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CHAPITRE 5

Nul besoin d’être devin pour comprendre que Sabina n’avait aucune envie de passer la soirée avec lui !
Même à présent qu’ils étaient confortablement installés dans l’élégant restaurant londonien où il avait réservé la meilleure table, la jeune femme ne parvenait pas à se détendre.
Pour sa part, il était loin de partager les sentiments de la belle Sabina et ce tête-à-tête le comblait.
Elle l’intriguait tellement ! A commencer par sa beauté époustouflante, mise en valeur par la robe noire à décolleté pigeonnant qu’elle arborait ce soir. Toutes les têtes s’étaient retournées sur son passage lorsque le maître d’hôtel les avait conduits à leur table. Et cependant, c’était la femme qui se trouvait derrière cette beauté qui intéressait Brice, l’intelligence que reflétaient ses beaux yeux bleus.
Des yeux certes merveilleux… mais indubitablement méfiants ! Voilà pourquoi il avait décidé de ne pas l’interroger sur la fameuse lettre verte. Non qu’il eût l’intention d’oublier l’incident, mais il pressentait que s’il la questionnait à ce sujet, elle refuserait de le revoir.
— Comment s’est passé votre déjeuner ? lui demanda-t il distraitement tandis qu’ils étudiaient la carte.
— Bien, répondit-elle, laconique.
Oh, oh… Le nuage qui assombrit à cet instant le front de Sabina lui mit la puce à l’oreille. Et, étant donné qu’elle avait évoqué son enfance le matin même, il se permit d’insister :
— Vraiment ?
— Mais oui, fit-elle, sur la défensive. Puisque je…
Elle s’interrompit brusquement, poussa un long soupir et reprit :
— Non, en réalité, ça ne s’est pas bien passé. Ce n’était pas comme d’habitude.
— Pourquoi ?
— Eh bien…
Elle hésita, puis relevant la tête, déclara :
— Ma mère a un petit ami. Enfin, j’ignore si c’est réellement le terme adéquat ! En tout cas, elle projette un voyage à Paris en compagnie d’un homme, cet automne.
— Dois-je en conclure qu’il ne s’agit pas d’une bonne nouvelle pour vous ? Allons, votre mère a elle aussi le droit de vivre !
— Vous pensez que je suis égoïste, n’est-ce pas ? Mais je n’ai jamais envisagé que ma mère puisse refaire sa vie, comme on dit.
— Elle si, visiblement !
Devant la mine renfrognée de Sabina, il regretta sa franchise et ajouta :
— Sabina, je suis désolé, simplement…
— Je sais, je sais, c’est moi qui dramatise, dit-elle en avalant une gorgée du délicieux vin blanc que Brice avait choisi pour eux. Navrée de vous ennuyer avec mes petits problèmes, je doute que cela soit bien passionnant pour vous !
Comme elle se trompait ! Tout ce qui la concernait l’intéressait. De fait, il ne se souvenait pas avoir été si captivé par une femme depuis des années…
— Mais si, ça l’est ! affirma-t il.
— Allons, oublions ce que j’ai dit et parlons d’autre chose.
— Qu’est-ce qui vous perturbe tellement dans cette histoire ? insista-t il. Le fait que votre mère ait trouvé un compagnon avec qui elle ait envie de passer du bon temps ? Ou le fait qu’elle veuille profiter de la vie en compagnie d’un autre homme que votre père ?
— Je vous l’ai dit, je réagis de manière égoïste, c’est stupide de ma part.
— Ce n’est pas le moins du monde stupide ! lui assura Brice avant de demander de façon impromptue : connaissez-vous mon cousin Logan et sa femme Darcy ?
— Je ne leur ai pas été présentée, mais je sais qu’ils étaient à la fête des Hamilton.
— Ils sont tombés amoureux l’un de l’autre alors qu’ils tentaient d’empêcher le père de Darcy d’épouser la mère de Logan.
— Et comment les choses se sont-elles soldées pour les parents ? s’enquit-elle, visiblement fort intéressée.
— Ils se sont mariés un mois avant les enfants, répondit-il, tout en se demandant s’il avait vraiment eu raison d’évoquer cet exemple.
— Oh…
L’arrivée du serveur mit un terme provisoire à la conversation.
Ainsi qu’elle le lui avait annoncé, Sabina ne se privait nullement en ce qui concernait la nourriture ! constata Brice. En hors-d’œuvre, elle avait commandé des asperges accompagnées d’une sauce mousseline, suivies d’un steak à la sauce béarnaise et d’un gratin dauphinois.
— Ne soyez pas choqué : je crois qu’après cela, j’aurai encore de la place pour un fondant au chocolat, lui dit-elle d’un air mi-amusé, mi-navré.
Il n’allait certainement pas se plaindre, lui qui depuis des années sortait avec des femmes qui choisissaient les plats les moins caloriques qu’elles se *******aient ensuite de picorer du bout de leur fourchette !
— Vous pouvez même prendre deux desserts si vous en avez envie ! répondit-il. Vous êtes le genre de convive que Daniel est ravi d’accueillir dans son restaurant !
— Vous connaissez le chef cuisinier ?
— C’est mon oncle par alliance, le père de Darcy, dit-il en souriant. Vous savez, l’heureux marié dont je viens de vous parler.
A son tour, Sabina lui adressa un sourire et déclara, d’un air songeur :
— Je me demande à quoi peut bien ressembler l’ami de ma mère…
— Pourquoi ne pas lui poser directement la question, la prochaine fois que vous la verrez ? A mon avis, elle serait ravie que vous lui témoigniez de l’intérêt.
— Peut-être, fit Sabina de manière évasive, pas certaine d’avoir envie d’aborder le sujet de front avec sa mère. Parlez-moi de votre prochaine exposition ! Où et quand aura-t elle lieu ?
Manifestement, elle n’avait plus envie d’évoquer sa vie privée. Quel dommage ! Il y avait encore des dizaines de choses qu’il aurait aimé apprendre sur Sabina Smith.
— Richard est allé à l’une de vos expositions, il y a deux ans, poursuivit-elle. Il a beaucoup apprécié vos travaux et visiblement il n’était pas le seul.
Brice ne doutait pas un instant des éloges de Richard. Il savait aussi que Sabina avait mentionné son fiancé non pas incidemment, mais afin de lui rappeler qu’elle n’était pas libre, au cas où il l’aurait oublié…
Comme s’il pouvait oublier le maudit diamant qui brillait à son annulaire gauche ! Et pourtant… Plus il apprenait à la connaître, plus il aurait aimé que son fiancé s’évapore dans les airs !
Allons, cette soirée ne se passait pas trop mal ! pensa Sabina. Finalement, il n’était pas désagréable de discuter avec Brice McAllister, même si, de temps à autre, il avait tendance à être trop curieux.
— Mmm, voilà qui a l’air délicieux, déclara-t elle devant son assiette d’asperges tandis que l’on servait des escargots à Brice.
— Est-ce que vous…, commença-t il avant de s’exclamer : oh non !
Surprise, elle suivit son regard.
Il fixait un couple qui venait d’entrer dans le restaurant. Si Sabina reconnut immédiatement la créatrice de mode Chloe Fox, qu’elle avait rencontrée plusieurs fois au cours de défilés, elle ignorait en revanche qui était l’homme qui l’accompagnait… D’une taille imposante et d’une beauté arrogante, il n’était pas sans présenter une certaine ressemblance avec Brice.
— Mon cousin Fergus et sa femme Chloe, annonça ce dernier d’un ton contrarié en se levant.
Là-dessus, il héla le couple et les salua. Les entraînant vers la table où la jeune femme était sagement assise, il déclara :
— Puis-je vous présenter Sabina ?
— Bien sûr, répondit Fergus en s’approchant vivement d’elle pour lui serrer la main. Même si nous l’avons tous deux reconnue. Nous ne vous dérangeons pas, j’espère ?
Le petit air provocateur qu’elle lut dans les yeux couleur noisette de Fergus plut beaucoup à Sabina. De toute évidence, une indéfectible affection liait les deux cousins. En outre, l’attitude railleuse de Fergus rendait Brice moins arrogant. Moins dangereux aussi.
— Joignez-vous à nous ! proposa-t elle spontanément, consciente du regard irrité que Brice lança alors à son cousin.
— Nous ne voulons pas vous déranger. Je suis certaine que Brice et vous préférez rester seuls, objecta Chloe.
— Absolument pas ! s’écria Sabina. Plus on est de fous plus on rit ! Brice a été si gentil de m’inviter au restaurant pendant que je me languis de mon fiancé qui est en voyage d’affaires à new York.
— Brice est bien connu pour sa gentillesse, déclara Fergus, non sans ironie.
Le couple finit par se laisser convaincre et prit place à leur table. Fergus tenta alors de compenser le silence de son cousin par des plaisanteries appuyées. Quant à Sabina, elle était ravie d’échapper au tête-à-tête prévu. Elle avait en quelque sorte neutralisé Brice.
— Continuez à manger, je vous en prie, insista Chloe. Fergus et moi allons étudier la carte, pendant ce temps.
A la dérobée, Sabina observa Brice en train de manger ses escargots : on aurait pu croire qu’il réglait leur compte à chacun d’entre eux tant ses gestes étaient brusques et nerveux ! Pour la première fois depuis leur rencontre, elle avait l’impression qu’il n’était pas à son avantage… et elle s’en réjouissait vivement !
Bien que Brice participât peu à la conversation, le repas se poursuivit de façon fort plaisante. Chloe et Fergus étaient des interlocuteurs extrêmement agréables, dotés d’un sens de l’humour décapant. En outre, ils débordaient d’amour l’un pour l’autre et les regards qu’ils échangeaient étaient tout simplement touchants.
— Nous allons bientôt être de la même famille, Sabina, annonça Chloe au moment du dessert.
A ces mots, Brice lui décocha un regard inquiet qui n’échappa pas à Sabina.
— Pardon ? dit cette dernière.
— L’une de mes cousines se marie avec le neveu de votre fiancé, expliqua Chloe. Comme je ne suis pas douée pour la généalogie, je ne sais pas exactement quel lien de parenté cela crée entre nous, mais toujours est-il que cela en établit un.
Elle aussi, pensa Sabina, elle ignorait la nature de ce lien de parenté — d’autant que jamais elle n’épouserait Richard ! Elle répondit gentiment :
— Effectivement, cela semble compliqué… Désolée d’interrompre cette soirée, mais je suis un peu fatiguée et je crois qu’il est temps pour moi de rentrer.
A l’expression de Brice, elle comprit qu’il n’appréciait pas du tout ce qu’elle venait de dire. Raison de plus pour partir ! Elle avait eu tort d’accepter son invitation, et beaucoup de chance que Fergus et Chloe la sauvent, sans le savoir, des griffes de leur cousin.
— Peut-être aurons-nous l’occasion de travailler ensemble bientôt, déclara Chloe en prenant congé de Sabina tandis que les deux hommes se disputaient pour régler l’addition.
— Peut-être, fit Sabina, évasive, tout en pensant que moins elle aurait affaire à la famille de Brice, mieux ce serait.
— J’ai été navrée que nous ne puissions collaborer comme prévu, l’année dernière, en novembre. Vous étiez malade, alors. J’espère que ce n’était rien de grave.
Décidément, aujourd’hui, ce n’était pas son jour ! D’abord cette lettre, ce matin, et puis maintenant cette allusion au fameux mois de novembre où elle avait manqué tous les défilés importants à cause de…
Non, elle ne devait pas penser à ça !
— Qu’est-ce qui n’était pas grave ? s’enquit alors Brice.
— Nous évoquions un rendez-vous professionnel manqué, l’année dernière, dû à un problème de santé de Sabina, répondit Chloe.
— Que vous est-il arrivé ? interrogea-t il vivement.
Cet homme était décidément impossible ! D’ailleurs, sa cousine s’écria :
— Brice ! Tu es bien indiscret !
— Je ne vois pas en quoi !
Evidemment ! pensa Sabina, excédée. Elle qui espérait que son absence des défilés à la fin de l’année dernière était passée inaperçue…
— C’était bénin, répondit-elle brièvement. Juste la grippe. Ravie de vous avoir rencontrés et à bientôt, j’espère.
Elle ne désirait à présent qu’une chose : rentrer chez elle pour s’y enfermer à double tour, à l’abri des regards inquisiteurs de Brice McAllister.
— Nous pourrons peut-être dîner de nouveau tous les quatre, un de ces soirs, suggéra Fergus.
— J’en doute. Mon fiancé rentre demain de New York. Comme je vous l’ai déjà dit, Brice a eu pitié de ma solitude ce soir et c’est pourquoi il m’a invitée à dîner.
— Pourquoi avoir menti à Fergus ? lui demanda brusquement Brice quelques minutes plus tard, à l’arrière du taxi qui filait vers Mayfair. Je n’ai pas eu pitié de votre solitude, je voulais passer la soirée avec vous, c’est différent !
Subitement, l’habitacle parut bien exigu à Sabina. En outre, la proximité de Brice sur la banquette, sa jambe qui frôlait la sienne, son bras puissant reposant nonchalamment sur le siège, derrière ses frêles épaules, tout contribuait à renforcer son sentiment de claustrophobie.
Oui, il était trop proche d’elle, trop viril, trop attrayant !
Dans la demi-obscurité, elle tourna la tête vers lui. Elle devait dire quelque chose, n’importe quoi…
— Brice…
— Sabina ! murmura-t il alors en baissant la tête vers elle pour capturer sa bouche.
Il ne devait pas l’embrasser ! Telle fut la première pensée de Sabina qui ne cherchait pas pour autant à se débattre ! Elle était fiancée à Richard, et même s’il ne s’agissait que d’un arrangement entre eux, et non d’une réelle relation, elle se devait de lui être loyale.
Et malgré tout, Brice continuait à l’embrasser…
Une sorte de langueur s’empara alors de son être. Elle se sentit soudain légère, aérienne, tel un oiseau prenant son envol et dont les ailes déployées battent l’air chaud pour aller toujours plus haut…
Elle n’entendait plus les bruits extérieurs, tout avait cessé d’exister — tout, sauf Brice et la sensation de ses lèvres sur les siennes. Oui, uniquement cela importait !
Peu à peu, des ondes de plaisir parcoururent son être, chaque parcelle de sa peau devint électrique… Elle se mit alors à tâter langoureusement les épaules de Brice, lui rendant son baiser avec une ardeur partagée…
— Ça fera huit livres !
Elle sursauta comme si on venait de lui lancer un verre d’eau glacé au visage. Et prit soudain conscience de ce qu’elle venait de faire : au lieu de repousser froidement Brice McAllister, elle avait accepté son baiser. Pire encore : elle l’avait embrassé avec une fougue égale à la sienne.
Paniquée, elle se raidit et se plaqua contre le siège.
— Désolé de vous interrompre, mes tourtereaux, reprit le chauffeur, mais cela fait déjà cinq minutes que nous sommes arrivés.
Seigneur ! Cinq minutes qu’ils s’embrassaient devant la maison de Richard ! Une maison qu’elle partageait avec lui ! Fallait-il qu’elle fût perturbée, aujourd’hui !
Comme Brice posait la main sur la poignée, elle objecta, le souffle court :
— Ne m’accompagnez pas, Brice, c’est inutile.
Sans l’écouter, il descendit du taxi pour lui ouvrir la portière.
— Sabina…
— S’il vous plaît, ne dites rien, l’interrompit-elle d’une voix plus ferme, le menton relevé en arrière et osant enfin le regarder. J’ai été enchantée de rencontrer Fergus et Chloe. Et… merci pour le dîner !
— Je suppose que ce sera le premier et le dernier, n’est-ce pas ? murmura-t il tristement.
— Effectivement, rétorqua-t elle d’un ton cassant. Bonne nuit.
Là-dessus, elle pivota sur ses talons et s’éloigna précipitamment vers la maison. Lorsqu’elle entendit le taxi repartir, elle s’adossa à la porte d’entrée, sur le point de s’écrouler.
Mon Dieu ! Qu’avait-elle fait ?
Qu’avaient-ils fait ?
Et surtout, comment annoncer à Richard qu’elle ne voulait plus poser pour Brice McAllister sans lui révéler la vérité au sujet de cette soirée — une vérité qui provoquerait inévitablement l’annulation du contrat qui les liait ?

 
 

 

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CHAPITRE 6


— Le dîner n’était-il pas à votre goût, monsieur Brice ? s’enquit Mme Potter, consternée, en constatant qu’il n’avait pas touché à son plat.
— Non, c’était parfait… Seulement, je n’ai pas faim.
Il était bien trop furieux pour être affamé. Furieux contre Sabina, contre Richard Latham et contre lui-même.
Oui, surtout contre lui-même.
Trois jours s’étaient écoulés depuis le dîner avec Sabina. Trois longs jours de solitude et de frustration.
Curieux. La solitude était un sentiment qu’il n’avait pas connu jusque-là, même lorsqu’il était seul. De fait, il avait toujours adoré vivre en solitaire. Or, depuis le baiser qu’il avait donné à Sabina, sa façon de voir le monde avait changé.
Oui, quelque chose s’était transformé en lui dès l’instant où il l’avait tenue dans ses bras pour explorer la douceur de sa bouche… et où elle lui avait rendu son baiser avec une passion égale à la sienne ! S’il n’arrivait pas encore à caractériser la subite transformation qui s’était opérée en son être, il savait en revanche que, désormais, la solitude lui pesait et que sa propre compagnie l’insupportait.
Car, quand il était seul, toutes ses pensées se focalisaient sur Sabina. Qu’était-elle en train de faire ? Avec qui était-elle ? Lui avait-elle accordé la moindre pensée, ces trois derniers jours ?
Ses traits se crispèrent soudain. Nul doute que si Sabina avait pensé à lui, ce n’est pas de manière flatteuse. A qui la faute d’ailleurs ? N’avait-il pas outrageusement franchi les limites qu’elle lui avait imposées ? Son propre comportement l’écœurait ! Par conséquent, comment attendre de la mansuétude de la part de Sabina ?
Sabina qui était fiancée à un autre homme ! ne cessait-il de se répéter.
Cela avait beau lui déplaire, cet engagement demeurait un fait indéniable dont il ne pouvait faire abstraction — au risque de s’exposer au mépris de la jeune femme.
Il l’admettait, il avait agi sur un coup de tête en l’attirant à lui pour l’embrasser. Il avait cédé à une violente pulsion et il allait payer cher, puisqu’il était certain de ne plus la revoir. Elle refuserait désormais de poser pour lui, il en était convaincu.
Néanmoins, jusqu’à présent, Richard Latham n’avait pas sonné furieusement à sa porte pour exiger des comptes sur son attitude envers sa fiancée. Ce qui tendait à prouver que cette dernière ne lui avait rien confié au sujet de leur baiser…
Dans ces conditions, quelle raison invoquerait-elle pour ne plus poser pour lui ? Et si faute de trouver une justification, elle…
Assez ! Il devait cesser de se torturer l’esprit. Ses pensées tournaient en rond, pour revenir toujours à un terrible paradoxe : son besoin urgent de voir Sabina et l’impossibilité dans laquelle il se trouvait de combler ce désir.
— Mlle Smith demande à vous voir, annonça subitement Mme Potter en entrant dans le salon.
Il se redressa sur son siège. Mlle Smith… ? Sabina !
Quoi ? Sabina était chez lui ? Elle désirait le voir ?
— Dois-je la faire entrer ? demanda la gouvernante.
— Oui, enfin, non… Oh, mon Dieu !
Il n’était absolument pas présentable. Ses cheveux dans lesquels il ne cessait de passer ses doigts nerveux étaient tout ébouriffés et il ne s’était pas rasé depuis deux jours. Quant à ses vêtements… Ce matin, il avait enfilé son jean et son T-shirt de la veille, tous deux copieusement maculés de peinture. Franchement, il avait l’air misérable.
En même temps, il ne pouvait pas la faire patienter dans le corridor pendant qu’il irait se doucher, se raser et se changer…
— Faites-la entrer, je vous prie, trancha-t il brusquement.
Ce fut alors qu’un doute l’étreignit. Anxieux, il ajouta :
— Est-elle seule ?
— Absolument seule, répondit froidement Sabina en apparaissant au côté de Mme Potter, dans l’encadrement de la porte.
Comme elle était belle !
Eclatante de beauté, comme dans les magazines de papier glacé pour lesquels elle posait.
Elle portait une robe de lamé or, en harmonie avec sa longue chevelure blonde qui cascadait souplement sur ses épaules. Un trait de khôl bleu marine intensifiait son regard azur, du rouge vif soulignait la plénitude de ses lèvres et des escarpins dorés à talons vertigineux mettaient en valeur ses jambes interminables. Une véritable apparition.
— Merci, madame Potter, déclara Brice, peu désireux qu’un témoin assiste au tête-à-tête qui allait suivre.
— Dois-je servir du thé, du café ? Du vin, peut-être ? suggéra alors cette dernière.
— C’est fort aimable à vous, s’empressa de répondre Sabina, mais je ne fais que passer. J’ai un rendez-vous professionnel.
Précision inutile ! Il n’avait pas la prétention de croire qu’elle s’était parée avec tant de soin pour ses beaux yeux à lui !
— Que voulez-vous ? demanda-t il sans ambages une fois que la gouvernante fut sortie.
Lui lançant un regard froid, elle lui asséna :
— Vous êtes l’homme le plus cavalier que j’aie jamais rencontré.
— Au moins, je suis cohérent avec moi-même.
— Exact ! approuva-t elle avec dédain avant d’ajouter : je suis venue vous voir car Richard a l’intention de vous passer officiellement commande du tableau demain. Je veux que vous refusiez cette commande.
— Et pourquoi, s’il vous plaît ? lança-t il sur un ton persifleur.
— Je suis certaine que je n’ai pas à vous expliquer pourquoi ! répondit-elle sans le quitter des yeux.
Effectivement… Et pourtant, après les trois horribles journées qu’il venait de vivre, il ne pouvait la laisser s’en tirer comme ça. D’autant que le masque d’indifférence polie qu’elle affichait en ce moment l’agaçait profondément. Immensément…
— Vous faites allusion au fait que nous nous sommes embrassés, n’est-ce pas ? fit-il d’un air défiant.
Une rougeur de colère empourpra les joues de Sabina qui répondit :
— Je constate, monsieur McAllister, que non ******* d’être cavalier, vous avez également une mémoire défaillante ! Je vous rappelle que c’est vous qui m’avez embrassée !
— Au début, oui, mais il me semble bien que vous m’avez rendu mon baiser.
— Décidément, McAllister, vous êtes tout le contraire d’un gentleman ! lui asséna-t elle d’une voix tremblant de colère.
Oh, comme elle se trompait ! Car si le gentleman qui sommeillait en lui ne l’en avait pas dissuadé, il l’aurait prise à l’instant même dans ses bras et l’aurait embrassée de nouveau. Longuement, passionnément… Elle était si ravissante lorsqu’elle était en colère !
— Et je suppose que Latham, lui, est un gentleman ?
A ces mots, elle se figea et, les yeux étincelant de fureur, demanda :
— Que sous-entendez-vous par là ?
— Que je n’ai jamais supposé que dans cette grande maison que vous partagez avec Latham, vous dormiez sagement dans une chambre et lui, dans une autre.
A ces mots, il la vit se transformer en une véritable statue de glace. Mâchoires serrées, elle parvint néanmoins à marmonner :
— Cela ne vous regarde absolument pas ! Je… j’étais venue faire appel à votre sens de l’honneur, mais visiblement vous n’en avez pas !
— Latham ignore ce qui s’est passé l’autre soir, n’est-ce pas ? interrogea-t il alors perfidement.
— Richard sait parfaitement que je vous ai vu, ce soir-là, riposta-t elle, non sans rougir.
— Ce n’est pas ce que je veux dire et vous le savez parfaitement !
— Estimez-vous heureux que je n’aie pas informé Richard de votre geste déplacé !
— Heureux, et pourquoi ? Est-ce un cow-boy qui règle ses comptes en duel ?
Elle lui décocha un regard méprisant.
— Vous…
— A propos, comment va votre mère ? lança-t il tout à trac, sentant qu’elle était sur le point de partir.
Il avait été si surpris de sa visite ! Si heureux de la revoir, en dépit des circonstances ! Sa présence chez lui signifiait qu’elle tenait absolument à ce que Richard Latham ignore ce qui s’était passé entre eux.
Cela prouvait-il qu’elle était profondément éprise de son fiancé ? Pas sûr….
Visiblement, le changement abrupt de sujet la déconcerta, puisqu’elle bredouilla :
— Je… je n’ai pas reparlé à ma mère depuis notre déjeuner.
— D’après ce que vous m’avez dit, vous n’avez pas été particulièrement sympathique, ce jour-là. Vous devriez vraiment la rappeler pour discuter avec elle.
— De quoi vous mêlez-vous, Brice ?
— Serait-ce par lâcheté que vous ne l’avez pas rappelée ?
— Ecoutez, je parlerai à ma mère quand j’estimerai que l’heure sera venue, répondit-elle, outrée.
— Et pendant ce temps, qu’est-elle censée faire ? Se morfondre parce que sa fille juge sa conduite ?
— Vous ne connaissez absolument pas Leonore, elle…
— Ce que je sais, c’est qu’elle vous aime assez pour se déplacer spécialement à Londres afin de vous informer de son futur voyage à Paris. Même s’il ne fait aucun doute qu’elle s’attendait à votre réaction !
Elle écarquillait tellement ses grands yeux bleus qu’on ne voyait plus qu’eux dans son beau visage à la fois bouleversé et indigné. Il la provoquait délibérément, l’attaquait frontalement ! Mais c’était plus fort que lui : il ne supportait pas qu’elle se retranche derrière cette image glacée ! Il voulait la faire sortir de ses gonds. Car, dès qu’elle avait franchi le seuil de son salon, il avait été obsédé par une seule idée : l’embrasser !
Déglutissant avec difficulté, elle le fixait toujours.
Il avait l’air différent aujourd’hui. Pas seulement à cause de sa barbe naissante, ses cheveux ébouriffés ou ses vêtements peu soignés. Non, cela, c’était tout à fait compréhensible de la part d’un artiste de son calibre. Elle concevait qu’absorbé par sa création, il en négligeait les contingences matérielles.
Non, c’était résolument autre chose… Quoi exactement ? Elle n’aurait su dire.
— Précisez votre pensée, le défia-t elle. Vous paraissez un si grand connaisseur de l’âme humaine !
Elle prononça cette dernière phrase avec une ironie appuyée. Saisissant la balle au bond, il lui asséna alors :
— Vous ne voyez pas d’inconvénient à vivre en concubinage avec un homme qui pourrait être votre père, mais vous jetez la pierre à votre mère s’il lui prend d’aspirer à un peu de bonheur pour ses vieux jours !
Elle secoua la tête et un sourire dédaigneux barra son visage.
Ce qu’il désirait, c’était la provoquer, la titiller. En lui répondant, elle lui donnerait entière satisfaction. Aussi reprit-elle :
— Ecoutez, Brice, je ne suis pas venue ici pour parler de ma mère.
— Oh, je sais ! Vous êtes venue me prier de dire à votre fiancé — quand il me téléphonera —que je ne peux pas peindre votre portrait.
Et Sabina comprenait à sa seule expression qu’il ne le ferait pas !
— Je perds mon temps, c’est évident, dit-elle en jetant un rapide coup d’œil à sa montre sertie de diamants. Je n’ai pas le loisir de m’attarder davantage, je…
— Vous ne voulez pas faire patienter Richard, n’est-ce pas ? Je suppose qu’il vous attend à l’arrière de la limousine, avec le fidèle Clive au volant.
— Je vous ai dit que je me rendais à un rendez-vous officiel ! N’écoutez-vous donc rien lorsqu’on vous parle ?
Si pour Richard il se trompait, en revanche, il avait raison concernant Clive. D’ailleurs, ce dernier l’attendrait sagement dans la limousine, durant le gala de charité auquel elle devait assister. Il la ramènerait ensuite en toute sécurité à la maison…
— Je suis navrée que nous ne puissions trouver un arrangement à l’amiable concernant le portrait, reprit-elle froidement. Je croyais pouvoir faire appel à votre sens de l’amitié… J’ai eu tort.
Sa référence à l’amitié eut le don d’exaspérer Brice. Avec elle, il ne voulait pas en rester à l’amitié — et elle le savait parfaitement !
— Je n’aime pas vous voir jouer les martyres, déclara-t il alors, excédé par son attitude.
— Et moi, je me fiche de ce que vous aimez ou non ! rétorqua-t elle, un sourire ironique aux lèvres.
Là-dessus, elle fit demi-tour et se dirigea vers la porte. Il s’élança derrière elle.
— Sabina, murmura-t il alors doucement, il y a quelque chose que je voudrais savoir…
A cet instant, elle sentit le souffle chaud de Brice sur sa nuque frissonnante… Il se tenait bien trop près d’elle ! La scène dans le taxi lui revint en mémoire. Lui revint ? En réalité, ce souvenir ne l’avait pas quittée un seul instant depuis qu’elle était sortie du taxi !
Avant de vivre avec Richard, elle avait bien eu quelques liaisons. Mais jamais aucun homme n’avait fait battre son cœur comme Brice McAllister… Aucun avant lui n’avait su transformer son être en un véritable feu liquide.
Du cran ! s’ordonna-t elle brusquement. Elle était désormais « fiancée » à Richard. Trop tard donc pour se laisser aller aux sensations que lui inspirait le dangereux Brice.
— Je vous écoute, dit-elle sans se retourner.
— Que contenait l’enveloppe verte qui vous a si profondément bouleversée ?
Son sang se glaça subitement dans ses veines, sa respiration se fit plus courte, ses oreilles se mirent à bourdonner. Mon Dieu, elle allait…
— Sabina… ?
Posant une main sur son bras frêle, il la força à se retourner.
Le visage de Brice lui apparut à travers un brouillard. Sa bouche s’agitait, mais elle n’entendait pas ce qu’il lui disait…
Soudain, elle perdit connaissance.

 
 

 

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CHAPITRE 7


Mon Dieu, comme elle avait l’air jeune ! se dit Brice en se penchant vers Sabina, toujours évanouie.
La mélancolie qui se reflétait dans ses grands yeux bleus, et qui rendait son regard si grave, avait disparu derrière ses paupières closes. Le contraste entre ses cils noirs et fournis et sa peau aussi délicate qu’un magnolia soulignait sa vulnérabilité.
Il l’avait retenue avant qu’elle ne s’écroule à terre, puis l’avait délicatement portée sur le sofa où elle était toujours allongée, la couronne de sa chevelure dorée déployée sur les coussins. Promenant son regard sur son corps de déesse, il eut soudain l’impression qu’elle avait perdu du poids… Il reporta les yeux vers son beau visage pâle… Oui, ses joues étaient assurément plus creuses.
Etait-ce à cause de lui ? Parce qu’il l’avait embrassée ?
Ou bien était-ce la fameuse lettre vert pâle qui avait provoqué cette perte de poids ?
Qui pouvait bien être l’auteur de cette missive ? Et que contenait-elle de si perturbant pour que, des jours plus tard, elle continue à exercer un tel effet sur Sabina ?
Evidemment, il aurait pu l’interroger à ce sujet, mais il doutait qu’elle lui répondît !
Soudain, elle remua un peu, ouvrit les yeux… pour les refermer aussitôt en l’apercevant.
— Allez, lui dit-il d’un air gentiment moqueur, ce n’est que moi, vous pouvez ouvrir les yeux.
Lentement, elle consentit à rouvrir les paupières, puis humectant ses lèvres sèches avec le bout de sa langue, elle demanda d’une voix rauque, sans le regarder :
— Pourrais-je avoir un verre d’eau ?
— Ne bougez pas, je vous l’apporte.
Lorsqu’il revint de la cuisine, elle s’était assise sur le canapé, tentant de se recoiffer. Il lui tendit le verre et elle se mit à boire l’eau fraîche à petites gorgées.
— Je suis navrée, dit-elle enfin. Je ne sais pas pourquoi j’ai eu ce malaise.
— Eh bien, moi, je vais vous dire pourquoi ! décréta Brice. Vous n’avez pas fait un repas digne de ce nom depuis des jours !
A ces mots, elle rougit légèrement.
Touché ! pensa-t il avant d’ajouter :
— Pourquoi ?
— Ecoutez, mes habitudes alimentaires ne vous concernent pas.
— Dans la mesure où vous vous évanouissez chez moi, je m’estime concerné ! riposta-t il. Eh bien, j’attends votre réponse !
Au lieu de répondre, elle consulta soudain sa montre et déclara :
— Il faut vraiment que je parte !
— Pendant que vous étiez évanouie, j’ai averti Clive que vous n’iriez pas à votre rendez-vous, l’informa-t il tranquillement.
— Pardon ?
— Vous avez parfaitement entendu. Je lui ai également dit de rentrer, car vous n’auriez plus besoin de lui ce soir.
Elle ouvrit la bouche, la referma. Recommença…
Si la situation n’avait pas été aussi sérieuse, Brice aurait trouvé sa réaction amusante. Bon, il concédait que ses initiatives étaient osées, mais franchement, si elle n’était pas capable de prendre soin d’elle, il fallait bien que quelqu’un le fasse à sa place ! Pourquoi Richard ne veillait-il pas à ce qu’elle se nourrisse correctement ?
— Où est Richard, ce soir ? demanda-t il brusquement.
— En voyage, parvint-elle enfin à dire, toujours en état de choc.
— Encore ! ne put-il s’empêcher de s’exclamer. Pourquoi vous abandonne-t il si souvent ? Pour qui vous prend-il donc ? Un objet précieux que l’on exhibe ?
— Ne soyez pas ridicule ! s’exclama Sabina, profondément irritée. Richard est un homme d’affaires très occupé.
— Moi aussi, je suis occupé, mais si vous étiez ma fiancée, je ne vous délaisserais pas de cette façon et surtout, je ne vous permettrais pas de vous mettre dans un état pareil.
— Quel état ? s’insurgea-t elle.
— Vous n’avez que la peau sur les os.
— Merci !
— Ce n’était pas un compliment !
— Je sais !
— Vous…
— Le dîner est servi, monsieur Brice, annonça Mme Potter dont la silhouette se dessina alors dans l’encadrement de la porte.
Aucun d’eux ne l’avait entendue frapper… et pour cause : ils étaient au beau milieu d’une dispute !
— Que signifie tout cela, Brice ? lui demanda subitement Sabina d’un ton sévère.
Décidément, il avait dépassé les limites, ce soir !
— Nous avons tous deux besoin de reprendre des forces, annonça-t il.
Lui non plus n’avait rien mangé tout à l’heure, mais à présent, il avait une faim de loup !
Sabina le foudroya du regard. Néanmoins, en présence de Mme Potter, elle s’abstint de lui dire ce qu’elle pensait de sa conduite. Elle était trop bien élevée pour faire un esclandre devant la gouvernante.
De son côté, Brice était conscient que ses initiatives l’avaient profondément contrariée… mais qu’était-il censé faire ? La porter, évanouie, jusqu’à la limousine et la confier aux soins de Clive pour qu’il la ramène à Mayfair ? Certainement pas !
— Nous allons passer à table, indiqua-t il alors à Mme Potter.
Dès que cette dernière eut tourné les talons, Sabina laissa libre cours à sa colère.
— Comment osez-vous ? s’écria-t elle en le fixant de ses grands yeux scintillants.
— Avouez que vous avez besoin de manger, Sabina et…
— Je ne parle pas du dîner ! Comment avez-vous osé modifier mes projets pour cette soirée ? Congédier Clive ? Un baiser ne confère nullement ce genre de droits !
Tiens donc ! En dépit de ses protestations, ce baiser avait donc davantage compté qu’elle voulait bien l’admettre, sans quoi, elle n’y aurait pas fait allusion ! D’ailleurs, elle venait elle-même de s’en apercevoir, comprit-il devant la mine déconfite de Sabina.
— Un seul baiser mais quel baiser ! commenta-t il d’un ton provocateur.
— Vous… Je… Vous êtes impossible !
— C’est ce qui fait mon charme.
— L’arrogance n’est pas une vertu, Brice, lui asséna-t elle avec rage.
— Le jeûne non plus, répliqua-t il d’un ton léger. Venez, allons dîner.
Se levant, il lui tendit la main.
— Entendu, dit-elle de guerre lasse. Mais à une condition !
— Laquelle ? demanda-t il, soudain tendu.
— Plus de questions sur ma correspondance.
Il s’en était douté ! Ce n’était pas une condition à laquelle il cédait volontiers — notamment après la façon dont elle venait de réagir. Mais si c’était l’unique moyen de la retenir…
— D’accord, dit-il enfin.
Pour ce soir, il renonçait à la questionner. Toutefois, il avait la ferme intention de découvrir le terrible secret lié à la lettre dans un futur proche.
Sabina mit un point d’honneur à ne pas prendre le bras qu’il lui offrait tandis qu’ils se dirigeaient vers la salle à manger. Bah, peu importe, pensa-t il, philosophe. Il était parvenu à la retenir pour le dîner, il ne devait pas non plus trop exiger d’elle !
Il avait peut-être remporté ce premier round, pensa Sabina en s’asseyant à table, mais il n’avait pas encore gagné la partie ! La perspective peu réjouissante d’appeler un taxi et de rentrer seule dans sa grande maison vide l’avait conduite à accepter sa proposition à dîner.
Du moins était-ce ce dont elle préférait se convaincre…
Il était vrai qu’aujourd’hui elle n’avait rien mangé de la journée — non délibérément, mais parce qu’elle n’y avait pas pensé ! A présent, la tête lui tournait encore un peu et son estomac gronda lorsque Mme Potter déposa une soupière fumante sur la table. Une odeur délicieuse s’en dégageait !
— J’espère ne pas vous causer trop de dérangements, déclara-t elle alors à l’adresse de Mme Potter.
— Nullement, lui assura la gouvernante. Je suis ravie que monsieur Brice se décide enfin à goûter au dîner qu’il n’a pas touché tout à l’heure.
Là-dessus, la domestique s’éclipsa.
Incapable de soutenir le regard de Brice, Sabina se concentra sur le délicieux consommé de carottes de Mme Potter. Ainsi, elle n’était pas la seule à ne pas avoir mangé…
Comme s’il lisait dans ses pensées, Brice déclara :
— D’accord, je reconnais que depuis trois jours, je n’ai pas réellement fait honneur à la cuisine de ma gouvernante.
Elle continua à savourer le velouté, ne sachant si elle devait apprécier ce que sous-entendait cet aveu. Cela faisait trois jours qu’ils avaient dîné ensemble, trois jours qu’il l’avait embrassée…
Elle s’était efforcée de refouler le souvenir de ce baiser. Peine perdue ! Il revenait la hanter à chaque instant !
— Quel dommage ! répondit-elle. Car, autant que je puisse en juger d’après cet exquis consommé, Mme Potter est une excellente cuisinière.
Elle ne voulait surtout pas surenchérir sur ce qui s’était passé trois jours auparavant. Elle était fiancée à Richard, et lui était redevable de tant de choses ! Ce baiser n’aurait jamais dû se produire, aussi le plus vite ils l’oublieraient, le mieux ce serait.
— Je me disais que…
— J’aimerais réellement que…
Ils s’interrompirent, ayant parlé tous les deux en même temps.
— Allez-y, dit Sabina.
— Non, vous la première ! En dépit de la piètre opinion que vous avez de moi, je n’ai pas oublié toutes les bonnes manières que l’on m’a inculquées.
— Très bien ! Je voulais vous demander si vous aviez finalement renoncé à l’idée du tableau.
— Non ! répondit-il d’un ton définitif.
On ne pouvait être plus clair ! pensa-t elle, dépitée. Pourquoi ne se rendait-il pas compte que ce n’était pas une bonne idée de passer tant de temps ensemble ?
Ils formaient un couple étrange, tous les deux, se dit-elle subitement. Elle était habillée de façon extrêmement sophistiquée, alors que lui n’était même pas rasé. Quant à ses vêtements… On aurait pu croire qu’il avait dormi dedans.
Lisant dans ses pensées, Brice reprit alors :
— Navré pour la barbe. Voulez-vous que j’aille me raser et me changer ?
Effectivement, elle aurait préféré qu’il le fasse… mais pas pour la raison qu’il croyait. En vérité, il avait l’air bien plus dangereux et bien plus attrayant avec cette barbe naissante qui lui prêtait des airs de pirate ! Et puis, ce qui la désarmait par-dessus tout, c’était qu’il avait une nouvelle fois lu dans ses pensées.
Enfin, pas toutes, heureusement !
— Ne vous dérangez pas pour moi ! assura-t elle. Je me fiche que vous soyez rasé ou non.
— On dirait que je n’ai pas le monopole de la grossièreté, déclara-t il alors sèchement.
Reposant sa cuillère, elle se cala contre le dossier de sa chaise, puis reprit d’un ton plus amical :
— Que vous apprêtiez-vous à me dire, tout à l’heure ?
Il la jaugea un instant, déconcerté par son changement de ton, hésitant encore à lui dévoiler son projet. Soudain, il se lança :
— Le week-end prochain, je dois me rendre en Ecosse. Je voudrais que vous veniez avec moi.
Avait-elle bien entendu ? Non, il ne pouvait pas être sérieux. Il…
— Allons, ne faites pas cette tête, poursuivit-il, c’est une proposition honnête, je me rends au château de mon grand-père.
Que croyait-il ? Que la seule mention de son grand-père allait la rassurer ? Après tout, il n’avait pas précisé si son aïeul serait présent ou non au château.
— Qu’êtes-vous au juste en train de me proposer, Brice ? demanda-t elle d’un ton parfaitement calme.
A cet instant, Mme Potter entra pour débarrasser, et il attendit qu’elle fut repartie pour annoncer :
— Je sais exactement comment et où je veux vous peindre.
— C’est-à-dire… ? fit-elle, immédiatement sur ses gardes.
— Comme je l’ai indiqué d’emblée à votre fiancé, je ne peins pas volontiers de portraits. Et encore moins sur commande.
— Dans ces conditions, pourquoi tenez-vous tant à me peindre alors que je vous supplie de renoncer à votre projet ?
— Je veux vous peindre, lui expliqua-t il en la fixant droit dans les yeux. En revanche, je n’entends pas réaliser le portrait aseptisé que Richard attend de moi. Dans ces conditions, il n’a qu’à faire encadrer une photographie de vous, ce sera plus simple !
Il reprit son souffle, et enchaîna :
— Moi, j’ai envie de vous saisir telle que vous êtes réellement ! Et l’inspiration m’est venue, je sais exactement le tableau que je vais réaliser de vous : vous serez assise dans une des tours du château, près d’une fenêtre ouverte, votre chevelure d’or voletant au vent…
— Avec une traîne de velours et une couronne sur la tête, ajouta-t elle sur un ton ironique. La Belle au bois dormant, en somme !
Elle éclata de rire, s’efforçant de masquer toute la nervosité que contenait cette réaction… Car l’idée de poser pour lui dans un cadre si romantique avait accéléré les battements de son cœur.
Néanmoins, ce qu’il lui proposait était totalement irréalisable ! Il fallait que cette relation reste professionnelle et ne dégénère pas ! Elle refusait de se laisser prendre au jeu des fantasmes de Brice.
Quand allait-il le comprendre ?

 
 

 

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