chapitre 2
Alors que Trevelyan portait leurs effets dans la chambre qu’ils étaient invités à partager, Blaidd attendait le comte de Throckton dans la grande salle, le dos tourné vers l’imposante cheminée où se consumaient des bûches d’une taille impressionnante.
La salle, plus importante et mieux décorée encore qu’il ne s’y était attendu, attestait l’importance des revenus du maître des lieux. Dès qu’il était entré dans la cour pavée du château, Blaidd avait été surpris par la hauteur et la largeur du logis seigneurial qui comprenait une chapelle dont les hautes fenêtres se découpaient dans le mur sud.
Le long du rempart se dressaient les logis des domestiques ainsi que les écuries, tous des bâtiments à colombage. Les cuisines se trouvaient à côté de la grande salle, un peu en contrebas, et, à leur suite, visible de l’extérieur, était installé l’atelier du forgeron.
De l’autre côté de la cour se dressait un haut donjon circulaire, ultime défense et lieu de refuge du seigneur et de ses chevaliers. Ce donjon, massif, et la seconde enceinte étaient manifestement très anciens, mais le logis seigneurial et celui des domestiques étaient récents ainsi que la redoutable barbacane située à l’entrée de la forteresse.
Les tapisseries suspendues aux murs ou servant de paravent à l’intérieur de la vaste salle, les coffres, les ornements, candélabres, torchères étaient d’un luxe que Blaidd n’avait vu qu’à la cour même. Les tapisseries, aux laines délicatement nouées représentant des scènes de batailles ou de chasse, captaient la lumière du soleil avec leurs rouges, leurs verts et leurs ors éclatants. Les sièges de bois sculptés, vierges de toutes entailles de couteaux, étaient neufs. Sur les dalles du sol étaient étendues de grandes nattes de jonc.
Des poutres massives supportaient le plafond sous lequel étaient pendues les bannières des chevaliers et barons qui avaient prêté le serment d’allégeance au comte de Throckton. Les tissus de lin, brodés de fils d’or et d’argent représentant les écussons des nombreux vassaux, ondulaient dans le courant d’air chaud qui s’élevait de l’âtre.
Il y en avait beaucoup plus que Blaidd ne l’aurait imaginé pour un seigneur du rang du comte de Throckton et, ce qui ne manquait pas de piquer sa curiosité, plusieurs de ces armoiries lui étaient inconnues. Si les soupçons du roi au sujet du comte de Throckton étaient avérés, il lui faudrait identifier chacune d’entre elles.
L’un des grands chiens, qui dormaient près du feu, tressaillit et gémit, attirant l’attention de Blaidd. Les mastodontes s’étaient dressés sur les pattes en grognant lorsqu’il était entré dans la grande salle et il avait fallu l’intervention d’un valet pour les faire taire et se recoucher.
Cette fille mal lunée, à la porte du château, avait grondé pareillement contre lui. Serait-elle différente, endormie, ses grands yeux bleus fermés et sa poitrine soulevée par le rythme régulier de sa respiration ? Elle lui avait semblé présenter des formes généreuses sous la cape trempée qu’elle serrait autour d’elle…
S’abandonnant au bien-être de la douce chaleur du feu, il laissa son imagination s’enflammer et se représenta Rebecca dévêtue, étendue sur son lit… Elle ne serait pas passive, il en avait la certitude. Si elle choisissait, un jour, de se donner à un homme, elle le ferait avec audace et passion. Il aimerait être cet homme et lui apprendre les gestes de l’amour, lui suggérer des caresses, l’inciter à certaines fantaisies… Il ne doutait pas qu’elle réagirait avec naturel et aisance.
Son excitation était si forte qu’il dut sans délai essayer de recouvrer l’empire de ses sens, et il n’y parvint qu’en tournant son attention sur la raison de sa présence en ce lieu. Elle n’avait rien à voir avec les femmes et les plaisirs qu’elles pouvaient apporter aux hommes, même s’il était censé courtiser Laelia de Throckton. En tout cas, aussi attirante fût-elle, il ne devait certainement pas lutiner cette petite servante déguisée en garde, pas plus que Trevelyan ne devait aller trouver les filles de joie.
— Soyez le bienvenu à Throckton, chevalier ! dit une voix sonore.
Blaidd se tourna vers la porte, de l’autre côté de la grande salle, donnant accès à un escalier à vis dont venait de surgir un homme robuste et de grande taille. Il portait des vêtements seigneuriaux, une longue tunique bleu indigo serrée à la taille par une ceinture en cuir doré. Par son attitude, il n’était pas difficile de déduire qu’il était le maître des lieux.
Lorsqu’il eut atteint le milieu de la salle, il s’arrêta et sourit aimablement, révélant des dents blanches et saines.
Blaidd, cependant, avait vécu de nombreuses années à la cour et il remarqua tout de suite que le regard vert de l’homme ne s’éclairait pas. Il avait une expression aussi circonspecte et méfiante que celle de la jeune fille à la porte du château.
Les petits cheveux sur la nuque de Blaidd se dressèrent comme s’il s’engageait sur des sables mouvants, mais il ne laissa rien paraître de sa gêne. Après tout, qui n’éprouverait pas de la méfiance à l’égard d’un visiteur qui arrive sans prévenir ? Il se pouvait aussi, d’ailleurs, que sa propre horreur du mensonge le rendît plus soupçonneux qu’il n’était nécessaire.
— Vous m’honorez, messire, fit-il en s’inclinant.
— Bien mauvais temps pour voyager, remarqua le comte de Throckton.
— C’est pourquoi je vous suis doublement reconnaissant de votre hospitalité.
— C’est bien normal, mon ami. C’est un plaisir de vous accueillir.
Le sourire du comte de Throckton s’élargit mais son regard avait toujours la même expression circonspecte.
— Je doute, toutefois, que ce soit le hasard qui vous ait guidé jusqu’ici. Je suppose que vous avez quelque raison pour avoir parcouru un aussi long chemin ?
— En effet, répondit Blaidd avec son sourire le plus charmeur, mais j’aimerais m’entretenir de cette question avec vous, en privé si c’est possible.
— Bien sûr ! Allons dans ma chambre.
Le comte de Throckton précéda Blaidd à travers la salle puis dans l’escalier qu’il venait de descendre. A l’étage, il ouvrit une porte surmontée d’un linteau de pierre dans lequel était gravé l’écusson des Throckton, de gueules à trois dagues d’or.
Il fit signe à Blaidd d’entrer et referma la porte derrière eux. Il apparut au premier coup d’œil au chevalier que son hôte était opulent et soucieux de son confort.
Des tapisseries aux riches couleurs pendaient aux murs alors que des coussins de soie aux teintes éclatantes étaient disposés sur les sièges. Une table, posée sur des tréteaux, était encombrée de parchemins, d’encriers et de plumes d’oie. Deux candélabres en argent s’y dressaient.
Un coffre ouvert, peint en vert et rouge, contenait des rouleaux de parchemin, sans doute des titres de propriété, de noblesse et autres documents officiels. Des braises rougeoyantes dans une grande cheminée de pierre dégageaient une douce chaleur dans la chambre dont le sol, des terres cuites décorées de motifs vernissés, disparaissait sous des peaux de bêtes.
Le comte de Throckton s’assit en soupirant d’aise dans un fauteuil en chêne sculpté garni de coussins de soie et dont les motifs ornementaux représentaient des feuilles de vigne et des grappes de raisins. De la main, il fit signe à Blaidd de prendre place sur un autre siège, sculpté aussi mais moins richement.
— Etes-vous apparenté au chevalier Hugh Morgan ? demanda le comte de Throckton lorsque Blaidd fut assis.
— C’est mon père. Vous le connaissez ?
De petites rides se dessinèrent au coin des yeux du comte alors qu’il souriait de nouveau.
— Non, je n’ai pas cet honneur. Mais comme vous l’avez sans doute deviné, je ne fréquente pas la cour. Il y a trop de monde à Londres et à Westminster. Il n’est pas de mon goût de me trouver au milieu d’une foule anonyme, mais j’ai, néanmoins, entendu parler de votre père. Il est proche des plus grands du royaume.
— Il ne fréquente guère la cour pourtant, rétorqua Blaidd qui préférait ne pas parler des amis de son père. Il est comme vous. Il aime mieux vivre sur ses terres que dans la grande cité.
— Sans doute ne veut-il pas s’éloigner de dame Morgan qui a la réputation d’être l’une des plus belles femmes du royaume, dit le comte de Throckton avec un petit rire. C’est un homme heureux et plein de sagesse.
Blaidd acquiesça d’un petit mouvement de tête.
— J’ai le souvenir que beaucoup de seigneurs ont été choqués qu’une jeune fille du rang de votre mère épouse un homme qui était né simple berger, reprit le comte de Throckton sans méchanceté apparente ni irrespect.
Sa remarque, cependant, hérissa Blaidd, qui attendit d’avoir pleinement recouvré son calme avant de répondre :
— Mon père était chevalier lorsqu’il a pris ma mère pour épouse.
— Et un chevalier très remarquable par sa bravoure et sa prestance, comme son fils aujourd’hui, d’ailleurs, reprit avec courtoisie le comte de Throckton. Un fils qui n’est là, je suppose, que pour faire la cour à mon petit trésor adoré, ma fille chérie, ma Laelia ?
— En effet, messire. On ne peut rien vous cacher. La réputation de damoiselle Laelia est venue jusqu’à la cour. Or, je ne suis pas marié. J’espère que vous ne m’opposerez pas la basse extraction de mon père et que vous m’autoriserez, au moins, à voir votre fille.
— Certainement, et je ne vous tiendrai pas pour inférieur en raison des origines de votre père, répondit le comte d’un air de sincérité. J’ai une grande estime pour les hommes qui réussissent à s’élever au-dessus de leur condition. Ma fille aussi, d’ailleurs.
— Vous m’autorisez donc à la courtiser si elle n’y voit pas d’inconvénient, messire ?
Le comte de Throckton joua avec le gros bracelet d’or qu’il portait au poignet gauche et promena son regard de haut en bas sur les vêtements grossiers de Blaidd. L’atmosphère dans la chambre devint soudain pesante.
— Vous ne m’avez pas interrogé sur sa dot, chevalier.
— D’après tout ce que j’ai entendu dire au sujet de damoiselle Laelia, elle n’a pas besoin de dot pour être aimée.
— Ce n’est pas moi qui vous contredirez, dit le comte de Throckton qui semblait très satisfait de la remarque de Blaidd, mais je ne pense pas qu’il vous déplaise d’apprendre que sa dot ne sera pas petite. Elle ne sera pas non plus, néanmoins, la plus grosse dot d’Angleterre. Sachez seulement que, depuis qu’elle a douze ans, Laelia a été demandée en mariage par plus d’un chevalier et qu’aucun jamais ne s’est plaint de ce que je me proposais de lui donner.
Blaidd sourit d’un air indulgent.
— En dépit de mon accoutrement, je ne suis pas un miséreux en quête d’une fille bien dotée. Si je suis aussi pauvrement vêtu, messire, c’est pour éviter d’attirer la convoitise des brigands.
— Je devrais vous mettre en garde tout de suite, chevalier, au sujet de l’attitude qu’il vous convient d’avoir si vous voulez obtenir ma fille. Ce n’est pas son cœur qu’il faut chercher à conquérir, mais l’assentiment de son père. Que vous soyez simple chevalier ou baron, proche du roi ou très éloigné de lui, c’est moi et non Laelia qu’il vous revient d’impressionner. J’ai éconduit tous les prétendants qui m’ont demandé sa main. Etes-vous toujours disposé à la courtiser ?
— Oui, messire, si vous voulez bien m’accorder cet honneur.
— Certainement, répondit le comte en posant les mains sur les accoudoirs de son siège. Vous êtes le bienvenu ici aussi longtemps qu’il vous plaira. Et, maintenant, je vous invite à vous rendre avec moi dans la grande salle où les tables doivent être dressées pour le souper. J’ai grand faim et je suppose que vous êtes dans le même état après votre voyage.
Blaidd se leva et suivit son hôte qui redescendit dans la salle du rez-de-chaussée où, déjà, étaient rassemblés autour des tables les chevaliers et écuyers tandis que les serviteurs apportaient les victuailles. Trevelyan, qui attendait devant une table, fit un signe de tête à Blaidd en le voyant le regarder puis il dirigea de nouveau son attention sur la nombreuse assistance et le ballet des domestiques.
Les chiens allaient et venaient déjà entre les tables, la truffe relevée, humant les fumets qui flottaient dans l’air dans l’attente d’un morceau. Plus d’un homme ne se comportait pas autrement, mais Blaidd n’en était pas surpris car les odeurs qui venaient des cuisines lui mettaient, à lui aussi, l’eau à la bouche. Il avait déjeuné d’un simple pain, le matin, et bu l’eau d’un ruisseau. Aussi était-il impatient de se mettre à table.
— Ma belle Laelia est déjà là, dit le comte en désignant la table principale.
Blaidd tourna le regard dans la direction indiquée par son hôte et eut le souffle coupé en découvrant l’étonnante beauté de la jeune fille qui se tenait debout vers le milieu de la grande table.
Il avait vu beaucoup de jolies femmes au cours de sa vie ; certaines, même, avaient fait en sorte de croiser son chemin, mais jamais il n’en avait rencontrées d’une aussi grande beauté.
Vêtue d’une robe de velours bleu pâle, Laelia de Throckton semblait un ange descendu du ciel avec les boucles d’or de ses cheveux qui tombaient en cascade sur ses frêles épaules, son gracieux cou de cygne et ses traits ciselés. Et pour parfaire cette vision idyllique, elle avait une attitude pleine de modestie, la tête inclinée et les yeux baissés vers le sol.
— N’est-elle pas belle ? demanda son père.
— Il n’est pas de mots pour traduire sa beauté.
Le comte eut un petit rire de satisfaction et poursuivit son chemin à travers la foule des convives. Blaidd, qui marchait dans son sillage, eut le regard brutalement attiré par un visage qu’il lui semblait avoir déjà vu. Etait-ce possible ? La petite rouée, l’impertinente jeune fille aux clés dînait à la table du seigneur de Throckton ? Qui était-elle ? Elle ne faisait évidemment pas partie de la domesticité, mais alors que faisait-elle à la porte du château au milieu des gardes avec lesquels elle paraissait si familière ?
Peut-être était-elle une proche amie de Laelia, qui avait pris l’habitude d’interroger tous ceux qui se présentaient au château dans l’intention de courtiser la belle héritière. Elle pouvait ainsi lui donner son avis sur les prétendants avant même qu’ils n’eussent comparu devant elle…
Mais n’aurait-elle pas dû se tenir debout alors que le maître des lieux n’avait pas encore pris place à table ?
La jeune femme arrêta ses yeux bleus sur lui et il vit une lueur briller dans son regard. Assurément elle s’amusait de sa surprise ! La petite effrontée regretterait de s’être moquée de lui… Il lui montrerait qui il était.
En approchant de la table, et alors qu’il ne quittait pas des yeux la jeune femme qui l’intriguait tant, il constata qu’elle portait une marque sur le front. Une entaille profonde comme il en avait vue sur le visage de certains chevaliers blessés au cours des combats. Sans être totalement disgracieuse, elle empêchait qu’on pût dire de celle qui en était affligée qu’elle était d’une aussi grande beauté que Laelia de Throckton.
Le comte, qui venait d’arriver auprès de cette dernière, lui prit la main.
— Voici ma fille, Laelia, chevalier.
La jeune fille ne releva ni la tête ni le regard. Attitude radicalement différente d’une autre personne du même sexe qui, un peu plus tôt, l’avait considéré comme s’il avait été un ours apprivoisé envoyé au château pour en distraire les habitants.
— Le chevalier Blaidd Morgan nous arrive directement de Londres où il séjourne auprès de notre roi Henry, reprit le comte de Throckton en se tournant vers sa fille.
Blaidd s’inclina profondément et prit la main, glacée et sans vie, de la jeune beauté qu’il porta à ses lèvres.
— Aucune des louanges que j’ai entendues à votre sujet ne rend compte de votre beauté incomparable, ma damoiselle, dit-il en se redressant.
Le compliment était facile et un peu plat. Il tenait, d’habitude, des propos plus originaux aux jolies femmes, mais, sous le regard insolent de l’autre jeune personne qui ne le quittait pas des yeux, il se sentait incapable de plus d’éloquence.
— Vous êtes le bienvenu à Throckton, chevalier, répondit Laelia d’une voix de petite fille, haute et hésitante, en relevant ses grands yeux verts.
Blaidd, qui ne se souvenait pas qu’on lui eût jamais parlé de l’âge de la fille du comte, se demanda si elle n’adoptait pas ce ton pour se rajeunir.
La jeune femme brune eut alors un petit rire dont Blaidd ne comprit pas exactement le sens mais qui confirmait son impression d’avoir affaire à une proche parente des Throckton car il était fortement teinté d’ironie.
Le comte de Throckton la considéra en fronçant les sourcils d’un air mé******* tandis qu’il déclarait :
— C’est Rebecca, messire Blaidd. Ma seconde fille.
Personne n’avait jamais parlé à Blaidd d’une autre fille… Peut-être parce qu’elle n’était pas aussi belle que l’aînée et qu’elle était particulièrement insolente ?
Cette cicatrice qu’elle portait au front pouvait expliquer ce comportement un peu railleur et facétieux. Il n’y aurait rien eu d’étonnant à ce qu’elle fût quelque peu envieuse de cette sœur que leur père plaçait sur un piédestal.
— Eh bien, messire Blaidd ! dit-elle en redressant la tête, un sourire charmeur aux lèvres. N’ai-je pas droit, moi aussi, à un compliment de votre part ? Je sais que je n’arrive pas à la cheville de Laelia mais vous autres, hommes de cour, êtes rompus à la flatterie. Il ne devrait pas être trop difficile pour vous de trouver quelques paroles agréables à me dire.
Blaidd, qui aimait qu’on le mît au défi, s’inclina avec courtoisie et, alors qu’il se redressait, le cœur sur la main, répondit de la voix grave et caressante qu’il réservait aux rendez-vous libertins :
— Rien ne saurait me déplaire autant que de décevoir une damoiselle.
Sur ces mots, il avança vers elle et lui prit la main qu’il effleura des lèvres puis, la regardant dans les yeux :
— Vous êtes la plus étonnante de toutes les jeunes femmes qu’il m’a été donné de rencontrer.
Rebecca reprit sa main en rougissant.
— Ce n’est pas ce que l’on appelle un compliment, chevalier. Je ne suis pas du tout impressionnée.
Blaidd eut le sourire voluptueux et sensuel qu’il réservait aux femmes qu’il venait d’étreindre.
— Vous avez tort de ne pas considérer mon propos comme un compliment, ma belle. Croyez-moi. Les hommes aiment les femmes étonnantes, et soyez certaine qu’elles sont rares.
Rebecca ouvrit de grands yeux comme si elle avait été troublée par la remarque de Blaidd. Ce dernier eut envie de laisser éclater sa joie, mais il en fut rapidement dissuadé par le brutal changement d’expression de la jeune femme dont le regard venait de lancer un éclair de colère
— Vous tenez les femmes pour des êtres stupides qui n’ont rien à dire !
Blaidd, à son tour, eut un air courroucé lorsqu’il repartit :
— Il serait heureux que ce soit le cas d’une certaine personne dont le petit jeu consiste à se moquer de tout étranger se présentant à la porte de la maison de son père pour demander l’hospitalité.
— Nous avons assez entendu parler de toi pour la soirée, Rebecca, déclara le comte de Throckton en passant près de sa fille pour aller rejoindre son siège au haut dossier sculpté comme un trône. Le chevalier Morgan est mon hôte et je tiens à ce qu’il soit traité avec les égards qui lui sont dus.
La jeune femme se tourna vers son père :
— Je me comporte avec lui exactement comme avec tous ceux qui se présentent pour faire la cour à Laelia.
La façon dont cette dernière baissa les commissures des lèvres sembla confirmer le propos de Rebecca.
— C’est bien là le problème, Rebecca ! reprit le comte. Quand apprendras-tu à te tenir convenablement ? Pourquoi ne peux-tu pas ressembler à ta sœur ?
— Parce que je ne suis pas elle.
— Tu sais très bien ce que je veux dire ! répliqua le comte de Throckton en indiquant le siège près de lui. Asseyez-vous, chevalier. Ne prêtez pas attention à cette écervelée. Où est le prêtre ? S’il n’arrive pas, nous dirons le bénédicité sans lui.
Le clerc se présenta à cet instant et rendit grâce précipitamment, permettant ainsi que débutât le service du repas. Assis à la place d’honneur, à la droite du maître des lieux, Blaidd avait à côté de lui damoiselle Laelia et échappait ainsi plus aisément aux réflexions de damoiselle Rebecca, à la gauche de son père.
Elle restait coite d’ailleurs, mais son silence était peut-être lié à la longue énumération que le comte était en train de faire des prétendants qui avaient demandé la main de sa fille et qu’il avait éconduits. Chaque fois qu’il marquait une pause, Laelia n’en profitait pas pour intervenir dans la conversation et, si Blaidd lui adressait la parole même de la façon la plus aimable et courtoise, elle lui répondait aussi brièvement que possible.
On lui aurait dit que la maison était ensorcelée et que, quoi qu’il fît, il obtiendrait la réaction contraire à son attente, c’est-à-dire qu’il aurait un effet répulsif sur les femmes quand il désirait les attirer, il l’aurait cru sans peine.
Il ne trouvait pas, d’ailleurs, si inopportun de ne pas plaire d’emblée à la belle Laelia car, si son enquête sur les agissements du comte prenait plus de temps qu’il ne le prévoyait, il pourrait invoquer les difficultés qu’il rencontrait à conquérir la jeune damoiselle pour demeurer plus longtemps au château de Throckton.
Ne sachant où se trouvait Trevelyan, il jeta un regard autour de lui et s’avisa de sa présence dans la grande salle. Il conversait avec une servante qui semblait à peu près de son âge et tenait une cruche de vin sur la hanche. Elle roulait une mèche de cheveux brun-roux autour de son doigt tout en se balançant d’un pied sur l’autre.
L’éternel et irrésistible attrait des hommes pour le sexe opposé…, pensa Blaidd. Peut-être fallait-il voir dans cette scène un avertissement du Très-Haut destiné à leur rappeler leurs devoirs en qualité d’hôtes ? Sans doute aurait-il été préférable de venir ici sans le jeune homme ?
— Et j’ai renvoyé chez lui ce jeune prétentieux, conclut enfin le comte.
Il but une longue gorgée de vin avant d’ajouter :
— C’était le dernier avant vous.
Son récit touchait enfin à sa fin, pensa Blaidd en adressant un sourire de composition à son hôte.
Le comte de Throckton posa ses larges mains sur la table et poussa sur ses bras pour se redresser. Imité aussitôt par Blaidd, il fit signe à ce dernier de rester à table.
— Je reviens tout de suite. Ce vin de France me passe au travers le corps comme un trait d’arbalète, mais il est trop bon pour que je m’en prive.
Sur ces mots, il s’éloigna, laissant un siège vide entre Blaidd et Rebecca.
Le chevalier ne put résister à la tentation.
— Alors, ma damoiselle. Jouez-vous souvent au portier ?
Elle le regarda avec assurance, de toute évidence nullement impressionnée par lui.
— Non, chevalier.
— C’est donc un grand privilège que vous m’avez accordé en vous amusant à mes dépens.
— Je n’étais pas la seule à rire. Toute la garnison a profité du spectacle. Je regrette que vous ne partagiez pas notre sens de l’humour.
— Connaissez-vous beaucoup de personnes qui aiment qu’on rie à leurs dépens ?
— Non, et particulièrement pas les jeunes et beaux chevaliers qui ont l’habitude d’avoir toutes les femmes à leurs pieds, mais une petite leçon d’humilité n’aura pas fait de mal à votre âme, chevalier.
— Assurément. Il est regrettable, cependant, que celle qui me la donne ne pratique pas elle-même cette vertu.
Rebecca eut un léger mouvement de recul.
— Qu’en savez-vous ? Croyez-vous que je manque d’humilité alors que je dois me comparer chaque jour à ma sœur ?
— Mais alors, si ce n’est l’orgueil, quel travers de votre caractère vous inspire de faire passer un chevalier pour un imbécile ?
— Si je suis orgueilleuse, alors qu’êtes-vous donc, vous qui ne pouvez passer devant une femme sans la croire déjà conquise et prête à se soumettre ?
— Rebecca ! s’écria Laelia d’un air outré.
Blaidd, qui avait oublié sa présence, se retourna vers elle :
— Ne vous faites pas de souci, ma mie. Vous voyez que je ne suis nullement offensé.
Une expression courroucée s’afficha sur les traits de Laelia tandis que ses lèvres se crispaient. Elle avait cessé d’être une douce et gentille pucelle. Elle était désormais en guerre. Blaidd avait vu suffisamment de femmes livrant ce genre de bataille pour en reconnaître les symptômes.
— Puisque tu as tellement envie de parler, ma sœur, pourquoi ne racontes-tu pas à messire Blaidd la chute que tu as faite, autrefois, à cheval ?
Le visage de Rebecca s’enflamma alors que des éclairs fusaient de son regard, mais elle ne répondit rien. Blaidd eut l’impression qu’elle était prise entre deux ennemis contre lesquels elle était impuissante.
— Aimeriez-vous entendre ce récit, chevalier ? demanda-t elle avec une sérénité qui contredisait l’angoisse dans ses yeux. C’est vraiment très amusant.
Blaidd, convaincu du contraire, répondit :
— Je crois que j’ai entendu assez d’histoires pour le moment. Ne pourrions-nous écouter de la musique pour changer ?
Rebecca, qui ne cessait de le fixer de son air furibond, répondit :
— J’ai entendu dire que les Gallois chantaient très bien. Peut-être pourriez-vous nous en donner la démonstration, messire ?
— Le chevalier n’est pas troubadour, intervint Laelia. Il n’est pas ici pour faire de la musique.
Blaidd sourit afin de montrer qu’il n’était pas vexé.
— C’est vrai que les Gallois savent chanter pour la plupart, répondit-il. Et si vous le désirez, je vous interpréterai une ballade.
Le comte de Throckton, qui était de retour, se laissa tomber dans son siège et regarda successivement ses deux filles en plissant les yeux :
— Que s’est-il passé ?
— C’est Rebecca qui…, commença Laelia.
— J’ai été odieuse comme d’habitude, interrompit sa sœur. Mais messire Blaidd vient de nous proposer de nous interpréter une chanson galloise.
— La bonne idée ! s’exclama le comte de Throckton. J’ai toujours souhaité entendre chanter un Gallois. Mais ne pourrions-nous commencer par quelques danses ?
Il interpella la jeune servante avec laquelle Trevelyan conversait au début du repas :
— Meg ! Va chercher la harpe de Rebecca ! Bran, Tom, défaites les tables !
Les serviteurs exécutèrent les ordres de leur maître et le vacarme qui s’ensuivit interdit toutes conversations pendant quelques instants.
— Votre fille joue de la harpe ? interrogea Blaidd quand le bruit fut moins fort.
— En effet, et avec brio, répondit le comte en se penchant vers son aînée, obligeant Blaidd à s’adosser à son siège, mais pas aussi bien que ne danse ma Laelia !
Blaidd comprit pourquoi il s’était empressé de réclamer une danse. Il voulait que sa fille qu’il considérait comme la plus jolie se mît en valeur la première.
Meg reparut, un petit instrument à cordes à la main qu’elle apporta à Rebecca avec précaution comme s’il s’était agi d’un objet de grande valeur. Sans doute était-ce l’intérêt que lui vouait celle qui en jouait qui inclinait la servante à en prendre un tel soin.
Alors que lady Rebecca accordait la harpe, Blaidd se leva et tendit la main à Laelia qui lui donna maladroitement la sienne et se laissa conduire au milieu de la salle où s’ouvrait un vaste espace libre.
Damoiselle Rebecca se mit alors à jouer…
Des notes mélodieuses et parfaitement rythmées s’élevèrent vers les bannières pendues aux hautes poutres. Les longs doigts fins de la jeune fille couraient sur les cordes, leur arrachant des sons merveilleux qui invitaient au mouvement.
Penchée sur son instrument, elle semblait faire corps avec lui et ondulait harmonieusement au gré des inflexions de la danse qu’elle interprétait. Elle jouait de cet instrument à merveille et, de toute évidence, trouvait une joie sans pareille dans les sons mélodieux qu’elle en tirait.
Si elle avait vu le jour au pays de Galles, grâce à ce talent, elle y aurait été beaucoup plus appréciée que sa sœur. Quant à cette dernière, elle dansait bien, certes, mais sans charme et sans joie comme si elle avait été forcée d’accomplir méthodiquement ces pas.
Rebecca joua les dernières notes de la danse et laissa, un instant, sa blanche main en suspension dans l’air alors que le son se mourait lentement. Lorsqu’il se fut complètement évanoui, Blaidd, après s’être incliné devant Laelia, applaudit avec enthousiasme et alla rejoindre Rebecca.
— C’était merveilleux, ma damoiselle. Vous jouez avec beaucoup de sensibilité ! Si vous dansez aussi bien, ce dont je ne doute pas d’ailleurs, vous éblouirez la cour du roi Henry. Quelque autre personne peut-elle jouer de votre instrument pour que je puisse vous inviter à danser ?
Rebecca, au lieu de paraître heureuse des compliments qui venaient de lui être adressés, se leva lentement, serrant sa harpe sur son cœur.
— Si vous voulez bien m’excuser, messire Blaidd. J’aimerais me retirer.
Sur ces mots, elle sortit prestement de la salle.