CHAPITRE 13
Dès qu’il posa les yeux sur Rebecca, Blaidd comprit que quelque chose n’allait pas. Elle était d’une pâleur mortelle et le regardait comme si elle lui en voulait terriblement. Il l’aurait frappée qu’elle n’aurait pas réagi autrement et n’aurait pas nourri de plus violente colère contre lui.
Que s’était-il passé ? Avait-elle deviné qu’il lui avait menti au sujet de sa présence à Throckton ? Ou bien avait-il été vu en se rendant à la maison de plaisir ? Cela expliquerait l’expression indignée de son visage et la tristesse de son regard.
Comment pourrait-il justifier sa présence en ce lieu sans rapporter à Rebecca ce qu’Ester lui avait confié et, par conséquent, sans lui avouer la raison initiale de sa venue à Throckton ? Il lui faudrait trouver une solution et réussir, d’une manière ou d’une autre, à rétablir la confiance entre eux.
A sa droite, le comte de Throckton lui lança un regard interrogateur et Blaidd prit conscience que, à force de se retourner, il intriguait son hôte. Trevelyan, à sa gauche, l’avait sans doute aussi constaté car il le considérait d’un air perplexe.
Laelia, à côté de son père, et le prince Valdemar ne semblaient, quant à eux, rien remarquer tant ils étaient préoccupés l’un par l’autre.
Blaidd marmonna quelques mots incompréhensibles à l’intention de son écuyer et, ce faisant, croisa de nouveau le regard de Rebecca qui le fixait toujours avec la même détresse.
Il dirigea de nouveau son attention sur le prêtre qui célébrait la messe et demanda au ciel de l’aider à retrouver la paix sans laquelle il lui serait impossible de se faire comprendre de Rebecca. C’était une véritable torture de la sentir dans son dos, toujours aussi révoltée contre lui, mais il ne pouvait rien faire tant que l’office ne serait pas terminé.
Il aurait voulu pouvoir quitter sa place, la prendre par la main et l’emmener en un lieu où il aurait pu lui parler sans témoin et apprendre de sa bouche ce qui la préoccupait.
A la fin de la messe, malgré son impatience, il réussit à se contenir pour ne pas se diriger immédiatement vers elle et l’entraîner hors de la chapelle. Il s’obligea à attendre que le prince, Laelia et le comte sortent en procession.
Rebecca l’attendait à la porte de la chapelle. D’un geste, elle l’invita à la suivre et prit la direction du donjon.
— Va prendre ton petit déjeuner, Trevelyan, dit-il à son écuyer. J’irai te rejoindre dans un moment. Je voudrais trouver une pierre à aiguiser pour polir mon épée.
Le jeune homme acquiesça d’un mouvement de tête et rejoignit les autres, qui avaient pris la direction de la grande salle où allait être servi le repas. Une fois seul, Blaidd rejoignit Rebecca qui venait d’ôter l’une des clés qu’elle portait à la ceinture et la tournait dans la serrure de la lourde porte donnant accès au cabinet des armes.
Elle entra la première dans la salle obscure et il l’y suivit en s’assurant que personne ne le regardait. Sur les murs de la pièce voûtée s’alignaient des lances, des épées et des carquois suspendus à des crochets alors que les arcs et les flèches étaient posés sur des étagères.
Près de la cheminée se dressait un établi sur lequel le forgeron devait réparer les heaumes et les armures faussés dans les tournois et les combats. Un marteau, des pinces et d’autres outils attestaient du travail en cours.
— Rebecca ? appela Blaidd qui scrutait la pénombre sans réussir à distinguer la jeune fille.
— En bas, répondit-elle brièvement.
Il se dirigea vers la partie de la salle d’où provenait sa voix et vit des marches de pierre qui conduisaient à un niveau inférieur, vraisemblablement un garde-manger ou quelque cachot.
En arrivant au bas des marches, il fut soulagé de découvrir une vaste pièce voûtée éclairée par un seul soupirail où il entrait, néanmoins, assez de lumière pour voir que les murs de pierre ruisselaient d’humidité.
Rebecca l’attendait au milieu de la salle, les bras croisés sur la poitrine, dans une attitude de méfiance et de colère contenue.
— Où étiez-vous la nuit dernière ? s’enquit-elle avec dignité et sévérité.
Peut-être y avait-il eu un malentendu entre eux ? Elle aurait cru avoir un rendez-vous avec lui auquel, évidemment, il n’était pas allé ? S’il ne s’agissait que de cela, il n’aurait pas de difficulté à l’apaiser.
— Etions-nous supposés nous retrouver ?
— Si vous cherchez à jouer les innocents, riposta-t elle avec véhémence, vous perdez votre temps !
Le problème, de toute évidence, était plus sérieux…
— Vous m’avez induite en erreur en me faisant croire que vous étiez un homme honorable et respectable, mais vous ne l’êtes pas ! reprit-elle, décidée à en finir. J’avais raison de m’insurger contre vous le premier soir où vous m’avez embrassée dans la chapelle. Vous n’êtes qu’un hypocrite, un débauché sans aucune rigueur morale !
Il ne pouvait y avoir qu’une explication à ce genre de reproches.
— Quelqu’un vous a dit que j’étais allé à la maison de plaisir ?
— Oui, dit-elle d’une voix sifflante en le fixant droit dans les yeux.
— Qui ?
— Une personne en qui j’ai confiance.
— Vous a-t elle dit que j’étais resté très peu de temps là-bas ?
— Je ne sais pas combien de temps il vous faut pour vos fantaisies ! Je suis certaine que vous êtes rapide si cela arrange vos affaires.
— Rebecca… Je ne suis pas allé là pour ça…
Elle releva un sourcil, sceptique.
— Oh ! Vous vouliez seulement bavarder, sans doute ?
Il considéra longuement le visage courroucé de la jeune fille sans savoir que lui répondre. S’il n’évoquait pas ses soupçons à l’égard du comte, comment pourrait-il justifier sa présence dans la maison close ? Peut-être serait-ce plus simple de lui parler avec sincérité ? Il devait pouvoir lui faire suffisamment confiance pour lui dire la vérité, et il était de son devoir, de toute façon, de la prévenir du danger qu’elle encourait si son père complotait contre la couronne.
Il ne voyait pas d’autre solution que de tout dire — et c’est ce qu’il fit.
— Cette nuit où je me suis inquiété au sujet de Trevelyan qui avait disparu et que j’ai retrouvé endormi dans le lit d’Ester, profitant de ce que les autres filles ne pouvaient pas nous entendre, elle m’a dit qu’elle avait quelque chose d’important à me révéler vous concernant. C’est cette information que je suis allé chercher hier soir.
Rebecca plissa les yeux d’un air dubitatif.
— Et vous ne vous en êtes souvenu qu’hier soir ?
— Je reconnais que je n’aurais pas dû attendre aussi longtemps.
— Quelle joie d’apprendre que vous auriez dû vous rendre plus tôt dans ce lieu de déchéance ! dit la jeune fille d’un ton moqueur.
— Je suis simplement honnête avec vous, Rebecca, répondit-il avec fermeté.
Quelque chose vacilla dans le regard de la jeune fille, mais ses lèvres restaient crispées.
— Disons plutôt que, pour une fois, vous ne mentez pas. Qu’avait donc Ester à vous dire de si important ?
— Les Danois sont déjà venus à Throckton par le passé.
— Nous n’en avons jamais reçu avant ceux-là, protesta Rebecca. Je l’aurais su s’ils étaient déjà venus à Throckton puisque c’est moi qui suis chargée de l’intendance.
— Ester m’a expliqué qu’ils s’étaient fait passer pour des Allemands.
Le doute s’afficha de nouveau dans le regard de la jeune fille mais il fut aussitôt remplacé par une expression de méfiance.
— De toute façon, Danois ou Allemands, cela ne fait aucune différence.
— Croyez-vous que, si c’était le cas, ils prendraient la peine de se faire passer pour ce qu’ils ne sont pas ?
— Toute votre démonstration part du principe qu’Ester dit la vérité et qu’elle est parfaitement informée. Comment le pourrait-elle dans le milieu où elle vit ?
— Justement, elle est très bien placée pour recueillir des confidences. C’est un client qui lui a fait cet aveu.
Le doute envahissait lentement Rebecca, mais elle ne le laissa pas entendre dans sa voix.
— Vous voudriez que je soupçonne mon père de comploter contre notre roi en me fondant sur les propos d’une courtisane recueillis par un débauché ? Une fille que mon père a dû chasser de notre maison en raison de ses mauvaises mœurs ? Elle n’a certainement pas d’autres intentions que de jeter le trouble chez nous. Pourquoi, d’ailleurs, vous ferait-elle ces révélations et non à moi ?
— Parce qu’elle a entendu dire que j’étais un proche du roi. Elle veut vous protéger… et moi aussi, j’ai le même désir. Vous êtes peut-être en grand danger, Rebecca.
Il hésita un instant, mais il lui paraissait évident qu’il devait tout dire à la jeune fille. Aussi reprit-il, à contrecœur, certes, mais mû par un besoin urgent de vérité :
— Je crains, Rebecca, que votre père ne soit impliqué dans un complot contre la couronne.
— Mon père, un traître ? dit-elle, le souffle coupé. C’est de la folie. Mon père est aussi fidèle au roi que vous pouvez l’être ! Je n’écouterai pas un instant de plus ces sornettes !
Elle se tournait déjà vers l’escalier, mais il lui saisit le bras et, plongeant son regard dans le sien, il rétorqua :
— Est-il un sujet loyal de Sa Majesté, Rebecca ? En êtes-vous absolument certaine ?
Elle libéra son bras.
— Bien sûr ! Comment pouvez-vous imaginer qu’il en soit autrement ?
— Parce qu’il ne cesse de critiquer le roi et les faveurs qu’il accorde aux proches de la reine.
— Il n’est pas le seul à le faire ! Vous non plus, vous n’appréciez pas certains choix !
— Mais je ne reçois pas une troupe de Danois en armes chez moi. Je ne lie pas des liens avec eux dont la véritable nature est un mystère. Je ne fortifie pas mon château comme s’il devait soutenir un siège. Je n’engage pas des frais dans ce but que le revenu de mes seules terres ne sauraient couvrir. Je n’ai pas, non plus, une forte garnison d’hommes lourdement armés et remarquablement entraînés au combat.
Rebecca recula d’un pas comme s’il avait été un pestiféré.
— Pourquoi mon père n’aurait-il pas le droit de recevoir chez lui un prince danois ? L’Angleterre n’est pas en guerre contre le Danemark. Et il n’est pas interdit de conclure une alliance commerciale. Quant aux ressources de mon père… J’ignore s’il possède quelques richesses cachées, mais, en tout cas, je suis certaine qu’il n’a pas volé un seul penny au cours de toute sa vie. Or, quel homme de bien ne voudrait pas s’assurer que ce qui lui appartient de droit ne lui soit pas dérobé par le premier venu ?
— Il ne s’agit pas de ça, Rebecca, répondit Blaidd sur un ton qui imposait le silence. La fidélité de votre père à l’égard de la couronne était déjà suspecte, sinon Henry ne m’aurait pas envoyé auprès de lui pour déjouer le complot qu’il le soupçonnait de fomenter.
— Vous êtes ici pour nous espionner, n’est-ce pas ? dit-elle, l’incrédulité qui se lisait dans son regard cédant progressivement la place au mépris. Oh, non ! C’est pour cela que vous m’avez interrogée sur la loyauté de mon père ? Vous cherchiez à me faire incriminer mon propre géniteur !
Consternée et rageuse, elle recula vers l’escalier.
— Gredin ! Ignoble individu ! C’est pour la même raison également que vous m’avez embrassée et m’avez fait croire que vous aviez des sentiments pour moi ! Vous pensiez ainsi me conduire à vous révéler tout ce que je savais sur lui ? Pensiez-vous que par amour vous réussiriez à me faire dire tout ce que vous vouliez entendre à son sujet ? Que je me retournerais contre mon père et mentirais comme vous ?
Elle voulut gravir les marches en courant mais son pied heurta la première d’entre elles et elle perdit l’équilibre.
Les bras de Blaidd, qui s’était précipité vers elle, lui évitèrent la chute.
— Ecoutez-moi, Rebecca, dit-il en la serrant sur son cœur. Je vous en prie !
Elle le repoussa.
— Laissez-moi ! Vous n’êtes qu’un menteur ! Je préférerais mourir plutôt que d’accepter votre aide !
— Je vous aime ! s’écria Blaidd d’un ton désespéré. C’est pour cette raison que je vous parle ouvertement et ne veux rien vous cacher.
— En effet, vous m’aimez, à tel point que vous cherchez à obtenir de moi des preuves contre mon père pour pouvoir l’accuser de traîtrise. Vous savez ce qu’il adviendrait de celle que vous dites aimer s’il était condamné ? Tous ses biens seraient confisqués par la couronne. Laelia et moi-même serions réduites à la misère à condition que l’on nous laisse la vie sauve. Le roi, en effet, pourrait nous considérer comme des complices que nous soyons innocentes ou non. Il aurait suffi de la visite d’un Danois et des allégations d’une fille de joie selon lesquelles ce dernier comploterait avec notre père contre le roi, pour que notre sort soit jeté.
Elle plissa les paupières et ajouta :
— Qu’espérez-vous obtenir si mon père est condamné ? Une terre ? Un comté ? Un duché ? De l’or ? Des pierres précieuses ?
— J’essaie seulement de vous sauver ! Comment pouvez-vous être sûre qu’il ne complote pas ? Si vous avez une preuve de son innocence, donnez-la-moi.
— Je n’ai pas besoin de preuve pour le croire. C’est mon père !
— Etes-vous certaine de bien le connaître ? insista Blaidd, désespéré de faire entendre raison à Rebecca. Savez-vous, par exemple, qu’Ester est sa fille ?
— Comment ? Vous êtes fou… ou c’est elle qui a perdu la raison !
— Elle ressemble à Laelia. Ne l’avez-vous jamais remarqué ?
— Non, bien sûr, parce qu’il n’y a rien de commun entre elles ! Mais ne croyez-vous pas que je le saurais si c’était le cas ? On ne peut pas garder secret un tel événement pendant des années.
— Elle m’a dit que votre père avait fait jurer à sa mère de garder le secret et qu’en contrepartie il lui avait donné une jolie somme d’argent. A son tour, la mère d’Ester avait fait jurer à sa fille de n’en jamais rien dire.
— Jusqu’à aujourd’hui, dit Rebecca avec hargne. Lorsqu’un espion de la couronne cherche des preuves accablantes pour mieux incriminer un supposé félon. Cette fille a un sens moral qui s’adapte selon la demande, mais cela n’est pas étonnant étant donné le métier qu’elle exerce !
— Jusqu’à ce qu’elle comprenne que le moment est venu de protéger une personne pour laquelle elle a une réelle estime ! protesta Blaidd. Elle veut votre bien à cause de la bonté que vous lui avez témoignée. Or, elle craint, tout comme moi d’ailleurs, que les agissements de votre père ne mettent votre vie en péril.
Blaidd avança d’un pas et lui prit les mains dans l’espoir de la rendre attentive à ce qu’il avait à lui dire et de regagner ainsi sa confiance.
— Ecoutez-moi bien, Rebecca. Je suis venu à Throckton sur la demande du roi et pour la raison que vous connaissez. Je n’aurais pas dû faire semblant de courtiser votre sœur… Je le regrette, à présent. Mais ce qui s’est passé entre nous n’est pas le résultat d’un calcul. Je vous aime, Rebecca, et je veux que vous deveniez ma femme. Si je n’étais pas soucieux de votre bonheur, je ne prendrais pas la peine de vous mettre en garde contre les dangers qui vous menacent. J’ai déjà assez d’éléments contre votre père pour le faire jeter en prison. J’aurais très bien pu garder toutes ces informations pour moi et rentrer à Londres sans vous avertir de quoi que ce soit.
Elle arracha ses mains des siennes. Elle était calme maintenant… trop calme, et cette attitude inspirait à Blaidd le sentiment qu’elle ne le croyait pas, qu’elle ne pouvait ni ne voulait le croire.
— Quoi que vous en pensiez, je sais que mon père est un fidèle sujet du roi Henry. S’il suffisait de reprocher à notre souverain de favoriser les parents et amis de la reine au détriment du royaume pour être accusé de félonie, tous les cachots d’Angleterre ne suffiraient pas pour accueillir les traîtres. Je vous suggère, chevalier, de retourner sur-le-champ à Londres et de dire au roi ce que vous croyez savoir. Mais sachez que, si vous accusez mon père, je dirai à qui veut l’entendre que vous avez trouvé vos preuves dans le lit d’une prostituée et que vous avez essayé d’abuser de la fille de votre hôte pour mieux poursuivre vos desseins.
— Allez-vous rapporter à votre père les révélations que je vous ai faites ?
Il lut dans le regard de la jeune fille qu’elle livrait une lutte intérieure et, quelque peu tendu, il attendit sa réponse. Si elle parlait au comte, Trevelyan et lui-même ne tarderaient sans doute pas à découvrir les cachots de Throckton. Or, il ne pouvait pas courir ce risque. Il lui faudrait s’assurer que Rebecca ne sorte pas du donjon avant qu’il ne se soit enfui du château avec son écuyer.
— Non, répondit-elle enfin, parce que je crois que vous vous trompez et que vos soupçons ne suffiront pas à incriminer mon père. Vous n’avez aucune preuve. Ne l’oubliez pas ! Quant à mon père, je lui dirai que vous avez dû partir car…
— Dites-lui simplement que je pars parce que j’ai enfin compris que la jeune fille que j’aimais ne me rendait pas mon affection et que je ne voyais pas l’intérêt de faire durer cette attente stérile.
Elle acquiesça d’un signe de tête.
— Entendu.
Elle monta l’escalier sans un mot ni même un dernier regard.
Tandis qu’il la voyait s’éloigner, il pria le ciel pour qu’un jour elle comprenne ce qu’il avait fait et pourquoi, et qu’elle croie alors en son amour.
Il l’aimait, mais il savait que son amour ne lui donnerait pas le bonheur.
Seul lui échoirait le désespoir car il entrevoyait le bonheur qu’il aurait pu connaître auprès de Rebecca, mais ce bonheur était à jamais perdu.
*
* *
Ravalant ses larmes, Rebecca traversa la cour aussi rapidement qu’elle put. Le chevalier se trompait ! Son père n’était pas félon. C’était purement et simplement impensable !
C’était lui au contraire, Blaidd, cet être sournois et menteur, qui avait profité de sa crédulité et de sa faiblesse pour mieux parvenir à ses fins.
Elle serait heureuse lorsqu’il serait parti. Très heureuse !
Elle entra dans la grande salle et constata que le déjeuner était fini.
— Où est mon père ? demanda-t elle à un serviteur.
L’homme, surpris par la dureté de son ton, ouvrit de grands yeux et désigna du doigt l’escalier pour faire comprendre à Rebecca que le comte avait regagné sa chambre.
Sans demander plus d’information, elle gagna l’escalier qu’elle commença de gravir lestement. Elle allait lui annoncer le départ du chevalier. Elle n’allait le trouver pour aucune autre raison…
Elle s’arrêta à mi-hauteur et s’appuya au mur de pierre, froid contre sa joue. Elle se mentait à elle-même… En vérité, elle voulait revoir le visage de son père et le comparer au souvenir qu’elle avait gardé de celui d’Ester. Elle espérait ainsi s’assurer qu’il n’y avait aucune ressemblance entre eux mais elle n’en était pas certaine…
Depuis l’instant même où elle avait refusé de croire aux propos que lui rapportait Blaidd, elle était assaillie de souvenirs qui lui revenaient à l’esprit et formaient une sorte de canevas sur lequel, petit à petit, venaient s’imbriquer des fils de laine de toutes les couleurs, donnant corps et vie à la simple esquisse.
C’était quelques propos insolites échangés entre son père et une servante ; quelques réflexions entendues ici et là ; des conversations qui s’interrompaient brusquement à son approche ; des regards de connivence échangés alors qu’on ne savait pas qu’elle regardait ; les servantes qui sortaient si soudainement de la chambre de son père… Et, enfin, la tolérance de ce dernier pour ce qu’il appelait les « appétits masculins ».
Dobbin, en évoquant tout le mal qu’un homme comme Blaidd pouvait faire à une femme, semblait parler en connaissance de cause. Or, n’avait-il pas passé de longues années à Throckton ? N’avait-il pas évoqué par ces mots le sort des trois épouses défuntes du comte ?
Une conversation entre son père et le prince Valdemar était en cours, au même moment, et elle en percevait quelques bribes inaudibles. Le ton venait de monter de quelques degrés, toutefois, et elle entendiit les propos véhéments prononcés par le Danois…
— Vous voulez que j’épouse ce laideron ? La pureté de son visage est, pour une femme, un atout précieux, et la cicatrice de votre fille suffit à ce titre à la discréditer. Il n’est pas question que je m’embarrasse d’une femme défigurée, surtout avec une dot aussi ridicule !
Elle n’avait pas rêvé… Il s’agissait bien d’elle.
Plus bouleversée encore que lorsque Blaidd lui avait fait ses révélations, elle continua de gravir les marches de l’escalier. La porte de la chambre de son père était très légèrement entrouverte, mais suffisamment pour qu’elle pût jeter un regard à l’intérieur de la pièce.
Le comte était assis derrière une grande table posée sur des tréteaux et couverte de manuscrits, parchemins, plumes d’oie, d’un encrier et d’une coupe contenant du sable, et d’un autre récipient rempli de cire liquide. Il avait déposé près de lui son épée à la poignée ornée de pierres précieuses qui brillaient dans la lumière du soleil, ainsi que le fourreau de métal.
Valdemar, manifestement mé*******, allait et venait devant la table, et les tapisseries suspendues au mur frémissaient sous l’effet du déplacement d’air produit par son grand corps en mouvement.
— Calmez-vous, recommanda le comte, et asseyez-vous. Essayons de parler de ces questions sereinement. A moins que vous ne soyez un barbare comme le suggérait le chevalier Blaidd ?
— Je suis le fils du roi du Danemark ! s’écria le géant, piqué au vif.
— Je triple la dot. Que diriez-vous de trente mille marcs d’or ?
Rebecca eut le souffle coupé… Son père la vendait à ce Danois pour la somme de trente mille marcs d’or ? Elle ne pouvait pas le croire. Dans quelle absurde négociation s’était-il engagé ?
Le prince avait pris place sur un siège qu’elle ne pouvait voir. Seuls ses pieds, qu’il n’arrêtait pas de déplacer nerveusement, étaient dans son champ de vision.
— Puisque vous venez d’évoquer ce Gallois, dit-il, soudain apaisé, puis-je savoir ce qu’il fait ici ?
— Il ne s’agit que de l’un des innombrables prétendants de Laelia. Si vous m’aviez annoncé que vous veniez plus tôt que prévu, je l’aurais renvoyé chez lui avant votre arrivée.
La main de Valdemar balaya l’air pour signifier que cette question était sans importance.
— Rien ne m’interdit de venir vous rendre visite. Nos royaumes ne sont pas en guerre ou, du moins, pas encore. Certes, si un nombre suffisant de barons anglais rallient votre cause, nous pourrons, en associant nos forces, renverser Henry et chasser de la cour cette coterie française.
Rebecca appliqua la main sur sa bouche pour retenir le cri de stupéfaction qui allait en jaillir. Mon Dieu ! Blaidd avait raison ! Elle aurait dû le croire, lui accorder sa confiance…
— Ce n’est pas un imbécile, dit le comte. Il faut s’en méfier.
La jeune fille rapprocha la tête de l’ouverture pour mieux entendre ce qu’ils avaient à dire sur le chevalier. S’ils soupçonnaient Blaidd d’avoir découvert leurs projets, sa vie était peut-être en danger…
— D’autant plus qu’il est très proche du roi. Il faut espérer qu’il croie que nos échanges se limitent à des intérêts commerciaux sinon nous allons finir au bout d’une corde.
Valdemar, qui ne semblait pas inquiet, étendit ses longues jambes.
— J’ai l’impression qu’il a confiance en vous.
— Jusqu’à présent, en tout cas, il n’a rien dit ni rien fait qui puisse m’inquiéter. De toute façon, Laelia n’étant pas intéressée par lui, il quittera Throckton dans les prochains jours. S’il ne s’en va pas, je lui ferai comprendre qu’il est inutile d’insister et qu’il est préférable qu’il s’en aille.
Le comte garda le silence un moment avant de reprendre :
— Il ne faut pas que vous voyiez là un signe de la Providence. Ce n’est pas Laelia que je vous destine, mais sa cadette. Si elle ne vous plaît pas, cela importe peu. Il est convenu entre votre père et moi-même que nous procédions à une alliance entre deux de nos enfants. Vous épouserez donc Rebecca.
La jeune fille, qui écoutait, tremblante, eut l’impression qu’on lui perçait le cœur. Elle aurait voulu fuir, mais elle se sentait trop faible pour bouger. Non seulement son père était un traître, mais il disposait de sa vie au gré de ses intérêts !
— Je prends Laelia et vous réduisez la dot à quinze mille marcs d’or.
— Laelia n’entre pas dans ces négociations.
— Même si je me *******e du quart de la dot ?
Outrée, Rebecca serra les poings. Ils parlaient d’elle et de sa sœur comme deux maquignons de leurs vaches à une foire aux bestiaux !
— Assez, Valdemar ! dit le comte, manifestement à bout de patience. Si vous ne voulez pas épouser Rebecca, qu’il en soit ainsi. Votre père, le roi, a beaucoup d’autres fils. L’un ou l’autre fera l’affaire, et c’est lui qui régnera sur Throckton quand je serai duc et que j’aurai mon hôtel à Londres. Quant à ma belle Laelia, elle sera reine d’Angleterre.
Et que deviendrait Eléonore, la reine légitime ? pensa Rebecca. Elle assistait tout bonnement à un complot contre la couronne !
— Encore faut-il qu’Henry veuille bien d’elle ? objecta le prince.
Ils n’avaient donc pas l’intention d’assassiner le roi, pensa Rebecca en son for intérieur. Peut-être avait-elle mal compris ? Ils ne complotaient peut-être pas vraiment…
L’espoir de la jeune fille fut balayé par les propos qu’elle entendit son père tenir.
— Dès que nous nous serons débarrassés de la reine et de son entourage, je ne doute pas que la beauté de ma fille n’aide le roi à comprendre qui règne véritablement.
Trahison ! Le mot résonnait dans la tête de Rebecca. Son père était un traître, un félon… Il s’alliait aux Danois pour provoquer un bouleversement profond dans tout le royaume, un changement radical qui impliquait le bannissement de la reine, si ce n’était sa mort, pour la remplacer par Laelia. Et le comte serait l’homme fort du pays. Il serait derrière Henry qu’il manipulerait comme une marionnette.
— Pourquoi ne pas nous débarrasser du roi ? demanda Valdemar.
— Parce qu’il est mon souverain légitime qui a été oint dans la cathédrale de Westminster.
Rebecca écoutait attentivement, et sa consternation tournait à la confusion.
— La reine n’est-elle pas légitime, elle aussi ?
— Elle est française ! s’écria le comte avec rage, son regard lançant des éclairs furieux.
Jamais Rebecca ne l’avait vu entrer aussi rapidement dans une telle colère. Elle avait l’impression, soudain, d’être en face d’un étranger.
Mais peut-être l’était-il ? Peut-être ne l’avait-elle jamais vraiment connu, comme la plupart des habitants de Throckton d’ailleurs ?
L’expression féroce qui était apparue sur son visage s’estompa bientôt, comme s’il avait mis un masque, mais sa voix gardait une dureté d’acier lorsqu’il reprit :
— Nous aurions pu éventuellement oublier qu’elle était française puisque le roi était satisfait de l’avoir pour épouse, mais elle est venue en Angleterre avec ces sangsues qui vivent sur le dos du royaume.
— Il se pourrait que l’aventure tourne mal et que vous y perdiez la vie, objecta Valdemar, manifestement moins confiant dans le succès de l’entreprise que le comte. Et moi, je resterais marié à la moins jolie de vos filles.
Après tout ce que Rebecca avait entendu dans la journée, cette dernière réflexion la laissa indifférente.
Que devait-elle faire, à présent ? Avertir Blaidd et lui dire que ses suspicions étaient parfaitement fondées ? Accuser son propre père d’être traître à la couronne ? Qu’adviendrait-il alors de lui, de Laelia et d’elle-même ? S’il était reconnu coupable, il serait pendu, éviscéré et écartelé.
Mais n’était-ce pas la fin tragique qu’il cherchait à avoir ? Henry était leur roi de droit divin et, s’il avait fait un mauvais choix quant à son épouse, il était assurément possible de réduire l’influence de la reine et de ses proches sans recourir aux armes et semer la désolation à travers le royaume.
Les membres de la famille d’un traître n’étaient pas à l’abri de la peine capitale même s’ils n’étaient pas impliqués dans le complot. Henry aurait-il pitié de Laelia et d’elle-même, ou considérerait-il que, dans la mesure où elles entraient dans la machination de leur père, elles étaient solidairement responsables avec lui ?
De toute façon, même si le roi leur laissait la vie sauve, tous les biens de leur famille seraient confisqués par la couronne. Elles seraient réduites à la misère ; elles se retrouveraient sans toit et sans ressources, livrées à la moquerie et au mépris des sujets loyaux de Sa Majesté.
— Nous ne pouvons pas échouer si votre père est fidèle à sa parole. Beaucoup d’autres barons sont mé*******s de la façon dont le royaume est gouverné.
Le comte s’interrompit et adressa à Valdemar un petit sourire condescendant.
— Je n’envisage pas de me jeter dans la fureur des combats. Je resterai en retrait. J’abandonne cela aux jeunes chevaliers impétueux qui brûlent de briller sur le champ de bataille et de rivaliser de prouesses. N’ayez crainte, en tout cas, mon cher prince. Si la situation tourne mal, je m’assurerai que ma famille s’en sorte saine et sauve. Peut-être devrons-nous fuir l’Angleterre, mais j’ai assez d’or, d’argent et de pierres précieuses reçus de ceux qui soutiennent ma cause pour aller vivre ailleurs. Quoi qu’il arrive, vous retournerez dans votre pays avec vos trente mille marcs d’or. Et si ma fille ne vous plaît pas, faites comme moi. Prenez-une, ou plusieurs même.
Comment pouvait-il tenir de tels propos ? pensa Rebecca, accablée. Il n’avait aucun cœur. Il parlait d’elle avec si peu de ménagement qu’elle avait l’impression que ce n’était plus son père.
— Vous ne semblez pas avoir beaucoup d’estime pour votre fille, constata Valdemar.
Le comte soutint longuement son regard avant de répondre :
— Elle a été pour moi une source d’irritation constante depuis sa naissance, exactement comme sa mère à la mort de laquelle, d’ailleurs, je n’ai pas versé une larme. Alors, si sa compagnie vous est aussi désagréable qu’à moi, vous pourrez la faire enfermer dans un couvent après qu’elle vous aura donné un ou deux fils. Je n’y vois aucun inconvénient. Et vous mènerez ensuite la vie qui vous conviendra.
Ces paroles terribles sur sa mère laissèrent la jeune fille à la fois prostrée de douleur et oppressée de fureur.
— Mais, alors, pourquoi insistez-vous pour que je l’épouse ? demanda le prince danois.
— Parce que, mon cher Valdemar, tout bâtard que vous soyez, vous n’en êtes pas moins le fils du roi du Danemark et que vous me donnerez à ce titre des petits-fils au sang bleu. Il va sans dire, également, qu’une fois que vous aurez épousé ma fille, l’alliance qui me liera à votre père sera beaucoup plus forte encore que celle fondée sur la simple parole. Eh bien ! Vous me regardez sans répondre… Désirez-vous quelque éclaircissement ou voulez-vous vous entretenir avec moi sur un sujet particulier ?
— Non, je n’ai pas d’autres questions à vous poser.
Rebecca entendit le bruit des sièges que leurs occupants repoussaient sur le sol dallé.
Elle savait ce qu’il lui restait à faire : prévenir Blaidd qu’il avait raison sur tous les plans. Si elle ne le faisait pas maintenant, comment pourrait-elle implorer le pardon du roi pour les hommes de la garnison, Dobbin le premier, mais aussi les domestiques de la maison, les villageois, les fermiers et tenanciers, ainsi que pour sa sœur et elle-même ?
Leur père avait choisi son destin sans tenir compte de leurs aspirations. Mais à l’idée de devoir décider à présent entre une mort infâme pour son géniteur coupable de félonie ou la mort d’innocents, elle se sentait écartelée. Car comment préférer la mort d’un père, fût-il indigne, à celle d’étrangers ?
Elle pivota pour descendre l’escalier, mais un étourdissement la saisit et, sentant qu’elle perdait l’équilibre, elle laissa échapper un cri. Elle réussit à se raccrocher à la grosse corde qui courait le long du mur en guise de rampe et entendit aussitôt la voix grondante du comte qui résonnait dans la tour :
— Depuis combien de temps es-tu ici ?
Affolée, perdue, elle regarda par-dessus son épaule et vit son père se pencher sur elle comme un oiseau de proie. Derrière lui se tenait le prince Valdemar, le visage tendu et inquiet.