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Elle va haïr la petite gare de Chapeauroux, définitivement, parce que le train n’est pas en retard, parce qu’elle n’en peut plus de se retenir de faire demi-tour, de ne pas s’accrocher à Brice, raide à son côté, aussi malheureux qu’elle, ne trouvant aucune consolation en cela, sinon une douleur supplémentaire de lui en apporter
Ils n’ont pas dormi, pas une seconde, ne voulant en perdre aucune, et ils ont parlé, beaucoup, et longuement... Brice, surtout
Libéré par l’attitude de Doc, exempte de toute condamnation, abrité dans l’obscurité qui les entourait et qui les dissimulait l’un à l’autre, il s’est livré en vrac, mot après mot, phrase après phrase, un souvenir en appelant un autre, sans ordre, tous ceux qu’il cachait en lui
Son enfance partagée entre Paris et Florensac
Paris, où il est né, où il a grandi, bridé par une discipline stricte imposée par des parents sévères et exigeants, trop pour un garçon aussi turbulent et curieux que lui
Florensac, et la maison du Docteur Bonnel, un ami de la famille
A l’opposé de ce qu’il a connu chez lui
La liberté de courir sans crainte de rentrer crotté et de se faire gronder, celle de passer des heures, et des nuits parfois, caché dans les arbres, à rêver, à peindre déjà dans sa tête une vallée offerte sans limite à ses yeux émerveillés, des vacances partagées avec une autre enfant de son âge, la fille du vieux Doc... Eléonore
Seul à l’élever, la gâtant à outrance, sans doute pour compenser l’absence d’une mère jamais connue... cédant à tous ses caprices, sans volonté devant une moue boudeuse ou une larme simulée
Et lui, garçonnet plaidant pour elle, lui accordant tout avant même que d’être exigé.... longtemps, des années durant, chaque séjour identique au précédent pour apporter la même ivresse, les mêmes plaisirs
Et puis, un jour... sur le quai de la gare de Chapeauroux, à la descente du train, la surprise de se trouver face à une presque étrangère. Quelques mois... seulement quelques mois pour qu’une image de gamine s’estompe et cède la place à celle d’une jeune fille belle et troublante. Il se souvient l’avoir dévisagée comme une inconnue, se détournant d’elle pour chercher des yeux une enfant, ailleurs, plus loin, derrière elle, autour d’eux... Il entend encore son rire
Depuis ce temps-là, il n’a vécu que pour elle, il n’a vu qu’elle, il n’a pensé qu’à elle pour partager un avenir qu’il voulait unique, incomparable. Il était prêt à tout concéder pour lui offrir le monde
Elle souriait quand il lui disait n’exister que par elle, ne jamais vouloir la quitter, elle riait quand il lui disait l’aimer. Parfois elle disparaissait quelques jours, sans prévenir personne... pas même son père
De brèves escapades dont elle leur revenait le regard un peu perdu, un peu blessé, et elle s’accrochait à lui, et elle lui demandait de la distraire, de l’empêcher de partir à nouveau... et il s’y employait de son mieux, heureux de s’imaginer y réussir tout à fait
Au point de la croire entièrement conquise... Au point d’avouer la vouloir sienne... Au point de lui offrir d’unir leurs lendemains
Elle a refusé... une fois, et une autre... et à chacune qu’il osait lui proposer de partager ses rêves
Et puis la vie, peu à peu, les a séparés et les a entraînés sur des chemins différents
Il ne s’y est pas nettement opposé
Peut-être par lassitude devant trop de résistance... ou pour avoir cessé de poursuivre un rêve d’enfance... ou encore et surtout pour avoir cédé à l’appel d’une autre passion... plus forte, bien plus exigeante
Il s’est laissé distraire jusqu'à l’oubli... Jusqu'à presque oublier
Il y a eu le long apprentissage de la peinture, des années de recherches, de tâtonnement et de doutes avant de trouver sa voie, de parvenir à exprimer ce qu’il portait en lui au mieux, comme il rêvait de le faire
Un jour, alors qu’il ne s’y attendait pas, sans l’avoir souhaité, à cause d’une exposition qui a su séduire et de quelques toiles vendues, le succès s’est annoncé... Un succès auquel il ne s’était jamais véritablement préparé, pour ne l’avoir nullement espéré, ni même recherché, satisfait du plaisir qu’il trouvait, pour lui seul, à transformer, avec ses couleurs, ses spatules et ses pinceaux, des toiles vierges en objets animés et vivants
C’est sans doute pour cela qu’elles sont si belles
Tu crois
Pour moi, c’est une évidence
C’est la conclusion de ton analyse
Analyser ? Je ne sais pas le faire... il me suffit de ressentir, c’est comme ça, je ne cherche pas à comprendre... et j’aime ce que tu fais
Parce que tu dis m’aimer, moi
Je ne te connaissais pas... c’était avant... avant nous
C’est vrai... il y a eu un avant
Il a appris, très vite, à se tenir à distance de certains individus, à ne jamais se laisser entraîner, et moins encore enfermer, dans une situation contraignante
Et il a acheté la maison... Il l’a fait sans le vouloir vraiment, presque inconsciemment, peut-être à cause de la vallée, qui, sans être des plus belles ni des plus recherchées, lui donne la sensation de s’y sentir chez lui, ou assez isolée pour lui offrir un vrai refuge
Et pour te rapprocher d’Eléonore
Je n’en sais rien... Non, je ne crois pas. Pas à ce moment-là
D’ailleurs, pendant des mois ils n’ont fait que se croiser, dans les rues de Grandrieu, ou de Florensac, et dans les bois, surtout. Puis un jour, elle s’est arrêtée, un autre encore, s’attardant près de lui, s’installant dans sa vie, reprenant peu à peu la direction de ses pensées, et l’arrachant à une liaison, - plus que cela en fait -, qu’il entretenait à l’époque
Tu te souviens de son prénom
Serais-tu jalouse, toi aussi, d’une image du passé ?
Penses-tu ! Mais... moi... m’aurais-tu oubliée, comme cette femme ? -Vois-tu, il me semble qu’Eléonore n’aurait rien pu contre toi
Brice, je t’aime
Laisse-moi aller au bout, tu m’enlèves tout courage
Il ne saurait dire comment ils en sont arrivés au mariage. Finalement c’est Eléonore qui a décidé... de la date, de l’endroit, et du reste aussi. Beaucoup de faste pour une cérémonie qu’il aurait préférée intime, un caprice auquel il a volontiers cédé, comme autrefois à chacun de ses désirs. A l’exception d’un seul... Elle ne voulait pas de son père, trop fruste à son avis pour paraître au milieu de tant de luxe
Le premier désaccord, violent, qui les ait opposés. Il est allé jusqu'à la menacer de tout annuler, de renoncer à une union qui, pour lui, prenait des allures de caricature burlesque, effrayé par ce qu’il découvrait en elle. Aussitôt rassuré de l’entendre affirmer qu’il avait mal compris, qu’elle ne souhaitait que ménager un homme âgé et fatigué en lui évitant un rituel épuisant... et ajouter qu’elle avait de la peine, qu’il l’avait blessée, et il se revoit, lui, comme un idiot, à la consoler
Mais avec la satisfaction d’avoir obtenu gain de cause. Il n’oubliera jamais le rayonnement sur le visage du vieux Doc conduisant sa fille vers l’autel
Et ensuite... des querelles... une épuisante succession de querelles, parfois innocentes, souvent cruelles, et d’autres déchirures dont il a gardé des cicatrices plus profondes que celle qu’il exhibe aux yeux de tous
Dès le début tout a foiré... Dès leur retour de Paris... Un réveil brutal et inattendu dans une réalité démente après quelques semaines d’euphorie. Il ne sait plus comment cela a commencé... presque rien, des détails anodins... Le lendemain même de leur arrivée... elle lui reprochait les heures qu’il « perdait » à gribouiller, l’abandonnant à l’ennui, à la solitude, mais refusant de demeurer près de lui pendant qu’il travaillait... la proximité de son père et ses incursions journalières dans sa vie... et la maison... elle disait la trouver trop grande, trop froide et impossible à entretenir. Il a perdu des heures, des journées entières à tenter de recruter celle qui aurait su satisfaire à toutes les attentes d’un caractère inconstant, jusqu'à ce qu’elle exige la présence de Thérèse, alléguant ne pouvoir se passer de celle qui avait su veiller sur elle depuis sa plus tendre enfance
Et Thérèse est arrivée chez lui, s’y installant à demeure, se partageant, dans un premier temps, entre le vieux Doc et sa fille, puis délaissant le vieil homme davantage chaque jour, pour, finalement, se consacrer exclusivement à « sa toute petite », à « sa jolie poupée »... Il ne supportait pas l’entendre employer ces termes à propos d’Eléonor
Et pas que cela
Il la souhaitait totalement sienne, et elle ne lui a appartenu qu’épisodiquement, se donnant à lui avec parcimonie, mais, pire encore, comme si elle lui accordait une faveur... ou une récompense, lui refusant sa chambre à la moindre bouderie
Sa chambre
Celle que tu connais, nous avions chacun la nôtre... j’occupais la pièce voisine. J’ai préféré la céder à Thérèse et je me suis installé dans celle-ci
Ici ? J’ai été stupide de croire que
Quoi donc
Thérèse a prétendu que tu t’y étais réfugié uniquement pour fuir tes souvenirs dans l’autre
Cette femme est folle ! Doc a raison, je devrais m’en séparer, ne serait ce que pour te protéger de ce qu’elle pourrait inventer pour te blesser
Je n’ai pas peur d’elle, et puis je ne crois qu’en toi... quoi qu’elle m’ait raconté
Qu’y a-t-il de plus
Rien d’important... car elle ne sait pas, elle ne peut pas savoir que, toi et moi... que
Que... ? Continue...
Que tu as été heureux... l’as été, n’est-ce pas
Autant qu’en ce moment... autant qu’à chaque instant avec toi... Et pas seulement à cause d’hier, de ce qui s’est passé la nuit dernière... Pour moi, ce n’est pas l’essentiel... Que t’a-t-elle dit
Que je ne pourrai jamais prendre la place d’Eléonore
Toi ! C’est absurde ! Mais... finalement, elle ne s’est pas trompée
Brice
Je ne voudrais jamais te la voir remplacer, tu es tellement différente d’elle. Supposer que tu puisses lui ressembler, un jour, m’effraie davantage que de penser à ton départ, demain... dans quelques heures. Ecoute encore, j’ai bientôt fini, tout est presque dit
Rien n’est important, sinon ce que tu ressens pour moi et seulement cela
Je vais te le dire... je ne te demande qu’un peu de patience
Trois années, houleuses, tout au long desquelles il s’est débattu entre un amour aux racines ancrées dans ses rêves d’adolescence et une réalité empoisonnée par des affrontements répétés, ne trouvant de répit qu’à l’occasion de ses absences
Elle disparaissait, parfois seulement deux ou trois jours, quelquefois davantage... Sans explication, sans rien dire qui puisse justifier ou éclairer le pourquoi d’une telle attitude, et très vite, il a préféré fermer les yeux là-dessus. Des cris n’y auraient rien changé, et puis elle était libre, libre d’aller et venir, à son gré... Il faut dire qu’elle ne partait jamais seule, Thérèse l’accompagnait partout, à chaque fois. Il savait qu’elle ne risquait rien, et du moment que ces moments d’évasion lui étaient nécessaires pour être heureuse... Et lui-même
Je reconnais volontiers que j’appréciais ces intermèdes de paix et de solitude
Et puis... il y a eu une éclipse plus longue... six longues semaines, sans la moindre nouvelle, mais sans que cela éveille, en lui, une inquiétude particulière, sinon un étrange sentiment de soulagement... et de liberté également. Au point d’en être honteux, jusqu'à éprouver le besoin de se confier au Docteur Bonnel, de s’en défendre auprès de lui
Il a confessé ses doutes au vieux Doc, exhibant, devant lui, sa déception, son amertume et sa colère
Il a été surpris de trouver en ce dernier un soutien inattendu, d’en recevoir le conseil de mettre un terme à une situation aberrante, de se résoudre, une fois pour toutes, à trancher des liens inutiles, mais bien davantage de l’entendre préciser que, s’il en avait eu le pouvoir, il se serait opposé à ce mariage, pour trop connaître sa fille, pour la savoir futile et inconséquente, versatile et égocentrique
Il a écouté un père raconter sa fille et rapporter leurs entrevues, orageuses... douloureuses également... à cause d’un aveu... d’autant plus cruel pour le vieil homme qu’il lui interdisait désormais de refuser l’évidence d’une vérité soupçonnée depuis toujours... Sa fille... confessant n’avoir accepté de s’unir à Brice qu’en raison d’une célébrité naissante et d’un avenir prometteur... pour avoir cru trouver en lui celui qui pouvait lui faire enfin accessibles les lumières et les fastes d’une vie trépidante au cœur de la capitale... et sa déception de n’avoir pour horizon que les contours d’un trou perdu
Lorsque Eléonore lui est revenue, comme à chaque fois, sans explication, comme après une banale incursion dans les boutiques de Langogne ou de Mende, il a commencé à la regarder autrement, avec moins d’indulgence, presque avec méfiance... mais il s’est laissé enjôler, par des sourires, des caresses... et un abandon imprévisible et inespéré... et il s’est évertué à lui trouver des excuses, à justifier sa déception, à mieux comprendre son comportement... allant jusqu'à envisager transporter leurs existences à Paris... Quelques semaines... pas même le temps de donner une consistance à une illusion... Un matin... un pareil à d’autres, il s’est réveillé dans une maison vide. Un départ... encore un... un de trop, et il a décidé que celui-ci serait définitif
Mais deux jours plus tard, alors qu’il rentrait d’une balade, il l’a trouvée, l’attendant, nerveuse et pressée, faisant les cent pas dans le salon. Avant qu’il ait pu ouvrir la bouche, elle lui a annoncé, froidement, avec indifférence, être enceinte, et ne pas vouloir du bébé... qu’elle arrivait de chez son père et que ce dernier s’était catégoriquement refusé à l’aider à interrompre une grossesse inopportune. Il a cru sombrer dans la démence lorsqu’elle l’a purement et simplement mis en demeure de s’en charger, de prendre toutes les dispositions nécessaires et de la tenir informée du lieu, du jour et de l’heure de l’intervention
En lui, une brutale envie de la détruire, elle... Il se souvient encore de la pression de ses mains autour de son cou. Il n’a reculé qu’en pensant à l’enfant... à son enfant, réalisant que, brisant sa vie, il en brisait une autre, soudain plus importante, plus chère pour lui. Il l’a laissée fuir, il l’a regardée dévaler la pente hurlant de terreur... il est resté, hébété, quelques secondes... pas longtemps... et puis... et puis
Brice
C’était... c’est un cauchemar qui me poursuit encore
Il a pensé au Doc... au choc qu’elle avait dû infliger à un vieux cœur malade et il a couru... vers elle, pour la rattraper, pour tenter de l’empêcher de détruire une vie... et il a entendu un claquement... le bruit d’une portière fermée avec violence... Il a coupé à travers bois... Elle lançait à peine le moteur de sa voiture quand il a déboulé sur la route
Il voit encore le véhicule s’élancer dans sa direction, dans un rugissement de fauve enragé, l’obligeant à un écart pour lui échapper... et il ne pourra jamais oublier le regard d’Eléonore, ni son visage déformé par la colère ou la peur
Elle a fini sa course dans le ravin, pas loin de l’endroit où Marc et Emmanuelle ont eu leur accident, mais elle n’a pas eu leur chance... Le feu a pris... et... tout s’est passé très vite... trop vite... Il n’a rien pu faire pour l’extraire des tôles tordues... il a haï ses mains pour ne pas posséder davantage de forces, il s’est haï, lui, de n’être qu’impuissance... et il y a eu une explosion... il ne se souvient de rien d’autre, il n’a plus rien senti, il n’a plus rien vu... Il s’est réveillé à l’hôpital, les mains lacérées, et une joue marquée à jamais
Tu n’es coupable de rien
Rien ! Si je ne m’étais pas précipité sur la route, presque devant les pneus de la voiture... Eléonore serait vivante
Ne dis pas cela
A cause d’une rage folle, j’ai souhaité sa mort, et elle l’a lu dans mes yeux... elle est partie avec cette image... en emportant la certitude de ma haine. Pas coupable ! Alors que sans moi... je suis responsable de sa mort, et de celle de mon enfant... A cause de moi
Brice, tu te trompes, j’en suis certaine. Elle ne pouvait ignorer que tu ne ferais rien contre elle, uniquement dans le but de préserver la vie qu’elle abritait. Je pense que... elle devait être effrayée... effrayée par ce qu’elle envisageait de faire, à... à votre enfant, mais aussi... à toi
Me faire ? A moi ? Qu’aurait-elle pu me faire encore ? Elle m’avait déjà tout pris... elle avait déjà détruit tellement en moi
Je... viens, viens... Si je pouvais te décharger de ta peine, l’effacer, et te ramener à hier... Rien ne peut être changé... nous ne pouvons rien refaire et... je ne sais comment t’aider
- M’aider ? Je ne veux pas que tu m’aides... je ne veux pas que tu supportes cela et nous n’en parlerons plus jamais. Demain, les jours qui viennent, je ne les veux qu’à nous. Tu peux répéter ? Tes mots, il y a un instant, les seuls que je veuille entendre désormais... Maintenant... et demain... tous les demain que tu voudras partager avec moi
Brice
Elle les lui a chuchotés, façonnés, hurlés. Allant le chercher, l’appelant, lui rendant tout, lui confiant sa vie, ses rêves
Elle l’a fait rire avec ses souvenirs à elle, ses querelles d’enfant et ses blagues à Pile et Face, ses sœurs jumelles. Elle lui a décrit toute l’adoration qu’elle a pour Patrick, son frère aîné, de tous, le plus chaleureux, le plus doux, le plus solide
Elle l’a amusé en lui racontant ses aventures, pas sentimentales pour deux sous, Comme lorsque, pour avoir voulu jouer au globe-trotter, elle est rentrée au bercail, sans un centime en poche, avec une douzaine de vagabonds en guise de gardes du corps... Des coureurs de route, tous, juchés sur de puissantes motos, semant la terreur dans leur quartier si tranquille
Et ils ne t’ont pas... importunée ? Aucune approche plus
Dis donc ! Ils ont vite vu à qui ils avaient affaire
Oh ! Je n’en doute pas... Ensuite
Ensuite... Que voulais-tu dire par approche ? Quelque chose comme ça
Non... plutôt comme ça
Ne cédant aucun instant à la nuit, se refusant au sommeil, guettant, redoutant, les premières lueurs de l’aube
Indifférents à ce qui n’est pas eux
Attendant le tout dernier instant pour se lever, se préparer, à la hâte, passant devant Thérèse, l’ignorant totalement
Pour Brice, déjà disparue de son univers, et invisible pour Emmanuelle
Et, enfin, se retrouver sur un quai et regarder un train avancer et leur voler d’autres moments
Sans oser même effleurer le bras de Brice de crainte de ne plus pouvoir s’en séparer, elle est montée dans le wagon, regard brouillé, fixé droit devant elle, sur des marches, une porte ouverte, le sol grisâtre d’un couloir, jusqu'à se laisser tomber sur le premier siège libre rencontré
Et c’est là qu’elle s’est souvenue... Il ne les a pas dits... Elle est debout, prête à courir, à se précipiter... prise de court par le départ, et elle s’accroche à une fenêtre ouverte... Il ne lui a rien dit
Le train s’ébroue, vibre et avance vers une ombre immobile... vers une ombre qui s’anime... qui épouse l’allure lente de la locomotive poussive... mécanique rodée qui ajuste son souffle et excite ses bras métalliques... les active à pousser plus vite sur des rails d’acier ses roues obéissantes... jusqu'à rattraper une silhouette... jusqu'à amener Emmanuelle à hauteur d’une main tendue... d’un visage tourné vers elle... Et elle sourit à deviner un message... à le dessiner sur des lèvres... et se préciser... et elle rit quand Brice court... un peu... pour qu’elle puisse les entendre... à peine... juste assez pour ne pas se tromper... trois mots
A Clermont, elle a retrouvé ses parents, ne leur livrant que l’essentiel, et elle se prépare déjà à repartir et mettre un terme, dans les plus brefs délais, à un maudit engagement. Et elle téléphone à son frère, à Patrick, elle le prie de se libérer, de la rejoindre dans leur café habituel. Elle ne prendra la route qu’après l’avoir rencontré, qu’après lui avoir raconté son bonheur tout neuf
Elle est sur le point de raccrocher quand elle l’entend crier son nom, et elle reprend le combiné, riant d’une dernière plaisanterie
Emma ! Tu es toujours là ? J’ai oublié de te dire... nous avons ouvert tous tes cadeaux... même celui de Brice. Ceux de Brice, il y en avait deux. Monte vite dans ta chambre, je peux te garantir, qu’à savoir comment il te voit, il est fou de toi. Allô. Emmanuelle ? Raccroche, bon sang
Il est là, soigneusement encadré et protégé, et elle se regarde
Son portrait ! Une esquisse au fusain, une simple ébauche, mais parfaite d’être inachevée, ou pour n’exprimer que ce qui est invisible, et dans le coin, juste au-dessus de la signature
« Si je ne t’aimais déjà, il s’en faudrait d’un rien » B.D.O
Sur la coiffeuse, des paquets, défaits, et à part, isolé, un petit coffret. Elle ne se souvient pas, ayant à peine fait attention à ce qu’il lui a remis ce jour-là. Elle revoit l’étui long et rond, pareil aux tubes de carton où elle range ses posters, et qui devait renfermer le dessin suspendu au mur... mais rien d’autre
Elle hésite à l’ouvrir, se décide enfin, et rit... Elle rit à en pleurer devant deux chiens en céramique, copies fidèles de Gus et Flamme. Sur les parois du coffre de bois, Brice a peint l’intérieur de la maison, elle retrouve la cheminée, le canapé, la table, les boiseries qui courent sur les murs
Sous les statuettes inanimées de Gus et Flamme, elle découvre deux étiquettes. « Nous » « t’attendons ». Même à ce moment-là, même avant de se décider à l’enlever, de la ramener avec lui, il avait trouvé le moyen de tout lui dire
Il le savait... bien avant elle, bien avant qu’elle-même en soit consciente
Près de son lit, le téléphone attend, et elle est pressée d’entendre sa voix, de lui dire... Et elle maudit un appareil qui ne fonctionne pas, et celui qui a dû mal le raccrocher... et elle rit encore d’être la responsable, et elle court, se hâte, redescend, rassurée de ne trouver personne au bout de la ligne... de ne pas devoir attendre et elle rit, toujours, à imaginer son frère s’égosiller dans le vide... Et elle tremble en composant un numéro... Bien plus de la percevoir tendre et tellement proche... tout contre elle... La voix de Brice
Emmanuelle, c’est enfin toi
J’ai tout trouvé
Ah ! C’est bien... Tout
Je n’avais rien ouvert... et... toi... toi, tu le savais déjà
Avant toi... Avant ton départ... J’en ai refusé longtemps la certitude... jusqu'à la dernière nuit, pendant que tu dormais dans la chambre voisine de l’atelier, au moment de te laisser sortir de ma vie.
Brice
En fait... je l’ai su dès que ta main s’est posée sur moi... Au Puy. J’ai regretté d’être parti, de ne pas t’avoir suivie, ou... entraînée après moi. Je n’avais qu’une idée, te rechercher, partout, et te retrouver. Tu n’as pas cessé de hanter mon esprit... Je parlais encore de toi, à Doc et à Hervé, quand Flamme nous a alertés. J’ai été heureux comme jamais quand je t’ai reconnue, furieux aussi, ensuite, quand j’ai cru que tu me traquais comme les autres... mais surtout... tellement malheureux... Tu aurais pu suivre Marc dès le premier jour et... je t’ai gardée près de moi
Pourquoi
Par colère... pour te punir de trop de déception
Seulement pour cela
En partie
Et... tu n’as rien dit
J’ignorais si toi aussi... Emmanuelle, c’est venu comme ça, tu sais. Une idée idiote. Une bouteille à la mer, à ton intention, et te laisser le choix. Un message et la liberté d’y répondre ou pas. Tu reviens bientôt
Le plus vite possible. Tu vas voir, à peine le temps de te manquer
C’est trop tard pour cela, tu me manques déjà. Fais attention à toi, promis
Tout ce que tu veux. Je t’aime, tu sais
C’est ce qui me rassure. Va vite, Chérie... je t’attends