il préférait encore ses coups de griffe.
— J’ai fini le portrait, annonça-t il d’un ton abrupt.
— Mon portrait ?
— Evidemment ! De quel autre pourrait-il s’agir ?
Une rougeur colora ses joues tandis qu’elle balbutiait :
— Mais je… je n’avais pas terminé de poser pour toi. En outre, tu… enfin, Richard t’a dit qu’il annulait la commande.
— Tu sous-estimes donc mon talent au point de me croire incapable de peindre un sujet sans l’avoir devant les yeux ?
— Non, ce n’est absolument pas ce que je voulais dire ! Mais pourquoi terminer ce tableau… alors que ton client ne va pas te l’acheter ? Enfin, je présume que je pourrais toujours…
— Il n’est pas à vendre ! trancha-t il.
Il avait terminé ce portrait pour lui, pour son propre salut.
La peindre sur la toile avait été une sorte d’exutoire pour pallier son absence — sa façon à lui de se rapprocher d’elle durant ces trois semaines où il n’avait pu la contacter.
Et puis, sans se vanter, ce portrait était extrêmement réussi. Le visage et le buste de Sabina se détachaient sur le fond de la fameuse chambre médiévale, et l’on aurait dit une vestale auréolée de mystère.
Jamais il ne le vendrait ! A personne. Heureusement que Latham avait renoncé à la commande, car Brice n’aurait su comment lui annoncer qu’il gardait le tableau pour lui !
— Je ne comprends pas, fit Sabina.
— Vraiment ?
— Oui, sincèrement… Que comptes-tu en faire, au juste ?
— Je ne sais pas encore. L’exposer, peut-être.
Pourtant, en formulant cette éventualité, il comprit que jamais il ne pourrait se séparer du tableau — même pour le confier à une galerie réputée à titre provisoire. Non, il allait l’accrocher dans sa chambre, en face de son lit. Ce serait, hélas, son seul moyen d’être proche de la jeune femme !
— Si jamais tu décides de le présenter dans une exposition, fais-moi signe, lui dit-elle. J’aimerais tout de même le voir.
— Tu peux passer chez moi quand tu veux pour l’admirer, rétorqua-t il. Tu seras toujours la bienvenue.
— J’attendrai l’exposition, assura-t elle dans un sourire tendu.
— Comme tu voudras.
L’atmosphère venait subitement de changer entre eux, constata Brice. Sabina semblait avoir perdu la vitalité qui l’animait tout à l’heure. Etait-ce à cause de lui qu’elle s’était départie de cette joie si inhabituelle chez elle ? Si tel était le cas, il le déplorait sincèrement.
— Sabina…
Il s’arrêta tout net en la voyant porter sa tasse à ses lèvres. Car il venait de s’apercevoir d’un autre changement chez elle… ou plus exactement d’une absence qu’il n’avait pas notée jusque-là !
Elle ne portait plus son gros diamant à l’annulaire gauche, l’ostentatoire symbole de ses fiançailles avec Latham !
Sabina posa sur Brice un regard interrogateur, avant de comprendre pourquoi il fixait sa main gauche avec une telle insistance : il était manifestement déconcerté par l’absence de sa bague de fiançailles.
Qu’à cela ne tienne, elle n’était pas à court de justifications ! Elle pouvait affirmer, par exemple, qu’elle la retirait toujours lors des défilés et qu’elle avait tout simplement oublié de la remettre. Ou bien qu’elle l’avait rapportée au bijoutier afin qu’il la retaille car la pierre s’accrochait systématiquement aux vêtements, ce qui lui avait valu de déchirer la dernière création d’un couturier de renom.
Décidément, pensa-t elle non sans dérision, son imagination était fertile !
— Qu’as-tu fait de ta bague ? parvint-il enfin à demander.
A ces mots, elle se mit à fixer à son tour son annulaire gauche, comme si elle venait juste de s’apercevoir qu’elle ne portait pas le diamant…
Comment réagirait Brice si, au lieu d’élaborer un petit mensonge pour justifier l’absence de bague à son doigt, elle lui annonçait qu’elle avait rompu ses fiançailles ?
Sur une impulsion, elle le regarda droit dans les yeux et déclara :
— Je n’ai aucune idée de ce que Richard a pu en faire depuis que je la lui ai rendue.
— Tu as rendu ta bague de fiançailles à Richard ?
Il avait dû reformuler à haute voix les surprenants propos de Sabina pour bien en saisir le sens.
— Oui, je ne me sentais pas en droit de la garder après notre rupture, confirma-t elle.
— Quand la lui as-tu remise ? demanda-t il lentement, d’une voix tendue.
Si elle lui confessait la vérité — c’est-à-dire qu’elle avait rendu la bague à Richard trois semaines auparavant, à leur retour d’Ecosse —, nul doute qu’il se sentirait en partie responsable de la rupture. De fait, il l’était, mais elle était trop orgueilleuse pour le lui avouer de but en blanc.
Elle redoutait qu’il n’en tire une fierté déplacée !
Devant le silence de Sabina, Brice reprit :
— Durant ces trois dernières semaines, je n’ai cessé de téléphoner chez Richard et, à chaque fois, on me disait que tu n’étais pas là.
— C’était tout à fait exact, puisque je n’habite plus chez lui depuis plusieurs semaines, répondit-elle rapidement avant d’ajouter d’un ton fatigué : Brice, il est tard et le défilé m’a exténuée. Aussi, si tu veux bien m’excuser…
Là-dessus, elle fit un mouvement pour attraper son sac, posé près de ses pieds, sur la moquette.
— Non, je ne veux pas t’excuser ! s’exclama-t il. Tu ne peux pas tout simplement te lever et partir après m’avoir annoncé ta rupture avec Latham !
— Et pourquoi pas ? Richard et moi avons rompu d’un commun accord, répondit-elle d’un air détaché. Ce n’est pas la fin du monde, tu sais. Bien au contraire. J’apprécie infiniment d’avoir recouvré ma liberté.
Cette dernière phrase la surprit elle-même, pourtant elle exprimait la stricte vérité. Depuis le soir où elle avait quitté Richard, elle avait senti renaître son ancienne confiance en elle-même. D’un coup, la peur qui la tenaillait depuis des mois avait disparu.
— J’aime ma nouvelle indépendance, insista-t elle. J’ai emménagé dans mon propre appartement et, à présent, je fais absolument ce que je veux et je vois qui je veux. J’avais oublié à quel point c’était agréable.
Elle disait vrai. Après son agression, elle avait vécu dans la peur de la récidive, et avait su gré à Richard de la protéger. Elle n’avait pas réalisé alors le prix de cette protection étouffante…
Durant ces trois semaines, elle avait retrouvé toute son assurance. Par ailleurs, son appartement lui plaisait énormément. Elle l’avait meublé avec goût et avait repris une vie sociale, résolue à tourner la page.
La preuve : elle s’apprêtait même à se rendre à la réception de Hugh et sa mère, la semaine prochaine ! Mieux : elle avait téléphoné à cette dernière pour l’inviter à déjeuner, et pour la première fois, les deux femmes avaient échangé des confidences. Elle était certaine de pouvoir compter sur la discrétion de Leonore : celle-ci ne répéterait jamais leur conversation à Brice— et notamment ce qu’elle lui avait avoué à son sujet !
— Je vois, articula-t il enfin, pour le moins déconfit. Dans ces conditions, il n’y a guère de chance que tu acceptes mon invitation à dîner, demain soir ?
Elle était prête à confirmer ses craintes, lorsque, soudain, elle perçut l’intensité de son regard vert…
— Et en quel honneur m’inviterais-tu ? fit-elle, le souffle court.
— Parce qu’il est encore trop tôt pour te demander de passer le reste de ta vie avec moi ! répondit-il alors sur le ton de l’autodérision.
A ces mots, elle écarquilla grand les yeux.
Avait-elle bien entendu ?
Venait-il de dire que… ?
Elle secoua la tête, incapable de prononcer le moindre mot. Brice était-il en train de lui avouer qu’il l’aimait ?
— Si je comprends bien, tu n’es pas d’accord pour passer le restant de tes jours avec moi, n’est-ce pas ? reprit-il alors, se méprenant sur sa réaction. Très bien… Dans ces conditions, je me *******erai d’un dîner.
Il allait bien trop vite pour elle ! Comment était-il passé d’un dîner… à une vie entière ? Avait-elle manqué quelque chose ?
— Euh… Peut-on revenir un tout petit peu en arrière, Brice ? suggéra-t elle alors en lui lançant un regard incertain. Je suis bien consciente que tu as flirté avec moi, ces derniers mois. Tu m’as même embrassée, mais…
— Que les choses soient claires entre nous, Sabina ! coupa-t il d’un ton déterminé. Je ne flirte pas. Je ne l’ai jamais fait, et ne le ferai jamais.
— Mais…, voulut-elle objecter.
— Quant aux baisers… C’était soit t’embrasser, soit te donner la fessée. J’ai opté pour la solution la plus plaisante pour moi !
Elle eut soudain du mal à respirer. Une bulle de bonheur enflait à l’intérieur d’elle-même, tandis qu’elle buvait la moindre de ses paroles. Une bulle fragile, si fragile qu’elle redoutait qu’elle n’éclate…
— Partons d’ici, Brice ! décréta-t elle sur un ton pressant. Allons dans un endroit où nous pourrons parler tranquillement.
Le salon fourmillait encore de monde, en dépit de l’heure tardive. Il la regarda quelques secondes sans répondre, puis demanda :
— Puis-je d’abord avoir ton accord pour le dîner de demain ?
Si ce qu’elle pensait et espérait de toutes ses forces était vrai, alors il pouvait avoir son accord pour bien davantage que le dîner. De peur de se méprendre, elle se garda pourtant de le lui avouer, se *******ant de hocher la tête en signe d’acquiescement.
— Parfait, décréta Brice. Eh bien, allons-y !
Non sans timidité, elle accepta la main qu’il lui tendait, savourant la sensation de sa paume large et chaude pressée contre la sienne tandis qu’il l’entraînait vers la sortie, et qu’ils s’enfonçaient dans la nuit illuminée de Londres.