6
C’est le rêve affreux qui continue. Des mains qui la prennent
la soutiennent, le liquide brûlant qu’elle avale, la pression de doigts sur son front. Elle imagine aussi la voix à l’intonation pleine de colère. A cause d’elle
- Je n’ai rien fait de mal... pas de ma faute
- Je sais, je n’en ai pas après vous... C’est la fièvre. Je ne parviens pas à la faire reculer
- Je suis si fatiguée
- Ça va aller, bientôt, laissez-moi faire
Dormir... encore... mais si mal avec une toux qu’elle n’arrive pas à contrôler et des suées qui la laissent sans force. Combien de temps ? Ses amis qui l’attendent dans les Alpes... ses photos... elle a échoué... Marc... où est-il... elle veut... retrouver sa chambre... le réconfort de ses parents, et surtout la douceur de sa mère... et ses sœurs, ses frères... la sécurité de son univers... rentrer enfin chez elle... qui la retient ? Qu’il la laisse partir... qu’il cesse de la retenir... elle veut... partir
La lumière... elle reconnaît la lueur blanche de l’aube sur la neige. Elle se sent enfin mieux, bien mieux, malgré le corps toujours douloureux, et la gorge, la poitrine, encore oppressées... Un poids sur elle... les couvertures, elle ne supporte plus le poids des couvertures, il l’étouffe, et... pas seulement cela.. elle n’est pas seule
A son côté, un homme est allongé, au-dessus des draps, un bras autour d’elle, la maintenant clouée sur place. Doucement, elle essaie de s’en libérer, le repousse et cesse devant la réaction qu’elle provoque
Elle tressaille au visage qui se tourne vers elle, dénonçant une joue meurtrie vers laquelle elle avance la main, attirée malgré elle, sur laquelle elle pose doucement les doigts, comme pour s’assurer de sa réalité, ou en retrouver l’esquisse initiale. Et les retire devant le regard fixé sur elle
Enfin réveillée ! Bonjour
Bonjour
Pas plus effrayée que cela
Peur ? De vous ? Non, surprise simplement. Je ne m’attendais pas à... Hier... c’était vous
Hier ? Pas seulement... Deux jours entiers ! Et cette nuit, j’ai dû me battre contre vous pour vous empêcher de partir vers... je ne sais où... les Alpes
Les Alpes ? Je devrais y être à l’heure actuelle...
Il faudra attendre encore un peu... Je peux me lever
Oh.... Oui ! Bien sûr... Je suis désolée pour... Et mon ami
Frais et dispos, bientôt sur pieds, et surtout en meilleur état que vous. Restez là, je vous apporte quelque chose à boire
Où veut-il qu’elle aille ? Elle est assez consciente pour se rendre compte qu’elle n’a rien sur le dos. Qui l’a dévêtue ? Lui ? Une masse blanche qui s’agite au bas du lit. Un chien ! Blanc ? Elle doit tout mélanger. La porte qui s’ouvre à nouveau, et livre passage à une bonne odeur de soupe
Merci... J’ai faim
C’est bon signe. Vous ne vous levez pas, ordre du médecin, pas encore, nous verrons demain... Pour l’instant, je dois m’absenter, vous y arriverez sans aide
Oui, je crois. Votre chien, je m’en souviens... c’est lui qui m’a trouvée. Mais dans mon cauchemar il était noir
C’est Flamme qui m’a alerté. Lui, il s’appelle Gus... c’est un gros paresseux qui n’aime que les lits et la chaleur des cheminées mais avec un cœur énorme. Vous avez eu de la chance, Flamme est venu me chercher, Gus serait resté à vos côtés, quitte à mourir sur place avec vous. A tout à l’heure, je n’en ai pas pour longtemps
Sans plus
Elle se retrouve seule, devant un bol de potage fumant, qu’elle avale à petites gorgées, - un vrai délice ! -, et un magnifique chien des Pyrénées.... qui se lève.... la regarde.... prend son élan, et.... Non
Adieu, la soupe
Ses vêtements... où sont-il rangés ? Elle ne peut pas rester dans des draps mouillés.
Satané bestiole, attends un peu que je m’occupe de toi ! Tu peux rire ! Et descends de là, tu pèses une tonne
Elle sort du lit, en retire rapidement les draps avant que le matelas ne soit trempé, et s’enroule dans une couverture. Si, au moins, ce cabot savait parler, il pourrait peut-être l’aider, ou du moins, faire un effort... et lui montrer où son maître a rangé ses affaires
C’est ça, qu’il remue la queue... il est splendide et il le sait... mais ce n’est pas suffisant pour oublier que, à cause de lui, son estomac crie famine. Elle ouvre doucement la porte, se glisse à l’extérieur de la chambre et... sursaute au contact du chien contre ses jambes.
Pousse-toi, tu vas me faire repérer
Elle progresse avec prudence jusqu'à la pièce principale... silencieuse pour être déserte... comme elle s’y attendait... sinon le pas pesant de Gus derrière elle, et le crépitement des bûches dans la cheminée qui occupe près de la moitié du mur aveugle
Si tu continues à me suivre, je t’y fais rôtir.
Emmanuelle s’avance vers l’âtre, contourne le fauteuil, et recule devant une forme noire qui s’anime et se dresse à son approche...
Tu dois être Flamme ! Tu m’as fait peur, tu sais... tu as l’air d’un diable tout droit sorti des ténèbres. Merci à toi, mon ami... Si tu nous faisais une petite place, nous pourrions nous installer, tous les trois, devant le feu et attendre ton maître. Il va être ravi de voir dans quel état ton copain a mis son lit. Par hasard, tu ne saurais pas, toi, où sont mes vêtements
Elle s’installe, confortablement calée entre eux, s’appuyant sur l’un, entourant l’autre d’un bras, les cajolant tous deux, heureuse d’être là, de se sentir vivante... Et affamée
Où se trouve la cuisine ? Peut-être qu’elle pourrait y trouver un peu de bouillon... elle n’a jamais eu faim comme cela. Et où a bien pu aller leur maître ?
Un drôle de bonhomme, pas commode pour deux sous, et pas facile à apprivoiser. Lui et ses chiens, lâchés dans les bois, ils doivent former une sacrée meute
Et je suis certaine que, de vous trois réunis, c’est lui le plus sauvage... Un loup solitaire
La chaleur lui fait du bien. Elle devrait bouger, voir si elle peut trouver des draps propres dans l’armoire, mettre de l’ordre et... aucune envie de retourner dans la chambre à demi dévastée
Toujours aussi indisciplinée
Derrière elle, les bras chargés de bûches... Elle ne l’a pas entendu arriver
Ça dépend. Attendez... je vais vous aider
Surtout ne bougez pas, ce n’est pas nécessaire... et puis c’est bien trop lourd pour vous
Il ne neige plus
En effet, plus depuis ce matin
Je vais pouvoir rentrer à l’hôtel, toutes mes affaires s’y trouvent
J’ai bien peur que vous ne deviez y renoncer
Que croit-elle ? Ils sont isolés du reste du monde et sans doute les derniers à être dégagés. De plus, les conditions sont exceptionnelles et il ne s’agit pas d’une nationale mais simplement d’un chemin forestier, elle va devoir prendre patience et souhaiter que le ciel se montre clément
Et que faites-vous dans une telle situation
Nous nous entraidons
Nous ? Combien êtes-vous à habiter ces cabanes
dans le coin ? Quatre. Je suis le plus chanceux, ma cabane, puisque c’est par ce terme que vous décrivez ma maison -, est la plus proche de la route
Pardon, ce n’était pas péjoratif. Ça me plaît beaucoup, vous savez
Vous n’avez pas fait le tour pendant mon absence
Non. Juste de la chambre à ici, pas même la cuisine. Et Dieu sait combien j’ai faim
Ce qui est normal après seulement un peu de soupe
Surtout que... eh bien... à vrai dire, je l’ai à peine entamée, Gus m’a joué un sale tour. Je suis désolée pour votre lit, c’est lui qui l’a absorbée
- De mieux en mieux ! Et vous ne pouvez pas rester dans cette tenue... qui n’a rien de... déplaisant, mais qui est, sans doute, peu pratique pour vous
- Si je pouvais récupérer mes vêtements, je serais effectivement plus à l’aise
- Ils avaient besoin d’un sérieux nettoyage... Vous trouverez de quoi faire votre bonheur dans l’armoire de ma chambre.
- Et... pour la salle de bains
- La deuxième porte... Venez... celle-ci... Une seule contrainte, il faut économiser l’eau chaude. Dépêchez-vous, je vous attends dans la cuisine
Il est gentil, pas fâché, mais aussi farouche qu’un... qu’un misogyne ! Lui soutirer un sourire, un seul, doit relever de l’exploit
Une fortune pour un bain chaud, un royaume contre un shampooing. Dix minutes ! Elle va s’accorder tout ce temps, et tant pis pour l’eau. Non, il faut être raisonnable, ce n’est pas le meilleur moyen de le remercier pour l’avoir si bien secourue. Un peignoir de bains, qui la recouvre jusqu’aux pieds. Un vrai plaisir ! Elle adore ça ! La fatigue s’en va, elle retrouve son entrain, ses envies de rire et son amour de la vie
En silence jusqu'à la chambre, et une drôle d’impression devant le lit défait. L’armoire, un de ces meubles d’autrefois, énorme et imposant et qui ne renferme que des vêtements d’homme. Ben, voyons ! A quoi pouvait-elle s’attendre d’autre
Pas question d’emprunter un pantalon, il faudrait des heures pour en replier les jambes. Que croit-il donc qu’elle va dénicher là-dedans
Vous en avez encore pour longtemps
Emmanuelle recule, comme prise en faute, puis se redresse, resserrant le peignoir autour d’elle, défiant le regard froid de Brice, bien plus agacée par l’impatience qu’il montre que par son intrusion
Vous ne pouviez pas taper
A une porte ouverte ? Ça ne m’a pas paru tellement utile
Evidemment ! Et que voulez-vous que je fasse de tout ça
Dans ce tiroir, il y a des chemises et des pantalons qui devraient vous aller. Hâtez-vous, le repas refroidit
Vous pouvez commencer sans moi... et vu les tracas que je vous amène, il vaudrait mieux que je m’en aille
Inutile d’y penser, c’est bien compris ? Pas dans votre état
Mais je dois absolument retourner au véhicule, j’ai quelque chose de très important à y récupérer
Au point de risquer une rechute
C’est mon problème
Et le mien si cela doit prolonger de trop votre séjour chez moi... Nous verrons plus tard
Elle devine l’irritation qui grandit en lui, il doit à peine la supporter. En revanche il ne sait pas qui il doit affronter, plus irréductible qu’elle, cela n’existe pas, et nul ne peut lui dicter sa conduite. Dès qu’il aura le dos tourné... Le tiroir lui abandonne des sous-vêtements d’adolescent, il faudra s’en accommoder. Un jeans presque taillé pour elle, une chemise à carreaux, épaisse, confortable, qui lui arrive à mi cuisse. Pas de chaussures ? Une paire de chaussettes, comme à la maison. Dernier problème, ses cheveux ! Comment discipliner une telle masse sans brosse, ni crochets ? Il faut y aller, il doit être fou de rage à attendre
Où est la cuisine ? Effectivement, l’endroit n’a rien d’une cabane. Trop d’espace. Envie de sortir, d’en voir l’extérieur
A sa droite, du bruit derrière une porte. Ils sont là, tous les trois. Emmanuelle n’ose pas avancer, regard soudain perdu au travers de la baie qui court sur tout un mur. La vallée entière s’offre à elle
Ça vous plaît ? Approchez, vous verrez mieux
Elle obéit sans même sembler l’entendre, Flamme et Gus sur les talons, et elle pense déjà à ce qu’elle devrait pouvoir obtenir d’un aussi merveilleux panorama, quels objectifs et quels filtres utiliser, et elle se prépare à guetter les modifications de la lumière au fil des heures
Elle s’installe devant la table, tournée vers l’extérieur, Flamme appuyé contre elle. Ils sont presque au sommet, la vue doit en être pratiquement aussi belle, et rien pour leur rappeler que la vie humaine existe sur terre, ils sont hors du temps, de la civilisation. La route est invisible, dissimulée par une muraille d’arbres, pas trace d’une fumée dénonçant un feu de cheminée, et d’autres êtres réunis autour, un paysage vrai, sans atteinte... pas seulement à cause de la neige... à chaque saison... l’éveil d’une aube d’été, rose sous ses voiles de brume, ou bien un crépuscule d’automne, à l’heure où le soleil s’amuse à incendier les teintes rousses des feuillages
Vous avez de la chance, vous savez
Vous en profitez aussi maintenant. Flamme, assis
Laissez-le, il ne m’ennuie pas. Pas du tout
Flamme, museau posé sur ses genoux, immobile sous la main qui le caresse entre les oreilles
Il n’est pas né pour être cajolé comme un chaton. Vous attendez votre plateau
Un plateau ? Non... et moins encore la sécheresse brutale de la voix, signe évident d’un nouvel accès de mauvaise humeur...
Pardon ? Oh, excusez-moi. Que puis-je faire
Sortir les assiettes de ce placard et vous occuper du nécessaire pour ce genre de circonstance. Vous voyez ce que je veux dire ?
Evidemment, je mange tous les jours. Pas vous
Que faisiez-vous dans les parages
Le boulot, Marc est journaliste
Journaliste ? Tiens donc ! Qu’y a-t-il de si important dans la région
Où sont les couverts
Troisième tiroir... Alors
Un type... une célébrité qui vit en ermite, d’après ce que j’ai compris. Un peintre qui se cache. Encore un malheureux que le succès poursuit ! Les verres
Cherchez-les... Et vous ? Vous l’accompagniez pour profiter de la balade
A peu près
Une sortie en amoureux qui a tourné au cauchemar ? Pas de veine
Pour qui ? Nous en sommes, tous deux, sortis indemnes. Vous boirez à la régalade, je déteste fouiller chez les gens. Mais pas en amoureux, là, vous avez perdu ! Nous devions nous rendre sur la côte d’azur puis contrordre de dernière minute... et... j’ai suivi. Question suivante
- Un travail pour vous aussi ? Vous étiez complice dans cette traque
- Encore perdu. Vous n’avez pas de chance à ce jeu-là. Non, pas pour moi. Juste veiller sur lui. Pour ce à quoi j’ai servi, j’aurais mieux fait de rentrer à la maison. Qu’avons-nous à déjeuner ? Je meurs de faim
- Si vous n’aviez pas été là, il serait plus mal en point à l’heure actuelle. Omelette paysanne. C’est ce que je réussis de mieux. Votre nom
Encore ! Mais, il lui faut bien admettre que celle-là est la plus importante. Nom, âge, etc... ? Eh bien, Emmanuelle Davrey, vingt-quatre ans, à quelques jours près, célibataire, demeurant à Clermont-Ferrand et photographe de son état. Satisfait ? Son numéro de téléphone ? Il est confidentiel et uniquement réservé aux amis. Et par-dessus tout... affamée
Ça vous va comme ça ? Votre tour est passé, à moi maintenant. Vous n’auriez pas un stylo
Un stylo ? Pour quoi faire ? Que comptez-vous écrire
Ecrire ? Rien du tout ! C’est pour mes cheveux... système D. Et c’est moi qui interroge ! Et vous ? Votre nom
Tenez, j’espère que ça ira. Mon nom ? Brice D’Orval, et vu que je suis le seul peintre à résider dans la région, j’en déduis être également le... malheureux en question. Est-ce que je me trompe
Elle prend son temps, remonte ses cheveux, et se sert du stylo comme d’une pique pour les retenir. Elle se sent piégée ! Une vraie gourde, avec sa manie de toujours trop parler, il va la croire lancée à ses trousses... comme les autres
Non, là... vous avez gagné
Vous aussi... vous m’avez trouvé. Satisfaite
Pas plus que cela... pour moi, vous êtes un parfait inconnu
Je compte le rester
C’est votre droit... le plus absolu
Eh bien, les voilà en accord, au moins sur un pointL’omelette ? Doit-elle également casser les œufs, les battre et chauffer la poêle
J’ai honoré ma part du marché... la table est mise
Vous êtes toujours comme cela ou bien est-ce seulement une apparence que vous vous donnez
A vous d’en juger... Quand j’ai l’estomac vide, je ne suis bonne à rien. Mais je promets de faire la vaisselle après
Venez, tout est prêt. Quant à la vaisselle, il n’était pas question que je la fasse. Emmanuelle ? Joli prénom
Je n’y suis pour rien, je n’ai pas choisi. Brice, ce n’est pas mal non plus