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Il n’en est pas question
Vas-tu cesser de te comporter en enfant boudeuse ! Il ne s’agit que d’une invitation
A laquelle j’ai le droit de ne pas vouloir répondre
Fais ce que tu veux... après tout, ça n’a aucune importance. Mais c’est dommage, j’ai vu les toiles qu’il a sélectionnées... elles sont extraordinaires
Vous êtes devenus amis, à ce que je vois
Effectivement, mais cela n’a aucune influence sur mon jugement
Du moment que tu le dis
Hé ! Tu ne vas pas nier son talent seulement parce que cela n’a pas marché entre vous
Non... tu sais bien que non... mais de là à l’en féliciter
Je ne te reconnais plus... Je te croyais incapable de rancune
Il a beau jeu de faire celui qui ne comprend rien, elle ne cesse de lui répéter qu’elle ne pense plus au passé, que pour elle c’est désormais de l’histoire ancienne, que peut-il savoir du vide glacé qui l’habite, des heures durant lesquelles elle se torture l’âme avant de sombrer dans un sommeil aussi bref que douloureux, et de celles qu’elle s’active à remplir de mille activités, de gestes inutiles, de rires mécaniques
Pour lui aussi, c’est terminé
Pour lui
Evidemment ! Tu ne risques rien, crois-moi
Il m’a oubliée
Il ne s’attendait pas à un tel accent de désespoir dans sa voix, ni à déceler autant de douleur en elle, pas après de longs mois d’éloignement... Et il doit faire un effort pour se montrer décontracté, pour adopter un ton anodin
Qu’imaginais-tu ? Qu’il t’attend encore ? Comme pour toi, la séparation a accompli son œuvre. C’était bien ce que tu souhaitais, non
C’est vrai, tu as raison... Mais je ne peux pas y aller, Pat, pas comme ça
Non, j’en conviens, une autre toilette serait mieux indiquée
Qui lui parle de son pantalon... Elle n’y trouvera rien de bon pour elle, elle n’en retirera que de la souffrance. Et il n’est pas nécessaire de le revoir pour s’en assurer... Pourquoi est-elle revenue
Je vais essayer de joindre Paul
Déjà pressée de repartir ? Ça va devenir une habitude... mais ici ou ailleurs, ça ne fait aucune différence... Bon, j’ai un rendez-vous et je dois y aller
Avec qui
La réponse ne te plairait pas
Avec... avec lui
Désolé si ça te contrarie mais il a besoin de moi, surtout en ce moment
En ce moment ? Pour son exposition
Non, pour cela tout est en place, c’est lui, il ne va pas très bien... et ça m’inquiète
Brice est malade
Mais nous en avons déjà parlé... dès ton arrivée... c’est pour cela que j’ai dû m’occuper de ses chiens
Malade ? Qu’a-t-il
Je ne sais pas, Doc ne peut rien dire encore
Tu connais Doc
Bien sûr... nous avons fait connaissance pendant que Brice était à l’hôpital
Mais tu veux me rendre folle avec tout cela ! Qu’arrive-t-il à Brice
Tout ce que je sais c’est qu’il a dû être hospitalisé plusieurs fois... Pour le reste, j’attends que Doc me donne des précisions
Non, tu mens
Moi ? Pourquoi le ferais-je
Pour me forcer à le rencontrer ! Il ne peut pas, il ne doit pas être atteint par quoi que ce soit, pas lui... Et tu ne veux que me faire peur, n’est-ce pas ? Pour que, folle d’inquiétude, je me précipite vers lui... Dis-moi que c’est faux.... Je ne veux pas qu’il soit malade
Crois ce que tu veux ! Moi, je suis déjà en retard
Il ment. Rien de tout cela n’est vrai. Pas Brice ! Elle revoit son grand corps, elle ressent encore sa force autour d’elle, il est bâti pour défier le temps. Ce n’est qu’un piège dans lequel elle ne se laissera pas prendre. Elle va s’enfermer chez elle, dans son appartement déserté depuis trop de temps. Le 15 ? C’est déjà demain. Une journée, une seule à lutter contre elle, contre le désir de courir vers lui
Et si c’était vrai ? Une maladie sournoise, de celles qui se cachent là où on les attend le moins, dans le meilleur des êtres... Non, elle doit écarter cette idée, elle ne veut penser à lui que fort, et vainqueur. Sinon... sinon l’idée de l’abandonner, de lui faire défaut, de refuser de l’aider, tout cela va lui être insoutenable
A son retour, Patrick a retrouvé une chambre vide... Sur le lit, bien en évidence, un rectangle de carton froissé. Demain ? Il verra bien... quant à cette invitation, elle n’est pas indispensable. Emmanuelle est bien la seule devant qui les portes s’ouvriront sans sésame. Et puis, il reste « sa » solution. Pas facile de venir à bout de l’autre, aussi têtu qu’elle, mais... il n’a pas mal joué du tout sa partie
Pour Emmanuelle, cloîtrée chez elle, les heures n’en finissent plus de s’égrener. Encore un peu de patience et tout sera dit. Tout sera achevé
Voilà, maintenant, il est trop tard. Vingt heures et plus rien à craindre et personne ne la forcera à sortir de son isolement ! Elle peut remettre le combiné du téléphone en place. Demain sera un autre jour et elle va reprendre sa vie, terminer d’y mettre de l’ordre
La nuit a été mauvaise, et pas seulement pour avoir perdu l’habitude de la ville... ou pour se trouver en un lieu plus bruyant que la maison isolée de ses parents... et elle n’avait pas besoin d’un réveil en fanfare à cause de dingues qui entreprennent des travaux à sept heures du marin
Des travaux ? C’est à sa porte que quelqu’un tape ! Si tôt
Elle se précipite, déjà angoissée, et respire mieux devant Doc, puis elle pense à Brice, et tremble à nouveau, et ne veut rien entendre
Entrez Doc, vous vous levez toujours avec l’aurore ? Je suis heureuse de vous voir, vous allez rester longtemps ici
Emmanuelle... je suis désolé
Alors... c’est donc vrai ! Il ne va pas bien et je n’y ai pas cru
Disons... qu’il n’est pas au mieux de sa forme... En revanche, je peux assurer qu’il est au bout de l’espoir
Au bout ? Il n’espère plus ? Il ne faut pas, il ne doit pas cesser de lutter, il ne doit pas abandonner. Et vous, vous ne pouvez rien faire
Moi ! Emmanuelle... c’est difficile ! Je ne suis pas... je ne peux pas intervenir dans ce domaine. Et puis... il est parti... il s’est refusé à rester jusqu'à la fin et il a demandé à un ami de le reconduire chez lui... Il s’y trouve, en ce moment, seul
Le reconduire ? Il était donc si fatigué ! Il fallait le garder ici, où il recevrait les meilleurs soins. Je connais quelqu’un, dans un hôpital à Paris, on peut l’emmener là-bas
Ce n’est pas la peine, pas dans son cas... Je suis venue vous voir parce qu’il me l’a demandé, il sait que vous avez confiance en moi et il m’a prié de vous guider vers son exposition. Vous y serez seule
Je viens ! Donnez-moi deux minutes et... où est ce foutu pantalon ! Ses tableaux ? Il ne pense qu’à ses tableaux, je veux qu’il pense à vivre, seulement à vivre
Oui... je sais... mais ses toiles sont importante, et elles vous attendent. Il a besoin de votre avis, tout autant, sinon davantage, que d’un remède quelconque
Doc, c’est un cauchemar, n’est-ce pas... il ne va pas... J’en mourrais moi aussi
Seigneur ! Je ne peux pas ! Il faut
Espérer ? Dites-moi que je peux espérer, Doc, et lui aussi
Voilà... c’est ça... Il faut toujours espérer ! Vous êtes prête
Oui. C’est loin d’ici
Non, pas du tout... et dépêchons-nous, un taxi nous attend en bas, et après... après je dois me rendre auprès de lui pour lui rapporter vos impressions
Dix minutes de trajet, dans un silence total, le temps pour elle de reprendre la mesure de son amour. Elle ne peut pas le laisser, elle ne peut pas l’abandonner. Doc va le rejoindre... Oser partir avec lui ? Comment va-t-il la recevoir ? Voudra-t-il seulement qu’elle reste près de lui ? Et ces clés que lui tend Doc ? Ils sont déjà arrivés
Tenez... il y a deux salles, la première est ouverte au public, vous y trouverez une rétrospective de son œuvre, du moins les toiles les plus importantes, et quelques-unes nouvelles... Il a beaucoup travaillé pour que tout soit au point. La seconde vous est réservée, à vous seule... Il n’a rien voulu en livrer à personne... pas même à moi ! Je crois que... c’est cette clé, celle avec la pastille bleue
Et vous, vous ne venez pas
Non, il veut que vous y alliez seule
Il n’en saura rien... Doc... J’ai... j’ai si peur
Il a insisté là-dessus. Que craignez-vous ? Ce n’est qu’un peu de peinture
Je suis folle de ne pas être venue hier, je l’aurais vu, je lui aurais dit
Je sais, mais hier appartient au passé. Allez Emmanuelle, il va être tard pour la route
Elle a du mal à trouver la bonne clé, se bat un peu avec la serrure tant ses mains tremblent. Seule, à évoluer dans un clair-obscur savamment dosé par l’éclairage mettant en valeur chaque tableau. Certains qu’elle reconnaît, pour les avoir recherchés dans des revues spécialisées, d’autres qui lui offrent de nouvelles émotions. Plus loin, sur une porte, un dessin, un portrait, son portrait au fusain, celui qu’elle lui a renvoyé
Au-dessus, l’inscription « privé - interdit au public ». De la douleur à passer au-delà. Une pièce étroite, pas très grande. Sur les deux murs, face-à-face, d’un bout à l’autre, tout ce qu’elle a vécu dans une maison d’où elle a souhaité fuir... comme ici... son regard assombri de colère... Où elle a rêvé, avec lui, sur un disque... sur ce tableau-là, l’ombre derrière elle, la main sur son épaule, lui... Et sur un autre, tout le désir qu’elle avait de lui, hier, aujourd’hui... Et là... encore... les boules de guimauve... Toute leur histoire dans des silhouettes imprécises, aux traits dilués dans des teintes mouvantes, qui s’animent et se révèlent sur son passage... Au fond, en face de l’entrée, occupant tout le mur, comme une finalité à toutes ces images, elle encore, et lui... contre elle... à peine ébauché, invisible de se dissoudre dans les couleurs, n’existant que pas son contact à elle... Plus seulement de la peinture mais la prière muette d’une attente, un appel figé dans l’éternité... pour qu’elle sache qu’il ne vit que par elle. Un cri silencieux, qu’elle ne peut nier entendre, qui la jette à l’extérieur, qui la pousse à courir vers lui
Doc ne sait plus comment la calmer, lui prend les clés, et a le souci de tout refermer derrière eux
Dépêchez-vous, Doc, je pars avec vous
Maintenant, comme ça
Vous croyez qu’il vaut mieux le prévenir ? Et s’il ne voulait pas me voir
Non, mais je... vous voulez vraiment partir avec moi
Le plus vite possible. Oh, non ! Ma voiture est au garage. Vous rentrez par le train
Non, il m’a prêté la sienne. Mais je ne roule pas vite
Le 4x4 ? Je ne sais pas le conduire
L’autre... sa Spider... Elle est garée à deux pas. Vous saurez la maîtriser
Pourquoi a-t-elle prétendu y parvenir sans problème... Un monstre ! Elle a un petit monstre entre les mains et une peur bleue qui lui torture l’estomac... Elle n’a pas l’habitude de piloter ce genre de véhicule, mais il vaut mieux ne pas l’avouer au docteur, il lui ferait une crise cardiaque et elle serait dans de beaux draps. Elle n’a fait grincer la boite de vitesses que deux fois, elle commence à comprendre comment fonctionne cet engin et elle espère y réussir tout à fait avant d’atteindre leur destination. Les y emmener intacts relèvera de la performance
Vous vous en sortez bien, vous savez, j’avais la frousse de conduire cette mécanique. J’ai même envisagé prendre le train
Ne me félicitez pas encore, Doc, attendez de poser le pied à terre. Que s’est il passé depuis mon départ
Pas grand-chose. Il a repris sa vie en mains, et bien mieux qu’avant
Pour en arriver là ! Ce n’est pas juste. Pour les tableaux, l’article ? Qui ? Thérèse
Oui, ce qui s’est passé n’est pas très agréable
Mais peut-être que d’un mal est venu un bien... Sans cela Brice serait encore plongé dans les regrets du passé. Car Eléonore ne portait pas son enfant... Les résultats de son examen indiquaient une grossesse d’au moins huit semaines... un souvenir qu’elle ramenait de sa dernière escapade... Une évidence qu’elle n’a pas niée, bien au contraire... Elle comptait même lui en faire assumer la responsabilité... et elle a tout fait pour qu’il ne puisse en douter... puis elle a paniqué, et elle a envisagé l’avortement
Il le sait
Je le lui ai dit quand vous êtes partie. Il aurait dû vous rattraper, immédiatement
Il ne voulait pas que je m’en aille
Il faut essayer de le comprendre
Après la mort de sa femme, rien n’a été simple pour Brice... Il y a eu pas mal de boue remuée, à cause de querelles peu discrètes et des confidences d’Eléonore à quelques bonnes amies, à qui elle a dû présenter son époux comme un monstre d’égoïsme et de brutalité
Il n’avait jamais levé la main sur elle... jamais avant ce jour-là
Je le crois
C’est à cause de cela qu’il ne voulait plus tenir un pinceau... comme si ses doigts, coupables du pire, pouvaient souiller la pureté d’une toile... Nous en avons discuté des heures... C’est grâce à vous qu’il en a retrouvé la force
Et puis partout où il allait, son passé le poursuivait... cela a duré assez longtemps pour qu’il apprenne la méfiance. Le vide s’est fait autour de lui, certaines de ses relations l’ont même soupçonné de meurtre... Il lui est resté très peu d’amis... jusqu'à sa propre famille qui l’a tenu responsable du scandale qui nuisait à la réputation de tous les D’Orval
Son père est quelqu’un de très connu dans le milieu de la haute finance, et sa sœur a épousé un « De » quelque chose... très pointilleux sur les apparences de la respectabilité
Son père ? Il ne m’en a pas parlé... je croyais que
Je sais... Il n’aime pas évoquer une certaine période de son enfance. Pour en revenir à votre départ... il a tout brûlé, dès le lendemain, vous verrez par vous-même qu’il n’a rien gardé de tout ce que son passé lui a apporté. Rien
Il a beaucoup souffert
De tout cela ? Non, pas du tout... il en a même obtenu sa délivrance... La souffrance, elle lui est venue d’ailleurs
De sa maladie
De vous, de votre absence... depuis, il vous attend, il vous espère... et... je suis désolé, Emmanuelle, si j’avais parlé avant
Il n’y a rien à vous reprocher Doc, nous ne pouvons rien changer. C’est à moi de me faire pardonner pour l’avoir laissé seul si longtemps, pour m’être autant obstinée à refuser de l’entendre
Vous pardonner ? Alors là, c’est trop fort ! C’est bien fait pour lui, oui
Doc ! Il souffre
Et vous ? Vous n’en avez pas eu votre part ? Sans aucune raison
Moi, je ne compte pas, plus maintenant
Oh. Seigneur ! Nous voilà bien
Que vous arrive-t-il
Rien, c’est entre ma conscience et moi. Mais quand tout ira bien pour vous deux
Que vient faire votre conscience dans tout ça ? Et comment imaginer que... cela puisse aller bien désormais... ? Doc ! Il faut me dire la vérité... Brice est-il réellement
Malade ? Eh bien... oui... oui... il l’est, mais... c’est à dire que... regardez, je vois la remise... je dois vous laisser... il faut que je passe chez moi