chapitre 19
Kynan hésita devant la porte de la chambre de Rebecca puis, levant le poing, il y frappa doucement. Ce n’était pas à lui de la réveiller, mais il lui semblait que c’était son devoir de le faire dans la mesure où le jour était déjà levé et qu’il serait bientôt l’heure de l’audience avec le roi.
Il avait cherché Blaidd partout, en vain, et la servante de la damoiselle de Throckton était tout aussi introuvable. Or, il fallait bien que quelqu’un prévînt Rebecca que l’heure était venue de se préparer à comparaître devant le souverain.
Il frappa de nouveau. Aucune réponse. Pas un bruit.
Il était ridicule de ne pas oser se manifester de façon plus audible. Elle ne lui en voudrait certainement pas de s’assurer qu’elle ne serait pas en retard à une audience royale.
Il frappa plus fort et cria :
— Ma damoiselle ! Etes-vous réveillée ?
Il colla l’oreille à la porte et cria de nouveau :
— Ma damoiselle ?
Il y eut comme un bruit de lutte. Sans attendre un instant, il tira son épée et ouvrit brusquement la porte.
Blaidd, courbé en deux, avait une jambe dans ses chausses tandis que la jeune fille tirait précipitamment la courtepointe sous son menton.
— Oh ! Mon Dieu ! Je suis désolé ! dit Kynan avant de quitter rapidement la pièce et de claquer la porte derrière lui.
L’épée toujours à la main, il s’adossa au battant pour reprendre sa respiration et faillit tomber à la renverse lorsque, soudain, la porte se rouvrit.
Il réussit à recouvrer son équilibre et, tournant les talons, se trouva face à face avec Blaidd qui avait fini d’enfiler ses chausses et passé sa tunique. Les bottes dans la main gauche, il avait jeté sur son bras son baudrier.
Rebecca, assise dans le lit, souriait. Avec ses cheveux bruns en liberté qui formaient des vagues souples et soyeuses autour de son visage et de ses frêles épaules, elle était si charmante que Kynan comprit soudain mieux les sentiments de son frère pour la jeune femme.
A cet instant, cependant, il était évident que Blaidd n’était pas d’humeur à avoir une conversation sur la femme de sa vie. Il houspilla Kynan et le poussa dehors sans ménagement.
— Tu aurais pu attendre qu’on te dise d’entrer !
— Oui, certes, je suis désolé de vous avoir dérangés. J’aurais voulu envoyer votre servante, mais je n’ai pas réussi à la trouver. Et toi aussi, évidemment, tu n’étais nulle part. Je m’inquiétais car le temps passe et l’heure de votre audience avec le roi…
— Nom d’un chien ! J’avais oublié le roi !
Il se tourna vers la première fenêtre.
— Quelle heure est-il ?
— Presque 9 heures.
— Sacrebleu ! marmonna Blaidd en laissant tomber ses bottes au sol pour passer son baudrier. Pourquoi ne m’as-tu pas réveillé plus tôt ?
— Je l’aurais peut-être fait si j’avais su où tu étais.
Blaidd se figea et rougit, non pas de colère mais de gêne.
— Je ne savais pas que je passerais la nuit ici, dit-il avant de se pencher pour enfiler ses bottes.
Kynan le regardait d’un air grave.
— Il y a autre chose aussi.
Blaidd releva les yeux.
— Quoi ?
— Nos parents viennent d’arriver.
— A Westminster ? Pourquoi maintenant ?
— Pour me rendre visite.
— Pourquoi ne m’as-tu pas prévenu de leur arrivée ?
— Parce que je ne savais pas exactement quand ils seraient là. Ils ont été rapides, mais ils auraient fort bien pu ne pas arriver avant huit jours.
Il disait vrai. Personne ne pouvait savoir précisément combien de temps durerait le voyage des marches du pays de Galles à Londres. Tant de facteurs entraient en jeu : le temps, l’état des routes, la résistance des chevaux, les dangers…
— C’est peut-être une bonne chose, dit Blaidd. Le plus tôt ils feront connaissance avec la femme que j’envisage d’épouser, le mieux ce sera.
Kynan le fixait de son regard brun également.
— Elle a dit oui ?
Un sourire éclaira le visage de Blaidd.
— Plus que ça ! répondit-il en donnant une tape sur l’épaule de son frère. J’espère qu’Henry ne s’y opposera pas. Enfin, nous avons envisagé toutes les solutions. Il pourra difficilement dire non. Où sont les parents ?
— Chez les Fitzroy.
— Je n’aurai pas le temps de les voir avant l’audience. Dis-leur que j’irai leur rendre visite après.
Blaidd se tourna vers la porte de la chambre, mais avant de l’ouvrir, il lança par-dessus son épaule :
— Ne leur dis rien au sujet de Rebecca. Je préfère qu’ils la découvrent pendant l’audience, puis je leur parlerai.
Kynan ouvrit ses mains, comme pour se décharger d’un fardeau.
— N’aie aucune crainte, grand frère. Je te laisse volontiers cette mission.
Et il s’éloigna.
— J’espère qu’il n’a pas été trop choqué ? demanda Rebecca lorsque Blaidd s’approcha du lit. Il avait l’air extrêmement embarrassé.
Blaidd se pencha sur elle pour lui effleurer les lèvres d’un baiser.
— Il s’en remettra. Et maintenant, mon amour, levez-vous sinon nous serons en retard pour notre audience avec le roi.
Elle obéit puis s’immobilisa, troublée par l’expression du visage de Blaidd.
— Il y a de mauvaises nouvelles, c’est cela ? demanda-t elle, inquiète soudain. Vous n’avez pas de regret de ce que nous…
— Non, aucun, répondit-il en lui caressant la joue. Cette nuit a été merveilleuse et, après ces moments exquis, j’ai encore plus envie que la veille de vous épouser. Il s’agit seulement de mes parents. Ils viennent d’arriver à Westminster et le moins qu’on puisse dire, c’est que je ne m’attendais pas du tout à les voir maintenant.
— Oh ! dit Rebecca en se recroquevillant sur elle-même.
Elle n’osait imaginer la façon dont réagiraient les parents de Blaidd lorsque leur fils leur annoncerait qu’il épousait la fille d’un félon.
Il sourit, rassurant.
— Ne vous inquiétez pas. Dès qu’ils vous verront, ils comprendront mon choix. Et maintenant, allons nous préparer.
Rebecca hocha la tête en essayant de ravaler son angoisse.
Au même moment, on frappa précipitamment à la porte puis Meg entra comme un tourbillon.
— Oh ! Ma damoiselle ! Pardonnez-moi d’être aussi en retard ! Je ne pensais pas…
Elle s’arrêta brusquement, sa bouche formant un « O » de stupeur alors qu’elle découvrait sa maîtresse dévêtue et, près d’elle, Blaidd.
— Je vous attends dans la pièce voisine, ma chérie, dit ce dernier. Soyez aussi rapide que possible.
Il fit un signe de bonjour à Meg dont l’expression choquée venait de céder la place à un sourire radieux.
Dès que le chevalier fut sorti, la servante, toute frémissante de joie, se précipita sur Rebecca.
— Il va vous épouser, n’est-ce pas ? Je savais qu’il vous aimait ! Il va vous rendre si heureuse !
Rebecca n’avait aucune envie de contredire sa domestique, aussi lui sourit-elle avant de prendre une expression qu’elle essaya de rendre sévère.
— Où étais-tu ?
Aussitôt dégrisée, Meg rosit.
— Oh ! moi, ma damoiselle ? J’ai… dormi tard. Je ne me suis pas réveillée.
— Où as-tu dormi ?
Elle devint cramoisie.
— Dans le palais, bien sûr.
— Seule ?
— Non, mais il ne faut pas vous faire de mauvaises idées, ma damoiselle ! s’écria-t elle en se tordant les mains. Vraiment ! Nous parlions simplement, Trevelyan et moi, et nous étions très fatigués. Après, je ne sais plus ce qui s’est passé, sinon que je me suis réveillée la tête sur son épaule.
— Trevelyan ? répéta Rebecca.
Meg acquiesça de la tête.
— C’est un gentilhomme comme le chevalier Morgan. Il n’a jamais rien fait d’inconvenant. Il voulait parler avec moi, rien d’autre. Je ne l’aurais pas laissé faire, d’ailleurs.
— Ce n’est pas à moi de te jeter la pierre, Meg, dit Rebecca en se levant. Et maintenant, aide-moi à passer la plus belle des robes de Laelia. Je dois être la plus élégante possible pour me présenter devant le roi.
Ainsi que devant les parents de Blaidd, qui ne la considéreraient peut-être jamais autrement que comme une intrigante…
Au bras de Blaidd, Rebecca s’évertuait à ne pas trahir sa peur alors qu’ils approchaient de la grande salle des audiences royales, mais elle aurait été encore beaucoup plus tendue si elle avait dû comparaître seule devant Henry. Au moins, elle était certaine, à présent, de l’amour de Blaidd et ne doutait pas qu’il fût prêt à lui consacrer toute sa vie.
— J’ai l’impression qu’il vaudrait mieux que vous me laissiez parler en votre nom, dit Blaidd alors qu’ils approchaient des lourdes portes de chêne, devant lesquelles se tenaient deux gardes armés en cotte de mailles. Vous pourrez répondre au roi s’il vous interroge, bien sûr, mais sinon laissez-moi plaider votre cause. Je le connais bien et il me fait confiance.
Rebecca acquiesça. Elle doutait tellement d’elle à cet instant qu’elle craignait de ne pas être capable de prononcer un mot devant le souverain et sa cour.
Après les avoir dévisagés, l’un des gardes reconnut Blaidd et leur ouvrit les portes. Rebecca respira à fond et rassembla son courage.
Elle fut stupéfaite devant l’importance de l’assemblée. Hommes et femmes, richement vêtus de somptueuses étoffes aux couleurs vives, rouges, vertes et bleues, et portant colliers, bracelets et anneaux d’or et d’argent, ornés pour certains de pierres précieuses, s’alignaient de part et d’autre d’une interminable allée centrale au bout de laquelle se dressait une estrade où étaient disposés deux trônes surmontés d’un dais.
Le roi et la reine y étaient assis. Ils semblaient tous les deux fort jeunes, elle plus encore, et visiblement enceinte.
Alors qu’ils remontaient l’allée, Rebecca se sentait horriblement fruste, ridicule et mal fagotée. Par contre, elle avait conscience que Blaidd était magnifique dans sa tunique de velours noir, ses hauts-de-chausses noirs également et ses bottes luisantes. Il se tenait droit, le port altier, l’allure parfaitement royale. Il semblait manifestement chez lui sous les hautes voûtes de ce palais alors qu’elle n’était chez elle qu’à Throckton, en compagnie de Dobbin et de Rowan à qui elle donnait des ordres pour la préparation des repas.
Blaidd lui couvrit la main de la sienne pour la réconforter. Elle leva les yeux vers lui et vit qu’il lui souriait d’un air confiant et amoureux. Elle se sentit un peu plus sûre d’elle jusqu’au moment où il marqua un petit temps d’arrêt.
Elle regarda dans la même direction que lui et vit Trevelyan à côté d’un jeune homme qui devait être son frère. Un couple plus âgé, à leur suite, sur le même rang, posait sur elle et Blaidd un regard si intense qu’il en devenait déconcertant.
— Ce sont mes parents, murmura-t il à l’adresse de la jeune femme, qui nota aussitôt la forte ressemblance entre Blaidd et son père.
Elle pouvait ainsi se représenter à quoi ressemblerait son mari dans vingt ans. Les traits empreints de sagesse, une chevelure argentée et une éternelle sveltesse. Quant à la mère de Blaidd, elle était d’abord et avant tout très belle, d’une beauté qui surpassait encore celle de Laelia au même âge.
— Soyez le bienvenu parmi nous, messire Blaidd ! cria le roi à distance.
En entendant la voix du souverain, Rebecca dirigea toute son attention vers Sa Majesté et la reine qui n’étaient qu’à quelques pas d’eux. Ils reprirent leur marche et, arrivés au pied de l’estrade, s’inclinèrent devant le couple royal.
— Je suis très heureux d’être de retour auprès de vous, Sire ! dit Blaidd en se redressant, un sourire aux lèvres. Et je constate avec joie que notre reine porte un héritier. La maternité vous va à ravir, Votre Majesté !
La reine sourit, et qui aurait pu l’en blâmer ? La voix profonde et grave de Blaidd conférait à son compliment un charme supplémentaire.
Le roi parut tout aussi charmé de cette remarque, mais il changea brutalement d’expression lorsqu’il déclara :
— J’ai été informé des tragiques événements qui se sont déroulés à Throckton.
Puis, tournant son attention vers Rebecca :
— Je suppose qu’il s’agit de la plus jeune fille du comte de Throckton ?
— Oui, en effet, Votre Majesté. C’est Rebecca de Throckton, votre très loyal sujet.
— C’est vous qui le dites, chevalier.
— C’est ce que je sais et pense d’elle, Votre Majesté.
Les sourcils bruns d’Henry se soulevèrent d’un air interrogateur.
— Vous avez la preuve de sa loyauté, n’est-ce pas ?
— Sa présence ici en est une ainsi que son empressement à vous faire le serment d’allégeance qui vous conviendra.
— Sont-ce là vos intentions, ma damoiselle ?
— Oui, Sire.
Le roi dirigea son regard sur Blaidd.
— Il se pourrait qu’elle soit aussi retorse que son père et ne soit venue à Westminster que pour mieux m’abuser. Un serment n’est, au fond, que quelques paroles jetées au vent.
Souverain ou non, cet homme insultait son honneur en laissant entendre qu’elle ne serait pas fidèle à sa parole. Oubliant les recommandations de Blaidd, Rebecca avança d’un pas.
— Votre Majesté, dit-elle avec fermeté. Je vous assure que je suis une honnête femme et que je place mon honneur aussi haut que n’importe qui dans cette cour.
Les sourcils du roi se relevèrent plus encore.
— Vraiment ?
— Oui, Sire. Et pour confirmer ce que je viens de vous dire, sachez que je ne suis pas la fille du comte de Throckton.
Un murmure d’étonnement et de curiosité parcourut l’assemblée alors que le roi et la reine, eux-mêmes, paraissaient déconcertés. Blaidd, à côté d’elle, donnait des signes d’inquiétude, mais elle poursuivit sans y prêter attention :
— Je suis la fille de la seconde comtesse de Throckton, Deborah d’Amperville, et de l’homme qu’elle aimait.
— Voudriez-vous dire à ces nombreux et illustres seigneurs que vous n’êtes qu’une bâtarde ? demanda la reine, incrédule. Dans quel but ?
— Pour qu’on ne croie pas reconnaître en moi les défauts de mon père présumé.
— Mais si vous n’êtes pas la fille du comte, vous n’avez aucun droit sur la terre de Throckton ni sur aucun des autres biens de ce félon, déclara le roi.
— J’en suis consciente.
— Nous ne vous prendrons pas sous notre tutelle et vous serez laissée sans aucune ressource.
— Je cesserai aussitôt de représenter une menace pour votre couronne puisque je n’aurai ni pouvoir ni richesses.
Une flamme brilla dans le regard du roi.
— Voilà un argument très subtil.
— C’est surtout la vérité, Sire. Croyez bien que je n’aspire à rien d’autre qu’à être votre fidèle et dévouée servante.
— Vous n’avez rien à redouter, en effet, de damoiselle Rebecca, Sire, confirma Blaidd en tendant la main pour prendre celle de la jeune femme. Et pour rassurer complètement Votre Majesté à son sujet, je l’implore de m’accorder sa main.
Un autre murmure parcourut l’assemblée.
— N’avez-vous pas entendu, chevalier, qu’elle n’était pas de noble naissance ? intervint la reine. Elle vient de nous avouer qu’elle n’était qu’une bâtarde. Elle n’a aucun droit non seulement sur les biens du comte de Throckton, mais aussi sur son nom et son titre.
— Je le sais, Votre Majesté, mais cela m’importe peu car elle est noble de cœur et d’esprit. Vertueuse, courageuse et généreuse, elle a toutes les qualités requises pour faire une épouse parfaite.
Le roi paraissait quelque peu irrité et il ignora ouvertement Rebecca lorsqu’il s’adressa à Blaidd :
— Elle n’a pas de dot, aucune ressource, pas de titre comme vient de vous le dire la reine. C’est comme si vous épousiez une simple paysanne.
— Puis-je vous rappeler, Sire, que mon père est issu d’une famille paysanne ? Mais si vous jugez, néanmoins, qu’elle n’est pas digne de moi, je renoncerai à mon titre de chevalier. Je resterai votre loyal sujet et servirai dans votre armée comme sergent à cheval si vous le voulez bien. Mais pour ce qui est de mon rang et des privilèges qui lui sont attachés, je suis prêt à les perdre pourvu que je puisse épouser cette damoiselle.
Les seigneurs et les dames ne purent retenir une sourde exclamation dont Blaidd ne sut si elle témoignait de leur indignation ou de leur admiration ?
— J’ose même dire, Sire, que j’y renoncerai gaiement si c’est le prix à payer pour épouser ma bien-aimée.
Rebecca se raidit. Elle s’attendait à ce que le couple royal exprimât à haute voix ce que tous murmuraient tout bas dans cette vaste salle : Blaidd ne pouvait pas parler sérieusement ; aucun chevalier sain d’esprit ne renoncerait à son titre pour épouser la fille balafrée d’un renégat.
Elle vit les mains du roi se crisper sur les bras de son trône.
— Si j’ai bien compris, chevalier, vous dites à votre roi, auquel vous avez juré fidélité, que vous allez quitter sa cour s’il ne vous autorise pas à épouser cette pucelle ?
— Je n’en resterai pas moins votre loyal sujet, Sire.
— Vous ne me laissez guère de choix. Vous imposez le vôtre à votre souverain en quelque sorte.
— Non, Sire. Votre Majesté ne doit pas voir les choses ainsi. Je suis et demeure à jamais votre humble serviteur quel que soit le rang que j’occupe. Mon absence à la cour n’aura guère de conséquence. Il se trouve assez de nobles et sages seigneurs dans ce royaume pour vous conseiller utilement, Sire.
Un murmure de satisfaction se répandit dans une partie de l’assemblée, manifestement celle des barons anglais hostiles à la préférence donnée aux Français par la reine.
— Peut-être, répondit le roi, mais je perdrai le meilleur de mes chevaliers et l’un des rares hommes en qui j’ai une confiance absolue. Par conséquent, messire Blaidd Morgan, je ne vois pas la nécessité d’un tel sacrifice de votre part.
Le visage grave du souverain se détendit.
— J’accepte votre choix. Puissiez-vous être aussi heureux ensemble que votre roi l’est avec sa reine.
Rebecca aurait voulu laisser éclater sa joie par des applaudissements et des ovations, mais Blaidd l’avait déjà prise dans ses bras et il l’embrassait avec passion devant toute la cour.
Trevelyan, cependant, exprimant le même élan que Rebecca, se mit à applaudir avec enthousiasme. Il fut aussitôt imité par d’autres courtisans et des rires fusèrent de tous les coins de la salle. Manifestement, par sa décision, le roi avait donné satisfaction à un bon nombre de seigneurs présents ce jour-là dans la salle du trône. Rebecca et Blaidd, dont le baiser se prolongeait, l’interrompirent en entendant le roi chuchoter à la reine :
— J’ai assurément gagné la fidélité à vie du chevalier !
— Oui, sans nul doute, Sire, confirma Blaidd, mais elle vous était déjà acquise.
Le souverain se leva de son trône et s’approcha du couple. Il posa les mains sur les épaules de Rebecca et l’embrassa sur les joues.
— Vous devez assurément être une femme exceptionnelle.
Rebecca lui sourit, émue de lui voir non pas le masque altier et sévère du maître d’un royaume, mais l’expression attentive d’un homme soucieux d’agir avec justesse.
— J’aimerais l’être pour satisfaire Blaidd qui est incontestablement un chevalier d’exception. Soyez certain, Sire, qu’il vous servira avec dévotion.
— Je le sais, sans quoi je n’aurais pas donné mon accord à votre mariage, répondit le roi avant de retourner s’asseoir sur son trône.
D’une voix forte pour être entendu de tous, il reprit :
— Nous autorisons cette union en récompense des excellents services que nous a rendus le chevalier Morgan et, en outre, nous lui faisons don du château de Throckton avec ses terres et tous ses revenus.
Cette fois, Rebecca ne put retenir sa joie. Elle poussa un petit cri et se jeta dans les bras de Blaidd qu’elle étreignit avec transport. Il sembla quelque peu déconcerté par une telle démonstration de bonheur en un lieu où les sentiments ne s’exprimaient qu’avec mesure et pudeur, mais le roi vint à son secours et lui cria :
— Embrasse-la, mon garçon ! Je vois bien qu’elle n’attend que cela et que tu en meurs d’envie.
— Puisque Votre Majesté me l’ordonne, je me ferai un plaisir de lui obéir.
Il prit Rebecca dans ses bras et, sans se soucier des nombreux témoins qui observaient la scène avec curiosité pour certains, et sympathie pour d’autres, il s’empara de ses lèvres et l’embrassa avec passion jusqu’à ce qu’elle fût hors d’haleine.
Le roi toussota pour attirer leur attention.
— Je crains que les jeunes femmes de cette cour ne perdent la tête devant une si belle démonstration d’amour, messire Blaidd. Si vous souhaitez exprimer de façon plus insistante votre tendresse à votre fiancée, je vous suggère de vous retirer dès à présent. Nous parlerons ultérieurement et en privé des événements qui ont eu lieu à Throckton et des nouvelles circonstances.
— Comme il vous plaira, Votre Majesté, répondit Blaidd en s’inclinant. Nous n’avons pas assez de mots pour vous remercier, Sire !
Il offrit le bras à Rebecca et tous deux s’éloignèrent dans un brouhaha de commentaires et d’applaudissements.
Lorsque les lourdes portes se furent refermées derrière eux, ils hâtèrent le pas et se glissèrent dans la première alcôve qu’ils rencontrèrent où ils s’embrassèrent de nouveau..
— Je n’arrive pas à croire qu’il vous ait donné Throckton, dit Rebecca lorsqu’ils s’interrompirent pour reprendre leur souffle.
— Je ne m’y attendais pas, reconnut Blaidd.
— Et moi pas davantage, intervint une voix dont le timbre était très proche de celui de Blaidd. J’ai cru, un moment, que tu avais perdu la tête, vieux frère.
Blaidd et Rebecca firent volte-face pour découvrir les parents du chevalier accompagnés de leur second fils, ainsi que de Trevelyan et Gervais Fitzroy.
Le visage éclairé par un radieux sourire qui témoignait de son bonheur, Blaidd prit le bras de Rebecca.
— Il n’est plus nécessaire de vous présenter ma fiancée, dit-il en s’adressant à ses parents.
Moins rassurée encore que devant le roi et la reine, Rebecca fit cependant la révérence avec grâce.
— Je suis très heureuse de faire votre connaissance messire Morgan et vous aussi, ma dame.
— Ne vous faites pas de souci pour moi, en tout cas, père, reprit Blaidd. J’avais toute ma raison quand j’ai offert de renoncer à mon titre.
— Crois-tu ? dit Hugh Morgan. Tu m’es pourtant apparu comme un homme éperdument amoureux et qui, en conséquence, n’avait plus toute sa tête ! J’avoue avoir eu un choc lorsque tu as déclaré vouloir renoncer à ton titre. Quand je pense à tout le temps qu’Urien a consacré à ta formation ! Ta mère a failli perdre connaissance…
D’un regard, Liliana Morgan intima le silence à son mari et, s’approchant de Rebecca avec un chaleureux sourire, déclara :
— Il y a longtemps que je ne m’offusque plus des déclarations intempestives de mon mari ou de mes fils, dit-elle en prenant les mains de la jeune femme. Je désespérais de voir Blaidd prendre une épouse. Il s’y est enfin décidé et de son propre choix. Pour que mon fils vous aime assez pour renoncer à la chevalerie, il faut que vous soyez exceptionnelle et je suis certaine que je n’aurai pas à rougir de vous appeler ma fille.
Le cœur en fête, Rebecca serra Liliana dans ses bras avec le même enthousiasme qu’elle avait témoigné un instant plus tôt devant la cour. Blaidd toussota pour qu’elle modérât ses ardeurs et, craignant d’avoir été inconvenante, la jeune fille recula d’un pas, confuse.
— Il n’est pas nécessaire, ma mie, de manifester vos sentiments d’une manière aussi ostentatoire ! dit Blaidd en riant.
Liliana lui fit les gros yeux.
— De quoi te mêles-tu ? J’aime bien les gestes affectueux. Ce n’est pas parce que tu n’en as plus avec ta vieille mère qu’il faut les interdire à ta fiancée !
Puis, s’adressant à Rebecca.
— Quels hommes, ces Morgan ! Mais, heureusement, ils ont d’autres qualités. Sinon, nous ne les aimerions pas autant.
Blaidd passa son bras sous celui de Rebecca.
— Je ne devrais pas vous faire de reproches pour votre naturel et votre simplicité, car c’est bien la franchise et la sincérité de votre caractère, alliées à votre courage et votre audace, qui ont conquis mon cœur.
Liliana les considéra avec tendresse alors qu’elle glissait la main dans celle de son mari.
— Vous viendrez boire une coupe de vin avec nous tout à l’heure ? suggéra-t elle. Nous pourrons ainsi parler de votre mariage.
— Oui, mère. Nous vous rejoindrons un peu plus tard.
Lorsque ses parents se furent éloignés, Blaidd se tourna vers Trevelyan :
— Es-tu prêt à venir vivre à Throckton pour terminer ton apprentissage ? demanda-t il au jeune homme.
Un sourire éclaira le visage de l’écuyer.
— Oh, oui ! Blaidd, répondit-il. Dobbin a promis de m’apprendre quelques feintes qui pourraient, paraît-il, surprendre mon père.
— Je suis très heureuse que vous veniez vivre auprès de nous, dit Rebecca. Vous verrez que la vie à Throckton sera merveilleuse, maintenant. Nous organiserons des fêtes et vous y rencontrerez de jolies jeunes filles du voisinage. Mais si Meg continue d’avoir votre préférence, vous l’épouserez dans la chapelle du château. En tout cas, elle ne finira pas comme Ester !
Trevelyan rougit et balbutia une réponse incompréhensible.
— Et maintenant, reprit Rebecca en serrant la main de Blaidd. Je crois que mon fiancé aimerait me parler seul à seule. Nous devons débattre de certaines questions importantes.
Blaidd, aussitôt, l’entraîna vers le jardin du palais où les massifs et les haies de buis offraient de charmantes cachettes propices aux amoureux.
Dès qu’ils échappèrent à tous les regards, le chevalier prit sa fiancée dans ses bras et l’embrassa avec une tendresse infinie.
— Je vous aime, murmura-t il en interrompant leur baiser pour se noyer dans le regard limpide de la jeune femme. Et je vous aimerai toujours. Je vous suggère de nous marier au plus vite. Dès les premiers jours de l’été, si vous voulez. Je ne supporterai pas d’attendre davantage pour vivre pleinement et librement à votre côté. Et si, d’ici là, nous commandons un bébé au bon Dieu, personne ne pourra s’en rendre compte !
Elle rit, espiègle.
— Je trouve votre remarque très judicieuse, beau chevalier, et vous prie de venir vous glisser chaque nuit entre les courtines de mon lit. Dites-moi « oui », sans quoi je ne survivrai pas jusqu’à l’été !
— Hum, j’hésite un peu ! plaisanta Blaidd. Mais, si vous insistez, je crois que je finirai par céder à vos prières. Galanterie oblige !