CHAPITRE 5
Nul besoin d’être devin pour comprendre que Sabina n’avait aucune envie de passer la soirée avec lui !
Même à présent qu’ils étaient confortablement installés dans l’élégant restaurant londonien où il avait réservé la meilleure table, la jeune femme ne parvenait pas à se détendre.
Pour sa part, il était loin de partager les sentiments de la belle Sabina et ce tête-à-tête le comblait.
Elle l’intriguait tellement ! A commencer par sa beauté époustouflante, mise en valeur par la robe noire à décolleté pigeonnant qu’elle arborait ce soir. Toutes les têtes s’étaient retournées sur son passage lorsque le maître d’hôtel les avait conduits à leur table. Et cependant, c’était la femme qui se trouvait derrière cette beauté qui intéressait Brice, l’intelligence que reflétaient ses beaux yeux bleus.
Des yeux certes merveilleux… mais indubitablement méfiants ! Voilà pourquoi il avait décidé de ne pas l’interroger sur la fameuse lettre verte. Non qu’il eût l’intention d’oublier l’incident, mais il pressentait que s’il la questionnait à ce sujet, elle refuserait de le revoir.
— Comment s’est passé votre déjeuner ? lui demanda-t il distraitement tandis qu’ils étudiaient la carte.
— Bien, répondit-elle, laconique.
Oh, oh… Le nuage qui assombrit à cet instant le front de Sabina lui mit la puce à l’oreille. Et, étant donné qu’elle avait évoqué son enfance le matin même, il se permit d’insister :
— Vraiment ?
— Mais oui, fit-elle, sur la défensive. Puisque je…
Elle s’interrompit brusquement, poussa un long soupir et reprit :
— Non, en réalité, ça ne s’est pas bien passé. Ce n’était pas comme d’habitude.
— Pourquoi ?
— Eh bien…
Elle hésita, puis relevant la tête, déclara :
— Ma mère a un petit ami. Enfin, j’ignore si c’est réellement le terme adéquat ! En tout cas, elle projette un voyage à Paris en compagnie d’un homme, cet automne.
— Dois-je en conclure qu’il ne s’agit pas d’une bonne nouvelle pour vous ? Allons, votre mère a elle aussi le droit de vivre !
— Vous pensez que je suis égoïste, n’est-ce pas ? Mais je n’ai jamais envisagé que ma mère puisse refaire sa vie, comme on dit.
— Elle si, visiblement !
Devant la mine renfrognée de Sabina, il regretta sa franchise et ajouta :
— Sabina, je suis désolé, simplement…
— Je sais, je sais, c’est moi qui dramatise, dit-elle en avalant une gorgée du délicieux vin blanc que Brice avait choisi pour eux. Navrée de vous ennuyer avec mes petits problèmes, je doute que cela soit bien passionnant pour vous !
Comme elle se trompait ! Tout ce qui la concernait l’intéressait. De fait, il ne se souvenait pas avoir été si captivé par une femme depuis des années…
— Mais si, ça l’est ! affirma-t il.
— Allons, oublions ce que j’ai dit et parlons d’autre chose.
— Qu’est-ce qui vous perturbe tellement dans cette histoire ? insista-t il. Le fait que votre mère ait trouvé un compagnon avec qui elle ait envie de passer du bon temps ? Ou le fait qu’elle veuille profiter de la vie en compagnie d’un autre homme que votre père ?
— Je vous l’ai dit, je réagis de manière égoïste, c’est stupide de ma part.
— Ce n’est pas le moins du monde stupide ! lui assura Brice avant de demander de façon impromptue : connaissez-vous mon cousin Logan et sa femme Darcy ?
— Je ne leur ai pas été présentée, mais je sais qu’ils étaient à la fête des Hamilton.
— Ils sont tombés amoureux l’un de l’autre alors qu’ils tentaient d’empêcher le père de Darcy d’épouser la mère de Logan.
— Et comment les choses se sont-elles soldées pour les parents ? s’enquit-elle, visiblement fort intéressée.
— Ils se sont mariés un mois avant les enfants, répondit-il, tout en se demandant s’il avait vraiment eu raison d’évoquer cet exemple.
— Oh…
L’arrivée du serveur mit un terme provisoire à la conversation.
Ainsi qu’elle le lui avait annoncé, Sabina ne se privait nullement en ce qui concernait la nourriture ! constata Brice. En hors-d’œuvre, elle avait commandé des asperges accompagnées d’une sauce mousseline, suivies d’un steak à la sauce béarnaise et d’un gratin dauphinois.
— Ne soyez pas choqué : je crois qu’après cela, j’aurai encore de la place pour un fondant au chocolat, lui dit-elle d’un air mi-amusé, mi-navré.
Il n’allait certainement pas se plaindre, lui qui depuis des années sortait avec des femmes qui choisissaient les plats les moins caloriques qu’elles se *******aient ensuite de picorer du bout de leur fourchette !
— Vous pouvez même prendre deux desserts si vous en avez envie ! répondit-il. Vous êtes le genre de convive que Daniel est ravi d’accueillir dans son restaurant !
— Vous connaissez le chef cuisinier ?
— C’est mon oncle par alliance, le père de Darcy, dit-il en souriant. Vous savez, l’heureux marié dont je viens de vous parler.
A son tour, Sabina lui adressa un sourire et déclara, d’un air songeur :
— Je me demande à quoi peut bien ressembler l’ami de ma mère…
— Pourquoi ne pas lui poser directement la question, la prochaine fois que vous la verrez ? A mon avis, elle serait ravie que vous lui témoigniez de l’intérêt.
— Peut-être, fit Sabina de manière évasive, pas certaine d’avoir envie d’aborder le sujet de front avec sa mère. Parlez-moi de votre prochaine exposition ! Où et quand aura-t elle lieu ?
Manifestement, elle n’avait plus envie d’évoquer sa vie privée. Quel dommage ! Il y avait encore des dizaines de choses qu’il aurait aimé apprendre sur Sabina Smith.
— Richard est allé à l’une de vos expositions, il y a deux ans, poursuivit-elle. Il a beaucoup apprécié vos travaux et visiblement il n’était pas le seul.
Brice ne doutait pas un instant des éloges de Richard. Il savait aussi que Sabina avait mentionné son fiancé non pas incidemment, mais afin de lui rappeler qu’elle n’était pas libre, au cas où il l’aurait oublié…
Comme s’il pouvait oublier le maudit diamant qui brillait à son annulaire gauche ! Et pourtant… Plus il apprenait à la connaître, plus il aurait aimé que son fiancé s’évapore dans les airs !
Allons, cette soirée ne se passait pas trop mal ! pensa Sabina. Finalement, il n’était pas désagréable de discuter avec Brice McAllister, même si, de temps à autre, il avait tendance à être trop curieux.
— Mmm, voilà qui a l’air délicieux, déclara-t elle devant son assiette d’asperges tandis que l’on servait des escargots à Brice.
— Est-ce que vous…, commença-t il avant de s’exclamer : oh non !
Surprise, elle suivit son regard.
Il fixait un couple qui venait d’entrer dans le restaurant. Si Sabina reconnut immédiatement la créatrice de mode Chloe Fox, qu’elle avait rencontrée plusieurs fois au cours de défilés, elle ignorait en revanche qui était l’homme qui l’accompagnait… D’une taille imposante et d’une beauté arrogante, il n’était pas sans présenter une certaine ressemblance avec Brice.
— Mon cousin Fergus et sa femme Chloe, annonça ce dernier d’un ton contrarié en se levant.
Là-dessus, il héla le couple et les salua. Les entraînant vers la table où la jeune femme était sagement assise, il déclara :
— Puis-je vous présenter Sabina ?
— Bien sûr, répondit Fergus en s’approchant vivement d’elle pour lui serrer la main. Même si nous l’avons tous deux reconnue. Nous ne vous dérangeons pas, j’espère ?
Le petit air provocateur qu’elle lut dans les yeux couleur noisette de Fergus plut beaucoup à Sabina. De toute évidence, une indéfectible affection liait les deux cousins. En outre, l’attitude railleuse de Fergus rendait Brice moins arrogant. Moins dangereux aussi.
— Joignez-vous à nous ! proposa-t elle spontanément, consciente du regard irrité que Brice lança alors à son cousin.
— Nous ne voulons pas vous déranger. Je suis certaine que Brice et vous préférez rester seuls, objecta Chloe.
— Absolument pas ! s’écria Sabina. Plus on est de fous plus on rit ! Brice a été si gentil de m’inviter au restaurant pendant que je me languis de mon fiancé qui est en voyage d’affaires à new York.
— Brice est bien connu pour sa gentillesse, déclara Fergus, non sans ironie.
Le couple finit par se laisser convaincre et prit place à leur table. Fergus tenta alors de compenser le silence de son cousin par des plaisanteries appuyées. Quant à Sabina, elle était ravie d’échapper au tête-à-tête prévu. Elle avait en quelque sorte neutralisé Brice.
— Continuez à manger, je vous en prie, insista Chloe. Fergus et moi allons étudier la carte, pendant ce temps.
A la dérobée, Sabina observa Brice en train de manger ses escargots : on aurait pu croire qu’il réglait leur compte à chacun d’entre eux tant ses gestes étaient brusques et nerveux ! Pour la première fois depuis leur rencontre, elle avait l’impression qu’il n’était pas à son avantage… et elle s’en réjouissait vivement !
Bien que Brice participât peu à la conversation, le repas se poursuivit de façon fort plaisante. Chloe et Fergus étaient des interlocuteurs extrêmement agréables, dotés d’un sens de l’humour décapant. En outre, ils débordaient d’amour l’un pour l’autre et les regards qu’ils échangeaient étaient tout simplement touchants.
— Nous allons bientôt être de la même famille, Sabina, annonça Chloe au moment du dessert.
A ces mots, Brice lui décocha un regard inquiet qui n’échappa pas à Sabina.
— Pardon ? dit cette dernière.
— L’une de mes cousines se marie avec le neveu de votre fiancé, expliqua Chloe. Comme je ne suis pas douée pour la généalogie, je ne sais pas exactement quel lien de parenté cela crée entre nous, mais toujours est-il que cela en établit un.
Elle aussi, pensa Sabina, elle ignorait la nature de ce lien de parenté — d’autant que jamais elle n’épouserait Richard ! Elle répondit gentiment :
— Effectivement, cela semble compliqué… Désolée d’interrompre cette soirée, mais je suis un peu fatiguée et je crois qu’il est temps pour moi de rentrer.
A l’expression de Brice, elle comprit qu’il n’appréciait pas du tout ce qu’elle venait de dire. Raison de plus pour partir ! Elle avait eu tort d’accepter son invitation, et beaucoup de chance que Fergus et Chloe la sauvent, sans le savoir, des griffes de leur cousin.
— Peut-être aurons-nous l’occasion de travailler ensemble bientôt, déclara Chloe en prenant congé de Sabina tandis que les deux hommes se disputaient pour régler l’addition.
— Peut-être, fit Sabina, évasive, tout en pensant que moins elle aurait affaire à la famille de Brice, mieux ce serait.
— J’ai été navrée que nous ne puissions collaborer comme prévu, l’année dernière, en novembre. Vous étiez malade, alors. J’espère que ce n’était rien de grave.
Décidément, aujourd’hui, ce n’était pas son jour ! D’abord cette lettre, ce matin, et puis maintenant cette allusion au fameux mois de novembre où elle avait manqué tous les défilés importants à cause de…
Non, elle ne devait pas penser à ça !
— Qu’est-ce qui n’était pas grave ? s’enquit alors Brice.
— Nous évoquions un rendez-vous professionnel manqué, l’année dernière, dû à un problème de santé de Sabina, répondit Chloe.
— Que vous est-il arrivé ? interrogea-t il vivement.
Cet homme était décidément impossible ! D’ailleurs, sa cousine s’écria :
— Brice ! Tu es bien indiscret !
— Je ne vois pas en quoi !
Evidemment ! pensa Sabina, excédée. Elle qui espérait que son absence des défilés à la fin de l’année dernière était passée inaperçue…
— C’était bénin, répondit-elle brièvement. Juste la grippe. Ravie de vous avoir rencontrés et à bientôt, j’espère.
Elle ne désirait à présent qu’une chose : rentrer chez elle pour s’y enfermer à double tour, à l’abri des regards inquisiteurs de Brice McAllister.
— Nous pourrons peut-être dîner de nouveau tous les quatre, un de ces soirs, suggéra Fergus.
— J’en doute. Mon fiancé rentre demain de New York. Comme je vous l’ai déjà dit, Brice a eu pitié de ma solitude ce soir et c’est pourquoi il m’a invitée à dîner.
— Pourquoi avoir menti à Fergus ? lui demanda brusquement Brice quelques minutes plus tard, à l’arrière du taxi qui filait vers Mayfair. Je n’ai pas eu pitié de votre solitude, je voulais passer la soirée avec vous, c’est différent !
Subitement, l’habitacle parut bien exigu à Sabina. En outre, la proximité de Brice sur la banquette, sa jambe qui frôlait la sienne, son bras puissant reposant nonchalamment sur le siège, derrière ses frêles épaules, tout contribuait à renforcer son sentiment de claustrophobie.
Oui, il était trop proche d’elle, trop viril, trop attrayant !
Dans la demi-obscurité, elle tourna la tête vers lui. Elle devait dire quelque chose, n’importe quoi…
— Brice…
— Sabina ! murmura-t il alors en baissant la tête vers elle pour capturer sa bouche.
Il ne devait pas l’embrasser ! Telle fut la première pensée de Sabina qui ne cherchait pas pour autant à se débattre ! Elle était fiancée à Richard, et même s’il ne s’agissait que d’un arrangement entre eux, et non d’une réelle relation, elle se devait de lui être loyale.
Et malgré tout, Brice continuait à l’embrasser…
Une sorte de langueur s’empara alors de son être. Elle se sentit soudain légère, aérienne, tel un oiseau prenant son envol et dont les ailes déployées battent l’air chaud pour aller toujours plus haut…
Elle n’entendait plus les bruits extérieurs, tout avait cessé d’exister — tout, sauf Brice et la sensation de ses lèvres sur les siennes. Oui, uniquement cela importait !
Peu à peu, des ondes de plaisir parcoururent son être, chaque parcelle de sa peau devint électrique… Elle se mit alors à tâter langoureusement les épaules de Brice, lui rendant son baiser avec une ardeur partagée…
— Ça fera huit livres !
Elle sursauta comme si on venait de lui lancer un verre d’eau glacé au visage. Et prit soudain conscience de ce qu’elle venait de faire : au lieu de repousser froidement Brice McAllister, elle avait accepté son baiser. Pire encore : elle l’avait embrassé avec une fougue égale à la sienne.
Paniquée, elle se raidit et se plaqua contre le siège.
— Désolé de vous interrompre, mes tourtereaux, reprit le chauffeur, mais cela fait déjà cinq minutes que nous sommes arrivés.
Seigneur ! Cinq minutes qu’ils s’embrassaient devant la maison de Richard ! Une maison qu’elle partageait avec lui ! Fallait-il qu’elle fût perturbée, aujourd’hui !
Comme Brice posait la main sur la poignée, elle objecta, le souffle court :
— Ne m’accompagnez pas, Brice, c’est inutile.
Sans l’écouter, il descendit du taxi pour lui ouvrir la portière.
— Sabina…
— S’il vous plaît, ne dites rien, l’interrompit-elle d’une voix plus ferme, le menton relevé en arrière et osant enfin le regarder. J’ai été enchantée de rencontrer Fergus et Chloe. Et… merci pour le dîner !
— Je suppose que ce sera le premier et le dernier, n’est-ce pas ? murmura-t il tristement.
— Effectivement, rétorqua-t elle d’un ton cassant. Bonne nuit.
Là-dessus, elle pivota sur ses talons et s’éloigna précipitamment vers la maison. Lorsqu’elle entendit le taxi repartir, elle s’adossa à la porte d’entrée, sur le point de s’écrouler.
Mon Dieu ! Qu’avait-elle fait ?
Qu’avaient-ils fait ?
Et surtout, comment annoncer à Richard qu’elle ne voulait plus poser pour Brice McAllister sans lui révéler la vérité au sujet de cette soirée — une vérité qui provoquerait inévitablement l’annulation du contrat qui les liait ?