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merci , mais la suite s'il vous plais

 
 

 

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chapitre 2

A peine rentrée chez elle, Emma entendit Lawrence qui dévalait l’escalier pour venir à sa rencontre. Il habitait l’appartement au-dessus du sien : c’est comme cela qu’ils s’étaient connus.
— Alors, ça s’est passé comment ? interrogea-t il en se laissant tomber paresseusement sur le canapé.
Avec ses cheveux blonds bouclés, ses yeux bleus, sa poitrine nue et lisse, Lawrence avait l’apparence d’un ange, mais le trouble et la dureté que l’on décelait dans son regard l’empêchaient, à vrai dire, d’être tout à fait angélique.
— Lawrence, je te signale que nous sommes au mois de novembre, et non en juillet. Pourquoi te balades-tu torse nu ?
— Je… Je viens de prendre une douche, et je t’ai entendue rentrer alors que j’étais à peine habillé.
Juste à ce moment, on entendit des bruits de pas à l’étage du dessus. Emma leva les yeux.
— Il y a quelqu’un là-haut ? demanda-t elle, intriguée.
Comme Lawrence ne répondait pas et paraissait passablement embarrassé, elle insista :
— Tu es avec une fille, là-haut ?
— Elle n’est rien pour moi, je t’assure, geignit il à mi-voix. Une rencontre, comme ça. J’avais juste besoin d’un peu de… de compagnie.
Il passa un bras autour des épaules d’Emma, tenta de l’enlacer, mais elle se dégagea vivement.
Elle savait bien que Lawrence couchait avec d’autres filles parce qu’elle refusait, elle, de le faire, mais elle n’acceptait pas pour autant cette situation malsaine.
Comme Lawrence la regardait d’un air de reproche — » Si tu acceptais de faire l’amour avec moi, je n’aurais pas besoin d’aller voir ailleurs… » —, Emma eut envie de lui confier ce qu’elle avait en travers de la gorge.
— Je t’ai déjà expliqué que j’ai besoin d’un peu de temps, Lawrence. Je ne peux pas te céder à la première occasion, comme d’autres. Tu comprends ? Il faut une certaine intimité entre deux personnes avant de faire l’amour.
En elle-même, elle se disait même qu’il fallait des sentiments sincères et profonds entre deux personnes pour faire l’amour.
Lawrence marmonna une phrase incompréhensible, puis l’interrogea d’un ton nettement plus incisif :
— Alors, ça s’est passé comment avec mon père ? Tu as pu le voir ?
— Oui, j’ai réussi à le voir.
— Et alors ?
— Eh bien, ça ne s’est pas très bien passé… Il refuse de t’aider.
Lawrence s’était levé brusquement et croisait les bras sur sa poitrine blanche et lisse en la dévisageant, le regard mauvais.
— J’ai fait ce que j’ai pu, murmura-t elle. Je suis désolée.
Elle se mordillait avec nervosité la lèvre inférieure, consciente de la déception qui accablait Lawrence.
— Tu lui as bien expliqué la situation ? demanda-t il d’une voix éraillée. Tu lui as bien dit que j’avais la possibilité de recommencer de zéro en Cornouailles, que c’était la dernière fois que je faisais appel à lui ?… Tu lui as bien dit tout ça ?
— Oui, Lawrence. J’ai défendu ta cause du mieux que j’ai pu. J’ai plaidé ton cas comme une avocate du barreau. Mais il n’a rien voulu savoir. Tous les arguments que j’ai avancés n’ont pas réussi à l’ébranler.
Il la fixait d’un œil sévère, et ses lèvres serrées témoignaient de sa colère.
— Je me demande si tu as vraiment tout essayé, siffla-t il entre ses dents.
Emma, stupéfaite par sa réaction, d’une injustice flagrante, avait l’impression qu’on venait de l’asperger d’eau glacée.
— Comment peux-tu dire une chose pareille, Lawrence ? Tu ne comprends donc pas que j’ai tenté tout ce qui était en mon pouvoir pour faire fléchir ton père ?
Lawrence, buté, mortifié, la considérait à présent d’un œil noir. C’est alors que quelque chose se brisa en Emma. Elle eut l’impression, pour la première fois, de le voir sous son vrai jour. Ce jeune et beau garçon, avec ses mèches blondes et ses yeux bleus, n’avait manifestement pas réussi à franchir la frontière qui sépare les enfants, capricieux et intransigeants, des adultes, responsables et indépendants. Il était manifestement immature. Elle le considérait à présent sous un autre angle.
Oui, Lawrence était un charmant garçon, certes, mais il était infantile.
C’était la première fois qu’elle comprenait son vrai caractère. Elle l’aimait bien, certes, et elle avait envie de l’aider, mais elle sentait qu’elle ne pouvait plus lui faire vraiment confiance.
— Je suis désolée de ce refus de la part de ton père, assura-t elle. Mais, si tu veux, nous pourrions essayer de trouver une solution ailleurs…
— Une solution ? quelle bouffonnerie ! s’écria-t il en donnant un grand coup de pied à la table qui se trouvait près du canapé.
Le verre de jus de fruits qui se trouvait sur la table se
fracassa bruyamment et inonda le sol


— J’imagine que mon père a pris le temps de t’expliquer à quel point je suis incapable, paresseux, égoïste, etc. Il t’a probablement dressé le tableau complet de mon caractère… Ah, je vois ça d’ici ! … Et j’imagine que tu l’as cru !
— Mais… Lawrence ! … Il ne m’a rien dit de tel, je t’assure que…
— Tu aurais pu faire un effort, Emma, enfin, quoi !
— Puisque je te dis que j’ai fait tout ce que j’ai pu…
— Tu pouvais faire plus, tu le sais bien. Tu étais tout à fait capable de… de le faire changer d’avis.
Il avait prononcé ces derniers mots d’une telle manière qu’elle le dévisagea, intriguée.
— Que veux-tu dire ? murmura-t elle, le cœur saisi.
— Tu es une très jolie fille, Emma. Tes seins sont merveilleux, tes jambes parfaites, ton visage est adorable, ta voix…
Elle sentit subitement une nausée monter en elle.
— … Ton corps est très bien fait… Tu es une femme très attirante, Emma.
Elle se souvint brusquement de ce que lui avait dit le père de Lawrence : « Ne seriez-vous pas ma récompense pour cette démarche que vous impose mon fils ? » Sans doute Pierce Redfield avait il vu juste.
Horrifiée par cette révélation, Emma resta un moment sans voix. Elle se prit le visage dans les mains, anéantie.
Elle se redressa soudain, pâle de colère, et lança sèchement :
— Va-t’en. Je ne veux plus te voir.
Lawrence passa une main dans ses cheveux, comme s’il se grattait machinalement la tête. Il souriait d’un air goguenard, presque méprisant.
— Tu sais, Emma, de temps à autre je me demande si tu n’es pas lesbienne. Tu n’as absolument pas l’air intéressée par les hommes. Ou alors peut-être que tu es frigide…
Elle marcha d’un pas vif jusqu’à la porte d’entrée qu’elle ouvrit d’un coup.
— Dehors ! lança-t elle à mi-voix, glaciale.
— Je vais m’acheter des gâteaux, répondit il d’un air absent.
Il passa devant elle sans un regard, d’un pas nonchalant, puis dévala les escaliers à toute vitesse, en faisant le plus de bruit possible.
Emma ferma doucement la porte et s’y adossa en fermant les yeux.
Ce soir-là, Pierce dîna à son club, après quoi il prit un verre avec un vieil ami et associé. Son chauffeur, Miles, le reconduisit chez lui peu après. Il habitait un vaste et magnifique appartement à Hampstead, l’un des quartiers les plus huppés de Londres.
Lorsqu’il fut chez lui, un sentiment de vide l’envahit. La rencontre de cette jolie jeune femme, qui avait fait intrusion dans son bureau d’une manière peu banale, le rendait songeur. Il traversa le grand salon, puis l’immense bibliothèque, toujours très pensif, et revint sur ses pas. « Vous ne méritez pas d’être père », lui avait dit Emma Robards. Cette petite phrase résonnait à présent dans son esprit et ne cessait de le tourmenter.
Sans le savoir, la jeune femme avait mis le doigt sur un point douloureux de son existence, une vieille blessure qui n’avait pas cicatrisé : son fils Lawrence.
Si Lawrence en était là aujourd’hui, traînant son échec social et professionnel, à qui fallait il s’en prendre ? Qui était responsable ? Pierce ne pouvait pas mettre cet insuccès uniquement sur le compte de Lawrence. Sa mère avait une bonne part de responsabilité dans ce fiasco. Ne l’avait elle pas gâté durant toute son enfance, d’une manière abusive et excessive ? Et lui, Pierce, n’avait pas toujours été à la maison pour s’occuper de son fils, car les affaires avaient accaparé l’essentiel de son temps. Au début de sa carrière, alors que Lawrence était encore tout petit, il était tellement pris par son travail qu’il lui arrivait de ne voir son fils que quelques heures dans la semaine, au passage, et chaque fois de manière brève. Il admettait donc sa part de responsabilité dans l’échec de Lawrence, mais il ne se sentait pas le seul responsable, loin de là. Il pensait que son fils, au cours des dernières années, avait abusé de sa bonté, et avait été incapable de voler de ses propres ailes.
D’où cette nouvelle tentative, de la part de Lawrence, de lui soutirer de l’argent. Et, cette fois-ci, il avait délégué un intermédiaire tout à fait bien choisi : une charmante jeune femme, assez troublante, et fort désirable.
Tandis qu’il repensait à Emma, Pierce éprouva dans ses reins cet étrange picotement, cette chaleur diffuse qu’il avait ressentie en présence de la jeune femme, dans son bureau. Subitement troublé, il se rappela les yeux noisette de la visiteuse, et il se souvint de cet instant magique où il avait posé, l’espace de deux ou trois secondes, sa main sur la sienne pour la forcer à accepter sa carte.
Quel culot elle avait eu de déjouer ainsi tout le personnel de la société pour parvenir jusqu’à son bureau ! Elle ne manquait pas de cran, cette jeune personne ! Malheureusement pour elle, la démarche qu’elle avait ainsi courageusement accepté de faire n’allait certainement pas être payée en retour. Lorsque Lawrence découvrirait qu’elle revenait bredouille, il prendrait certainement très mal la chose. Il était encore, à son âge, comme ces enfants qui sont comblés de cadeaux à Noël, mais qui restent malgré tout frustrés. On ne leur donne jamais assez. Il leur faut plus.


Pierce, qui s’était installé machinalement dans un des fauteuils de la bibliothèque, était songeur. Il n’arrivait pas à comprendre comment une femme aussi avisée que cette Emma Robards pouvait avoir pour compagnon un jeune homme tel que Lawrence. Que faisait elle donc avec lui ?
Il soupira amèrement. Quelle pourrait être la meilleure manière de réagir à l’égard de son fils ? Il se dit qu’il était prêt à l’aider financièrement encore une fois — pas de problème de ce côté-là —, mais qu’il allait se montrer bien moins généreux pour le côté sentimental. Il allait tout simplement doubler Lawrence et lui subtiliser sa petite amie. Voilà ce qu’il allait faire ! Lawrence comprendrait alors en quoi consiste une véritable stratégie. Ce projet le réjouissait tant qu’il se leva d’un coup, tout joyeux. Il sortit de la bibliothèque, traversa le grand hall carrelé de noir et de blanc, saisit l’imperméable qu’il avait accroché sur une patère, et ouvrit la porte d’entrée, le sourire aux lèvres.
Emma fit un faux pas et le plateau qu’elle tenait tomba sur le dallage du restaurant avec fracas. Liz Morrison, qui dirigeait le restaurant L’Avenue avec Adam, son mari, se précipita vers elle.
— Tu ne t’es pas fait mal, j’espère, ma pauvre Emma !
— Non. Je suis désolée, j’ai cassé deux verres.
— Ce n’est pas grave.
Comme les deux femmes s’étaient agenouillées pour ramasser les débris de verre, Liz remarqua que les mains d’Emma tremblaient.
— Qu’y a-t il, ma chérie ? Tu sembles terriblement nerveuse. Tu as des soucis ?
— Non, tout va bien, mentit Emma, très tourmentée.
Cela n’allait pas si bien que cela, Emma le savait. En premier lieu, il y avait eu cette tentative auprès du père de Lawrence, cette plaidoirie qui s’était soldée par un échec cuisant. Mais les choses avaient empiré : elle avait compris que Lawrence, en fait, s’était servi d’elle de manière odieuse. Elle n’avait été pour lui qu’un instrument pour parvenir à ses fins : obtenir de l’argent. Et, d’un coup, la vraie nature du jeune homme s’était révélée. Il n’était qu’un vaurien paresseux et opportuniste, sans respect pour autrui, sans dignité.
Elle tombait de haut.
Alors qu’elle rassemblait les morceaux de verre avec une pelle, Liz lui posa doucement la main sur l’épaule.
— Tu as besoin de repos, ma pauvre Emma. Tu es la seule, ici, à ne pas avoir pris de vacances.
Liz était depuis longtemps pour Emma une sorte de mère adoptive. D’ailleurs, la fille de Liz, Fleur, était depuis toujours une camarade d’école d’Emma, une fidèle amie. Mais Fleur se trouvait à présent à Paris où elle avait trouvé un travail très intéressant dans la mode.
— Je ne songe pas à prendre des vacances pour le moment, Liz. Je n’en ai pas besoin.
C’était un nouveau mensonge, pour ne pas inquiéter son amie. Jamais elle n’avait eu autant besoin de repos, de distractions, d’horizons nouveaux. Mais elle ne pouvait pas se permettre ce luxe à cause du manque d’argent qui la rongeait. Elle n’osait le dire à sa patronne, mais, si elle continuait à travailler autant d’heures dans son restaurant, c’était parce que les pourboires qu’on lui donnait lui permettaient, jour après jour, d’amasser un petit pécule qui lui permettrait bientôt de financer l’opération de sa grand-mère. Et sa grand-mère était pour elle ce qui comptait le plus au monde. Pas question de congés, donc, pour le moment.
Environ une heure plus tard, Emma était en train de ranger une série de verres au-dessus du bar lorsqu’elle vit entrer dans le restaurant Pierce Redfield.
De stupeur, elle faillit de nouveau laisser tomber le verre qu’elle tenait. Redfield, qui avait immédiatement repéré Emma, la fixait de son regard bleu perçant. L’intensité de ce regard était telle qu’Emma avait l’impression que le père de Lawrence se trouvait à deux pas d’elle.
Que venait donc faire l’homme d’affaires ici ? Etait-ce Lawrence qui l’avait envoyé ? Emma aurait donné n’importe quoi pour se trouver à mille lieues de là. Elle devinait que Pierce Redfield n’était pas là par hasard. Cette intrusion sur son lieu de travail, dans son domaine personnel, la perturbait au plus haut point.
Lorenzo, le collègue italien d’Emma, qui avait la charge du bar, outre la gestion du restaurant, se porta à la rencontre du personnage imposant qui venait d’entrer. Redfield impressionnait à la fois par la taille et par l’allure. Dans la rue, on se retournait sur son passage. Et, lorsque par hasard on croisait son regard, on n’était pas près d’oublier l’homme.
Lorenzo conduisit Redfield à une petite table relativement isolée, dans un angle du restaurant. Puis il revint vers le bar et murmura à l’oreille d’Emma :
— Tu veux bien t’occuper du client qui vient d’arriver ?
Prise de court, elle hésita, et répondit d’une voix mal assurée :
— Je suis en train de ranger les verres. Je préférerais que ce soit toi qui t’occupes de lui.
— Pas possible, j’ai à faire. Prends ce menu et va le lui porter. Allez…
A contrecœur, Emma rejoignit la table de Redfield. Elle lui tendit le menu sans un mot. Elle aurait voulu sourire, comme il serait naturel de le faire pour un nouveau client, mais ses lèvres restaient figées. Pierce Redfield, lui, arborait le sourire du chat qui s’apprête à dévorer une souris qu’il tient sous sa patte.


— On m’a dit grand bien de votre restaurant, dit il d’un ton enjoué. Que me conseillez-vous, ce soir ? ajouta-t il, l’air gourmand.
Il la fixait de ses yeux bleus comme du cristal, où l’on décelait un pétillement railleur.
— Que faites-vous ici ? demanda-t elle d’une voix étouffée, à la fois furieuse et inquiète.
Redfield saisit délicatement, mais fermement, le menu qu’elle tenait, puis fit mine de le lire avec le plus grand intérêt. Il parcourut les différentes spécialités de la maison, le sourire aux lèvres, l’œil arrondi par une gourmandise feinte… Comprenant qu’il se donnait en spectacle, Emma fronça les sourcils et bougonna :
— Allons, vous n’êtes pas là par hasard. Pourquoi avoir choisi cet endroit ? Est-ce Lawrence qui vous a donné cette adresse ?
— Pourquoi me posez-vous cette question ?
— Oh, cessez de répondre aux questions par des questions, c’est énervant à la fin ! fit elle, agacée.
Elle lançait de temps à autre un regard inquiet du côté de Lorenzo qui, à quelque distance de là, ne cessait de les observer du coin de l’œil. Très mal à l’aise, les joues en feu, elle se disait que, si Pierce Redfield était venu au restaurant, ce soir, ce ne pouvait être que sur les indications de Lawrence. Sinon, comment aurait il su où elle travaillait ?
— Ne vous énervez donc pas, Emma, murmura Redfield avec un sourire qui aurait pu faire fondre un glacier de l’Antarctique. Vous permettez que je vous appelle « Emma », n’est-ce pas ? Quel prénom délicieux ! Je…
— Ecoutez, monsieur. Je suis serveuse dans ce restaurant. Il ne m’est pas possible d’avoir une conversation suivie avec les clients. Je serai donc brève. Je sais que je n’aurais pas dû faire intrusion, tout à l’heure, dans votre bureau. Je vous promets de ne pas recommencer. Maintenant, je vous demande de vous en aller — car je sais que vous n’êtes pas venu ici pour dîner.
— C’est exact, Emma. Je ne suis pas venu pour manger. Il fallait que je vous voie.
Avant qu’Emma n’ait eu le temps de réagir, Redfield avait saisi fermement son poignet et maintenait celui-ci d’une main de fer, tandis que ses yeux si bleus, si brillants, la fixaient avec une intensité fulgurante.
Le contact de sa peau, douce et tiède, auquel s’ajoutait le parfum suave, léger, enivrant de son eau de toilette, cette présence magnétique, tout chez cet homme bouleversait Emma, au point qu’elle se sentit près de défaillir.
— Je suis allé voir Lawrence, expliqua doucement Redfield tandis qu’il tenait toujours fermement sa main. Il m’a dit que je pourrais vous trouver ici. Nous avons à parler, vous et moi.
Elle tenta de dégager sa main, mais il la retenait encore.
— Pourquoi Lawrence vous a-t il dit où je travaillais ? grommela-t elle, mé*******e. Et, enfin, que voulez-vous de moi, monsieur Redfield ? Soyez bref, je vous prie. Je ne peux pas me permettre d’avoir une vraie conversation avec vous. J’ai du travail.
Elle dégagea enfin sa main d’un mouvement sec, puis la frotta machinalement, comme pour apaiser une douleur.
Pierce fronça les sourcils. Il n’avait pas l’habitude que l’on réagisse de manière si hostile à son égard. Il se demanda si cette adorable jeune femme était vraiment attachée à son fils. Le fait était que, tout à l’heure, lorsqu’il était passé voir Lawrence, il avait été surpris de trouver celui-ci en charmante compagnie : une petite blonde au sourire espiègle et aguicheur, avec des seins à faire damner un saint.
En allant voir son fils, Pierce avait décidé qu’il lui remettrait un chèque pour couvrir ses besoins. Il avait même doublé la somme, afin que Lawrence n’ait aucune réticence à répondre à ses questions. Et, lorsqu’il avait demandé à son fils où il pourrait trouver la jeune femme qui avait fait irruption dans son bureau, Lawrence lui avait immédiatement donné l’adresse du restaurant en lui expliquant qu’Emma y travaillait.


Pierce savait qu’il avait maintenant toutes les cartes en main. Dans une éventuelle rivalité avec son fils, il serait gagnant à coup sûr, quelle que soit la relation qui existait entre Lawrence et Emma.
Cette jeune femme l’intéressait énormément. Cela faisait longtemps qu’il n’avait connu un tel émoi côté cœur, une telle attirance envers une inconnue. Il faut dire qu’il avait souvent l’impression d’être totalement blasé.
— A quelle heure finissez-vous votre travail ? lui demanda-t il avec un sourire engageant.
Avec un profond soupir d’agacement, Emma lui donna l’heure.
— Eh bien, j’attendrai la fin de votre service. Nous prendrons un taxi. Mon chauffeur a terminé sa journée. Il est rentré chez lui.
— Vous avez un chauffeur ? s’étonna Emma. Un chauffeur… personnel ?
— Mais oui, fit il avec un rire léger. Il me conduit au bureau, à mes rendez-vous, etc. C’est bien commode : je ne suis pas fana de la conduite en ville.
— Non, dit fermement Emma.
— Non quoi ? grommela Redfield en fronçant les sourcils.
— Je ne veux pas que vous m’attendiez pour m’emmener je ne sais où, monsieur Redfield. Je n’ai rien à vous dire. Je me suis excusée tout à l’heure pour avoir fait irruption dans votre bureau. Bien. L’incident est clos. Que voulez-vous d’autre ? Désolée, je n’ai rien à vous offrir.
Le regard de Redfield se fit si glacial qu’elle tressaillit. Elle fit un pas en arrière, les joues en feu. Elle se dit que tout le monde, dans la salle, devait avoir remarqué son trouble. De fait, Lorenzo, l’œil noir, les sourcils froncés, se dirigeait vers eux d’un pas décidé, manifestement prêt à défendre un client injustement traité.
— Tout va comme vous le souhaitez ? demanda Lorenzo à Redfield avec son accent italien.
Le regard du restaurateur allait de Redfield à Emma, qu’il considérait avec une réprobation manifeste. Lorenzo avait évidemment deviné qu’il y avait de l’animosité entre Emma et son client. Il venait à la rescousse — de ce dernier, naturellement.
— Tout va bien ? répéta Lorenzo avec un sourire commercial.
— Grazzie, tutto bene, répondit Redfield de manière naturelle, comme s’il s’était trouvé dans une auberge du fin fond de l’Italie.
Commença alors à se jouer une scène, entre Lorenzo et Redfield, qui laissa Emma pantoise. Le restaurateur et le visiteur se mirent à discuter, en italien, avec une chaleur et une ardeur toute méditerranéennes. En quelques minutes, ils parurent les meilleurs amis du monde. Emma n’avait naturellement rien compris à leurs palabres, mais elle constatait que l’atmosphère était redevenue respirable.
Lorenzo se tourna brusquement vers Emma, qui était restée discrètement à l’écart.
— Mais pourquoi ne m’as-tu pas prévenu, Emma ! s’exclama joyeusement Lorenzo.
— Prévenu de quoi ? fit Emma, hésitante.
— Même si vous avez eu quelques mots, une simple querelle d’amoureux, il fallait me dire que ce monsieur était ton fiancé ! Tu me connais suffisamment pour me faire confiance, non ?
— Mais il n’est pas mon…
Sous la table, la jambe de Pierce Redfield vint doucement frapper celle d’Emma. Il lui adressa un bref coup d’œil entendu.
Que signifiait tout cela ? Et pourquoi donc cette invention soudaine, ce mensonge grossier ?0
Qu’avait donc Pierce Redfield derrière la tête ?0
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chapitre 3

— J’apporte tout de suite une bouteille de champagne ! s’exclama Lorenzo, tout réjoui. Scusi, signor Redfield, je reviens pronto subito. Emma, tu es libre, naturellement. Tu penses, un jour comme ça ! Reste avec ton fiancé, je vais te faire remplacer pour le service.
Lorsque Lorenzo se fut éloigné d’un pas guilleret, Emma resta silencieuse quelques secondes. Pierce Redfield s’était levé, lui avait présenté une chaise, et elle s’installa à la petite table, les mains sur les genoux, raide et crispée, face à Redfield qui paraissait parfaitement à l’aise.
Une sorte d’insurrection couvait en elle. Comment osait-on se moquer d’elle d’une telle manière ? D’abord le fils, qui s’était honteusement servi d’elle, et à présent le père, qui inventait on ne sait quel scénario de fiançailles ! C’en était trop ! Pour qui la prenait-on ?
— Comment avez-vous pu inventer une histoire pareille ? demanda-t elle avec humeur. Figurez-vous que Lorenzo est en fait mon patron, mon supérieur dans la hiérarchie du restaurant. Comment ferai-je, demain, pour lui expliquer que tout cela n’est qu’une plaisanterie, une farce ? Je ne sais pas à quoi vous jouez, monsieur Redfield, mais je trouve ce petit jeu de très mauvais goût.
— Je ne joue pas, mademoiselle Robards, rétorqua l’homme d’affaires d’une voix grave.
Il avait articulé « mademoiselle » en martelant chaque syllabe.
— Lorsque je décide quelque chose, je vais droit au but, sans hésiter, quelle que soit la difficulté de l’entreprise.
Il la scruta de son regard extraordinaire et reprit du même ton sûr et tranquille :
— Me suis-je fait bien comprendre ?
Emma secoua la tête, entêtée, résolue.
— Pas du tout !
L’esprit en émoi, le cœur agité, elle fixait les motifs de la nappe qui était sous ses yeux avec une obstination hardie. Il n’était pas question, pour elle, de se laisser mener en bateau.
— Je ne comprends absolument pas ce que vous attendez de moi, poursuivit elle avec arrogance.
Comme il ne répondait pas, elle leva les yeux et remarqua l’étrange sourire qui lui était venu aux lèvres. Il fallait bien l’avouer : tout, chez cet homme, suscitait l’admiration, qu’on le veuille ou non. Sa carrure, son visage finement ciselé, sa mâchoire volontaire, son comportement si sûr et à la fois si subtil. Un tel personnage ne pouvait laisser indifférent. Elle imaginait l’effet qu’il devait produire lorsqu’il entrait dans la salle d’un conseil d’administration ! Tous les participants étaient assurément médusés par l’assurance et la puissance qui se dégageaient de cet homme, qui possédait de surcroît une fortune colossale.
Et voici que cet homme hors du commun, piqué par on ne sait quelle mouche, se prenait l’envie de jouer les fiancés modèles. Ce n’était qu’une boutade, bien sûr, mais cela n’en demeurait pas moins stupéfiant pour autant.
— Vous voulez quoi, au juste ? insista-t elle avec aplomb.
— D’abord un peu d’attention de votre part.
— Et c’est pour obtenir cette attention que vous avez raconté cette histoire de fiançailles à Lorenzo ?
Il hocha la tête en souriant.
— Quel âge avez-vous, Emma ? reprit il d’un ton gai.
— Vingt-cinq ans. Pourquoi ?
— On dirait que vous avez dix-neuf ans… Mais, dites-moi : Lawrence compte-t il réellement pour vous ?
Pierce se trouvait devant une énigme, et cette situation piquait au plus haut degré sa curiosité. Comment se faisait il qu’une jeune femme si belle et délicate, au regard tendre et innocent, pût fréquenter son fourbe de fils ? Et comment pouvait elle s’abaisser à un travail aussi astreignant et aussi peu gratifiant ? Il observait d’un œil appréciateur la peau d’albâtre de la jeune femme, ses lèvres pleines et merveilleusement dessinées, ses yeux si charmants. Ce qui était surprenant, chez elle, c’était cette sorte de candeur, cette innocence non feinte : elle donnait l’impression de ne pas remarquer l’effet qu’elle produisait sur les hommes.
— Etes-vous amoureuse de Lawrence ? Quelle est au juste votre relation avec lui ? reprit il.
— Je… Je ne vois pas où vous voulez en venir, répondit Emma, le rose aux joues.
C’est à cet instant que revint Lorenzo, avec une bouteille de son meilleur champagne. Il servit Emma et Pierce avec toute la cérémonie d’un sommelier distingué, proférant de temps à autre des commentaires en italien à l’adresse de cet extraordinaire client, si bien habillé, et qui connaissait si bien sa langue.
— Buvez, c’est la fête ! s’exclama-t il avec un rire discret. Puis il fila rejoindre son bar, vif et léger.
Pierce Redfield leva son verre en dardant sur elle son regard si pénétrant. Ils trinquèrent en silence. Puis il posa délicatement le verre et reprit d’un ton posé :
— Auriez-vous le cœur brisé si vous deviez ne plus le voir ?
— Qui ? Lawrence ?
— Oui, Lawrence. Seriez-vous très triste s’il s’en allait ?
— Pourquoi ? Il doit s’en aller quelque part ?
— Oui, en Cornouailles.


— Alors, les plans qu’il avait dans cette région vont pouvoir se réaliser ? s’étonna Emma. Vous avez donc finalement accepté de l’aider ?
— Disons que, après votre visite à mon bureau, j’ai révisé ma position à l’égard de Lawrence. J’ai accepté de lui donner un coup de pouce.
— Il doit être fou de joie !
— Oh, oui. Et il s’apprêtait à fêter l’événement avec une charmante petite blonde.
— Ah.
Elle avait prononcé ce « ah » sans émotion particulière, sans tristesse, sans surprise, comme un constat.
— Vous n’avez pas l’air choquée ou déçue outre mesure, observa Pierce d’une voix étonnée.
— Nous avons une relation à part.
— » A part » ? Que voulez-vous dire ? Entendriez-vous par là que votre relation n’est pas sexuelle ?
Emma se mordilla machinalement la lèvre et répondit avec flegme :
— Lawrence a des tas de petites amies. Notre relation a toujours été platonique.
Redfield leva un sourcil.
— Vous n’avez jamais couché ensemble ?
Emma poussa un soupir qui ne témoignait nullement d’un sentiment de regret, mais seulement de l’agacement pour une conversation qui ne la menait nulle part. Pourquoi cette insistance de la part de Redfield concernant sa relation avec son fils ?
— Ecoutez, monsieur Redfield, je ne vois pas l’utilité de toutes ces questions que vous me posez concernant votre fils. J’ai ma vie privée, vous avez la vôtre. Je ne vous demande rien. Le fait que vous vous soyez finalement décidé à aider Lawrence me ravit. Pour lui. Quant à moi, je ne me soucie aucunement de son présent ou de son avenir. Et je ne pense pas le revoir de sitôt.
— J’imagine que, lorsque vous lui avez annoncé mon refus de l’aider, il a mal réagi…
— Il a très mal réagi, oui. Et j’ai compris alors qu’il se servait de moi.
— Cela faisait il longtemps que…
— Il faut que je retourne à mon travail, à présent, coupa Emma, crispée.
Comme elle se levait, il l’arrêta d’une voix autoritaire :
— Rasseyez-vous !
Son regard bleu acier la transperçait de part en part. Comment résister à un tel regard ?
— N’oubliez pas que nous sommes officiellement fiancés pour Lorenzo, rappela Redfield à mi-voix. Vous ne voulez tout de même pas qu’il s’inquiète d’une nouvelle dispute entre nous ?
— Je me moque de ce qu’il peut penser, bougonna Emma. De toute façon, tout ceci n’est qu’une mascarade.
Redfield la dévisagea avec une expression presque douloureuse.
— Il faut que je vous revoie, murmura-t il. Il faut absolument que nous nous revoyions.
— Mais… pourquoi ?
— Parce que.
— Dites-moi pourquoi, insista Emma, mal à l’aise.
— Vous m’intriguez, Emma. Cela constitue-t il pour vous une raison suffisante ?
On ne lui avait jamais dit jusqu’à ce jour qu’elle était capable d’intriguer quelqu’un. Le plus surprenant était que cela venait aujourd’hui d’un personnage que tout le monde considérait comme un phénomène. Il y avait de quoi être secouée. Emma, de fait, était chavirée par cette déclaration si inattendue de la part d’un homme tel que Pierce Redfield.
— Alors, vous êtes intrigué par une simple serveuse de restaurant ! ironisa-t elle. Il y en a d’autres qui ont un faible pour les danseuses ou les infirmières… Vous êtes plutôt original dans vos caprices.
— Emma !
Le ton qu’il venait de prendre pour la faire taire était à la fois doux et impératif.
— Quoi ? fit elle, désorientée.
— Il ne s’agit ni d’un caprice ni d’un quelconque fétichisme. Malgré votre tenue particulièrement sexy, ce n’est pas cela. C’est autre chose.
Pierce poussa un soupir songeur. Une petite voix en lui protestait : « Elle est trop jeune pour toi, mon vieux Pierce. Tu as quarante-deux ans… » Eh bien, ce n’est pas un âge canonique, que je sache, pensa-t il, en révolte contre cette petite voix mesquine venue d’une éducation trop stricte, sans doute. « Elle a vingt-cinq ans, j’en ai quarante-deux… Je n’ai que dix-sept ans de plus qu’elle… Ce n’est rien, dix-sept ans… » Il n’était pas particulièrement attiré par les jeunes filles, comme certains hommes. Et la plupart de ses compagnes avaient été, grosso modo, du même âge que lui — parfois même plus âgées. Ce qui l’attirait avant tout chez une femme n’était pas lié à l’âge, mais au charme. Et cette adorable Emma possédait un charme fou, et une grâce peu commune. Il avait été marié, mais le mariage ne lui avait pas réussi, excepté une période de quelques mois pendant laquelle Naomi et lui avaient su sortir de la routine. Lawrence était alors tout bébé. Cette période n’avait pas duré. Chacun était ensuite parti de son côté.
Perdu dans ses réflexions, Pierce sursauta lorsqu’il entendit la protestation d’Emma :


— Il faut que j’y aille, à présent. Désolée d’interrompre ce tête-à-tête.
Elle se leva et s’éloigna sans plus de cérémonie.
« Bon Dieu, gronda-t il intérieurement. La voilà qui s’en va… » Il n’avait pas l’habitude que les femmes s’enfuient ainsi. C’était toujours lui qui partait le premier. Mais, ce soir, les habitudes étaient inversées. Il avait lamentablement échoué dans sa tentative de séduction.
Il fit signe à un serveur, demanda la note, paya et se leva. Il sortit dans la nuit froide et hostile.
— Mais pourquoi ce monsieur a-t il annoncé à Lorenzo que vous étiez fiancés, si ce n’est pas le cas ?
Liz Morrison venait de prendre place à côté d’Emma, dans le restaurant à présent déserté.
— Bah, ce n’était qu’une plaisanterie stupide, répondit Emma en haussant les épaules.
Elle se souvenait pourtant que Pierce Redfield avait bien précisé : « Je ne joue pas, Emma. Je suis sérieux… » Mais il mentait, à coup sûr, il mentait.
— En tous les cas, c’est un sacré bel homme, soupira Liz. Je l’ai aperçu un instant seulement, mais j’ai été vraiment impressionnée. Où l’as-tu rencontré ?
— Où ? répéta Emma, embarrassée.
— Oui, où as-tu fait sa connaissance ?
— Euh… C’est l’ami d’un ami…
— Je prendrais bien un petit déjeuner avec lui, soupira Liz d’un ton langoureux.
— Voyons, Liz ! s’exclama Emma, horrifiée.
Elle avait réagi de manière étonnamment vive, comme si Liz venait de lui avouer quelque crime crapuleux.
— Ne fais pas cette tête-là, Emma ! fit Liz en riant. Tu sais que j’adore Adam… Mais cela n’empêche pas un petit fantasme de temps à autre, n’est-ce pas ? Tu vois, ma chère Emma, il y a des jours où je ne te comprends pas. Tu es ravissante, intelligente, pleine de charme, et tu ne t’intéresses absolument pas aux hommes. Tu ne sors jamais avec personne. Ce n’est pas très normal. Tu n’es pas homosexuelle, tout de même ?
Emma sursauta, piquée au vif. Elle prit cependant le parti d’en rire.
— Oh non ! s’exclama-t elle en s’esclaffant. Ce n’est pas ma tasse de thé.
Bizarrement, c’était la deuxième fois de la journée qu’on lui posait des questions sur sa vie sexuelle. D’abord, Redfield avait voulu savoir si sa relation avec Lawrence était platonique ou non, et, maintenant, Liz lui demandait si sa « sagesse » ne cachait pas, par hasard, un penchant homosexuel. Elle secoua la tête, amusée et agacée à la fois : elle avait bien le droit de ne pas avoir envie de fréquenter un homme, après tout ! Pourquoi fallait il absolument avoir un petit ami dans la vie ? Elle se sentait très bien comme elle était, dans son existence de célibataire. Et ce mode de vie était son choix.
Sa mère ne s’était jamais remise du départ soudain de son père, alors qu’elle avait à peine neuf ans. Du jour au lendemain, il avait abandonné sa famille pour partir à l’aventure en Australie. On n’avait jamais plus entendu parler de lui par la suite. Cette blessure familiale demeurait vivace. « Est il indispensable d’avoir un homme dans sa vie ? », se demandait elle. Certainement pas. Ni maintenant ni plus tard.
Mais, juste comme elle se faisait cette réflexion, le visage de Pierce Redfield lui vint à l’esprit. Elle revit, l’espace d’un instant, le regard troublant de cet homme si différent des autres. Une sorte de bien-être, de douce torpeur l’envahit.
Comme si Liz avait pu lire ses pensées, elle murmura d’un ton rêveur :
— Ton ami est vraiment quelqu’un de spécial, Emma. Parle-moi un peu de lui, tu veux bien ?
— D’abord, ce n’est pas mon ami. Ensuite… Ensuite, je n’ai rien à dire.
Elle se leva, estimant que la conversation avait assez duré. C’est à ce moment qu’apparut Lorenzo, qui avait enfilé son manteau et s’apprêtait à sortir.
— Alors, vous avez eu une nouvelle dispute ? demanda-t il, l’air désolé. Mais comment as-tu pu laisser partir ton fiancé, Emma ? Il n’a même pas pris le temps de manger !
— Ce n’est pas mon fiancé, rétorqua Emma d’un ton exaspéré. Qu’on se le dise une fois pour toutes : Pierce Redfield et moi ne sommes pas fiancés !
Elle avait articulé chaque syllabe de sa protestation avec une véhémence obstinée.
En entendant le nom de celui qui n’était pas le fiancé d’Emma, Liz Morrison parut stupéfaite.
— C’était Pierce Redfield ? s’étonna-t elle, abasourdie. Le célèbre homme d’affaires dont tout le monde parle ?
Liz avait eu des échos sur le personnage en jetant un œil sur la presse financière que lisait régulièrement son mari. Le nom du richissime homme d’affaires y revenait souvent. Epoustouflée, Liz fixait Emma d’un regard ahuri.
— Pierce Redfield, murmura-t elle d’une voix blanche. Mais c’est fou, ça, Emma ! Comment as-tu pu ?
— Nous ne sommes pas fiancés, conclut froidement Emma.
Emma ne pouvait dormir. Qui aurait pu dormir avec le vacarme que l’on entendait à l’étage au-dessus, chez Lawrence ? Qu’était il donc en train de faire ? Quelque temps auparavant, elle avait entendu le rire cristallin d’une fille, le rire d’une fille pincée ou chatouillée. Puis ce furent des meubles remués, des objets qui tombaient sur le plancher avec un bruit sourd… Lawrence n’avait décidément aucun respect pour ses voisins. Il vivait à son rythme, n’hésitant pas à mettre une assourdissante musique de rock à 2 heures du matin.


Emma se tournait et se retournait dans son lit, exaspérée de ne pouvoir trouver le sommeil. Elle se leva brusquement. Une tasse de thé lui ferait du bien. Elle enfila un peignoir et des mules, et passa dans sa toute petite cuisine.
Tandis que l’eau chauffait, elle jeta un coup d’œil désabusé sur les murs. Elle les avait repeints six mois seulement auparavant, et ils étaient déjà marqués par l’humidité, avec de larges plaques grises çà et là. Il aurait fallu refaire complètement la peinture, mais son propriétaire se révélait étonnamment lent lorsqu’elle lui faisait des demandes concernant ce genre de travaux.
Elle sortit d’un placard un sachet de thé orné d’une jolie jonquille. Elle plongea le sachet dans la tasse qu’elle avait remplie d’eau bouillante, tourna la cuiller, et attendit. Elle entendait encore la musique à l’étage du dessus. Lawrence devait jubiler à la perspective d’aller vivre en Cornouailles. Il avait finalement réussi à obtenir ce qu’il voulait. Son père avait cédé. Pourquoi ? C’était un mystère. Avait elle eu un rôle dans ce revirement ? Quoi qu’il en soit, elle considérait à présent que sa relation avec Lawrence était terminée. Ils s’étaient à peine dit deux mots après qu’il avait suggéré qu’elle était ou lesbienne, ou frigide. Finalement, elle ne pouvait que se réjouir de cette séparation. Leur amitié reposait sur des bases fausses. Le jeune homme s’était servi d’elle. Comme il s’était servi de son père. Opportuniste, intéressé, sans scrupule, Lawrence n’était en définitive qu’un personnage falot et immature que l’on pouvait quitter sans regret.
Pierce, lui, était quelqu’un d’infiniment plus intéressant. « Pierce » ! Elle songea qu’elle venait de penser à lui en l’appelant par son prénom. Comment était-ce possible, alors qu’elle l’avait rencontré en tout et pour tout deux fois ? Et l’on ne pouvait pas dire que ces deux rencontres avaient été des réussites !
Assise devant la petite table de la cuisine, elle avalait son thé par petites gorgées successives, perdue dans ses pensées.
« Pierce Redfield n’est pas un homme pour moi », songea-t elle, le front barré par une petite ride soucieuse. D’abord, il est riche, beaucoup trop riche. Ensuite, il est trop sûr de lui, trop directif, trop arrogant. Et, enfin, il est trop beau. Comment se faisait il qu’il se soit intéressé à une fille comme elle ? Cela la dépassait. Avait il voulu jouer avec ses sentiments ? Ou avait il cherché une distraction, un jour où les cours de la Bourse s’étaient révélés moroses ? Pourquoi s’était il déplacé jusqu’au restaurant où elle travaillait ? Certes, c’était son chauffeur qui l’y avait conduit, mais cela supposait tout de même, à la base, un intérêt, tout au moins une certaine curiosité…
Elle passa machinalement une main dans ses cheveux défaits, incapable de résoudre l’énigme Pierce Redfield. Comment un homme tel que lui pouvait il trouver un quelconque intérêt à une jeune femme aussi modeste, aussi banale qu’elle ?
La première relation qu’elle avait vécue, juste après ses dix-neuf ans, avait été un véritable fiasco. L’homme qu’elle fréquentait dirigeait un cours d’économie à l’université où elle s’était inscrite. Il lui avait assuré qu’il était divorcé et qu’il vivait seul. Mais, au bout de trois mois, Emma s’était rendu compte de la triste réalité : il était marié, père de deux enfants, et menait une vie familiale somme toute assez heureuse. Emma n’avait été pour lui qu’une distraction, une gourmandise dans son existence. Après cette amère expérience, Emma n’avait pas cherché à rencontrer d’autres hommes. Sa solitude ne lui pesait nullement. Elle avait quitté l’université et, suivant les conseils de son amie Fleur, elle avait commencé à travailler au restaurant L’Avenue.
Six ans après, elle était toujours là, et heureuse d’y être, sachant que, dans la vie, il n’est pas indispensable d’être millionnaire ou ingénieur en aéronautique pour être heureux. « Je suis utile, moi aussi, et j’ai des responsabilités dans le modeste univers qui est le mien », se disait elle parfois.
Elle entendit des coups sourds qui résonnaient au plafond, chez Lawrence. Mais à quoi s’amusait il donc à 3 heures du matin ?
Elle décida d’en avoir le cœur net et monta à l’étage du dessus. Elle sonna de manière appuyée à la porte de Lawrence. Lorsqu’il ouvrit la porte, son visage s’illumina.
— Ma chérie ! Quel bonheur de te revoir ! Entre donc…
— Mais qu’est-ce que tu fabriques ? Tu fais un bruit d’enfer ! Je ne sais pas si tu t’en rends compte, mais tu empêches tout le monde de dormir.
— Tu te rappelles Le Penseur, de Rodin ? Je suis en train de sculpter une variante du personnage.
Tout excité, il la mena devant son œuvre qui était en cours d’élaboration et avait la forme d’une vague boule où l’on décelait un bras avec un poing levé.
— J’ai intitulé mon œuvre : Le penseur pense à autre chose. C’est génial, non ?
Emma avait l’impression d’être en plein cauchemar. La masse de glaise qui se trouvait devant elle était inconsistante, molle, affreuse, avec ce bras et ce poing qui émergeaient stupidement.


— C’est pour ça que tu déranges tout le monde ? marmonna-t elle, irritée, en désignant l’agglutinement gélatineux. Il ne t’est pas venu à l’esprit que ta musique et tes projections brutales de glaise ou d’outils sur le plancher empêchent un certain nombre de gens de dormir ! Des gens qui doivent se lever tôt, le matin, pour aller travailler !
— Je suis désolé, ma chérie, mais je… Oh, pendant que j’y pense, est-ce que je peux te demander de parler moins fort ? Il y a dans la chambre une fille d’un naturel assez jaloux, qui n’aimerait pas que je reçoive une jeune et belle femme en robe de chambre vaporeuse et légère… Tu comprends, Vicky est tellement sensible… Peux-tu faire un peu moins de bruit ?
Emma hocha la tête en riant. Elle était rassurée. Elle comprenait que Lawrence l’ait remplacée si facilement. La séparation n’en serait que plus facile. Et il n’allait plus pouvoir lui faire le coup de l’inconsolable cœur brisé. Qu’il aille au plus vite en Cornouailles, et bon débarras ! Une fois Lawrence disparu, elle pourrait enfin retrouver de bonnes nuits de sommeil.
— Je voulais te dire, aussi, Emma…, reprit Lawrence d’un ton humble. Je suis tout à fait désolé pour ce que je t’ai dit l’autre jour. C’était très injuste, je le sais. Mais j’étais si déçu par l’échec de ta tentative auprès du vieux…
— Il n’est pas vieux ! s’écria Emma, indignée. Quelle vilaine expression !
— Je l’admets. Il faut avouer que, pour quarante-deux ans, il ne se débrouille pas mal…
« Je lui en aurais plutôt donné trente-cinq », se dit Emma, un sourire rêveur aux lèvres.
— En tous les cas, il a l’air très jeune, ajouta Emma. On ne dirait pas qu’il est ton père.
— Tu prends sa défense, maintenant ?
— Je ne prends la défense de personne. D’ailleurs, ton père n’a pas besoin qu’on le défende. Il est suffisamment solide.
Le regard de Lawrence se fit soudain différent. Il ressemblait à présent à un épagneul qui réclame une caresse. Il tourna brièvement la tête vers la chambre où se trouvait sa petite amie et chuchota à la manière d’un conspirateur :
— Pourquoi ne viendrais-tu pas avec moi en Cornouailles ? Il n’y a que toi qui me comprennes. L’autre, là-bas…
Il tourna de nouveau à demi la tête.
— … Elle est gentille, mais elle est assez stupide dans son genre. Viens avec moi, Emma. On sera tellement bien, là-bas, toi et moi…
Réprimant une grimace, Emma se força à sourire, par politesse.
— Tu sais bien que je ne le peux pas, Lawrence. Il faut que je m’occupe de ma grand-mère qui ne va pas bien. Elle va bientôt subir une grave opération à l’hôpital.
Le jeune homme prit l’air boudeur des enfants à qui l’on refuse un bonbon. Il insista d’une voix geignarde :
— Il faut que tu viennes me voir, quand je serai installé.
— Pourquoi pas, répondit elle d’un ton vague. On verra…
Comme elle s’apprêtait à tourner les talons, elle reprit d’une voix nette :
— Oh, Lawrence… J’oubliais…
— Oui, ma chérie ?
— Dans les jours qui viennent, et avant ton départ, pourras-tu baisser le niveau sonore, chez toi ?
— Tout ce que tu veux ! C’est promis, assura-t il avant de l’embrasser sur la joue.
Tandis qu’Emma descendait l’escalier, elle frotta sa joue, machinalement, comme on le fait pour ôter une salissure.

 
 

 

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chapitre 4


— Emma ! Il est là…
En entendant l’exclamation de Liz, Emma comprit immédiatement de qui il s’agissait.
— Tu as dû lui faire forte impression, chuchota Liz, surexcitée. Ce que je ne comprends pas, c’est qu’il soit venu avec une femme, cette fois-ci.
A quoi jouait il encore ? se demanda Emma, déstabilisée. S’il s’agissait d’un jeu, il n’était pas drôle. Emma ne souhaitait qu’une chose : que ce monsieur sorte de sa vie au plus tôt. Qu’il disparaisse, et qu’on n’entende plus parler de lui.
— Il a passé sa commande ? demanda machinalement Emma d’une voix sans entrain. Il veut déjeuner ?
— Non, il est venu pour admirer les murs… Allons, Emma, réveille-toi ! A ton avis, lorsque les gens entrent dans un restaurant, sont ils là pour autre chose que manger ?
— Avec Pierce Redfield, on peut s’attendre à tout, rétorqua Emma, sur la défensive.
— Il a insisté pour que ce soit toi qui t’occupes de lui, précisa Liz en clignant de l’œil de manière complice. Alors, va donc lui apporter le menu.
Liz saisit deux menus dans leur bel entourage de cuir et les mit d’autorité dans les mains d’Emma. Celle-ci protesta immédiatement d’une voix sourde et suppliante :
— Non, Liz. Je t’en prie. Dis-lui que je ne suis pas là… Que je suis occupée… Que je suis chez le dentiste… N’importe quoi. Mais envoie quelqu’un d’autre. Je n’ai pas envie de le voir… S’il te plaît !
Liz fixa Emma de manière si sévère que cette dernière, vaincue, se résigna à céder.
— D’accord, Liz. J’y vais.
Lorsqu’elle arriva au niveau de la table où s’étaient installés Redfield et la belle jeune femme qui l’accompagnait, Emma fit un effort surhumain pour esquisser un vague sourire. Elle eut l’impression que ses lèvres se craquelaient dans sa tentative désespérée de paraître affable.
— Oh, mais voici notre serveuse favorite ! lança Redfield en dardant sur elle son regard bleu azur.
Il examinait avec un intérêt manifeste chaque détail des vêtements de la jeune femme, chaque courbe de son corps, appréciant la perfection de l’ensemble. Emma se mit à rougir. Elle dut une nouvelle fois rassembler tout son courage avant de lancer d’un ton aussi dégagé que possible :
— Vous voici de retour, monsieur Redfield… Quel bon vent vous amène ?
— Ne connaissez-vous pas la réponse, chère mademoiselle ? Ne devinez-vous pas pourquoi je suis revenu ?
— Pierce m’a dit que L’Avenue était un restaurant réputé, intervint la ravissante blonde qui accompagnait l’homme d’affaires. La nourriture est elle vraiment bonne ?
« Quelle naïveté ! », pensa Emma. Lorsqu’on pose ce genre de question à des restaurateurs, que vont ils répondre ? Que les plats qu’ils préparent ne sont pas si bons que cela ? Qu’on risque de tomber malade après y avoir goûté ?
— Nos clients sont toujours satisfaits, répondit poliment Emma. C’est la raison pour laquelle ils nous sont fidèles.
— Fidèles ? reprit Pierce avec un sourire entendu.
Emma avait le sentiment d’être écarlate, à présent. Elle aurait donné n’importe quoi pour se trouver à mille lieues de là.
— Que nous recommandez-vous, aujourd’hui ? demanda Pierce d’un air gourmand en survolant le menu.
Emma frissonna, saisie d’effroi.
— Ce que je vous recommande ? répéta-t elle d’une voix hésitante.
— Oui, reprit Redfield, l’air guilleret. Conseillez-nous un peu !
— Préférez-vous une viande, ou êtes-vous plutôt portés sur les plats végétariens ? hasarda Emma.
— Vous n’avez pas de poisson ? interrogea la créature blonde en arrondissant ses jolies lèvres peintes d’un rouge vermillon.
— Si, bien sûr. Nous avons aujourd’hui une excellente bouillabaisse. Nous avons également de la lotte, préparée avec une sauce légère à la crème et au muscadet.
Emma avait l’impression d’être une jeune recrue de l’école hôtelière qui fait semblant de jouer son rôle devant des examinateurs sourcilleux. Elle était terriblement mal à l’aise, tandis que Redfield semblait prendre un malin plaisir à la tourmenter.
— Caroline, dit il à sa compagne. Cela vous dit, de la lotte ?
Cette femme serait prête à manger des yeux de mouton s’il le lui proposait, se dit Emma. Et crus, de surcroît !
Comme la visiteuse approuvait d’un signe de tête, Redfield ajouta d’une voix suave :
— Nous prendrons deux salades variées, avant la lotte. Et puis vous nous apporterez un château…
Il consulta la carte et désigna un grand cru de bordeaux, le meilleur de la maison. Il connaissait manifestement les vins. Emma, qui n’en pouvait plus, attendait avec une impatience grandissante qu’on en finisse avec la commande. Comme elle voyait que le regard de Redfield s’attardait nonchalamment sur la carte, elle finit par demander d’une voix nouée :


— Ce sera tout ?
— Oui, je vous remercie, répondit Redfield dont les yeux étaient maintenant fixés sur elle.
Emma reprit les menus. Elle s’apprêtait à tourner les talons lorsque Redfield saisit sa main d’un geste vif.
— Oui ? fit Emma, le cœur battant.
Caroline, qui était absorbée par la recherche de quelque chose au fond de son sac, ne semblait pas avoir remarqué la scène.
— J’aimerais vous parler cinq minutes, lorsque nous aurons terminé notre déjeuner, murmura Redfield.
Désarçonnée, Emma bredouilla une vague protestation.
— Je ne… C’est-à-dire… Nous avons beaucoup de travail, et je ne pense pas avoir le temps… On peut remettre ça à plus tard ?
— Non.
Il gardait sa main prisonnière dans la sienne, et Emma sentait la caresse subtile du pouce de Pierce contre sa peau, ce qui la troublait jusqu’au vertige. Le pouce effectuait avec lascivité des ronds sur un tout petit carré de peau, mais c’était comme s’il avait caressé son corps entier : le dos, la nuque, les jambes… C’était à la fois divin et diabolique. La tête d’Emma lui tournait, tandis que Pierce semblait prendre un malin plaisir à la déstabiliser.
Redfield la fixait de manière ensorcelante.
— Alors ? demanda-t il d’une voix douce. Nous sommes d’accord ? Cinq minutes. Cinq minutes seulement.
Elle fit « oui » d’un simple mouvement de tête et s’enfuit, les menus sous le bras.
— Vous aviez raison, Emma. On mange remarquablement bien dans votre restaurant.
Emma se dit que lorsqu’elle rapporterait cet éloge à Liz, celle-ci serait sûrement aux anges.
Redfield et Emma faisaient quelques pas dans le square qui était proche du restaurant. Des fragrances d’automne chatouillaient délicieusement leurs narines. Il y avait dans l’air une douceur rare pour cette époque de l’année. L’atmosphère donnait envie d’être heureux, insouciant.
Mais Emma n’était ni heureuse ni insouciante. Cette escapade ordonnée de manière quasi dictatoriale par Redfield la mettait mal à l’aise. Que voulait il d’elle ? Que cherchait il ? Une brève aventure ? Probablement. Mais elle ne voulait pas de cela. Elle n’accepterait en aucune manière de remplir le rôle de poupée avec qui l’on joue et que l’on jette après usage.
— Que voulez-vous au juste, monsieur Redfield ? Le service n’est pas terminé, au restaurant, et mes patrons vont voir cette échappée d’un mauvais œil…
— Certainement pas. Ils seront enchantés de vous savoir avec un client comme moi.
Que répondre à une déclaration aussi péremptoire ? Emma se dit que ce n’était pas la modestie qui étouffait cet homme. L’esprit monarchique dépassait bel et bien les grilles de Buckingham Palace.
— Très bien, soupira Emma. Vous allez pouvoir me dire ce que vous attendez de moi. Pourquoi teniez-vous tellement à cette entrevue ?
— Je pars pour Paris le week-end prochain, pour un rendez-vous d’affaires. J’aimerais beaucoup que vous veniez avec moi.
Emma se demanda si elle avait bien entendu. Son esprit ne parvenait pas à enregistrer l’information : comment un homme tel que Pierce Redfield pouvait il avoir envie de l’emmener, elle, en voyage ?
— Je ne suis pas sûre de vous avoir bien compris, monsieur Redfield, répondit elle d’un ton modeste.
Pierce, de plus en plus séduit par cette merveilleuse jeune femme, sentait qu’il allait être au désespoir s’il n’arrivait pas à la convaincre. Il fallait qu’elle accepte de venir à Paris avec lui ! Pour l’instant, elle était sur ses gardes, ce qui la rendait plus attrayante encore. Comment la faire fléchir ?
— Je vous demandais simplement si vous accepteriez de m’accompagner à Paris pour le week-end, expliqua Pierce avec un sourire engageant.
— A quel titre ? demanda-t elle avec une spontanéité ingénue.
Pierce éclata de rire. La formule l’amusait énormément. Cette Emma était décidément irrésistible.
— Qu’y a-t il de si amusant ? s’étonna Emma, déconcertée.
— Excusez-moi, Emma, mais vous avez une telle façon de réagir… C’est tellement charmant ! A quel titre ? me demandez-vous. A votre avis, à quel titre viendriez-vous avec moi ?
L’esprit en pleine confusion, Emma essayait d’y voir clair dans cette situation tout à fait insolite. L’un des plus célèbres séducteurs de Grande-Bretagne lui proposait — à elle — de l’emmener à Paris — pour la séduire, évidemment. C’était tellement inattendu, tellement surprenant qu’elle ne parvenait pas à trouver les mots pour répondre.
— Je pense que vous faites erreur sur la personne, monsieur Redfield, murmura Emma d’une voix mal assurée.
Les joues de la jeune femme étaient devenues toutes roses.
— Que faites-vous de cette dame qui est venue déjeuner avec vous ? reprit elle d’un air sourcilleux.
— Caroline ? Mais elle n’est pas ma petite amie. C’est la femme de mon meilleur ami. Je l’ai invitée à déjeuner, parce qu’elle n’avait rien à faire à cette heure.


« Et je l’ai amenée avec moi dans l’espoir un peu vague de vous rendre jalouse », pensa Pierce.
Emma réfléchissait en fronçant les sourcils.
— Ecoutez, dit elle enfin, c’est très gentil d’avoir pensé à moi pour ce voyage, mais je n’ai pas envie de venir. Bon voyage tout de même.
Comme elle s’apprêtait à faire demi-tour pour réintégrer le restaurant, Pierce, le cœur serré, tenta de la retenir. Il saisit son poignet pour l’empêcher de partir.
— Attendez, Emma. Une seconde !
Le souffle court, Emma tenta de dégager sa main. Mais Pierce l’avait attirée tout contre lui. Et c’est d’une voix anxieuse qu’il demanda :
— M’avez-vous menti à propos de Lawrence ?
— Que voulez-vous dire ? rétorqua-t elle en tentant désespérément de se dégager.
— Est-ce lui que vous avez en vue ?
— Mais non ! s’exclama-t elle avec véhémence. Vous n’y êtes pas du tout. Sachez, monsieur Redfield, que je ne suis aucunement à la recherche d’un compagnon. J’ai déjà bien assez de soucis comme ça dans ma vie personnelle, sans avoir besoin d’en rajouter.
Elle s’arracha à son étreinte et frotta son poignet douloureux.
Redfield demeura un moment silencieux, le visage marqué par la déception et la consternation. Puis il murmura d’une voix douce :
— Je suis désolé, Emma. Je ne voulais pas vous faire de mal.
Comme elle continuait à se frotter mécaniquement le poignet, il ajouta d’un ton humble :
— Je vous demande de me pardonner.
Bouleversée, Emma se sentait près de fondre en larmes. « Allons, ce n’est pas le moment de pleurer, se dit elle. Sois forte. »
— Ce n’est pas grave, assura-t elle d’une voix sans timbre. J’ai mon franc-parler. C’est à moi de m’excuser : j’ai réagi trop vivement.
— Non, non. Vous aviez raison…
Emma, très remuée par le changement qui venait de se produire dans l’expression de Pierce Redfield, posa sans réfléchir une main sur son bras dans un geste d’apaisement. Elle sentit aussitôt un muscle ferme jouer sous la douceur de l’étoffe. Se déclencha alors en elle une vague de chaleur inattendue.
Pierce attira Emma contre lui avec une fougue irrépressible, et elle se laissa enivrer par un baiser passionné. En un éclair, elle fut transportée dans un autre monde, dans un univers délicieux composé de désir, de plaisir et d’amour. Ce fut pour elle une plongée, un transport, une épopée, un voyage tellement enivrant qu’elle eut l’impression de rêver. Elle s’était donnée sans restriction à cet homme qu’elle connaissait à peine, guidée par son instinct.
Lorsqu’elle reprit conscience, elle constata une dichotomie en elle : son esprit lui commandait de s’arracher à cette folle étreinte, alors que son corps tout entier se plaquait voluptueusement contre l’homme qui manifestait son désir de façon tout à fait perceptible à travers l’étoffe de son vêtement. Et cette ardeur déclenchait en elle un torrent d’émotions nouvelles, inattendues et délicieuses.
Les lèvres de Pierce caressèrent encore un instant celles d’Emma, puis il s’écarta doucement d’elle. Il eut un sourire étrange. Ni victorieux, ni goguenard, ni railleur. Non : un simple sourire attendri.
— J’aime le goût sucré de votre bouche, Emma. C’est étonnant, parce que je ne suis pas un fanatique des desserts sucrés. Mais votre bouche…
Tout admiratif, il laissa la phrase en suspens.
— Ah !… J’oubliais, murmura-t il un instant plus tard.
Il sortit de sa poche une enveloppe assez épaisse, couleur rouge et or, portant le signe de la première classe d’une compagnie aérienne.
— Venez avec moi à Paris, murmura-t il d’un ton vibrant. Je vous en prie, Emma. Nous nous retrouverons dans le salon des premières classes samedi à 7 heures.
Et il disparut comme par enchantement.
Après le départ de Pierce Redfield, Emma était restée un bon moment sans réagir, incrédule, à fixer l’enveloppe qu’il lui avait donnée.
Elle avait fait et défait plusieurs fois sa valise, hésitant entre le oui et le non, l’acceptation et le refus. Incapable de se décider, elle appela Liz, qui était toujours de bon conseil.
— Liz, je crois que je ne vais pas y aller, finalement.
Emma avait expliqué auparavant la situation à Liz, et cette dernière s’était montrée tout à fait positive, emballée même, à l’égard de cette proposition de voyage faite par Pierce Redfield.
La réaction de Liz, au bout du fil, fut immédiate :
— Comment ça, tu crois que tu ne vas pas partir ? Sois positive, Emma, enfin ! Ne te referme pas sur toi-même !
Emma continuait à se demander comment un homme tel que Pierce Redfield, qui avait tout pour lui : la fortune, le charme, la réussite, pouvait s’intéresser à une fille comme elle. Les femmes qu’il avait l’habitude d’inviter étaient très différentes d’elle : de belles créatures sophistiquées, habituées au luxe, s’habillant chez les meilleurs couturiers, des femmes qui plaisaient aux hommes, qui savaient les flatter, les séduire, les accompagner en société… Emma se sentait à mille lieues de ce monde-là. Qu’aurait elle à lui raconter au cours de ce voyage, si elle se décidait à partir ?


— Je connais à peine cet homme, Liz, avoua-t elle d’une petite voix.
— Enfin, Emma, sois lucide : il a un faible pour toi, c’est évident. Sinon, il ne serait pas venu deux fois de suite au restaurant ! C’est un monsieur tout à fait respectable, un homme d’affaires brillant, avec une réputation excellente. On ne dit pas non à quelqu’un comme ça ! En tous les cas, tu n’as rien à craindre de lui.
Emma se rappela le baiser qu’ils avaient échangé dans le square près du restaurant, ce merveilleux baiser qui l’avait fait vibrer comme personne n’avait su le faire jusqu’à présent.
Pourtant, elle n’arrivait pas à se décider. Une sorte de gêne la retenait encore.
— Nous n’avons probablement rien en commun, plaida-t elle en soupirant.
— Ce n’est pas si sûr que cela.
— En te téléphonant, Liz, j’espérais que tu m’aiderais à abandonner cette perspective de voyage. Au lieu de cela, tu m’encourages ! Comment veux-tu que…
— Emma, gronda Liz, vas-tu enfin te décider à sortir de ta coquille ? Tu es une fille formidable. Tu ne vas pas faire éternellement le métier de serveuse, ni gâcher ta jeunesse. Profite de la vie. Une magnifique opportunité se présente à toi, ne la rate pas ! Il faut prendre des risques, dans la vie ! Il faut sortir de ses petites habitudes, de son train-train ! Autrement on se racornit, et, un jour, on se réveille, tout vieux, tout rabougri, avec tous ses rêves de bonheur derrière soi.
Liz, enflammée par son exhortation, fit une pause, puis demanda d’une voix douce :
— Tu comprends ?
Emma, les larmes aux yeux, renifla un peu et murmura :
— Oui, Liz. Je crois que je comprends.
— J’ai téléphoné à Fleur, à Paris. Elle est tout excitée à l’idée de te revoir. Elle veut absolument que tu l’appelles lorsque tu seras arrivée à ton hôtel.
L’hôtel. Encore un problème. Il fallait voir la réalité en face : si elle acceptait de faire ce voyage avec Pierce Redfield, elle acceptait tacitement d’aller à l’hôtel avec lui, c’est-à-dire de dormir avec lui. La seule idée du grand lit à partager lui donna des frissons. Le front moite, elle songea que son expérience avec les hommes se réduisait à presque rien. Elle repensa également une nouvelle fois à cet enlacement fougueux dans le petit square, et sut qu’elle était faite comme la plupart des femmes : de chair et de sang. Il lui faudrait simplement faire tomber les murs que tant d’années d’abstinence avaient érigés. Le reste devrait aller tout seul, se dit elle. Un coin de ciel bleu s’ouvrait pour elle dans le gris de son existence.
Elle demanda d’une voix émue :
— Alors, tu crois que je devrais accepter ?
— Evidemment. Tu verras : tu ne le regretteras pas. Et, s’il y avait le moindre problème, tu sais que tu peux toujours m’appeler, moi ou même Adam.
— Merci, Liz, murmura-t elle, les yeux humides. J’apprécie vraiment ce que tu fais pour moi.
— As-tu parlé de ce voyage à ta grand-mère ?
Les yeux d’Emma tombèrent machinalement sur le patchwork qui recouvrait son lit, un travail patiemment effectué par sa grand-mère, un joli cadeau…
— Oui. Elle a été enchantée pour moi. Elle m’a dit que, pour une fois, j’avais l’occasion de faire quelque chose de passionnant pendant le week-end, au lieu de venir m’occuper d’elle comme d’habitude. Elle m’a assuré que cela ne posait aucun problème, car sa voisine, Pam, lui a proposé de faire un tour, de temps à autre, pour voir si tout va bien.
— Donc, rien ne te retient de faire ce voyage ? En dehors de ta timidité, j’entends.
— Non, rien, avoua Emma.
— Alors, n’hésite plus, ma chérie. Tiens-moi au courant s’il y a un changement quelconque. Je te souhaite un merveilleux voyage.


Liz raccrocha et Emma resta un long moment avec le récepteur en main, toute pensive. Puis elle empila soigneusement les vêtements dans sa valise.
Sa décision était prise : elle accompagnerait Pierce Redfield à Paris.
Pierce vérifia l’heure à sa montre et fronça les sourcils. Il arpenta un moment le salon de la première classe de l’aéroport d’Heathrow, à la manière d’un jeune père qui fait les cent pas à la maternité. Puis il regarda une nouvelle fois l’heure.
Allait elle venir ? Il n’avait eu aucune nouvelle d’elle, après leur rencontre dans le square où il lui avait laissé le billet d’avion. Pas de nouvelle, bonne nouvelle, dit-on généralement. Certes, mais il aurait bien aimé, tout de même, recevoir un coup de fil, même bref, de la part d’Emma. Il avait laissé à Fiona, sa secrétaire, des instructions très précises. Si une personne nommée Emma Robards l’appelait, il fallait immédiatement lui passer la communication, même s’il était en plein conseil d’administration. Mais il n’avait reçu aucun signe de la jeune femme durant ces trois jours, ce qui le préoccupait quelque peu.
A mesure que l’heure de l’embarquement se rapprochait, il se sentait de plus en plus inquiet. Inquiet, lui ? Voilà qui était nouveau. Il n’avait pas l’habitude de ressentir la moindre nervosité à l’approche d’un rendez-vous. Mais, de manière étrange, Emma avait fait naître en lui un sentiment inconnu, auquel il n’était absolument pas habitué.
Il se dit que, si la jeune femme ne venait pas, il ferait ce voyage en solitaire. La perspective d’être seul à Paris, sans elle, le glaça. Comme il ruminait de sombres pensées, il aperçut son chauffeur à travers la vitre de séparation du salon d’attente. Miles venait à sa rencontre à pas vifs.
Le cœur battant, Pierce pensa que son chauffeur arrivait pour lui dire que Mlle Robards ne pouvait venir. Quelle ne fut pas sa surprise d’apprendre que la jeune femme venait de s’enregistrer au comptoir et qu’elle arrivait dans quelques instants.
Il poussa un soupir de soulagement et remercia Miles d’un sourire. Puis il se laissa tomber dans l’un des profonds fauteuils et entama la lecture d’un journal financier, l’esprit rassuré, le cœur paisible.

 
 

 

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chapitre 6


Le cœur d’Emma, lui, battait à tout rompre tandis qu’elle courait vers le salon réservé aux premières classes, craignant de ne pas être à l’heure. Elle avait été retardée par les embouteillages à l’approche du principal aéroport de Londres, et c’est à bout de souffle qu’elle pénétra dans l’espace privilégié où l’attendait Redfield.
Lorsqu’elle le vit qui se levait pour aller à sa rencontre, elle éprouva un sentiment de panique, et fut près de faire demi-tour. C’était tout à fait étrange : cet homme faisait naître en elle des envies de fuite, et en même temps il déclenchait au plus profond de son être une émotion fulgurante, un feu incontrôlable. Il possédait une aura si puissante qu’elle avait le sentiment qu’en tendant la main elle pourrait palper cette onde qui semblait flotter autour de lui et vibrer intensément.
Elle remarqua immédiatement la qualité de son costume, sa tenue parfaite et son style inimitable. Elle avait choisi quant à elle ce qui lui semblait le plus approprié pour un voyage à Paris : un manteau beige, assez simple, mais de bon goût, et une robe assez chaude qui s’harmonisait très bien avec un chandail léger à l’échancrure très sage. Emma adorait les beaux vêtements, mais n’avait pas la possibilité de s’offrir une garde-robe complète en raison des restrictions financières qu’elle s’imposait. Avec son salaire modeste de serveuse, elle parvenait tout juste à payer son loyer, à se nourrir correctement et à mettre un tout petit peu d’argent de côté pour l’opération de sa grand-mère.
Lorsqu’elle passa la porte du salon, Redfield vint tout près d’elle, un sourire chaleureux aux lèvres. Ses yeux brillaient d’un éclat surprenant.
— Vous êtes venue ! commenta-t il sobrement, d’un ton presque bourru qui contrastait étrangement avec le rayonnement de son visage.
— Je ne sais pas pourquoi, répondit elle, tout essoufflée, tremblante d’émotion.
Pierce, qui avait du mal à contenir sa joie, la considérait avec délectation. Elle ressemblait à une jeune biche effrayée surgissant à l’orée d’une forêt et prête à bondir. Il le devinait : Emma semblait prête à courir vers la sortie de l’aéroport pour disparaître à jamais. La dernière chose qu’il souhaitait, c’était justement de l’effrayer. Il comprit qu’il ne fallait absolument pas la brusquer. Lorsqu’elle était venue dans son bureau, le premier jour, elle lui avait paru bien plus héroïque. Elle accomplissait alors, en quelque sorte, une mission délicate, à la manière des commandos en temps de guerre. Elle avait été très courageuse. Aujourd’hui, elle était manifestement dans un tout autre état d’esprit.
Il lui proposa un siège et s’assit à côté d’elle. L’embarquement n’allait pas tarder, mais ils avaient encore quelques minutes devant eux. Il lui demanda d’un ton léger :
— Vous connaissez Paris ?
— Oui. J’y suis allée une fois pour accompagner ma meilleure amie qui s’appelle Fleur. Elle s’installait à l’époque dans la capitale pour travailler chez un grand couturier.
— Elle y vit toujours ?
— Oui. Et j’espère la voir.
— Très bien. Vous pourrez profiter des moments où je serai pris par mes réunions de travail. Mon chauffeur, qui prend l’avion lui aussi, a réservé une voiture à Paris. Il sera à votre disposition pour tous vos déplacements.
— Il pourra me conduire chez Fleur ?
— Naturellement. Il vous conduira où vous voulez pendant que je serai occupé. Mais, rassurez-vous, nous aurons tout de même un peu de temps à nous.
Loin de rassurer Emma, cette petite phrase, au contraire, l’affola. Elle redoutait les moments où elle se retrouverait en tête à tête avec ce personnage qui l’intimidait et qu’elle connaissait si peu ! Et dire qu’elle allait, le temps d’un week-end, partager la vie de cet étranger !
— Je suis si heureux que vous soyez avec moi ! confia Pierce d’une voix chaude en posant sa longue main sur son bras.
Le contact de sa main déclencha une nouvelle vague d’émotions qui parcoururent tout son corps. Effrayée, Emma se demanda comment elle allait pouvoir passer deux jours avec un homme qui provoquait un tel trouble en elle. Comment allait elle pouvoir, après ce séjour, revenir à la banalité du quotidien ?
En entrant dans le hall du grand hôtel donnant sur la place de la Concorde, Emma fut immédiatement éblouie par la beauté et le luxe des lieux. Des meubles Louis XV, des appliques en cristal de Baccarat, des marbres de Venise, des tableaux du XVIIIe siècle, tout le mobilier et le décor offrait au visiteur une vision féerique.
Les clients de l’hôtel allaient et venaient, préoccupés avant tout par leurs affaires, et ne semblaient nullement impressionnés par le somptueux décor. Emma se serait attendue à croiser des princes et des princesses, mais ces clients ressemblaient exactement aux gens qui vont au supermarché ou qui prennent le métro. En fait, le seul client qui avait l’air princier était Pierce Redfield. Il dominait tout le monde d’au moins une demi-tête, et sa démarche stylée suscitait la curiosité des gens qui se retournaient sur son passage. Les femmes, en particulier, le fixaient d’une façon tout à fait particulière. « Et c’est cet homme qui m’a invitée ici ! », pensa Emma, le souffle coupé.


— Nous allons monter voir la suite que j’ai réservée, expliqua Pierce. Puis il faudra, malheureusement, que je vous abandonne pour mon travail. Pendant ce temps, vous pourrez visiter Paris. Nous nous retrouverons en fin d’après-midi, ici même, si vous le voulez bien.
Elle acquiesça d’un signe de tête, impressionnée par la tenue du groom qui portait leurs valises. Elle n’avait vu de tels costumes qu’au cinéma.
Lorsque le chasseur eut ouvert la porte de leur suite, Emma découvrit avec stupeur une série de trois grandes pièces en enfilade, chacune donnant sur la plus belle place du monde. Ce n’était pas à proprement parler ce qu’on aurait pu appeler une chambre d’hôtel… Quelle magnifique suite ! Quel luxe !
— Bien, commenta flegmatiquement Redfield en glissant un billet dans la main du garçon.
Il avait jeté un bref regard circulaire et ne paraissait nullement étonné de la magnificence des lieux. Il se trouvait manifestement en territoire connu, en domaine conquis.
Il dénoua sa cravate et ouvrit son col de chemise, tandis qu’Emma, fascinée, contemplait chaque objet, chaque lampe, chaque meuble avec émerveillement. Elle avait l’impression d’être redevenue une petite fille, qui visite un musée et à qui l’on dit : « Tu regardes, mais tu ne touches pas. »
— Vous devriez ôter vos chaussures, conseilla Pierce qui se mettait lui-même à l’aise. Profitez-en pendant que vous avez un moment de libre. Vos pieds vont être mis à l’épreuve lorsque vous vous baladerez dans Paris. D’ailleurs, je vous suggère d’abandonner les escarpins à talons, si vous voulez vous promener dans la ville.
— C’est une bonne idée, répondit Emma. Pendant que vous serez à vos rendez-vous, je partirai à la découverte de cette ville que j’ai à peine eu le temps de visiter lorsque j’ai accompagné Fleur.
— Miles vous conduira où vous voulez. Je lui ai donné des instructions pour qu’il vous accompagne n’importe où et qu’il vous paye n’importe quoi.
Pierce leva un doigt en signe d’avertissement.
— Mais à une condition seulement.
Emma haussa un sourcil interrogateur.
— Laquelle ?
— Il faut que vous vous amusiez. C’est un ordre.
Et, avant qu’Emma n’ait eu le temps de lui préciser qu’elle avait de l’argent et qu’elle ne voulait pas être entretenue, il avait pris deux ou trois dossiers dans sa valise, lui avait fait un petit signe de la main, puis s’était éclipsé comme un courant d’air.
Miles, qui connaissait Paris comme sa poche, conduisit Emma dans les quartiers les plus agréables, lui faisant découvrir des rues piétonnes très animées. Il lui suggéra de contempler la capitale de haut. Pour cela, rien de tel que la tour Eiffel. Lorsque Emma eut atteint le sommet, elle ne put s’empêcher de s’exclamer :
— C’est fantastique, Miles.
Le vieux chauffeur, ravi, souriait à celle qui aurait pu être sa fille, cette charmante jeune femme qui ne faisait pas de manières et mordait dans la vie avec allégresse. Miles paraissait très heureux de ne plus avoir affaire à une de ces femmes du monde intéressées uniquement par les boutiques de luxe et les bijouteries, ces femmes qui s’étaient agrippées, un temps, au bras de Pierce, et qui faisaient toujours des simagrées. En un mot, le fidèle chauffeur appréciait le naturel et la gentillesse de la nouvelle compagne de Pierce Redfield.
Emma avait téléphoné à Fleur, et les deux amies se donnèrent rendez-vous pour déjeuner dans un bistrot non loin de la place de la Concorde. Emma proposa à Miles de se joindre à elles, mais le chauffeur, par discrétion, prétexta une course à faire, et ils convinrent de se rejoindre plus tard.
Lorsque les deux jeunes femmes se retrouvèrent, elles tombèrent dans les bras l’une de l’autre en pleurant. Cela faisait si longtemps que les deux amies d’enfance ne s’étaient revues !
Elles s’installèrent à une des jolies tables en fer forgé du bistrot, et se lancèrent sans attendre dans le récit des événements de ces dernières années.
— Il faut absolument que tu me dises qui est cet homme avec lequel tu es venue, dit Fleur, les yeux brillants de curiosité. Maman m’a dit qu’il est divinement beau, extrêmement riche, et tout à fait célibataire, c’est vrai ?
— Hum, tu sais, Fleur, je le connais à peine et…
— Il paraît qu’il est venu deux fois au restaurant, rien que pour te voir. C’est quelque chose, tout de même !
— Je t’assure que je ne…
— Au fait, dans quel hôtel êtes-vous descendus ? coupa Fleur, fébrile et agitée comme une puce.
Lorsque Emma lui eut donné le nom de leur hôtel, son amie la dévisagea avec des yeux ronds, épatée par l’information.
— C’est l’hôtel le plus chic de Paris. Le plus cher aussi. Si tu veux prendre un café, là-bas, tu dois payer une petite fortune.


Ce qui rassurait Emma, c’était que son amie ne s’offusquait nullement qu’elle soit venue à Paris avec un homme qu’elle connaissait à peine. Fleur trouvait l’aventure tout à fait excitante.
— Tu as bien fait d’accepter cette proposition de voyage, Emma, pour une fois tu sors de ton train-train londonien. Mais, dis-moi, qu’est-ce qui t’a finalement décidée à venir ?
Emma ne trouva pas de réponse spontanément. Oui, pourquoi avait elle accepté la proposition de Pierce Redfield ? En songeant à cette question, elle frissonna et repensa au baiser brûlant qu’ils avaient échangé. C’était donc cela ? Le motif secret de sa venue était il, tout simplement, le désir ? Il fallait voir les choses en face, pensa-t elle, elle devait être honnête avec elle-même. Elle avait bel et bien entrepris ce voyage pour séduire Pierce Redfield.
— Tu sais, Fleur, Pierce est tellement gentil…
Ce n’était pas la vraie réponse. Le terme « gentil » n’était vraiment pas celui qui qualifiait le mieux le personnage. Redfield était tout sauf « gentil ». Il était brillant, dynamique, passionné, subtil, et doué du regard le plus extraordinaire qu’elle ait jamais vu.
— Mais tu es tellement secrète, Emma ! s’exclama Fleur, déçue par la réserve de son amie. Tu ne m’as même pas dit comment tu l’avais rencontré… Ah, c’est frustrant, à la fin ! Je me demande, en définitive, si je vais t’offrir la merveilleuse petite robe que j’ai réussi à détourner de ma maison de couture.
Fleur lui fit un clin d’œil et désigna le grand sac couleur crème et or qu’elle avait posé sous sa chaise.
— Oh, Fleur ! Tu n’aurais pas dû ! C’est tellement gentil d’avoir pensé à moi…
— Ce sera donnant, donnant, Emma. Maintenant, raconte-moi tout, du début à la fin !
Quelques heures passées dans Paris suffirent à Emma pour tomber amoureuse de la Ville lumière. La couleur patinée des immeubles lui rappela de nombreux tableaux qu’elle avait vus dans des livres sur la peinture. Après le départ de Fleur, qui avait dû se rendre à un rendez-vous, Emma décida d’aller au Louvre. Elle insista pour que Miles l’accompagne. Ils passèrent en revue des statues sublimes, des peintures magnifiques, et restèrent de longues minutes, parmi une foule silencieuse, devant La Joconde de Léonard de Vinci. Le plus célèbre tableau du monde au cœur du plus grand musée du monde.
Après avoir parcouru bien des galeries du musée, bien des rues de la capitale, Emma sentit que ses pieds la faisaient souffrir, malgré les chaussures légères et à talons plats qu’elle portait. Elle demanda à Miles de la reconduire à l’hôtel.
Quelle fut sa surprise, quand elle poussa la porte de la suite, d’apercevoir Pierce, allongé dans une chaise longue et plongé dans magazine. Il tourna la tête et elle fut une nouvelle fois frappée par l’intensité de son regard. Il sembla même à Emma que ce regard était animé par une flamme nouvelle, une lueur ardente qui la troubla et l’embrasa secrètement. Elle sut que l’étreinte tant désirée de part et d’autre, tant attendue, n’allait pas tarder.
Dès qu’il vit Emma, Pierce fut envahi par un désir intense. Le teint frais de la jeune femme, ses joues légèrement rosies par l’air du dehors, le regard à la fois direct et mutin, qui lui rappelait un regard d’enfant, tous ces éléments formaient un adorable tableau.
Sans la quitter des yeux, il déboutonna le col de sa chemise, dénoua sa cravate, soucieux de se défaire de tous ces attributs sociaux qui le gênaient. Il lui tardait d’être totalement nu avec Emma dans les bras.
— Comment s’est passée votre réunion ? demanda Emma sur un ton léger.
Elle enleva ses souliers et massa ses pieds avec une expression de soulagement intense.
— Bah, répondit il d’un ton désabusé, une réunion de plus, ennuyeuse à souhait. Mais il fallait absolument que je fasse acte de présence. Et vous, Emma ? Vous avez passé une bonne journée ? Vous avez aimé Paris ?
— Oh, oui. Miles m’a d’abord accompagnée jusqu’au sommet de la tour Eiffel, puis j’ai retrouvé mon amie Fleur pour le déjeuner. Enfin, j’ai visité le Louvre de long en large… C’était magnifique. J’ai les pieds en marmelade, mais ça va passer. Vous avez bien fait de me déconseiller les talons, autrement je revenais sur une civière !
Il eut un rire amusé. Il se leva et s’approcha d’elle.
— Donnez-moi votre manteau. Venez vous asseoir un moment. Où est passé Miles ?
— Je lui ai dit que, en ce qui me concerne, je n’ai plus besoin de lui. Il sera dans sa chambre d’hôtel, au cas où.
— Très bien, approuva Pierce en déposant le manteau d’Emma sur un fauteuil du salon d’entrée.
« Comme elle est belle », pensa-t il en la voyant ainsi, vêtue d’une simple jupe noire et d’un pull très simple dont le tissu soyeux mettait en valeur le galbe discret de ses seins.
Le désir qui l’avait envahi dès l’arrivée d’Emma montait à présent en lui comme une sève puissante. La manifestation physique de cette ardeur se concrétisait de manière si vive qu’il en ressentit une sorte de supplice. Aucune femme ne lui avait jamais produit un tel effet. Jamais il n’avait éprouvé à ce point la violence du désir. Mais il était homme bien élevé. Il n’était pas du genre à se jeter sauvagement sur l’objet de sa passion. « Le moment viendra, soyons patient », pensa-t il en la contemplant avec ravissement.


Emma, quelque peu intimidée, gardait les bras croisés sur sa poitrine. Elle évitait les yeux de Pierce, ce regard bleu acier qui savait la transpercer comme aucun autre. Dès qu’elle posait les yeux sur cet homme, chaque cellule semblait animée d’une énergie nouvelle, mystérieuse. Comme s’il émanait de Pierce une force magique et magnétique à laquelle il était vain de vouloir résister. Emma comprit qu’elle désirait intensément Pierce.
Et celui-ci se trouvait maintenant tout près d’elle. Grand, bronzé, superbement beau, il n’avait qu’un pas de plus à faire… C’était tellement incroyable qu’elle se demanda si elle n’était pas en train de faire le rêve le plus délicieux qui soit. « Est-ce bien moi, Emma Robards, qui me trouve dans une des suites du plus bel hôtel de la plus belle ville du monde, prête à faire l’amour avec l’homme le plus désirable qui soit ? C’est tellement merveilleux qu’il doit y avoir un hic quelque part. » C’est alors qu’une méchante petite voix intérieure lui souffla : « Cet homme va te briser le cœur, méfie-toi… » Mais Emma se connaissait suffisamment pour savoir que les voix intérieures ont parfois tort. « Je vais suivre mon instinct » répondit elle à la petite voix.
Satisfaite de sa propre réponse, elle eut un sourire léger, extatique. Elle savait que plus rien, à présent, ne l’empêcherait de faire l’amour avec Pierce Redfield.
Ce dernier demeurait silencieux, mais il semblait qu’il ne tenait pas en place. Il se déplaçait, dans les pièces de leur suite, pour un rien. Finalement, il s’assit sur la petite chaise Louis XVI qui se trouvait à côté du meuble où était posé un téléphone à l’ancienne, couleur beige et or. Il décrocha le téléphone, et Emma, dont la connaissance de la langue française était plus que rudimentaires, comprit pourtant que Pierce ordonnait qu’on ne le dérange pas pendant les quelques heures qui allaient suivre.
Lorsque Pierce posa doucement le téléphone sur son socle, une folle chamade saisit le cœur d’Emma. Elle savait que le moment le plus important de sa vie était arrivé. Le chapitre qui serait probablement le plus intense de son existence allait s’ouvrir. Elle allait connaître l’amour avec un grand A. Elle en tremblait à l’avance.
Le souffle court, elle fixa Pierce.
— Avez-vous besoin de quelque chose ? proposa-t il avec douceur.
Confuse, elle haussa les épaules.
— Si j’ai besoin de quelque chose ? répéta-t elle d’une voix étranglée qui n’arrivait pas à franchir le seuil de sa gorge. Je ne sais pas ce que vous voulez dire…
— Bon, c’est à vous de me poser la question, alors, murmura Pierce avec un sourire ensorceleur.
Emma comprit enfin. Elle passa nerveusement la main dans ses cheveux en désordre et débita d’un trait sa question :
— Avez-vous besoin de quelque chose, Pierce ?
Pierce poussa un soupir de satisfaction. Il hocha lentement la tête, et murmura d’un ton suave :
— Oui, ma chérie. Il y a quelque chose dont j’ai absolument besoin. Figurez-vous que je meurs d’envie de vous toucher.

 
 

 

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