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Emmanuelle pose un instant son livre... Elle guette.
Retenir le rire, encore un peu de patience... et elle ferme les yeux de plaisir sous le cri de rage qui jaillit de la salle de bains.
Elle respire avec volupté l’odeur du savon sur sa peau et passe la main dans ses cheveux encore humides, lavés et relavés. De les sentir aussi soyeux sur ses épaules, de les voir si brillants, elle n’éprouve aucun regret d’avoir épuisé la réserve d’eau chaude. Vu le résultat, Brice serait malvenu de lui reprocher le petit sacrifice qu’elle lui a imposé. Demain ? Sans doute encore... mais il s’y fera
Elle devrait s’assurer que tout est à son goût
Brice ? Tout va bien
Foutue porte ! Elle aimerait voir au travers du bois épais et jouir au maximum de la réussite de son mauvais tour
Très bien... Au mieux
Elle rit, doucement, prenant soin de ne pas le narguer. Au fond, elle est ravie de sa réaction, l’ayant espérée et heureuse de trouver en lui un peu d’humour. Un début de soirée bien agréable...
Ne pas trop le ménager quand même. Elle exagère le soulagement dans sa voix, pour qu’il perçoive un zeste d’ironie
Vous me rassurez, à vous entendre, j’ai cru à une chute. Je m’occupe du repas, prenez tout votre temps
Phase numéro deux
Il va passer une soirée dont il se souviendra longtemps
Au menu, des quiches lorraines. C’est pratique et vite réalisé. La plus grande pour lui, bien entendu. Elle a remarqué qu’il a très bon appétit. Pas gourmet, pas vraiment. Il aime les plats solides, consistants... surtout bien relevés. Et elle a fait le nécessaire pour satisfaire ce dernier penchant
La table, dressée pour deux et un soin particulier pour rendre l’instant agréable... juste quelques fleurs séchées entre les deux assiettes, pour colorer la nappe immaculée, un chardon bleu, le plus agressif, le mieux bardé d’épines qu’elle ait trouvé, dans son verre à lui. Elle a perdu deux gouttes de sang dans l’affaire... et lui en souhaite bien pire. Dans son verre à elle, une grappe de nacre, sur laquelle se reflètent et dansent les flammes de trois hautes bougies
Une pression sur l’interrupteur du plafonnier pour réduire l’éclairage au minimum... Terminé ! Fantastique... un décor idyllique
Il est vrai que pour obtenir un tel résultat, elle s’est vu contrainte de sacrifier le magnifique bouquet qui paraît le hall d’entrée mais le coup d’œil en vaut la peine. Quant aux fleurs, rien de perdu... elles pourront servir encore
Comment ? Aucun souci à ce sujet, il verra bien
D’ailleurs, le voilà et... il n’a pas l’air plus contrarié que cela
C’est splendide ! Joli travail
Vous avez fini ? Oh, vous avez encore un peu de mousse sur le front. Approchez
Emmanuelle sourit au regard soupçonneux qui suit sa main qui se lève, au petit mouvement de recul devant les doigts qui glissent et caressent, effacent un reste d’écume parfumée, elle demeure sereine et amicale, et elle n’est qu’innocence pour les yeux qui prennent les siens, interrogent, laissent poindre un doute... et cèdent aux effluves qui s’échappent du four entrebâillé.
Ça sent bon
Tout est prêt mais attendez d’y avoir goûté avant de me féliciter
Elle l’invite à prendre place, se montre enjouée, le distrait d’un rire, l’enivre de mots pendant qu’elle dépose les plats sur la table. Une énorme quiche pour lui, une plus petite pour elle. Elle s’installe à son tour, face à lui, et fronce à peine les sourcils pour le verre surmonté de la boule épineuse qu’elle retrouve devant elle. Chameau ! Mais la suite n’est pas aussi évidente, sa revanche est proche
Bon appétit ! Je meurs de faim
C’est délicieux, la pâte est fondante, la cuisson parfaite... un régal. Lui, hésite, une interrogation dans le regard, qu’il formule du bout des lèvres, soudain méfiant
Chacun la sienne
Plus pratique. C’est succulent
La mienne est plus importante. Vous n’en voulez pas un morceau encore
Vous êtes plus grand que moi. Mais, je verrai plus tard, si j’ai encore faim... ou si vous en laissez... un peu
A peine de quoi le rassurer. Ne pas se laisser aller, garder un air impassible, ne pas suivre des yeux la fourchette qui offre la première bouchée... Ne pas prêter attention à... Alors là, bravo
Elle ne s’attendait pas à un tel contrôle de soi. A peine le teint un peu plus coloré par le feu qui doit lui arracher la gorge
Pas assez de sel, de poivre, de piment ? Elle pensait vraiment avoir eu la main assez lourde. Il faudra faire mieux la prochaine fois. Elle veille à bien doser l’inquiétude et la déception dans sa voix quand il repousse son assiette
Brice... vous n’aimez pas
Je n’ai plus très faim... Je vous la laisse toute
Plus rien pour moi ce soir, merci ! Mais vous la finirez demain, vous verrez, c’est très facile à réchauffer au four
Attention de ne pas aller trop loin... Emmanuelle
Brice
Je crois que la nuit va être longue
Pas plus que celles à venir
Ah ! Je vois
Elle a pris son temps pour finir son repas, jusqu'à la dernière miette, sans rien laisser paraître du plaisir qu’un enfant ressent d’une bonne plaisanterie ni... d’un début de mauvaise conscience. Vite étouffé, après tout, il l’a bien cherché
D’ailleurs, Brice ne fait aucun effort pour détendre l’atmosphère, il se *******e de l’observer, un rien narquois pendant qu’elle déguste une mousse au chocolat avec des mimiques de chatte gourmande, il n’esquisse pas un geste pour l’aider à débarrasser la table. Il s’applique à la tenir ainsi, captive d’un regard, alors qu’elle s’active devant une vaisselle expédiée au plus vite, qu’elle s’épuise à meubler le silence de bavardages futiles
Jusqu’où doit-elle aller pour le dérider ? Quand cessera-t-il de la fixer ainsi
Et c’est elle qui s’irrite, elle qui a envie de lui échapper, elle qui fuit.
C’est fini pour ce soir, je vais me coucher. Bonne nuit
Pas encore... Il est très tôt... Vous vous sentez mieux, n’est-ce pas
En pleine forme. Pas vous
Je dors très mal sur le canapé
Oh ! Tant que cela ? Aucun problème, il sera parfait pour moi
Il n’en a pas eu assez ? S’il compte la punir de cette manière, il commet là une belle erreur. Sa chambre, elle la lui rend bien volontiers. A bien y réfléchir, il lui donne une nouvelle possibilité. Elle ne s’est jamais si bien amusée ! Le temps de récupérer ses affaires et... elle va le lui rendre, son lit
Emmanuelle étrangle un rire quand Brice lui emboîte le pas, consciente de la méfiance qu’il ressent à son égard, et lui, sans tenter de la dissimuler, ne la quitte pas des yeux, veillant à ce qu’elle ne laisse aucune surprise désagréable derrière elle
Elle passe devant lui, légère. Sur l’épaule, bien en évidence, une de ses chemises, la meilleure qu’elle ait trouvée, à son avis la plus belle, la plus coûteuse et elle sourit au plissement des paupières, au pincement des lèvres qu’elle espère très fort devoir à la colère
Bonne nuit Brice, dormez bien
J’y compte... Pour vous aussi
Une heure à essayer de se concentrer sur les pages d’une quelconque revue. Assez de temps ? Non... encore un peu. Il faut laisser le silence prendre possession des lieux, y régner en maître absolu, jusqu'à rassurer Brice et lui permettre de trouver le sommeil. A supposer que son estomac ne le tiraille pas trop. Mais ne dit-on pas « qui dort, dîne. »
Elle n’en peut plus d’attendre, ne contrôle plus son impatience... Du courage... le moment est venu de mettre son idée en application
Elle a du mal à se décider. Il lui faut absolument quelque chose de spécial. Oui, ça, c’est parfait
Emmanuelle dépose avec délicatesse le disque brillant dans le lecteur, tourne le bouton du volume au tiers de la puissance qu’il peut libérer, - bien suffisant pour ce qu’elle espère - et réduit la lumière au maximum. Elle s’installe le plus confortablement possible au cœur du large canapé et se décide enfin à appuyer sur la touche de mise en marche de la télécommande
« Le vaisseau fantôme »
Brice ne pourra pas dire le contraire, elle est la meilleure pour joindre l’utile à l’agréable. Combien de temps avant de le voir surgir de la chambre
Paupières closes aux premières notes qui claquent, frappent les murs. Un des morceaux qu’elle préfère. La musique lui rend les vagues, l’orage, le bateau secoué, enfle son âme aux vents qui affolent la houle, et Emmanuelle naît fragile navire que la tempête menace, que les flots malmènent, et son corps se fait coque palpipante et vibrante entre les mains des hommes terrifiés et impuissants. Au point de sursauter sous la pression dure des doigts sur ses épaules, de laisser tomber la tête en arrière et regarder Brice, droit dans les yeux, pas même surprise de la colère qu’elle y devine, pour n’être que le reflet de celle qui gronde autour d’eux
Elle n’est qu’envoûtement, sans souvenir de sa motivation première, *******e, simplement, de le voir là, près d’elle et pouvoir partager ce moment avec lui. Heureuse au point de l’accueillir d’un sourire, de poser la main sur la sienne, avec tendresse, avec complicité... et par cela elle le désarme
Vous aussi, vous aimez
Jusqu'à sa voix que Brice a du mal à reconnaître, sans rancune, sans trace d’ironie. Pas une question, sinon souligner une évidence... l’harmonie de leur plaisir
Beaucoup ! Un très bon choix, Emmanuelle. Je peux vous tenir compagnie
Bien sûr, venez
Une pression affectueuse, sans délier leurs doigts, elle le guide près d’elle... reliée à lui et pourtant déjà repartie vers ailleurs
Silencieux, isolés dans leurs rêves, à vivre leurs émotions, jusqu'à la dernière note. Encore après que le calme soit revenu, en eux, autour d’eux. Et puis... un murmure inconscient... une pensée qui s’évade, qui les entraîne vers la réalité
Comme j’aime cette musique
Quelques mots, pour rappeler à Brice pourquoi il est près d’elle, pour lui rendre un début d’irritation. Il s’est laissé piéger, comme un débutant
Emmanuelle
Oui
Demain, la douche... Froide encore
Elle a du mal à reprendre ses esprits, à comprendre où il veut en venir. La douche ? Elle doit lutter contre la douceur qui la paralyse, se secouer pour retrouver un ton léger, et moqueur
J’en ai peur, Brice
Le repas
Aussi réussi que ce soir. Sauf si vous vous en chargez bien sûr. Moi, j’ai très peu d’appétit
La nuit
Celle-ci ne fait que commencer, la prochaine, plus courte encore, qui sait
Je vois
Elle frissonne de le voir se lever, sans un mot, et respire plus librement quand il prend la direction d’un placard dans l’entrée et elle sourit intérieurement à découvrir ce qu’il en retire. Elle a gagné ! Sans trop de peine, et sans blessure
Ils sont là, le reste aussi. Vous auriez pu les trouver très
Mes appareils ! Merci Brice.
Ne vous réjouissez pas trop vite. Le fait de les savoir en sécurité doit vous soulager. Si je me trompe, dites-le moi
Elle tremble, maîtrise mal la tension qui monte en elle. Elle essaie de se rassurer, il joue, c’est tout, lui, il joue encore ! Elle doit attendre, ne pas s’affoler parce qu’il remet le tout en place, qu’il referme la porte à double tour, soigneusement, avec précision
Juste pour l’agacer, sans plus ! Ne voit-il donc pas que c’est inutile désormais, qu’elle n’a plus aucune animosité envers lui ? Qu’elle n’en a jamais ressenti vraiment ? Ils se ressemblent quelque part, ils sont porteurs des mêmes rêves, et accessibles aux mêmes émotions
- Brice, c’est fini, cessez ce jeu... tout cela va trop loin
- Trop ? En effet ! Je m’engage à veiller personnellement sur cette clé. En échange, je ne désire rien de plus que continuer à profiter, dans les meilleures conditions, de tout le confort que j'ai pris la peine d'installer chez moi
Elle ne comprend plus. En lui, elle devine bien plus que de la taquinerie. Sa façon d’agir, le ton froid et distant qu’il emploie pour s’adresser à elle... pas seulement le résultat d’un mouvement de colère devant ses farces. Une envie réelle de la blesser par des menaces qu’elle sent sincères... et qui l’effraient
Sinon
Je pourrais l’égarer. Ou, qui sait, je suis très maladroit parfois. Puis-je compter sur un repas décent demain
Bien entendu
Je peux espérer trouver le sommeil cette nuit
J’y veillerai personnellement
Tant mieux, je suis rassuré. Bonne nuit, Emmanuelle
Il compte vraiment dormir ? La laisser se débattre avec une incertitude amère ? Elle ne peut pas en rester là, ils doivent aller jusqu’au bout, et pour elle, tout comprendre
Si je vous promettais de ne plus vous jouer de mauvais tours, me les rendriez-vous
Non ! C’est pour moi le seul moyen de vous retenir ici
Pourquoi agissez-vous ainsi avec moi
Dès que Doc donnera le feu vert, vous pourrez partir
Et il s’imagine qu’elle va y croire ? Que fait-il de ses obligations, de ses amis... Sa famille. Ils vont la chercher. L’hôtel... elle y a une note en suspens. Tout cela en devient ridicule
Ils attendront. Pour l’hôtel, tout est réglé. Votre bagage entier est derrière cette porte
Combien
Pas grand-chose. Prenez cela comme... un cadeau
Un cadeau ? Il peut le garder, et qu’il s’étouffe avec ! Elle a un travail à finir, il ne réalise pas où une telle attitude peut la conduire. Elle doit lui faire prendre conscience de ce que pourrait entraîner son comportement, en agissant ainsi, c’est son avenir professionnel qu’il met en jeu. Si elle ne va pas au bout de ses engagements, elle va perdre toute crédibilité
Vous serez en retard. Pour tout vous dire, vous ne partirez d’ici que lorsque je le déciderai, autant vous faire à cette idée dès maintenant
Pourquoi ? Brice, il y a un instant, j’étais prête à faire la paix. Je n’aime pas me trouver en position d’infériorité devant qui que ce soit. Je ne sais pas supplier, non plus
Il me serait pourtant agréable de vous entendre dans ce registre-là, j’y trouverais un plaisir sans égal
N’espérez pas m’y réduire ! Vous avez pu vous rendre à Grandrieu, vous auriez tout aussi bien pu m’y conduire
En effet
Alors ? Vous connaissez toutes les données de ma situation et je n’ai rien fait qui justifie votre attitude. Persistez-vous dans votre entêtement à me retenir ici
J’en suis navré
Vous ! Vous n’êtes qu’un... qu’un monstre sans cœur
Un fait reconnu par tous
Brice... Cela n’avait rien à voir
Je vous laisse, Emmanuelle, il est tard
Tard ? Pour qui
Il aurait mieux fait de la laisser dans la neige, perdue dehors. Elle affronterait mille fois le froid, la peur, l’obscurité plutôt que l’indifférence qu’il montre aux êtres qui croisent sa route.
Je vous plains, Brice D’Orval. Ma place est meilleure que la vôtre. Mais je trouverai un moyen de sortir d’ici, vous n’arriverez pas à m’en empêcher
Je vous conseille fermement d’abandonner toute idée de fuite. Pour le moment je suis seul à décider et je ne sais pas encore ce que je vais faire de vous. L’heure venue je ne suis pas certain de vous voir apprécier la situation, alors... ne soyez pas trop pressée d’en arriver au bout. Dormez bien
C’est elle qui lui tourne le dos, qui s’éloigne sans plus rien attendre de lui
Plus envie de jouer, plus envie de rire
C’est son univers qu’il veut détruire