chapitre 2
A peine rentrée chez elle, Emma entendit Lawrence qui dévalait l’escalier pour venir à sa rencontre. Il habitait l’appartement au-dessus du sien : c’est comme cela qu’ils s’étaient connus.
— Alors, ça s’est passé comment ? interrogea-t il en se laissant tomber paresseusement sur le canapé.
Avec ses cheveux blonds bouclés, ses yeux bleus, sa poitrine nue et lisse, Lawrence avait l’apparence d’un ange, mais le trouble et la dureté que l’on décelait dans son regard l’empêchaient, à vrai dire, d’être tout à fait angélique.
— Lawrence, je te signale que nous sommes au mois de novembre, et non en juillet. Pourquoi te balades-tu torse nu ?
— Je… Je viens de prendre une douche, et je t’ai entendue rentrer alors que j’étais à peine habillé.
Juste à ce moment, on entendit des bruits de pas à l’étage du dessus. Emma leva les yeux.
— Il y a quelqu’un là-haut ? demanda-t elle, intriguée.
Comme Lawrence ne répondait pas et paraissait passablement embarrassé, elle insista :
— Tu es avec une fille, là-haut ?
— Elle n’est rien pour moi, je t’assure, geignit il à mi-voix. Une rencontre, comme ça. J’avais juste besoin d’un peu de… de compagnie.
Il passa un bras autour des épaules d’Emma, tenta de l’enlacer, mais elle se dégagea vivement.
Elle savait bien que Lawrence couchait avec d’autres filles parce qu’elle refusait, elle, de le faire, mais elle n’acceptait pas pour autant cette situation malsaine.
Comme Lawrence la regardait d’un air de reproche — » Si tu acceptais de faire l’amour avec moi, je n’aurais pas besoin d’aller voir ailleurs… » —, Emma eut envie de lui confier ce qu’elle avait en travers de la gorge.
— Je t’ai déjà expliqué que j’ai besoin d’un peu de temps, Lawrence. Je ne peux pas te céder à la première occasion, comme d’autres. Tu comprends ? Il faut une certaine intimité entre deux personnes avant de faire l’amour.
En elle-même, elle se disait même qu’il fallait des sentiments sincères et profonds entre deux personnes pour faire l’amour.
Lawrence marmonna une phrase incompréhensible, puis l’interrogea d’un ton nettement plus incisif :
— Alors, ça s’est passé comment avec mon père ? Tu as pu le voir ?
— Oui, j’ai réussi à le voir.
— Et alors ?
— Eh bien, ça ne s’est pas très bien passé… Il refuse de t’aider.
Lawrence s’était levé brusquement et croisait les bras sur sa poitrine blanche et lisse en la dévisageant, le regard mauvais.
— J’ai fait ce que j’ai pu, murmura-t elle. Je suis désolée.
Elle se mordillait avec nervosité la lèvre inférieure, consciente de la déception qui accablait Lawrence.
— Tu lui as bien expliqué la situation ? demanda-t il d’une voix éraillée. Tu lui as bien dit que j’avais la possibilité de recommencer de zéro en Cornouailles, que c’était la dernière fois que je faisais appel à lui ?… Tu lui as bien dit tout ça ?
— Oui, Lawrence. J’ai défendu ta cause du mieux que j’ai pu. J’ai plaidé ton cas comme une avocate du barreau. Mais il n’a rien voulu savoir. Tous les arguments que j’ai avancés n’ont pas réussi à l’ébranler.
Il la fixait d’un œil sévère, et ses lèvres serrées témoignaient de sa colère.
— Je me demande si tu as vraiment tout essayé, siffla-t il entre ses dents.
Emma, stupéfaite par sa réaction, d’une injustice flagrante, avait l’impression qu’on venait de l’asperger d’eau glacée.
— Comment peux-tu dire une chose pareille, Lawrence ? Tu ne comprends donc pas que j’ai tenté tout ce qui était en mon pouvoir pour faire fléchir ton père ?
Lawrence, buté, mortifié, la considérait à présent d’un œil noir. C’est alors que quelque chose se brisa en Emma. Elle eut l’impression, pour la première fois, de le voir sous son vrai jour. Ce jeune et beau garçon, avec ses mèches blondes et ses yeux bleus, n’avait manifestement pas réussi à franchir la frontière qui sépare les enfants, capricieux et intransigeants, des adultes, responsables et indépendants. Il était manifestement immature. Elle le considérait à présent sous un autre angle.
Oui, Lawrence était un charmant garçon, certes, mais il était infantile.
C’était la première fois qu’elle comprenait son vrai caractère. Elle l’aimait bien, certes, et elle avait envie de l’aider, mais elle sentait qu’elle ne pouvait plus lui faire vraiment confiance.
— Je suis désolée de ce refus de la part de ton père, assura-t elle. Mais, si tu veux, nous pourrions essayer de trouver une solution ailleurs…
— Une solution ? quelle bouffonnerie ! s’écria-t il en donnant un grand coup de pied à la table qui se trouvait près du canapé.
Le verre de jus de fruits qui se trouvait sur la table se
fracassa bruyamment et inonda le sol
— J’imagine que mon père a pris le temps de t’expliquer à quel point je suis incapable, paresseux, égoïste, etc. Il t’a probablement dressé le tableau complet de mon caractère… Ah, je vois ça d’ici ! … Et j’imagine que tu l’as cru !
— Mais… Lawrence ! … Il ne m’a rien dit de tel, je t’assure que…
— Tu aurais pu faire un effort, Emma, enfin, quoi !
— Puisque je te dis que j’ai fait tout ce que j’ai pu…
— Tu pouvais faire plus, tu le sais bien. Tu étais tout à fait capable de… de le faire changer d’avis.
Il avait prononcé ces derniers mots d’une telle manière qu’elle le dévisagea, intriguée.
— Que veux-tu dire ? murmura-t elle, le cœur saisi.
— Tu es une très jolie fille, Emma. Tes seins sont merveilleux, tes jambes parfaites, ton visage est adorable, ta voix…
Elle sentit subitement une nausée monter en elle.
— … Ton corps est très bien fait… Tu es une femme très attirante, Emma.
Elle se souvint brusquement de ce que lui avait dit le père de Lawrence : « Ne seriez-vous pas ma récompense pour cette démarche que vous impose mon fils ? » Sans doute Pierce Redfield avait il vu juste.
Horrifiée par cette révélation, Emma resta un moment sans voix. Elle se prit le visage dans les mains, anéantie.
Elle se redressa soudain, pâle de colère, et lança sèchement :
— Va-t’en. Je ne veux plus te voir.
Lawrence passa une main dans ses cheveux, comme s’il se grattait machinalement la tête. Il souriait d’un air goguenard, presque méprisant.
— Tu sais, Emma, de temps à autre je me demande si tu n’es pas lesbienne. Tu n’as absolument pas l’air intéressée par les hommes. Ou alors peut-être que tu es frigide…
Elle marcha d’un pas vif jusqu’à la porte d’entrée qu’elle ouvrit d’un coup.
— Dehors ! lança-t elle à mi-voix, glaciale.
— Je vais m’acheter des gâteaux, répondit il d’un air absent.
Il passa devant elle sans un regard, d’un pas nonchalant, puis dévala les escaliers à toute vitesse, en faisant le plus de bruit possible.
Emma ferma doucement la porte et s’y adossa en fermant les yeux.
Ce soir-là, Pierce dîna à son club, après quoi il prit un verre avec un vieil ami et associé. Son chauffeur, Miles, le reconduisit chez lui peu après. Il habitait un vaste et magnifique appartement à Hampstead, l’un des quartiers les plus huppés de Londres.
Lorsqu’il fut chez lui, un sentiment de vide l’envahit. La rencontre de cette jolie jeune femme, qui avait fait intrusion dans son bureau d’une manière peu banale, le rendait songeur. Il traversa le grand salon, puis l’immense bibliothèque, toujours très pensif, et revint sur ses pas. « Vous ne méritez pas d’être père », lui avait dit Emma Robards. Cette petite phrase résonnait à présent dans son esprit et ne cessait de le tourmenter.
Sans le savoir, la jeune femme avait mis le doigt sur un point douloureux de son existence, une vieille blessure qui n’avait pas cicatrisé : son fils Lawrence.
Si Lawrence en était là aujourd’hui, traînant son échec social et professionnel, à qui fallait il s’en prendre ? Qui était responsable ? Pierce ne pouvait pas mettre cet insuccès uniquement sur le compte de Lawrence. Sa mère avait une bonne part de responsabilité dans ce fiasco. Ne l’avait elle pas gâté durant toute son enfance, d’une manière abusive et excessive ? Et lui, Pierce, n’avait pas toujours été à la maison pour s’occuper de son fils, car les affaires avaient accaparé l’essentiel de son temps. Au début de sa carrière, alors que Lawrence était encore tout petit, il était tellement pris par son travail qu’il lui arrivait de ne voir son fils que quelques heures dans la semaine, au passage, et chaque fois de manière brève. Il admettait donc sa part de responsabilité dans l’échec de Lawrence, mais il ne se sentait pas le seul responsable, loin de là. Il pensait que son fils, au cours des dernières années, avait abusé de sa bonté, et avait été incapable de voler de ses propres ailes.
D’où cette nouvelle tentative, de la part de Lawrence, de lui soutirer de l’argent. Et, cette fois-ci, il avait délégué un intermédiaire tout à fait bien choisi : une charmante jeune femme, assez troublante, et fort désirable.
Tandis qu’il repensait à Emma, Pierce éprouva dans ses reins cet étrange picotement, cette chaleur diffuse qu’il avait ressentie en présence de la jeune femme, dans son bureau. Subitement troublé, il se rappela les yeux noisette de la visiteuse, et il se souvint de cet instant magique où il avait posé, l’espace de deux ou trois secondes, sa main sur la sienne pour la forcer à accepter sa carte.
Quel culot elle avait eu de déjouer ainsi tout le personnel de la société pour parvenir jusqu’à son bureau ! Elle ne manquait pas de cran, cette jeune personne ! Malheureusement pour elle, la démarche qu’elle avait ainsi courageusement accepté de faire n’allait certainement pas être payée en retour. Lorsque Lawrence découvrirait qu’elle revenait bredouille, il prendrait certainement très mal la chose. Il était encore, à son âge, comme ces enfants qui sont comblés de cadeaux à Noël, mais qui restent malgré tout frustrés. On ne leur donne jamais assez. Il leur faut plus.
Pierce, qui s’était installé machinalement dans un des fauteuils de la bibliothèque, était songeur. Il n’arrivait pas à comprendre comment une femme aussi avisée que cette Emma Robards pouvait avoir pour compagnon un jeune homme tel que Lawrence. Que faisait elle donc avec lui ?
Il soupira amèrement. Quelle pourrait être la meilleure manière de réagir à l’égard de son fils ? Il se dit qu’il était prêt à l’aider financièrement encore une fois — pas de problème de ce côté-là —, mais qu’il allait se montrer bien moins généreux pour le côté sentimental. Il allait tout simplement doubler Lawrence et lui subtiliser sa petite amie. Voilà ce qu’il allait faire ! Lawrence comprendrait alors en quoi consiste une véritable stratégie. Ce projet le réjouissait tant qu’il se leva d’un coup, tout joyeux. Il sortit de la bibliothèque, traversa le grand hall carrelé de noir et de blanc, saisit l’imperméable qu’il avait accroché sur une patère, et ouvrit la porte d’entrée, le sourire aux lèvres.
Emma fit un faux pas et le plateau qu’elle tenait tomba sur le dallage du restaurant avec fracas. Liz Morrison, qui dirigeait le restaurant L’Avenue avec Adam, son mari, se précipita vers elle.
— Tu ne t’es pas fait mal, j’espère, ma pauvre Emma !
— Non. Je suis désolée, j’ai cassé deux verres.
— Ce n’est pas grave.
Comme les deux femmes s’étaient agenouillées pour ramasser les débris de verre, Liz remarqua que les mains d’Emma tremblaient.
— Qu’y a-t il, ma chérie ? Tu sembles terriblement nerveuse. Tu as des soucis ?
— Non, tout va bien, mentit Emma, très tourmentée.
Cela n’allait pas si bien que cela, Emma le savait. En premier lieu, il y avait eu cette tentative auprès du père de Lawrence, cette plaidoirie qui s’était soldée par un échec cuisant. Mais les choses avaient empiré : elle avait compris que Lawrence, en fait, s’était servi d’elle de manière odieuse. Elle n’avait été pour lui qu’un instrument pour parvenir à ses fins : obtenir de l’argent. Et, d’un coup, la vraie nature du jeune homme s’était révélée. Il n’était qu’un vaurien paresseux et opportuniste, sans respect pour autrui, sans dignité.
Elle tombait de haut.
Alors qu’elle rassemblait les morceaux de verre avec une pelle, Liz lui posa doucement la main sur l’épaule.
— Tu as besoin de repos, ma pauvre Emma. Tu es la seule, ici, à ne pas avoir pris de vacances.
Liz était depuis longtemps pour Emma une sorte de mère adoptive. D’ailleurs, la fille de Liz, Fleur, était depuis toujours une camarade d’école d’Emma, une fidèle amie. Mais Fleur se trouvait à présent à Paris où elle avait trouvé un travail très intéressant dans la mode.
— Je ne songe pas à prendre des vacances pour le moment, Liz. Je n’en ai pas besoin.
C’était un nouveau mensonge, pour ne pas inquiéter son amie. Jamais elle n’avait eu autant besoin de repos, de distractions, d’horizons nouveaux. Mais elle ne pouvait pas se permettre ce luxe à cause du manque d’argent qui la rongeait. Elle n’osait le dire à sa patronne, mais, si elle continuait à travailler autant d’heures dans son restaurant, c’était parce que les pourboires qu’on lui donnait lui permettaient, jour après jour, d’amasser un petit pécule qui lui permettrait bientôt de financer l’opération de sa grand-mère. Et sa grand-mère était pour elle ce qui comptait le plus au monde. Pas question de congés, donc, pour le moment.
Environ une heure plus tard, Emma était en train de ranger une série de verres au-dessus du bar lorsqu’elle vit entrer dans le restaurant Pierce Redfield.
De stupeur, elle faillit de nouveau laisser tomber le verre qu’elle tenait. Redfield, qui avait immédiatement repéré Emma, la fixait de son regard bleu perçant. L’intensité de ce regard était telle qu’Emma avait l’impression que le père de Lawrence se trouvait à deux pas d’elle.
Que venait donc faire l’homme d’affaires ici ? Etait-ce Lawrence qui l’avait envoyé ? Emma aurait donné n’importe quoi pour se trouver à mille lieues de là. Elle devinait que Pierce Redfield n’était pas là par hasard. Cette intrusion sur son lieu de travail, dans son domaine personnel, la perturbait au plus haut point.
Lorenzo, le collègue italien d’Emma, qui avait la charge du bar, outre la gestion du restaurant, se porta à la rencontre du personnage imposant qui venait d’entrer. Redfield impressionnait à la fois par la taille et par l’allure. Dans la rue, on se retournait sur son passage. Et, lorsque par hasard on croisait son regard, on n’était pas près d’oublier l’homme.
Lorenzo conduisit Redfield à une petite table relativement isolée, dans un angle du restaurant. Puis il revint vers le bar et murmura à l’oreille d’Emma :
— Tu veux bien t’occuper du client qui vient d’arriver ?
Prise de court, elle hésita, et répondit d’une voix mal assurée :
— Je suis en train de ranger les verres. Je préférerais que ce soit toi qui t’occupes de lui.
— Pas possible, j’ai à faire. Prends ce menu et va le lui porter. Allez…
A contrecœur, Emma rejoignit la table de Redfield. Elle lui tendit le menu sans un mot. Elle aurait voulu sourire, comme il serait naturel de le faire pour un nouveau client, mais ses lèvres restaient figées. Pierce Redfield, lui, arborait le sourire du chat qui s’apprête à dévorer une souris qu’il tient sous sa patte.
— On m’a dit grand bien de votre restaurant, dit il d’un ton enjoué. Que me conseillez-vous, ce soir ? ajouta-t il, l’air gourmand.
Il la fixait de ses yeux bleus comme du cristal, où l’on décelait un pétillement railleur.
— Que faites-vous ici ? demanda-t elle d’une voix étouffée, à la fois furieuse et inquiète.
Redfield saisit délicatement, mais fermement, le menu qu’elle tenait, puis fit mine de le lire avec le plus grand intérêt. Il parcourut les différentes spécialités de la maison, le sourire aux lèvres, l’œil arrondi par une gourmandise feinte… Comprenant qu’il se donnait en spectacle, Emma fronça les sourcils et bougonna :
— Allons, vous n’êtes pas là par hasard. Pourquoi avoir choisi cet endroit ? Est-ce Lawrence qui vous a donné cette adresse ?
— Pourquoi me posez-vous cette question ?
— Oh, cessez de répondre aux questions par des questions, c’est énervant à la fin ! fit elle, agacée.
Elle lançait de temps à autre un regard inquiet du côté de Lorenzo qui, à quelque distance de là, ne cessait de les observer du coin de l’œil. Très mal à l’aise, les joues en feu, elle se disait que, si Pierce Redfield était venu au restaurant, ce soir, ce ne pouvait être que sur les indications de Lawrence. Sinon, comment aurait il su où elle travaillait ?
— Ne vous énervez donc pas, Emma, murmura Redfield avec un sourire qui aurait pu faire fondre un glacier de l’Antarctique. Vous permettez que je vous appelle « Emma », n’est-ce pas ? Quel prénom délicieux ! Je…
— Ecoutez, monsieur. Je suis serveuse dans ce restaurant. Il ne m’est pas possible d’avoir une conversation suivie avec les clients. Je serai donc brève. Je sais que je n’aurais pas dû faire intrusion, tout à l’heure, dans votre bureau. Je vous promets de ne pas recommencer. Maintenant, je vous demande de vous en aller — car je sais que vous n’êtes pas venu ici pour dîner.
— C’est exact, Emma. Je ne suis pas venu pour manger. Il fallait que je vous voie.
Avant qu’Emma n’ait eu le temps de réagir, Redfield avait saisi fermement son poignet et maintenait celui-ci d’une main de fer, tandis que ses yeux si bleus, si brillants, la fixaient avec une intensité fulgurante.
Le contact de sa peau, douce et tiède, auquel s’ajoutait le parfum suave, léger, enivrant de son eau de toilette, cette présence magnétique, tout chez cet homme bouleversait Emma, au point qu’elle se sentit près de défaillir.
— Je suis allé voir Lawrence, expliqua doucement Redfield tandis qu’il tenait toujours fermement sa main. Il m’a dit que je pourrais vous trouver ici. Nous avons à parler, vous et moi.
Elle tenta de dégager sa main, mais il la retenait encore.
— Pourquoi Lawrence vous a-t il dit où je travaillais ? grommela-t elle, mé*******e. Et, enfin, que voulez-vous de moi, monsieur Redfield ? Soyez bref, je vous prie. Je ne peux pas me permettre d’avoir une vraie conversation avec vous. J’ai du travail.
Elle dégagea enfin sa main d’un mouvement sec, puis la frotta machinalement, comme pour apaiser une douleur.
Pierce fronça les sourcils. Il n’avait pas l’habitude que l’on réagisse de manière si hostile à son égard. Il se demanda si cette adorable jeune femme était vraiment attachée à son fils. Le fait était que, tout à l’heure, lorsqu’il était passé voir Lawrence, il avait été surpris de trouver celui-ci en charmante compagnie : une petite blonde au sourire espiègle et aguicheur, avec des seins à faire damner un saint.
En allant voir son fils, Pierce avait décidé qu’il lui remettrait un chèque pour couvrir ses besoins. Il avait même doublé la somme, afin que Lawrence n’ait aucune réticence à répondre à ses questions. Et, lorsqu’il avait demandé à son fils où il pourrait trouver la jeune femme qui avait fait irruption dans son bureau, Lawrence lui avait immédiatement donné l’adresse du restaurant en lui expliquant qu’Emma y travaillait.
Pierce savait qu’il avait maintenant toutes les cartes en main. Dans une éventuelle rivalité avec son fils, il serait gagnant à coup sûr, quelle que soit la relation qui existait entre Lawrence et Emma.
Cette jeune femme l’intéressait énormément. Cela faisait longtemps qu’il n’avait connu un tel émoi côté cœur, une telle attirance envers une inconnue. Il faut dire qu’il avait souvent l’impression d’être totalement blasé.
— A quelle heure finissez-vous votre travail ? lui demanda-t il avec un sourire engageant.
Avec un profond soupir d’agacement, Emma lui donna l’heure.
— Eh bien, j’attendrai la fin de votre service. Nous prendrons un taxi. Mon chauffeur a terminé sa journée. Il est rentré chez lui.
— Vous avez un chauffeur ? s’étonna Emma. Un chauffeur… personnel ?
— Mais oui, fit il avec un rire léger. Il me conduit au bureau, à mes rendez-vous, etc. C’est bien commode : je ne suis pas fana de la conduite en ville.
— Non, dit fermement Emma.
— Non quoi ? grommela Redfield en fronçant les sourcils.
— Je ne veux pas que vous m’attendiez pour m’emmener je ne sais où, monsieur Redfield. Je n’ai rien à vous dire. Je me suis excusée tout à l’heure pour avoir fait irruption dans votre bureau. Bien. L’incident est clos. Que voulez-vous d’autre ? Désolée, je n’ai rien à vous offrir.
Le regard de Redfield se fit si glacial qu’elle tressaillit. Elle fit un pas en arrière, les joues en feu. Elle se dit que tout le monde, dans la salle, devait avoir remarqué son trouble. De fait, Lorenzo, l’œil noir, les sourcils froncés, se dirigeait vers eux d’un pas décidé, manifestement prêt à défendre un client injustement traité.
— Tout va comme vous le souhaitez ? demanda Lorenzo à Redfield avec son accent italien.
Le regard du restaurateur allait de Redfield à Emma, qu’il considérait avec une réprobation manifeste. Lorenzo avait évidemment deviné qu’il y avait de l’animosité entre Emma et son client. Il venait à la rescousse — de ce dernier, naturellement.
— Tout va bien ? répéta Lorenzo avec un sourire commercial.
— Grazzie, tutto bene, répondit Redfield de manière naturelle, comme s’il s’était trouvé dans une auberge du fin fond de l’Italie.
Commença alors à se jouer une scène, entre Lorenzo et Redfield, qui laissa Emma pantoise. Le restaurateur et le visiteur se mirent à discuter, en italien, avec une chaleur et une ardeur toute méditerranéennes. En quelques minutes, ils parurent les meilleurs amis du monde. Emma n’avait naturellement rien compris à leurs palabres, mais elle constatait que l’atmosphère était redevenue respirable.
Lorenzo se tourna brusquement vers Emma, qui était restée discrètement à l’écart.
— Mais pourquoi ne m’as-tu pas prévenu, Emma ! s’exclama joyeusement Lorenzo.
— Prévenu de quoi ? fit Emma, hésitante.
— Même si vous avez eu quelques mots, une simple querelle d’amoureux, il fallait me dire que ce monsieur était ton fiancé ! Tu me connais suffisamment pour me faire confiance, non ?
— Mais il n’est pas mon…
Sous la table, la jambe de Pierce Redfield vint doucement frapper celle d’Emma. Il lui adressa un bref coup d’œil entendu.
Que signifiait tout cela ? Et pourquoi donc cette invention soudaine, ce mensonge grossier ?0
Qu’avait donc Pierce Redfield derrière la tête ?0
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