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Un sac à dos suffira pour transporter le strict nécessaire à un aller retour
Quelle poisse ! Une semaine de ski, perdue, envolée. Emmanuelle aurait dû s’esquiver, plus tôt dans l’après-midi, et ne pas laisser à un stupide téléphone la possibilité de la coincer. Maudit reportage ! Il lui est tombé dessus à la dernière minute, sans qu’elle ait pu trouver une raison valable pour le décliner
A l’heure actuelle, elle devrait se trouver ailleurs, sur le point de rallier la station des Deux-Alpes, et en compagnie de ses amis
Elle a réussi à les convaincre de partir sans elle, avec la promesse de les retrouver dès que possible. Si encore elle pouvait y croire tout à fait ! Et, après tout, pourquoi ne pas se dire que ce n’est qu’un contretemps ? Mieux vaut ne pas se faire d’illusion
Et ses photos ! Elle qui comptait profiter de son séjour pour compléter une série en noir et blanc sur les sommets Alpins, c’est gagné ! A croire qu’on ne se souvient d’elle qu’en dernier ressort
Ce qui la met dans une rage folle, c’est surtout le fait de sacrifier quelques jours de vacances, bien mérités, dans le but de ramener de banales photos d’un acteur qui la laisse complètement indifférente. Nice ! Doit-elle vraiment se rendre là-bas ? Et de surcroît en compagnie de Marc ! Il fallait que ce soit avec lui
Par la même occasion - ils seront sur place, alors pourquoi ne pas en profiter ! - ils devront assister à un match de foot, sport dont elle est pratiquement ignorante et sans le moindre désir d’en apprendre quoi que ce soit
Autant être réaliste, il peut y avoir, là, pour elle, une chance à saisir... à condition de neutraliser les fâcheuses et imprévisibles initiatives de son compagnon de fortune
Un dernier coup d’œil pour s’assurer qu’aucun appareil ne manque à l’appel avant de fermer la sacoche de cuir. Elle, son domaine, c’est la photo, Marc, lui, se charge des articles. Il ne devrait pas tarder mais elle est prête. En fait... il est là
Quel idiot ! Il va affoler la population avec son avertisseur. Croyait-il la trouver au bas de l’immeuble, en pleine nuit et avec un froid à ne pas mettre le nez dehors. Il vaut mieux se dépêcher, avant qu’il n’en fasse un jeu. Son baluchon et ses appareils. Rien derrière elle ? Non ? Eh bien, en piste.
Ils vont rouler de nuit, et elle espère vivement que, depuis leur équipée du mois de Novembre, cet étourdi aura pris quelques leçons de conduite. Dans le cas contraire... il ne lui reste qu’à prier très fort Saint Christophe
Va-t-il cesser d’actionner un Klaxon de malheur ! Qu’il lui laisse au moins le temps de descendre. Ça commence bien
Pour couronner le tout, il se permet de la bousculer parce qu’il attend en double file, dans une rue à peine assez large pour que deux véhicules se croisent, bloquant la circulation au volant d’un fantôme d’automobile, alors qu’il aurait pu se garer, sans difficulté, une dizaine de pas plus loin
Après un geste d’excuse pour ceux qui s’impatientent et une courte bataille avec la serrure grippée du coffre, Emmanuelle se résigne à prendre place à l’intérieur d’une espèce d’épave roulante. A bien y réfléchir, la protection de Saint Christophe ne suffira pas
Salut, fillette, comment vas-tu
Jusqu’à quinze heures en pleine forme mais depuis je déprime. Tu ferais bien de démarrer avant que quelqu’un ne te pousse sur le côté
Froussarde ! On y va, accroche-toi.
Ils sont partis, complices pour nourrir les mêmes ambitions, pour vivre la même galère, mais sans pour autant partager une réelle amitié.
C’est leur troisième expédition en commun. Une première pas vraiment concluante, mais de jolies prises de vues pour elle ; quant à la seconde, une vraie catastrophe qui leur a valu des semaines de mise à l’écart. Jusqu'à l’appel du journal
Pourquoi ne pas avoir pris le train
- Marc, es-tu certain de l’itinéraire à suivre
- Pour qui me prends-tu
Pour celui qui les a perdus, certain soir, sous prétexte de connaître un raccourci qui s’est avéré interminable. Elle n’a pas dit un mot à cette occasion, mais se refuse, depuis, à lui accorder un iota de confiance. Et puis, elle a tourné le dos à six jours de descentes enivrantes, à des batailles de boules de neige et à des images superbes pour pouvoir accepter facilement l’idée d’arriver après le match
Il n’est que vingt-deux heures et six cents bornes à couvrir de Clermont-Ferrand à Nice, pas le bout du monde. Quoique, avec ce champion de la conduite abstraite, elle ne peut être sûre de rien. Dans deux heures, à condition qu’elle puisse se maîtriser jusque-là, elle prendra la relève
- Tu es jolie comme un cœur
- Merci mais n’en fais pas trop. Ils n’avaient que nous sous la main pour cette corvée
- Avec toi, c’est un plaisir. Je te préviens, je compte en profiter pour aller au bout de ce que j’ai entrepris il y a quelques mois
- Cours toujours, avant de me rattraper, il devra te pousser des ailes aux talons. Regarde la route
Elle l’aime bien. Sa compagnie est agréable, il n’est pas compliqué pour deux sous et accepte l’existence comme elle se présente, avec légèreté et insouciance. Trop, peut-être. Elle le connaît, au fond, si peu. Assez pour se fier à lui, seule sur les routes, pas au point d’échanger des confidences
Il fait froid, malgré les vitres pratiquement fermées et le chauffage au maximum, à supposer qu’il fonctionne normalement. Ils roulent depuis une heure à peine et ce qui, au départ de Clermont, n’était que pluie fine, devient flocons. La neige ! Marc, la nuit... et la neige ! La situation pourrait-elle empirer
- Quand envisages-tu arriver à Nice
- En début de mâtinée. Nous n’avons rendez-vous qu’à onze heures, nous y serons. Dors
Avec lui au volant ? Elle n’est pas désespérée à ce point
- Quand tu veux, je te remplace
- Tu ne saurais pas comment t’y prendre avec mon merveilleux tacot
- Le bien nommé. Que dirais-tu de nous arrêter à Saint Etienne ? Je suis persuadée que nous pourrions y avoir un train qui nous mènera à Nice dans les temps
- Pas question ! Ecoute, Emmanuelle, je ne suis pas aussi mauvais que tu t’entêtes à le croire alors laisse-moi une chance.
Autant se taire et prendre la situation du bon côté
Elle n’avait que deux semaines devant elle pour terminer et remettre une série de clichés sur les sommets Alpins. Livraison apparemment compromise. Elle qui comptait joindre l’utile à l’agréable, la voilà bien avancée maintenant
De Nice, pourquoi ne pas remonter sur la station des Deux Alpes ? En priant le ciel pour que la guimbarde, qui tousse et tremble entre des mains soi-disant expertes, tienne le coup, tous les espoirs lui sont permis d’arriver à décider Marc de l’accompagner auprès de ceux qui l’y attendent. Quitte à l’égarer volontairement sur le chemin du retour
Une sonnerie ? D’où vient-elle ? Une alarme ? Y aurait-il quelqu’un d’assez fou pour s’en prendre à un pareil tas de ferraille
- C’est mon portable. Il est derrière toi, dans ma veste, ou sur le siège. Allez, prends la communication
Dans quelle poche ? C’est absurde... elle est ridicule, agenouillée vers l’arrière, à tâtonner dans l’obscurité après un stupide appareil qui n’aurait pas la bonne idée de se taire
- Je l’ai ! J’appuie où
- Dégourdie ! Le bouton vert, au milieu, en haut. Tu as pigé
Elle déteste tous les objets qui ressemblent à des gadgets, et ces derniers le lui rendent au centuple
- Minute, laisse-moi le temps ! Oui ? Qui ?... Comment ?... Vous plaisantez ! Et sur-le-champ, comme ça ! Alors sans moi... Marc ? Je vais le lui demander. Un moment
- Je peux savoir ce qui se passe
Le journal ! Tout est annulé et ils ont ordre de prendre une nouvelle destination. Elle ? Ils se font des illusions, elle est bien décidée à descendre au prochain arrêt, quant à Marc, qu’il se débrouille avec les girouettes de la rédaction
C’est le bouquet ! Emmanuelle en pleurerait. Pour qui se prennent-ils ? Un sujet brûlant ! En pleine nuit, et l’autre, l’idiot, qui dit oui, qu’il fera son possible, et... - Compte là-dessus ! - qu’il saura la décider
Il fait bien de ne pas aborder le sujet, dans peu de temps, ils arriveront près d’une ville, et... vers où se dirige-t-il maintenant
- Tu quittes la bonne direction. Marc, c’est tout droit, pas par-là
- Je te ramène, mais tu commets une erreur. C’est un scoop. Nous sommes les plus proches, nous pourrions être les premiers sur place
- Laisse-moi à la prochaine gare, tu vas perdre du temps
- M’en crois-tu capable ? En pleine nuit, personne avec toi, toute seule, dramatiquement seule, abandonnée sur un quai lugubre. Exposée à tous les dangers, à des brutes qui rodent, qui pistent, qui traquent la douce agnelle fraîche et appétissante, sans oublier les bruits, étranges, inquiétants
Stop ! Pitié, Marc, n’en rajoute plus, c’est d’accord... et ne t’imagine pas que j’ai peur
Non, absolument pas
Le but de ce reportage, c’est quoi
La montagne de Margeride, peut-être le Gevaudan. Ils vont rappeler pour donner plus de précisions
Non, pas l’endroit, qui en est la victime
Brice D’Orval
Qui
Tu ne connais pas ? Un peintre
Un nom qui ne lui apprend rien. Un peintre ? Elle qui passe des heures entières dans les galeries, ne ratant pratiquement aucune exposition, elle devrait pourtant avoir vu quelque chose de lui. Disparu de la circulation depuis quatre ou cinq ans, ce qui explique, peut-être, pourquoi elle n’en a pas entendu parler, beaucoup s’accordent à lui reconnaître un immense talent et même du génie pour certains, une perte pour l’art et depuis, tous le recherchent avec la certitude qu’il se cache
Pourquoi
Un drame, quelque chose de très douloureux dans sa vie
Et cet illuminé va le harceler pour un article dans un journale quel droit
Le journal paie mon loyer. Je suis navré, Emma, c’est un job comme un autre, et, c’est dommage, je comptais sur toi Désolée, c’est non
Si c’est là, sa façon de vivre son ambition, ils n’ont rien en commun. Et quant à ne pouvoir décider de leurs choix, Emmanuelle n’y croit pas. Elle en a fait l’expérience, et nul au monde ne pourrait l’amener à agir à l’encontre de ses convictions
Elle se montre toujours disponible pour prendre des instantanés de celui qui s’y prête ou qui le recherche, qui le désire pour sa gloriole personnelle, mais traquer quelqu’un, jusque dans son repaire le plus secret, forcer son intimité, dévoiler des aspects de sa vie privée sans son accord, il n’en est pas question. Pas elle ! Marc, qu’il fasse selon son bon plaisir. Elle, elle préférerait encore mitrailler des chats jusqu'à la fin de ses jours. Il lui est pénible de se séparer de la plus mauvaise de ses photos car chacune est l’objet d’une recherche particulière. Pour elle, c’est presque de... de l’art ! N’y trouver aucun plaisir ? Mieux vaudrait abandonner tout de suite
Combien de temps avant de se retrouver chez elle ? La nuit, le vent qui s’en mêle et un fou qui persiste à rouler sous des giboulées de neige. Le laisser seul ? Où va-t-il se perdre cette fois-ci ? Autant aller jusqu’au bout, au moins pour veiller sur lui
C’est décidé, elle l’accompagne mais à la condition qu’il trouve un endroit où passer la nuit, il n’est pas prudent de s’obstiner à conduire avec si peu de visibilité. D’autre part, et il devra s’en faire une raison, elle n’a absolument pas l’intention de braquer un seul de ses objectifs sur cet homme. Elle en profitera pour ramener quelques vues de la région. Le Gévaudan ? Un nom de sinistre mémoire
Heureux, Marc ? Sans doute, et prêt à tout promettre
Disposé à s’exécuter ? Mieux vaut ne pas y croire du tout
En fait de prochain arrêt, ils ont roulé pendant deux longues heures, jusqu'à proximité du Puy, avant de faire halte dans un relais routier et enfin se réconforter avec des boissons chaudes.
A près d’une heure du matin, il n’y a pas foule à l’intérieur. Sinon, à une table, deux couples, bruyants pour être un peu éméchés et plus loin, deux hommes devant des énormes bols de soupe fumante. De toute évidence, les conducteurs du monstre d’acier qui stationne à l’extérieur
Nous devrions attendre que le ciel se calme. Ton auto n’est pas équipée pour s’aventurer sur des routes de montagne et nous risquons de finir dans un fossé
O.K., maman, pour une fois, je suis de ton avis. Il doit bien y avoir une chambre de disponible, je vais voir
Une ? Tu ne sais pas à quoi tu t’exposes. Deux, sinon, tu passes la nuit sur l’une des banquettes de la salle
Je ne risquais rien à essayer
Tu crois ? Dépêche-toi, je vais récupérer nos affaire
Pas question, je m’en occupe, tu n’es pas assez couverte
Il faut que je bouge un peu et il y en a pour deux minutes
A peine quelques pas jusqu’au véhicule, mais dans un vent qui prend des allures de tempête et qui s’engouffre sous les plis de sa cape
Elle s’arrête un instant pour ne pas être aveuglée par des phares qui approchent, puis poursuit son avancée, resserrant autour d’elle une étoffe de laine bien trop fine pour lui assurer une protection efficace contre le froid qui la pénètre jusqu’aux os, et tout cela pour se frotter au coffre récalcitrant d’un tacot déterminé à lui jouer les pires mauvais tours
C’est claquant des dents qu’elle rebrousse chemin, courbée sous le poids des sacs et dans des rafales tourbillonnantes de flocons qui lui picorent le visage
Elle progresse avec prudence pour sursauter devant une haute silhouette qui se penche vers elle, qui la surprend au point de n’opposer aucune résistance aux mains qui la déchargent de son fardeau
Laissez cela
La voix est grave, le ton indifférent et l’homme déjà en marche vers le relais, ignorant totalement une Emmanuelle éberluée.
Hé ! Vous
Avancez
Que faire d’autre ? Qu’imagine-t-il ? Qu’elle va prendre racine dans l’attente qu’il revienne la chercher
Elle se place derrière lui, usant de son grand corps comme d’un écran contre le vent, et le suit de son mieux, alors qu’il lui ouvre la voie vers la chaleur. Une fois à l’intérieur, il s’arrête à peine pour déposer sa charge sur le sol, et c’est à un dos indifférent qu’Emmanuelle, frissonnante, bégaie quelques remerciements
Un ours ! Mais elle aurait mauvaise grâce à se formaliser pour si peu. Pour l’instant, l’important c’est de se pelotonner dans un lit bien chaud, et dormir... seulement cela... et avaler le contenu du gobelet que Marc lui tend.
C’est du thé, ça ira
Oui merci, Brrr... il fait un froid de canard dehors
Je t’avais dit de ne pas sortir. Drôle de type
Qui ? Oh ! Lui ? Pourquoi drôle ? Surtout gentil alors que rien ne l’y obligeait
En tout cas, c’est un sauvage. Regarde-le
A l’autre bout de la salle, debout, face à la vitre balayée par le vent, l’homme sirote un café, attentif seulement à la nuit froide, à la neige qui s’acharne à recouvrir le monde extérieur. Un sauvage ? Plutôt un solitaire, et puis, que leur importe, il est sans doute pressé de rentrer chez lui et doit rager contre le mauvais temps.
Bon, je suis morte de fatigue, où en es-tu pour les chambres
C’est fait, chacun la sienne, et tiens, voilà ta clé. Tout droit, là-bas. Et elles ne communiquent pas, rassurée
Si la serrure est en bon état, je n’ai rien à craindre. Ne te fâche pas, Marc, mais je te laisse, je dors debout. Tu as demandé le réveil pour quand
Sept heures, ça ira
Tout juste. Ton barda est là, et ne traîne pas, tu as autant besoin de repos que moi. Bonne nuit
Son bagage sur l’épaule, Emmanuelle passe à côté de la table des quatre fêtards qui fixent l’endroit vers lequel elle se dirige, où se dresse une silhouette sombre à deux pas de la porte qu’elle doit emprunter et elle ne peut ignorer l’exclamation poussée par les deux femmes maintenant derrière elle, ni les rires niais de leurs compagnons à une remarque idiote
Machinalement, elle cherche ce qui est à l’origine de leurs moqueries, pour découvrir un visage tourné vers eux tous, défi lancé aux commentaires, et elle souffre devant la cicatrice qui déchire une joue, épargne le dessin de la bouche et s’épuise à tenter d’enlaidir l’harmonie des traits que l’on retrouve, intacte, dans l’autre profil. Et elle s’indigne d’une bêtise méchante qui ne sait voir que la surface des êtres, et de tant de cruauté dirigée contre un individu qui n’ennuie personne
Mais dans le regard qui les toise sans colère, dans l’attitude d’un corps d’où n’émane qu’indifférence, pas même du mépris, elle sait lire toute la force que cet homme possède. Plus que cela, un désespoir qui ne lui vient pas d’eux tous, qu’il porte en lui, en lequel il puise à volonté plutôt que d’en être affaibli
Elle est à sa hauteur, et en elle, une impulsion soudaine
De son siège, Marc, bouche bée, n’en revient pas. Là, devant lui
Pour un bras qui se lève, des doigts qui avancent vers une joue blessée, qui s’y posent telle une caresse, et en dissimulent l’outrage. Pour Emmanuelle qui se hisse sur la pointe des pieds, qui attire vers elle un visage froid et hostile, au plus près du sien, perfection pure, jusqu'à réunir leurs lèvres. Et l’inconnu, recevoir le geste, s’y soumettre, sans réaction apparente, sinon celle, instinctive, de poser une main sur la taille offerte, en prolongeant d’à peine la caresse
Pour la laisser s’éloigner, au bruit des conversations reprises, dont il n’est plus le centre, rester à fixer, un instant seulement, la porte qui se referme sur elle et hésiter peut-être, avant de quitter les lieux, sans hâte, sans un mot ni même un regard en arrière.