chapitre 9
A peine de retour, Emma reçut un appel téléphonique : sa grand-mère venait d’avoir une attaque cardiaque, et se trouvait à présent dans le service de soins intensifs de l’hôpital.
Affolée, Emma téléphona aussitôt à son amie Liz qui lui proposa immédiatement de la conduire à l’hôpital en voiture.
Et c’est là que les deux femmes attendaient, dans un couloir de la section des soins intensifs. Elles étaient assises sur un simple banc. Emma était pâle et défaite. L’attente lui paraissait interminable.
— Je vais chercher des cafés au distributeur, annonça Liz au bout d’un moment.
Elle se leva et revint avec un gobelet qu’elle tendit à Emma.
— J’ai mis plein de sucre. Tu en as besoin, ma pauvre.
— Merci, Liz.
Poussés par des infirmiers, des chariots blancs roulaient dans le couloir, faisant crisser leurs roues sur le linoléum.
Emma se tordait machinalement les doigts en les voyant passer. Elle sirotait son café, extrêmement anxieuse, attendant qu’on vienne lui donner des nouvelles de sa grand-mère qui se trouvait derrière les cloisons blanches, entre la vie et la mort.
Liz posa une main amicale sur le bras d’Emma.
— Ne t’inquiète pas, ma chérie, murmura-t elle avec douceur. Ta grand-mère va tenir le coup. Elle est forte. Je suis persuadée qu’elle va s’en sortir.
Emma essuya le coin de ses yeux.
— J’aurais dû la faire opérer avant, se lamenta-t elle, désespérée. Je n’aurais pas dû attendre. Je suis responsable…
— Allons, Emma, ne dis pas des choses pareilles. Tu t’es parfaitement occupée de ta grand-mère. Je ne connais pas beaucoup de jeunes femmes de ton âge capables des sacrifices que tu as faits. Tous tes week-ends étaient dévoués à ta grand-mère. Et, après tout cela, tu t’en veux !
Les lèvres tremblantes, Emma se retenait pour ne pas fondre en larmes.
— Je voudrais tellement que ma pauvre grand-mère soit heureuse, soupira-t elle. J’ai fait des projets pour améliorer la décoration de sa petite maison. J’ai même déjà acheté de la peinture…
Un sanglot l’interrompit. Liz serra son bras avec une compassion émue.
La porte à tambour s’ouvrit soudain, et le chirurgien qui s’était occupé de l’admission de la vieille dame apparut. Emma se leva brusquement
— Alors ? interrogea-t elle, le cœur plein d’espoir. Elle va mieux ?
Comme le chirurgien la considérait d’un air sombre, Emma, au comble de l’inquiétude, la gorge serrée par l’angoisse, insista :
— Comment va-t elle, docteur ? murmura-t elle, terriblement tourmentée.
— Je suis désolé, mademoiselle Robards, annonça le médecin d’une voix grave. Votre grand-mère est décédée il y a cinq minutes. Elle avait le cœur très faible. Nous n’avons rien pu faire.
Emma eut l’impression que le sol se dérobait sous ses pieds. Ses oreilles bourdonnaient. Un voile avait obscurci ses yeux. Elle chancela, ivre de douleur. Elle sentit que Liz l’avait prise par le bras et murmurait des mots apaisants à son oreille. On la fit asseoir. Les larmes commencèrent à couler sur ses joues. C’était donc fini ? Déjà ? Oh, comme c’était triste ! Comme c’était injuste ! Sa pauvre grand-mère !
— Je vais rester avec elle, chuchota Liz à une infirmière qui avait remplacé le chirurgien, appelé ailleurs.
Liz serrait avec tendresse son amie si malheureuse.
— Pleure, Emma, si cela doit te soulager. Ma pauvre petite, ma pauvre enfant !…
Emma demeura un moment effondrée, sans forces. Puis, se ressaisissant, le visage livide, elle annonça à Liz :
— Je vais avoir plein de choses à faire : les formalités administratives, la préparation des obsèques… Tout ça…
Elle se leva et redressa courageusement la tête.
— Je rentre chez moi, Liz.
Après l’enterrement de sa grand-mère, Emma se sentait tellement triste qu’elle en avait perdu le goût de vivre, l’appétit et le sommeil. Au point que la direction de son restaurant avait décidé de la laisser en congé le temps qu’il fallait.
Ce jour-là, elle se trouvait dans son appartement. Morose, elle triait des affaires ayant appartenu à sa grand-mère. Lawrence, qui n’avait pas encore émigré pour les Cornouailles, était venu lui rendre visite. Il faisait les cent pas dans son salon, impatient et vindicatif. Emma, en le voyant aller et venir, pensa à Pierce : le père et le fils avaient la même façon d’arpenter les pièces lorsqu’ils étaient irrités, le même regard bleu et vif. Mais celui de Lawrence était tout de même beaucoup moins beau que celui de son père.
— Enfin, Emma, grommela Lawrence au bout d’un moment. Il serait temps de devenir raisonnable. Tu ne manges plus rien, tu te laisses aller. Monte chez moi un moment : je vais te préparer quelque chose de bon !
— Merci, Lawrence. Je n’ai pas faim. J’ai des papiers à ranger…
— Tu n’es pas raisonnable ! Tu n’es plus que l’ombre de toi-même !
« C’est vrai, pensa-t elle, amère. Je n’ai plus goût à rien. Je n’ai plus jamais faim… »
— Si tu continues, tu vas être malade, menaça Lawrence en secouant la tête. Et cela t’avancera à quoi ? Tu peux me le dire ?
Emma eut un rire faible et sans joie.
— Tu ne vas tout de même pas faire la cuisine pour moi, Lawrence. Tu es en plein déménagement.
— Qui te parle de faire la cuisine ? rétorqua le jeune homme avec un grand sourire. Il suffit de descendre dans la rue et de rapporter des plats tout préparés. Je ne suis pas du genre à me compliquer la vie.
C’est ainsi qu’Emma, quelques minutes plus tard, se retrouva dans l’appartement de Lawrence, assise en tailleur en face d’un plat chinois qu’il avait choisi pour elle. Du bout de ses baguettes, elle s’efforçait de saisir ce qui lui permettrait de remplir quelque peu son estomac, vide depuis trop longtemps.
— Alors, c’était bien, Paris ? questionna Lawrence tout à trac.
Elle sursauta, ahurie. Comment diable était il au courant de son voyage à Paris ? Elle s’essuya les lèvres avec la serviette en papier, et demanda de la manière la plus calme possible :
— Comment sais-tu que je suis allée à Paris ?
— Mon père m’a dit qu’il t’avait invitée. Une manière pour lui de retourner le couteau dans la plaie. Bah, je ne t’en veux pas, Emma. Tu as eu un séjour agréable ?
— Très agréable, oui. Mais pourquoi évoques-tu ce « couteau dans la plaie » ?
Le garçon prit un air renfrogné.
— Mon père a voulu s’amuser à mes dépens, bougonna-t il d’un ton méprisant. Il t’a emmenée parce qu’il sait que j’ai un faible pour toi.
Emma tressaillit. Elle eut l’impression que l’air lui manquait soudain.
— Tu veux dire que ton père m’a invitée uniquement pour te contrarier ?
— Réfléchis un peu. Pourquoi s’intéresserait il à toi, Emma ? Tu n’es pas de son monde. Tu es jolie, certes, tout à fait charmante, mais tu n’appartiens pas à la société qu’il fréquente. Les femmes avec lesquelles il sort sont des femmes brillantes, pétillantes, sophistiquées… Des dames de la haute société, tu comprends ce que je veux dire ?
Emma reçut le coup en plein cœur. Si le jeune homme avait essayé de lui faire mal, il avait réussi. Elle murmura d’une voix étouffée, mais ferme :
— Je ne savais pas, jusqu’à aujourd’hui, à quel point tu peux être méchant, odieux et malveillant, Lawrence. Mais je viens d’en avoir la preuve.
Elle se leva, tremblante de rage.
Lawrence se mordit la lèvre. Il avait l’air tourmenté et semblait regretter de s’être laissé emporter.
— Attends, Emma. Comprends-moi : ce n’est pas à cause de toi que je fulmine, mais à cause de lui.
— Mais te rends-tu compte de ce que tu viens de me dire ? C’est lamentable, Lawrence…
— Je ne… Je t’assure, je ne voulais pas te blesser…
— Ah bon ? En tous les cas, tu as choisi les termes les plus blessants. Oh, si tu savais comme j’en ai assez de la famille Redfield, le père comme le fils ! Vous me prenez tous les deux pour une perruche, une bécassine, une…
— Je t’en prie, Emma. Ne t’énerve pas…
— Vous êtes bien à mettre dans le même panier, tous les deux, toi et ton père. Et je ne suis pas près de vous revoir !
Lawrence, qui, curieusement, semblait moins inquiet, aspira une gorgée de sa boisson, puis jeta négligemment la boîte dans un coin de la pièce. Et c’est d’une voix qui exprimait plus le reproche que la peine qu’il marmonna :
— Vraiment, tu n’aurais pas dû coucher avec lui, Emma. Tu sais à quel point je suis attaché à toi.
Emma eut un rire amer.
— Dans ce cas, je ne comprends pas pourquoi tu reçois tellement de filles chez toi ! Ce n’est pas un appartement que tu as, c’est un harem !
— Il faut bien que je trouve quelque part le plaisir que tu n’as jamais voulu m’offrir…
— Tu es un enfant gâté, Lawrence. Quand tu as envie de quelque chose, tu fais tout pour l’obtenir, sans songer aux conséquences de tes actes.
Lawrence la fixa de son regard à la fois candide et libertin, puis commenta d’un ton désabusé avec un méchant petit sourire :
— Ton jugement s’applique tout à fait à mon père, pas à moi.
Il ricana de nouveau.
— Depuis que je suis tout petit, mon père collectionne les aventures féminines. Ma mère, au bout d’un certain temps, a naturellement eu des aventures, elle aussi. Tu vois, ce n’était pas la famille idéale ! Chacun à la chasse, chacun de son côté.
— Et moi, je suis donc le dernier gibier convoité par ton père, n’est-ce pas ? Un gibier pas très noble, évidemment. Je ne cours pas dans les domaines royaux. Un genre de palombe, vite croquée par l’auteur de tes jours, le temps d’un envol à Paris !
Elle battit l’air de la main dans un geste d’agacement, comme si elle effaçait d’un coup de chiffon le tableau.
— Oublions ça, murmura-t elle, dégoûtée.
Elle se dirigea vers la porte. Juste au moment où elle la franchissait, Lawrence la retint par le poignet. Il déclara d’une voix enrouée par l’émotion :
— Tu mérites mieux que lui, Emma. Viens avec moi en Cornouailles. Maintenant que ta grand-mère n’est plus là, tu es libre. Viens avec moi, tu seras ma muse, mon inspiration, ma…
— Mais tu n’y es pas du tout, mon pauvre Lawrence ! l’interrompit elle avec un rire amusé. D’abord, ça ne m’amuse pas d’être une muse. Ensuite, tu oublies ton amie Vicky, celle qui est si jalouse.
— Oh, celle-là, je ne la vois plus. C’est fini, terminé.
Il se reprit.
— Non, pas si bien fini que ça. En tout cas, il n’est plus question que je la voie.
— Mais sois logique avec toi-même, Lawrence. Il y a un instant, tu as eu des mots très durs pour moi, et…
— Je ne les pensais pas ! affirma-t il d’un trait.
Et soudain, avant qu’Emma ait pu réaliser ce qu’il lui arrivait, elle sentit la bouche de Lawrence qui écrasait la sienne, dans un élan passionné. Il tentait ardemment de glisser sa langue contre la sienne, mais elle s’y refusait, brusquement raidie.
Il s’ensuivit une sorte de lutte, dans laquelle Emma tentait de se dégager, tandis que Lawrence essayait fébrilement de la retenir dans ses bras.
Ils n’entendirent pas la porte d’entrée qui s’ouvrait. Lawrence, à son habitude, l’avait laissée entrouverte. Pierce se tenait sur le seuil de l’appartement. Il les considéra d’un regard impitoyable, puis déclara d’une voix aussi froide que son regard :
— La porte était ouverte. J’espère que je ne vous dérange pas.
— Pierce ! s’écria Emma, abasourdie.
Elle s’était arrachée d’un coup à l’étreinte de Lawrence, mais Pierce, qui était arrivé à l’instant crucial, avait eu tout loisir de contempler la fin de leur enlacement.
— Tiens, vous vous souvenez de mon prénom ! railla l’homme d’affaires. Je suis vraiment flatté, ajouta-t il, amer.
— Mais, mais, balbutia Emma, je croyais que vous deviez partir pour trois mois !
Pierce avala sa salive avec difficulté. Le coup était rude pour lui, terrible à vrai dire. Qu’Emma le trahisse avec un autre homme constituait pour lui une torture, mais que son nouvel amant soit son propre fils… C’était pire que tout. A cet instant, il ne savait pas lequel des deux le révoltait le plus.
Bien qu’il fût en proie à la plus grande agitation, il répondit calmement, avec une ironie bien marquée :
— Alors, comme j’étais en voyage, vous avez pensé que la voie était libre ! Et voilà pourquoi je vous retrouve chez Lawrence…
Horrifiée par le malentendu, Emma fixait Pierce, la bouche à demi ouverte. Mais les mots n’en sortaient pas. Elle voulait protester, expliquer la méprise… Tout juste arriva-t elle à bredouiller :
— Je ne… Ce n’est pas du tout ce que… ce que vous pensez, Pierce.
Puis, se tournant vers Lawrence, elle ajouta sur un ton plus net :
— Voyons, Lawrence, grands dieux, exprime-toi ! Dis quelque chose ! C’est trop injuste.
Mais Pierce, coupant l’herbe sous le pied de son fils, ne laissa pas la parole à ce dernier. Il déclara, toujours sarcastique :
— Je ne suis pas parti, comme vous pouvez le constater. J’ai changé mes plans. Mais j’aimerais bien avoir une explication de ta part, Lawrence. Oui, j’aimerais bien savoir ce qu’il se passe.
Lawrence, qui avait ouvert entre-temps une autre canette de soda, et qui avait suivi d’un œil moqueur l’échange entre Emma et son père, jeta sa canette dans un carton qui servait de poubelle et fit face à son père.
— On dirait que c’est le jeu de l’amour et de la guerre, papa. N’est-ce pas ton impression ? Tu n’étais pas là pour t’occuper d’Emma, elle est donc venue chez moi, et elle va venir avec moi en Cornouailles.
— Mais c’est complètement fou ! explosa Emma, furieuse.
Elle avait l’impression d’être l’enjeu d’une course au pouvoir qui opposait Lawrence à son père. Ne se sentant aucune disposition pour faire le pion qu’on pousse ou qu’on tire, elle ajouta avec véhémence :
— Je n’ai jamais eu ce projet ! C’est une idée de Lawrence, une idée parfaitement absurde, et…
— J’aimerais bien savoir exactement ce qu’il se trame entre vous deux, marmonna Pierce, sévère.
— Rien du tout, justement ! rétorqua immédiatement Emma, résolue à mettre les points sur les i, et à dissiper tout malentendu. Lawrence et moi sommes des amis, comme nous l’avons toujours été. Des amis, rien de plus, répéta-t elle, opiniâtre.
Pierce eut une moue, une sorte de grimace qui témoignait de son incrédulité. Il se tourna brusquement vers son fils et darda sur lui un regard qui semblait ordonner : « Maintenant, c’est à toi de m’expliquer ce qu’il en est. » Lawrence comprit cette interrogation muette et haussa les épaules de manière exagérément détachée, afin de bien montrer que ces petits affrontements ne l’affectaient guère. Il considéra un instant Emma et son père, puis conclut d’un ton pondéré :
— Je suis un homme libre, j’ai bien le droit de tenter ma chance, non ?
— Tu as embrassé Emma pour me défier ! gronda Pierce, le regard implacable.
Lawrence considéra son père de manière oblique, avec un sourire de défi.
— J’avoue que j’ai pris un certain plaisir à te dérober, même provisoirement, l’objet de ta convoitise, assura-t il avec un petit rire. Nous sommes en plein conflit freudien, n’est-ce pas ? Le fils en face du père.
Emma, paralysée, suivait sans mot dire l’explication qui se développait de manière de plus en plus dramatique entre Lawrence et Pierce.
— Si tu es réapparu dans ma vie, c’est à cause d’Emma, grommela Lawrence d’un ton amer. Avant, on ne te voyait pas. Tu ne donnais pas de nouvelles. C’était le silence radio. Je pouvais crever dans mon coin, être malade, avoir des ennuis : tu restais absent. Et puis, tout à coup, tu réapparais, comme par enchantement. Et j’apprends que tu as emmené à Paris une femme, pas n’importe quelle femme : celle qui m’importait le plus. On ne peut pas dire qu’il s’agit d’un hasard, n’est-ce pas ? Tu l’as emmenée parce que cela te plaisait de me contrer, surtout dans le domaine sentimental. Et à un moment où j’avais besoin de quelque chose de plus qu’une aide financière.
Pierce fronça subitement les sourcils, manifestement touché par la dernière phrase de son fils. Il demanda d’une voix basse, émue :
— Depuis quand attends-tu de moi autre chose que de l’argent ?
Comme Lawrence ne répondait que par un geste évasif, Emma comprit que l’apparition soudaine de Pierce chez son fils n’était pas un hasard. Lawrence savait que son père allait lui rendre visite. C’était prévu. Et Lawrence s’était perfidement arrangé pour qu’elle fût là lorsque Pierce pousserait la porte. Elle comprenait la subtilité et la perversité d’une telle manœuvre.
— Dis-moi, Lawrence, interrogea-t elle, glaciale. Tu savais que ton père allait venir d’un instant à l’autre, n’est-ce pas ? Je te soupçonne même d’avoir laissé la porte entrouverte exprès. Et, lorsque tu m’as brusquement embrassée, c’était parce que tu avais entendu les pas de ton père dans l’escalier ! Quel stratège ! Bravo ! Dans le genre machiavélique, on fait difficilement mieux.
— Je t’assure que je n’ai pas cherché à te blesser, Emma, plaida Lawrence, l’air piteux. Tu es mon amie. Tu seras toujours mon amie. Je n’ai pas envie de te perdre…
— Non, tu n’es pas un ami, tu es un manipulateur, coupa Emma, furieuse. Tu t’es servi de moi pour tes petites affaires, d’abord en m’envoyant en mission chez ton père, dans son bureau, afin de lui soutirer une promesse d’argent. Puis tu te sers de moi, à présent, pour contrecarrer ton père sur le plan sentimental. Ce n’est pas très beau, tout ça !
Comme elle tournait brusquement les talons et se dirigeait d’un pas vif vers la porte, Lawrence couina d’une voix misérable :
— Attends, Emma !
Mais elle en avait par-dessus la tête. On lui avait assez empoisonné la vie comme ça. Elle n’avait qu’une envie : rester seule, tranquille, chez elle, sans personne pour la tourmenter.
Dans l’heure qui suivit, elle entendit des éclats de voix à l’étage du dessus. Le père et le fils étaient encore en train de se chamailler. Il y eut une pause, et l’immeuble redevint silencieux. Quelques minutes plus tard, elle entendit des pas dans l’escalier. On frappa à sa porte. Elle poussa un soupir excédé et alla ouvrir. C’était Pierce.
Il entra sans dire un mot, le visage sombre.
Elle se demandait ce qu’il voulait. Pourquoi était il de retour chez elle ? Qu’attendait il ?
Il la dévisageait d’un air préoccupé.
— Vous avez une mine terrible, déclara-t il sans préambule.
Ce n’était pas le genre de compliment qu’elle attendait.
— Merci, très aimable, répondit elle, vexée.
— Je n’ai pas dit cela pour vous critiquer ou pour vous taquiner, Emma. Je me fais du souci pour vous. Votre visage est vraiment creusé. Vous êtes à bout. Il faut faire quelque chose.
— Ah bon ? Que faut il faire ?
— Vos valises.
Interloquée, elle le dévisagea. Etait-ce une plaisanterie ? Non, certainement pas. Il avait l’air tout à fait sérieux.
— Vous ne pouvez pas rester dans cet état, Emma. Vous allez venir avec moi.
— A Paris, encore ? railla-t elle.
Pierce eut un sourire triste et pensif.
— Je vous emmène chez moi. Ne discutez pas. Ne protestez pas : de toutes les manières, ma décision est prise, et je n’en changerai pas.
chapitre 10
« Quel étrange ultimatum ! », pensa Emma, interloquée par ce qu’elle venait d’entendre.
Elle poussa un soupir, et alla ouvrir le réfrigérateur. Elle en sortit une bouteille de lait. Puis elle prit la boîte de chocolat en poudre qui se trouvait dans un placard.
— Qu’est-ce que vous faites ? questionna Pierce, intrigué.
— Je me prépare mon chocolat, pour la nuit, expliqua-t elle posément.
— Vous n’avez pas entendu ce que je viens de vous dire ?
— J’ai très bien entendu, je ne suis pas sourde.
— Mais…
— Ecoutez-moi bien, Pierce. Vous êtes un grand manitou dans les affaires. Vous commandez à des tas de gens qui vous obéissent au doigt et à l’œil. Mais vous êtes ici chez moi, et il n’est pas question que vous vous amusiez à jouer les chefs dans mon domaine.
— Mais je…
— J’en ai assez de ces petits jeux, de ces petites guerres avec votre fils. Ça ne m’amuse plus. Je vous demande donc de quitter mon appartement, et de disparaître de ma vie. S’il vous plaît, laissez-moi seule. J’ai besoin d’être seule.
Pierce Redfield devint blême.
— Alors, Lawrence a réussi à tout briser ! commenta-t il, amer.
Emma, après avoir avalé péniblement sa salive, répondit avec tristesse :
— Lawrence m’a confié que vous m’aviez emmenée à Paris dans le but de marquer un point contre lui. C’est le genre de choses qui n’est pas très agréable à entendre, vous savez !
Pierce tressaillit. Il avait appris par sa secrétaire que Lawrence, grâce à des indiscrétions, était au courant de leur escapade à Paris.
— Je n’ai jamais parlé à mon fils de ce voyage à Paris, grommela-t il. Mais il a réussi pourtant à l’apprendre. Il faut que vous sachiez qu’il n’a agi de cette sorte que dans le but de me nuire, de me discréditer à vos yeux. Comprenez-vous, Emma ?
Elle remarqua une lueur de détresse dans le bleu si vif de son regard. Elle en fut touchée.
— Et puis j’ai été attristé par la disparition de votre grand-mère, Emma. J’ai beaucoup pensé à vous…
— Merci, murmura-t elle, les yeux humides.
— Ce qui me désole, aussi, continua-t il d’une voix morne, c’est ce genre de spectacle auquel vous venez d’assister, cette mini-guerre entre mon fils et moi.
— Il est encore en colère contre vous ?
— Il reste pas mal de ressentiments, de malentendus et de non-dit entre nous, mais je suis sûr que, avec le temps, on finira par arranger ça…
— Vous avez donc pu conclure une sorte d’armistice ? Aboutir à une déclaration de non-belligérance ? demanda-t elle, le cœur plein d’espoir. Ce pourrait être la fin des hostilités ?
— Presque, acquiesça-t il en souriant. Nous avons décidé de lever les principaux obstacles qui nous séparaient. Vous voyez, Emma, je ne suis pas si buté que ça !
— Formidable, Pierce. Ce que vous me dites m’enchante. J’ai eu quelques frayeurs, tout à l’heure, en entendant vos éclats de voix…
— Mais nous nous sommes vite calmés.
— Comme je serais heureuse si vous pouviez vous réconcilier, tous les deux ! Si vous saviez comme mon père m’a manqué, dans ma vie, et comme il me manque ! On a tellement besoin d’un père !
— Vous n’avez aucune nouvelle de lui ?
— Aucune. Je pense qu’il doit être quelque part en Australie, au bout du monde… Je n’ai même pas pu le joindre pour lui dire que ma grand-mère, c’est-à-dire sa mère, était morte.
Pierce se passa machinalement la main dans les cheveux en soupirant. Il était très soucieux de l’état de fatigue de la jeune femme. Et c’est justement à cause d’elle qu’il avait annulé le voyage qu’il devait entreprendre. Lorsqu’il avait appris le décès de la vieille dame, il s’était souvenu des larmes d’Emma, à Paris, lorsqu’elle lui avait confié ses soucis relatifs à sa grand-mère. Dès lors, il avait décidé de la retrouver au plus vite. Voilà pourquoi il était là ce soir.
Il fallait absolument qu’elle quitte ce petit appartement humide et inconfortable. Et si jamais elle était enceinte de lui ? Jamais il ne pourrait tolérer qu’elle moisisse dans cet endroit !
— Préparez votre chocolat si cela vous chante, grommela-t il, mais il faudra que vous fassiez vos valises, que vous le vouliez ou non. Vous ne resterez pas un jour de plus dans cet appartement. Chez moi, vous aurez tout le confort dont vous avez besoin pour vous remettre. On s’occupera de la cuisine, des diverses tâches ménagères, et Miles vous conduira où vous voulez : ma voiture sera à votre disposition.
— Ecoutez, Pierce, nous nous sommes dit adieu à l’aéroport, et vous m’avez bien fait comprendre, alors, que nous ne nous reverrions plus. Alors, pourquoi revenir ici aujourd’hui ? Vous perdez votre temps.
L’expression de Pierce se durcit soudainement.
— Vous attendez peut-être un enfant de moi, et j’ai le droit de le protéger, lui, autant que sa mère.
Prise de court, Emma resta sans voix. Depuis la mort de sa grand-mère, elle n’avait pas songé au fait qu’elle pouvait être enceinte. Pierce et elle n’avaient pas pris de précautions, à Paris, et elle se trouvait à une période de son cycle où la fécondation est possible. Il n’était donc pas absurde de penser qu’elle attendait un enfant de lui. Cette éventualité ne lui déplaisait pas. On peut tout à fait élever un enfant seul, et c’était bien son intention, si jamais elle était enceinte.
— Si j’attends un enfant, c’est mon affaire, assura-t elle d’un ton décidé. Je suis assez grande pour m’en occuper. Bien, assez discuté, Pierce. Je vous prie de me laisser, à présent. J’ai des choses à faire, et le temps passe.
— Ce que vous pouvez être butée ! explosa-t il.
— Je ne pars pas avec vous, murmura-t elle sur un ton adouci. Ce ne serait pas… convenable. Ce ne serait pas bien.
— Pas convenable ? Pas bien ? Mais pourquoi donc, dieux du ciel ? Vous êtes très fatiguée, Emma. Vous avez besoin d’assistance.
— D’assistance ? Certainement pas !
— Mais vous êtes têtue, Emma, c’est incroyable ! Je vous assure que vous avez besoin d’être prise en charge. Au moins quelque temps. Soyez raisonnable.
Il la considérait de son regard hypnotique avec tant de sincérité, tant de bonté, qu’elle hésita. Comment résister à un regard pareil ?
— Bien, concéda-t elle à mi-voix. C’est d’accord, Pierce. Un jour ou deux…
— Allez vite prendre vos affaires, préparer votre valise ! lança-t il joyeusement. Moi, je m’occupe de la cuisine.
Il retroussa immédiatement ses manches et commença de faire la vaisselle. Emma était médusée : Pierce Redfield, l’un des hommes les plus importants du monde de la finance britannique, faisait la vaisselle ! « On aura tout vu », pensa-t elle en se dirigeant vers sa chambre.
Installée confortablement, en boule, au creux d’un gros fauteuil de cuir, devant la cheminée où crépitaient des bûches, Emma rêvassait, toute à sa béatitude.
Le vaste et luxueux appartement de Pierce donnait sur un grand parc. On se serait cru en pleine campagne anglaise. Pour la première fois depuis bien longtemps, Emma se sentait bien.
— J’espère que vous trouvez l’endroit à votre goût !
Il était là, tout près d’elle. Elle ne l’avait pas entendu approcher. Il lui apportait un petit plateau où était posée une grande tasse de chocolat fumant qui embaumait.
Elle tourna la tête et répondit avec un sourire radieux :
— Absolument, assura-t elle. Mais je ne devrais pas être là… En tous les cas, merci pour le chocolat.
— Et pourquoi donc, Emma ? Pourquoi ne devriez-vous pas être là ?
— Je reste jusqu’à demain, et puis je rentrerai chez moi. Je dois m’occuper de plein de paperasses, répondre aux gens qui m’ont fait part de leurs condoléances…
— Vous pouvez très bien faire ça ici.
— Non, il faut que…
— Ah, Emma, nous n’allons pas commencer à nous disputer ! De toutes les façons, vous n’aurez pas le dernier mot.
— Oh, avec vous, c’est bien probable, admit elle avec un rire léger.
— Dès que vous le souhaitez, je vous montre votre chambre…
— Ma chambre ? répéta-t elle, hésitante.
De nouveau, elle trouvait la situation absurde : pourquoi était elle là ? Pourquoi se laissait elle prendre en main par cet homme qui lui avait bien fait comprendre, à Paris, son désir d’indépendance ? Pourquoi Pierce agissait il de cette manière avec elle ? Etait-ce de la pitié ? Elle ne voulait pas de sa compassion. Elle se sentait suffisamment forte pour affronter les difficultés de la vie, et surmonter son chagrin.
— Vous savez, Pierce, murmura-t elle d’une voix incertaine. Je me demande ce que je fais chez vous.
Il darda sur elle un regard brûlant.
— Vous êtes ici chez moi, parce que, pour une fois, vous avez besoin qu’on s’occupe un peu de vous, Emma. Je sais que cela constitue un changement de vie pour vous, mais il faut que vous acceptiez qu’on vous aide. Laissez-vous aller. Oubliez votre orgueil.
— Je n’ai besoin de personne, Pierce, insista-t elle en posant sa tasse de chocolat.
— Terminez votre tasse, Emma. Ensuite, je vous montrerai votre chambre à l’étage.
— Vous allez à votre bureau, demain matin ?
— Non. J’ai décidé de prendre quelques jours de congé.
Emma saisit de nouveau la tasse qu’elle avait posée sur un guéridon en cerisier, la vida, puis annonça nonchalamment :
— Je mettrai mon réveil assez tôt. Je ne veux pas occuper les lieux trop longtemps. J’aurai passé une très bonne soir…
— Mais vous êtes impossible ! s’écria-t il, l’air ulcéré. Vous n’êtes pas ici pour en repartir aussitôt !
— Je ne vais tout de même pas rester des mois chez vous…
— Et pourquoi pas ?
La gentille Mme Mayes, la gouvernante de Pierce, qui s’occupait de sa résidence avec une remarquable efficacité, posa le plateau du thé près d’Emma. Celle-ci était confortablement installée dans la bibliothèque où des milliers de livres étaient méticuleusement rangés sur les étagères. Par la fenêtre, Emma aperçut un rouge-gorge qui sautillait sur la pelouse du parc.
Quelques instants plus tard, Pierce frappait doucement à la porte. Emma lui dit d’entrer.
— Vous n’avez pas besoin de frapper, Pierce, dit elle avec un ton de reproche. Vous êtes chez vous.
— En l’occurrence, c’est vous qui êtes chez vous. Comment va votre mal de tête ?
— Mme Mayes m’a donné un cachet de paracétamol. Ça va beaucoup mieux, merci.
— C’est bien, fit Pierce, tout réjoui. Votre mine s’améliore de jour en jour.
— J’ai rendez-vous demain après-midi chez le notaire pour la succession de ma grand-mère.
— Miles vous y conduira. Vous me donnerez simplement l’heure de votre rendez-vous, et on s’organisera.
— C’est gentil à vous. Merci.
— Mme Mayes est en train de préparer le déjeuner pour 13 heures. Ça vous va ?
— Parfait. Merci.
— Cessez de dire « merci » toutes les deux minutes, grommela-t il. Vous n’avez pas besoin de me remercier à tout bout de champ !
— Que voulez-vous que je dise, alors ? s’insurgea-t elle. Je suis chez vous, je n’ai pas à lever le petit doigt. On s’occupe de moi. On m’apporte du thé, ou du chocolat, on me fait mon lit, on lave mon linge, on me conduit en ville quand je le désire… N’est il pas normal que je dise « merci » de temps en temps ?
— Une fois suffit. Une fois pour toutes. Oubliez le « merci ».
Le regard de Pierce, en cette matinée, paraissait plus bleu, plus perçant que jamais. Il semblait également soucieux, mais pour quelle raison ?
Emma savait qu’elle ne devait pas s’éterniser chez lui. Elle avait mille choses à régler chez elle, ainsi que de nombreux rangements à faire dans la petite maison de sa grand-mère.
La perspective de se retrouver seule dans cette maison si longtemps habitée par sa grand-mère la glaça. C’était tellement désolant que les larmes lui vinrent aux yeux.
— Qu’avez-vous ? murmura Pierce, alerté par les larmes qui coulaient sur les joues d’Emma.
Il l’aida à se lever et la serra contre lui. Elle se mit à sangloter contre son épaule, tandis qu’elle répétait : « Ce n’est rien… Ce n’est rien… »
Du bout des lèvres, il baisa son front, ses joues mouillées par les pleurs, ses cheveux…
Et, subitement, Emma eut l’envie irrépressible qu’il la prenne dans ses bras, qu’il la cajole, la caresse, l’enflamme. Le désir était revenu, fulgurant, incontrôlable. Elle avait tout à coup terriblement envie de lui.
chapitre 11
Il pouvait lire sa requête dans les yeux d’Emma. Lorsqu’il scruta son regard, il comprit en effet qu’elle était animée d’une ardeur nouvelle. Elle se plaquait contre lui avec une sensualité surprenante, ce qui le troubla au plus haut point. Jamais il n’avait autant désiré une femme.
Comme Emma caressait sa nuque avec des mouvements réguliers et voluptueux, il murmura à son oreille :
— Si nous continuons ainsi, je ne suis pas sûr de pouvoir résister à l’envie de vous porter jusqu’au lit…
— C’est justement là où je veux que vous m’emmeniez, Pierce, chuchota-t elle, éperdue de désir.
Pierce hésitait encore. Il prit son beau visage dans ses mains et lui demanda d’une voix douce :
— Vous êtes sûre de ce que vous voulez, Emma ? Vous avez eu un tel chagrin, vous avez été si bouleversée que vous n’êtes plus tout à fait vous-même, et je ne veux pas abuser de la situation.
— Vous n’abusez pas, Pierce. C’est moi qui vous le demande : j’ai besoin de vous sentir près de moi. J’ai besoin que vous me touchiez, que vous me caressiez… Faites-moi oublier mes chagrins et mes misères. Venez, je vous en prie. Vous voulez bien ?
Une fois dans l’immense chambre de Pierce, Emma enleva ses vêtements à la hâte et se glissa dans les draps de lin soigneusement repassés, qui fleuraient bon la lavande. Pierce se faufila à ses côtés, mais il resta tout d’abord discret, presque à distance. Il ne voulait pas la brusquer, comme il l’avait fait la première fois qu’ils avaient fait l’amour, à Paris. Leur avidité avait été tellement intense, alors, qu’ils s’étaient jetés dans les bras l’un de l’autre avec une frénésie incoercible.
Aujourd’hui, c’était différent. Pierce, tout débordant de désir qu’il fût, attendait qu’Emma fasse les premiers gestes. C’était elle qui l’avait sollicité, aussi attendait il avec une certaine impatience qu’elle prenne les choses en main.
Emma caressa d’abord le visage de Pierce, avec une dévotion extraordinaire, puis, s’enhardissant, elle poursuivit sa caresse en s’attardant sur ses épaules robustes, sur ses bras musclés, sur son buste puissant, couvert d’un duvet blond et doux. Sa main s’enhardit encore, et c’est alors qu’elle se mit à trembler et à gémir. Pierce s’appuya sur un coude et entreprit, lui aussi, de la caresser. Les soupirs d’Emma devinrent plus marqués, ses plaintes plus tumultueuses. Elle délirait de désir et de bonheur.
Lorsque leurs bouches se rencontrèrent, Pierce éprouva une sensation que jamais, jusqu’alors, il n’avait éprouvée. Il eut l’impression d’avoir atteint le sommet de l’amour. Emma se pressait contre lui, seins fermes et tendus de désir, en une danse érotique qui le mettait au supplice. L’un et l’autre s’enivraient de l’arôme de leurs corps respectifs, en en goûtant chaque parcelle, chaque recoin inexploré. Leur conversation amoureuse n’était plus que gémissements, plaintes et petits cris de plaisir.
— Pierce… Oh, Pierce…, murmura-t elle, ivre de bonheur.
— Oh… Emma… Tu es tellement belle… J’ai tellement envie de toi…
— Viens, mon amour… Viens…
Elle l’invita en elle dans un mouvement sensuel et exigeant, et il la pénétra tendrement, progressivement, déclenchant aussitôt en elle un déferlement de jouissance.
C’était la première fois qu’elle connaissait une extase aussi totale, qu’elle atteignait une telle intensité voluptueuse.
Ils restèrent un long moment sans rien dire, après l’amour. Ils étaient comblés. Emma songeait que, quoi qu’il advienne par la suite, elle garderait de ce moment un souvenir inoubliable. L’avenir, elle ne pouvait le prédire. Il était bien possible que Pierce l’oublie, comme il avait oublié tant d’autres femmes qui avaient pourtant soupiré entre ses bras. Mais elle acceptait cette éventualité sans se révolter. Elle était consciente de la fragilité des relations humaines…
Elle remercia silencieusement le ciel de lui avoir accordé ces instants sublimes où l’âme et le corps atteignent une communion merveilleuse qui, à elle seule, donne un sens à la vie. En bref, elle était confiante en l’avenir, quelle que soit la nature de celui-ci.
Dès demain, elle irait acheter dans une pharmacie un test de grossesse. Elle ignorait complètement son état : enceinte ou non ? Elle avait deux jours de retard pour ses règles. Deux jours seulement. Le test allait permettre de savoir ce qu’il en était.
Le lendemain, Emma avait rendez-vous avec le notaire qui s’occupait de la succession de sa grand-mère. Une grosse surprise l’y attendait : non seulement sa grand-mère lui laissait sa maison, mais un chèque de trente mille euros avait été rédigé à son intention. Lorsqu’elle demanda d’où venait ce chèque, le notaire lui expliqua que la banque qui l’avait émis se trouvait en Australie. C’était son père qui lui laissait cet argent, par l’intermédiaire de sa grand-mère. Il lui faisait cadeau de cette somme, mais ne désirait pas revoir sa fille pour autant. Etrange comportement, qui attrista Emma. Elle aurait préféré ne pas recevoir un sou et retrouver son père…
Elle était déçue.
Lorsqu’elle revint chez Pierce, celui-ci se trouvait seul dans le luxueux appartement. Elle fut frappée par l’élégance et le charme qui se dégageaient de lui. Il avait choisi un simple chandail de cachemire noir qui lui allait à merveille.
— Ah, vous êtes de retour ! lança-t il gaiement.
— Il faut que nous parlions, Pierce. Vous avez quelques minutes ?
— Bien sûr ! Allons nous asseoir dans la bibliothèque. Mme Mayes a préparé un bon feu.
Lorsqu’ils furent confortablement installés dans les profonds fauteuils qui faisaient face à la cheminée, Emma se lança sans préambule :
— J’ai vu mon notaire. Ma grand-mère m’a légué sa maison, et, en plus, je dispose de trente mille euros qui viennent de mon père.
— De votre père ! s’exclama Pierce, stupéfait. Mais je croyais que…
— En fait, les choses se sont passées d’une étrange manière, enchaîna Emma rapidement. Lorsque ma grand-mère a su qu’elle allait subir une opération du cœur, elle a écrit à son fils pour lui demander de m’aider financièrement. Elle connaissait ma situation financière, qui n’était guère brillante. Mon père a envoyé une belle somme d’argent, manifestement pour avoir bonne conscience. Et il a précisé qu’il ne souhaitait pas me voir.
— C’est triste, c’est dommage, murmura Pierce, consterné.
Puis, sur un ton plus optimiste, il demanda brusquement :
— Alors, vous allez pouvoir quitter votre travail au restaurant ?
Piquée, elle rétorqua sèchement :
— Pourquoi devrais-je abandonner mon travail ? Est-ce une activité honteuse ?
— Nous n’allons pas retomber dans la polémique à propos de votre travail, fit il, agacé. Vous faites ce que vous voulez. Ce n’est pas à moi de vous diriger ni même de vous conseiller.
— J’espère bien ! Il y a autre chose que je voulais vous annoncer, Pierce. J’ai décidé de rentrer chez moi.
— Non.
— Comment : « Non » ?
— Il n’est pas question que vous partiez. D’ailleurs, vous ne pouvez pas retourner chez vous pour la bonne raison que votre appartement est en travaux. J’ai téléphoné à votre propriétaire pour lui faire savoir dans quel état se trouve ce logement. C’est une honte. Il m’a promis de faire toutes les transformations qui s’imposent, l’aération, la salle de bains et la cuisine… Cela prendra au moins trois semaines.
Interloquée, Emma ne savait que dire. D’un côté, elle admirait l’efficacité de Pierce, mais, de l’autre, elle se sentait un peu prise au piège dans une situation où elle avait l’impression de perdre son autonomie.
— Il y a chez moi pas mal de vêtements dont j’ai besoin, plaida-t elle. Je n’en ai emporté ici qu’une partie…
— Je vous achèterai tout ce que vous désirez, ce n’est pas un problème.
Elle secoua la tête, pensive. Pierce Redfield n’avait jamais de problèmes. Il avait le don de les faire disparaître d’un claquement de doigts.
— Je vais aller m’installer chez ma grand-mère, alors, décida-t elle sans enthousiasme.
Elle savait que quelques heures dans cette maison suffiraient à la déprimer : le souvenir de sa grand-mère était encore trop vivace.
— Ce serait absurde, grommela Pierce. Je veux que vous restiez avec moi, c’est la meilleure solution. Vous n’êtes pas bien, ici ?
— Si, je suis bien, assura-t elle en soupirant.
Elle croisa le regard de Pierce et baissa les yeux. Comme il était difficile de tenir tête à cet homme ! Quelle force, quel caractère, quel regard !
— Je dois partir, déclara-t elle, obstinée. Je suis désolée, Pierce. Je ne peux pas rester.
Pierce haussa les épaules dans un mouvement de résignation.
— Bon, alors, si vous tenez absolument à quitter les lieux, je vais vous réserver une chambre dans un hôtel près d’ici. De cette manière, je pourrai rester en contact avec vous.
— Non, vous n’avez pas besoin de…
— Emma !
Il darda sur elle un regard si bleu, si direct, si autoritaire qu’elle se sentit vaincue.
— Oui, Pierce ? répondit elle d’une petite voix.
— Vous avez deux possibilités. Ou bien vous restez sous mon toit, ou bien vous vous installez à l’hôtel, près d’ici. Nous devons nous décider rapidement, car demain j’accompagne Lawrence pour son déménagement en Cornouailles.
— Vous aidez Lawrence ! s’exclama-t elle, toute surprise.
— Il a besoin d’un coup de main. Vous le connaissez : il est incapable d’organiser convenablement un déménagement, il est trop tête en l’air. Et puis j’ai envie de voir l’endroit qu’il a loué.
Emma était très émue, très heureuse de constater l’amélioration des relations entre Pierce et Lawrence. C’est pourquoi elle n’eut pas envie de contrer Pierce outre mesure.
— D’accord pour l’hôtel, concéda-t elle. Mais je tiens à payer moi-même ma chambre.
— Non, pas question.
— Alors je reste chez vous, déclara-t elle en riant. Mais, si jamais je sens que je dérange, même légèrement, je reprends ma valise et je m’en vais.
Le sourire de Pierce attendrit Emma. Il était visiblement soulagé. Il avait eu peur qu’elle s’en aille. Ses yeux brillaient de plaisir. Il reprit d’un ton enjoué :
— Je ne vois pas pourquoi vous me dérangeriez ! L’appartement est vaste. Nous ne nous gênerons pas. Ah… Au fait, j’oubliais : j’ai invité des amis à dîner, ce soir. Cela ne vous ennuie pas ?
— Mais non, c’est une bonne idée.
Les yeux fixés sur la petite boîte transparente, Emma attendait, le cœur battant. Etait elle enceinte ? La couleur vira du rouge au vert, indiquant l’absence de grossesse. Emma poussa un soupir de soulagement. Puis, paradoxalement, dans les secondes qui suivirent, ressentit comme un serrement intérieur : elle était déçue. Car la vérité, comme souvent, était double. Elle était à la fois débarrassée d’un souci, et aussi désenchantée : elle n’aurait pas d’enfant — pour l’instant.
— Eh bien, je sais à présent où j’en suis, murmura-t elle pour elle-même.
Elle alla se faire belle pour le dîner. Elle ne voulait pas décevoir Pierce.
Les invités de ce dernier, Eve et Doug Webster, étaient ses plus vieux amis. Une réelle complicité unissait Pierce, Doug et Eve. Au point qu’Emma se sentit plusieurs fois de trop au cours de ce dîner, fort joyeux par ailleurs, mais au cours duquel Pierce se montra étonnamment peu bavard.
Entre poire et fromage, Doug se tourna vers son ami et lança familièrement :
— On ne t’entend pas beaucoup ce soir, Pierce.
— Ah bon ? répondit Pierce sur un ton grognon.
— Tu as peut-être quelque chose derrière la tête, un petit secret ? insista Doug en lui faisant un clin d’œil malicieux.
— Un petit secret ? répéta Pierce en fronçant les sourcils.
— Ecoute, mon vieux, poursuivit Doug avec un rire amusé. Tu n’as pas cessé durant tout le dîner de regarder Emma… Donc, je suppose que tu as quelque chose à nous confier concernant cette ravissante jeune femme.
— Je n’ai rien à dire de spécial, ronchonna Pierce, l’air contrarié.
Après un silence quelque peu embarrassant, il reprit sur le ton de l’évidence :
— Emma et moi sommes de bons amis, voilà tout.
Un nouveau silence se fit. On entendit une fourchette tinter contre une assiette. Une gêne réelle flottait dans l’atmosphère. Pierce, sentant sans doute qu’il était de son devoir de briser ce silence oppressant, se tourna vers Emma et dit posément :
— N’est-ce pas, ma chère ?
Subitement glacée, elle affirma d’une voix étranglée :
— Mais oui, nous sommes de bons amis, Pierce et moi. Voilà tout, confirma-t elle avec un sourire forcé.
Elle regardait fixement son assiette, chavirée. Puis, n’y tenant plus, elle lança un bref : « Excusez-moi un instant », et sortit précipitamment de table.