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CHAPITRE 12



A la faible clarté de la lune, Blaidd se laissait descendre le long de la corde fixée à l’un des merlons des remparts. Il avait trouvé un endroit qui n’était pas dans l’axe de mire des sentinelles car il voulait se rendre au cabaret où travaillait Ester sans être vu des gardes.
L’arrivée à Throckton de l’arrogant Danois lui avait brutalement rappelé la raison de sa présence en ce lieu. Même s’il était en train de tomber amoureux, il aurait dû s’acharner un peu plus à déterminer si le comte complotait ou non contre la couronne.
Il aurait dû interroger Meg avec un peu plus d’insistance et, surtout, aller voir Ester bien avant. Actuellement, la servante était trop occupée pour avoir le temps de lui répondre et il passait lui-même le plus de temps possible en compagnie du comte et de son hôte de marque pour essayer de déterminer s’ils étaient réellement en relation pour des échanges commerciaux ou s’ils poursuivaient un but d’une tout autre nature.
La raison commerciale était officiellement la seule invoquée pour expliquer la présence des Danois à Throckton et il ressortait des conversations que Blaidd avait entendues que c’était la première fois qu’ils y venaient. Chaque domestique qu’il avait questionné à ce sujet lui avait donné la même réponse, mais il avait appris, ce faisant, que le comte recevait des hôtes de tous les coins du royaume et qu’ils ne venaient pas tous pour courtiser sa fille aînée.
Ça ne signifiait pas qu’il fût en train de comploter contre Henry. Peut-être ne recevait-il autant de monde que pour faire du commerce, et c’était de là que provenaient les revenus complémentaires à ceux de la terre qui lui permettaient de poursuivre tous ces travaux de fortification ?
Blaidd n’avait pas eu davantage l’occasion de parler avec Rebecca et de la questionner au sujet des Danois, mais elle devait être extrêmement occupée avec l’organisation de tous les repas.
Il doutait qu’elle pût, dans ces conditions, déceler quoi que ce fût d’anormal. D’autant moins qu’elle ne pouvait concevoir que son père eût la moindre intention de trahir le souverain ; c’était, en tout cas, ce qu’elle lui avait laissé entendre le jour où ils avaient chevauché ensemble. Il pensait également que Laelia ignorait tout des éventuels agissements de son père et qu’elle était parfaitement étrangère à la politique même si elle se montrait totalement fascinée par le Danois.
Le comte, quant à lui, continuait de se montrer un hôte très agréable et courtois, mais il esquivait avec beaucoup d’adresse tout sujet de conversation que Blaidd essayait d’introduire et qui avait trait à ses relations avec les étrangers. Et lorsque le chevalier posait une question plus directe sur le sujet, il répondait invariablement qu’il faisait du commerce avec ses visiteurs.
Blaidd s’en voulait d’avoir été aussi négligent, de s’être laissé aveugler par ses émotions et la jovialité de son hôte. Surtout, il n’aurait pas dû faire passer son propre bonheur avant son devoir.
Il atteignit le bas de la muraille qu’il longea jusqu’au pont-levis. Là, se suspendant à l’une des poutres du pont, il franchit les douves à la force des bras et, une fois de l’autre côté du fossé, s’éloigna du château le plus discrètement possible en longeant les maisons pour toujours rester dans leur ombre.
Il s’assura qu’il n’y avait aucun témoin lorsqu’il entra dans le cabaret où il fut reçu par des cris de surprise étouffés et des rires de gorge. La brune pulpeuse qui lui avait déjà parlé et qui, manifestement, régnait sur la maison vint au-devant de lui d’un air triomphant.
— Je me doutais que vous reviendriez, mon beau chevalier.
— Je n’ai pas pu résister, répondit Blaidd en scrutant les visages des femmes réunies dans la salle. Où est la jolie blonde ?
— Ah ! Je pensais que vous la réclameriez. Elle m’a dit comment vous la regardiez lorsque vous êtes venu rechercher ce gamin… Et, bien sûr, si Son Arrogance, là-haut, ne vous laisse pas l’approcher, vous serez bien ******* de vous consoler avec Ester qui lui ressemble pas mal. Vous n’êtes pas le premier ni, sans doute, le dernier.
Blaidd n’éprouvait qu’écœurement mais il voulait mener à bien sa mission.
— Combien ? demanda-t il.
— Cinq pennies.
— C’est un prix trop élevé.
— Pas pour elle, comme vous allez d’ailleurs, bientôt, vous en apercevoir.
Blaidd sortit sa bourse et donna la somme à la tenancière qui s’empressa de la ranger dans une poche cousue à l’intérieur de sa robe.
— Où est-elle ?
La femme indiqua l’escalier du menton.
— Toujours dans la même chambre, mais il va falloir attendre un peu. Elle est très demandée, notre Ester.
La brune eut un rire sardonique qui glaça le sang de Blaidd.
— Je vais vous tenir compagnie pendant que vous attendez, proposa l’une des filles en se glissant près de lui.
— Je ne veux pas attendre, répondit-il en s’adressant à la maquerelle. Combien pour qu’elle soit libre tout de suite ?
Le regard de la femme se mit à briller.
— Encore cinq pennies.
Blaidd paya sans discuter. Il avait déjà perdu assez de temps.
La tenancière prit la direction de l’escalier en roulant ses fortes hanches et monta les marches de la même manière. Sans attendre d’y être invité, Blaidd lui emboîta le pas.
Plusieurs filles, qui s’étaient approchées, lui barrèrent le passage en minaudant, mais il passa entre elles sans ménagement.
— Nous ne sommes pas assez bien pour vous, messire ? Nous aurions pu, pourtant, vous apprendre quelques bons tours.
Il n’en doutait pas, mais ne souhaitait rien apprendre d’elles.
La tenancière tourna à droite en haut de l’escalier et frappa violemment à la porte de la chambre d’Ester sans se soucier des gémissements et des grincements de sommier qui provenaient de la pièce.
— Eh ! Meunier ! s’écria-t elle. Le temps est passé !
Il y eut un silence puis, d’une voix essoufflée, l’homme demanda :
— Déjà ?
— Oui, et largement !
Ils entendirent le meunier grommeler, puis des bruits de pas et de vêtements froissés.
— Dépêchez-vous ! cria la tenancière en observant Blaidd qui ne cachait pas son impatience.
La porte s’ouvrit et un colosse au visage rubicond parut, sa blouse ouverte sur la poitrine, ses chausses sous le bras et ses gros souliers à la main.
— Qu’est-ce qui vous prend ? dit-il en foudroyant du regard la maîtresse des lieux.
Puis, apercevant Blaidd, il baissa le nez et, sans ajouter un mot, descendit l’escalier.
La femme ouvrit tout grand la porte de la chambre et invita le chevalier à y entrer.
— Amusez-vous bien, messire !
Elle se colla à lui au moment où il passa dans l’embrasure et il dut la repousser pour se frayer un chemin. Puis elle referma la porte derrière lui et il l’entendit rire alors qu’elle descendait l’escalier.
Ester était assise dans le lit, les draps remontés sur la poitrine. Reconnaissant Blaidd, elle lui sourit.
— Oh ! dit-elle. C’est vous.
Le chevalier s’approcha du lit.
— La dernière fois que je vous ai vue, dit-il à mi-voix pour n’être pas entendu au cas où quelque fille se fût placée de l’autre côté de la porte branlante, vous m’avez laissé entendre que vous aviez certaines informations à me transmettre dans l’intérêt de Rebecca Throckton. De quoi s’agissait-il ?
Ester se leva.
— Vous ne voulez rien d’autre ? s’enquit-elle d’une voix caressante en faisant nonchalamment le tour du lit.
Affichant sa nudité avec beaucoup d’aisance, elle s’approcha d’une table où étaient disposées deux coupes en bronze et une outre à vin.
— Non, répondit-il laconiquement.
Elle se versa du vin et s’appuya à la table pour boire lentement, laissant tout son temps à Blaidd pour admirer son corps superbe, à la fois voluptueux et délié.
— En êtes-vous bien certain ? insista-t elle en reposant la coupe, ce qui fit onduler la magnifique chevelure d’or qui lui tombait sur les épaules.
— Absolument. Si vous m’avez menti pour m’attirer ici, je m’en vais immédiatement.
— Aussi vite ? Vous allez faire rire mes amies.
— Pardon ?
— Je leur dirai la vérité, d’ailleurs : qu’il manque malheureusement quelque chose d’essentiel au beau chevalier.
— Vous pouvez leur dire ce que vous voulez, cela m’est bien égal, répondit Blaidd en tournant sur ses talons.
Lorsqu’il eut la main sur le loquet de la porte, il se retourna vers la jeune femme et lui lança un dernier regard ironique par-dessus son épaule.
— Si vous pensez qu’elles vous croiront, ne vous en privez pas.
Changeant d’attitude, elle courut vers lui et posa une main sur la sienne.
— Ne partez pas, supplia-t elle. Je ne vous ai pas menti. J’ai quelque chose d’important à vous dire.
Elle leva ses grands yeux verts sur lui et, cette fois, il vit une lueur de sincérité dans son expression.
Il la laissa écarter sa main du loquet mais ne la lui abandonna pas.
— Pourquoi vous êtes-vous joué de moi ainsi ?
Elle haussa les épaules.
— Les hommes qui entrent ici ne viennent que pour une seule raison… et vous êtes un homme, n’est-ce pas ?
— Pas de ce genre.
— Alors, vous êtes l’exception qui confirme la règle, répondit-elle en prenant une chemise sur une pile de vêtements.
Elle l’enfila et alla s’asseoir au bord du lit.
— J’ai entendu dire que vous étiez un proche du roi ?
— En effet.
— Très proche ?
— Certains le diraient.
— Est-ce qu’il vous écouterait si vous vous portiez garant d’une personne ?
— Probablement, répondit Blaidd avec prudence.
Elle acquiesça d’un hochement de tête.
— Tant mieux, car il faudra que vous aidiez damoiselle Rebecca.
Une peur intense, inconnue et subite saisit Blaidd.
— Vous la croyez en danger ?
— Elle pourrait l’être, mais pas de son propre fait… Il faudrait que vous disiez au roi que si les choses tournent mal…
Blaidd plissa les yeux d’un air suspicieux.
— Que voulez-vous dire ?
Ester balança ses pieds au bord du lit et finit par répondre d’une manière indirecte :
— J’ai entendu dire qu’il y avait des visiteurs au château.
Il aurait été difficile aux villageois de ne pas voir la troupe de Valdemar lorsqu’elle avait traversé le village, pensa Blaidd.
— Hum, hum…, dit-il prudemment.
— Ce n’est pas la première fois que des Danois viennent à Throckton mais auparavant, ils s’étaient fait passer pour des Allemands. Je l’ai appris par l’un d’entre eux qui était venu se distraire ici.
Elle fit la grimace en poursuivant :
— Il disait que je lui rappelais une fille de son pays.
L’inquiétude du chevalier grandit. Pourquoi les Danois avaient-ils caché leur identité, sinon parce que leur rencontre avec le comte de Throckton était liée à d’autres raisons que le seul négoce ?
S’ils conspiraient vraiment ensemble, cependant, pourquoi le prince Valdemar proclamait-il ainsi sa nationalité ?
— Il n’est pas interdit de faire du commerce avec les Danois, répondit-il à Ester.
Il avait fait cette même réflexion à Trevelyan et le jeune homme avait affiché une expression qui ressemblait étrangement à celle de la jeune blonde.
— Vous croyez réellement qu’il n’a pas d’autres intentions ? dit-elle en désignant du pouce la direction du château. Vous pensez que cet intrigant n’a pas d’autres ambitions ? Moi, je doute qu’il vende une seule pelote de laine à ce prince Valdemar ! A la tête de sa garnison, de la troupe de Danois et de plusieurs barons anglais qui partagent son point de vue, il ne craindrait pas de marcher sur Londres pour chasser le roi du trône, voilà ce que j’en pense !
Elle avait raison, et, si sa supposition se concrétisait, ce serait l’anarchie dans le royaume. Mais comment cette gourgandine pouvait-elle connaître les intentions du seigneur de Throckton, elle qui ne quittait presque jamais ce lieu de perdition ?
— Il y a plusieurs semaines que je suis là, cependant, répondit Blaidd, et même si j’ai constaté que le comte était critique à l’égard de la couronne, il n’a rien dit ni rien fait qui ressemblât, selon moi, de près ou de loin à un acte de rébellion contre notre souverain.
Ester eut un petit sourire narquois.
— Vous pensez peut-être qu’il n’a aucune ambition ? Qu’il est parfaitement satisfait ici dans son beau château ? Qu’il ne jalouse pas ceux qui ont plus de pouvoir à la cour ?
— Je ne l’ai jamais entendu dire quoi que ce soit qui indique qu’il ait le goût du pouvoir.
— Alors, il vous a trompé, vous aussi, avec ses sourires et ses amabilités. Pourquoi pensez-vous qu’il n’a jamais accepté aucune des demandes en mariage pour Laelia ? Parce qu’il attend que la demande soit faite par un homme vraiment influent et puissant.
— Certes, mais il veut surtout que sa fille fasse le meilleur mariage possible, ce qui est le souhait de tout père aimant ses enfants.
— Parce que vous croyez qu’il est préoccupé par le bonheur de ses filles ? Ma mère travaillait comme servante au château. Elle a été témoin de la vie de chacune de ses trois femmes et elle les a toutes vues mourir. Il a toujours laissé très clairement comprendre qu’il voulait un héritier, et il ne pleurait pas longtemps la disparition de ses épouses. Ma mère l’a même entendu jurer devant le lit de mort de sa dernière femme pour l’avoir laissé encore une fois avec une fille. La malheureuse enfant, d’ailleurs, n’a pas survécu.
— Il montre de l’affection à ses filles, pourtant, protesta Blaidd qui n’arrivait pas à croire la jeune femme.
— Parce qu’elles lui sont utiles. Laelia, pour faire une bonne alliance, et Rebecca car elle assure le bon fonctionnement du château. Mais lui-même n’est qu’un hypocrite. Il joue à l’hôte bon et généreux alors qu’il n’a aucune de ces qualités. C’est un butor cupide et égoïste qui n’a pas une once de charité et est incapable de la moindre pitié.
— Je comprends que vous ayez ce regard sur lui… Je connais votre histoire, je sais qu’il ne vous a pas aidée, votre enfant et vous…
— Bon sang ! Non, il ne m’a pas aidée ! s’écria Ester en serrant les poings. Il m’a traitée de tous les noms et jetée hors de chez lui. Si j’avais pu rester au château, mon bébé aurait sans doute vécu. Mais il est né ici, dans ce bouge !
Elle fit un geste pour désigner la chambre sale et misérable puis reprit, la voix plus forte :
— Le comte de Throckton, je peux le dire, a tué son petit-fils !
Blaidd, déconcerté, la fixait.
— Le comte… ?
— Il est mon père.
Elle se leva et, un petit sourire innocent et moqueur aux lèvres, se tourna lentement vers le chevalier.
— Ne voyez-vous pas la ressemblance avec Laelia ? C’est pourtant flagrant, non ?
Il voyait, en effet, quelque chose de commun entre les deux visages. Ce n’était pas flagrant, mais la forme de la bouche et des yeux, ainsi que leur couleur, étaient semblables, de même que la blondeur, évidemment.
— Est-ce la raison pour laquelle Rebecca a essayé de vous aider ?
— Elle n’est pas au courant. Personne ne le sait, à l’exception de lui et de vous maintenant. Ma mère a reçu une bonne somme pour garder le secret. Elle ne m’a dit la vérité qu’un peu avant de mourir, mais là encore elle m’a fait jurer de ne jamais en parler.
Ester considéra Blaidd d’un air de fierté.
— Croyez-vous que seuls les nobles soient capables de tenir parole ?
— Non, mais je m’étonne, en effet, que vous n’ayez pas clamé la vérité sur les toits lorsqu’il vous a traitée comme il l’a fait.
— J’avais honte d’être sa fille, répondit-elle d’un ton acerbe. Nous autres enfants du peuple pouvons mépriser notre sang noble lorsqu’il a coulé dans les veines d’hommes que nous n’estimons pas. Si je n’ai rien dit, toutefois, c’est surtout pour ne pas faire de la peine à Rebecca. Elle a été la seule à m’aider et je sais qu’elle aime son père, même s’il ne le mérite pas. Je ne voulais pas la décevoir en lui révélant qui il était vraiment. Pourquoi croyez-vous qu’elle reste ici alors qu’il la traite comme une bête de somme ? C’est parce qu’il n’y a pas une personne au monde qui ait plus d’amour à donner qu’elle ni un plus grand sens de la fidélité. Si elle apprenait la vérité, elle aurait tout bonnement le cœur brisé. C’est pour ça que je n’ai rien dit, sinon je me serais juchée au sommet du clocher de l’église et j’aurais hurlé la vérité pour que chacun l’entende. Je n’aurais peut-être pas été la seule à le faire, car n’allez pas croire qu’il vive en moine. Aucune fille de plus de quinze ans dans ce comté n’échappe à son attention.
Ester s’interrompit un instant avant de reprendre :
— Il ne les viole pas, si c’est ce que vous pensez, mais il est maître dans l’art de la séduction et il est le seigneur du comté. Il fait entrer dans son lit à peu près toutes celles qu’il désire, puis achète leur silence. Elles quittent généralement Throckton ou trouvent à se marier dans le village en apportant en guise de dot la somme qu’elles ont touchée pour leur service. Ce que Rebecca ignore aussi, c’est sa façon de soutirer le maximum d’argent à ses sujets, même les plus humbles, en les menaçant ou les malmenant.
Blaidd souffrait en lui-même pour celle qui était chère à son cœur et dont Ester vantait la loyauté et la sensibilité. Elle ne voudrait jamais croire son père capable de tels agissements. Mais était-il aussi mauvais que la jeune femme le prétendait ? N’était-ce pas là le jugement d’une femme amère et aigrie ?
— Alors, reprit Ester, lorsque je vous dis que ces Danois ne sont pas là pour faire du commerce, vous devriez me croire. L’un d’eux, qui avait trop bu, m’a même dit, un soir, que le jour où ils vivraient définitivement ici n’était pas éloigné.
— Je comprends bien, Ester, que vous n’éprouviez que du mépris pour le comte, répondit Blaidd, mais comment pourrais-je accorder crédit à ce que vous dites à son sujet ?
— Pourquoi croiriez-vous une prostituée, c’est cela ? demanda Ester en croisant les jambes. Je devine que c’est impossible pour vous, chevalier. Au fond, je ne vous dis que des mensonges pour me venger de ce qu’il m’a fait et il m’est complètement indifférent que la jeune fille qui m’a traitée humainement lorsque j’étais enceinte soit heureuse ou non. Au fond, il m’est strictement égal qu’elle pâtisse des agissements de son père. Si c’est ce que vous pensez, seigneur chevalier, je regrette de vous avoir parlé.
Elle tendit le bras en désignant du doigt la porte.
— Je ne vous retiens pas.
Blaidd ne bougea pas d’un millimètre.
— Je veux bien croire, Ester, que le comte de Throckton ne soit pas celui qu’il laisse paraître, mais pour accepter tout ce que vous m’avez dit, il me faudra des preuves.
Elle haussa les épaules.
— Croyez-moi ou ne me croyez pas, chevalier. Faites comme il vous plaira, mais si je dis la vérité et que le comte de Throckton est sur le point de commettre un acte de félonie, je veux que vous sachiez que damoiselle Rebecca est absolument innocente. Je veux qu’un ami du roi connaisse la vérité pour pouvoir la défendre le cas échéant.
— Je vous donne ma parole, Ester, que si cet homme est vraiment un traître et qu’il est reconnu officiellement comme tel, je ferai l’impossible pour m’assurer que damoiselle Rebecca n’ait pas à en souffrir.
Ester se leva.
— Partez, maintenant, et dites à cette truie de tenancière que je ne gagnerai plus un penny pour elle, cette nuit. Je suis sûre qu’elle vous a déjà prélevé bien assez d’argent.
Blaidd gagna la porte et s’arrêta avant de l’ouvrir pour regarder derrière lui la jeune femme qui se tenait droite et altière dans la chambre sordide. La fille d’un comte ? Il le croyait sans peine à présent.
Il s’inclina avec respect.
— Je vous remercie de m’avoir parlé avec confiance, Ester. Et il se pourrait qu’un jour damoiselle Rebecca vous exprime aussi sa gratitude.
Ester hocha la tête avec noblesse tandis qu’il franchissait le seuil de la porte et qu’il la refermait derrière lui.
Seule, Ester s’assit de nouveau sur le lit et plongea le visage entre ses mains.
Le lendemain matin, Rebecca resta interdite en haut des marches conduisant du logis seigneurial à la cour car elle venait d’apercevoir Dobbin, au pied des marches et adossé au mur, qui attendait, les bras croisés sur la poitrine et la tête baissée dans une attitude de profonde détresse.
La jeune fille frissonna d’angoisse et essaya de passer rapidement en revue les causes qui pouvaient être à l’origine de cet abattement du capitaine de la garnison.
— Dobbin ? dit-elle en descendant les marches. Vous avez des problèmes avec vos hommes ?
Dobbin se redressa et dénoua ses bras.
— Avec un homme, précisa-t il.
— Lequel ? demanda la jeune fille, convaincue qu’il s’agissait de l’un des gardes. Qu’a-t il fait de si grave ?
Au lieu de répondre immédiatement, Dobbin prit Rebecca par le bras et l’entraîna à l’écart, dans le jardin du château, comme s’il craignait que quelqu’un pût entendre la révélation qu’il s’apprêtait à lui faire.
— Mais enfin de quoi s’agit-il ? demanda-t elle dans un élan d’impatience alors que l’inquiétude ne cessait de grandir en elle.
Dobbin se passa la main sur le menton et elle se rendit compte, à cet instant, à quel point il semblait fatigué. Il donnait l’impression de n’avoir pas fermé l’œil de la nuit.
— Dobbin ! Répondez-moi !
Le regard plein de remords de devoir faire un tel aveu, il dit rapidement :
— Je suis désolé, ma damoiselle, mais la nuit dernière, le chevalier Blaidd s’est rendu au village… dans l’établissement de plaisir…
Rebecca se laissa tomber sur un banc de pierre. Blaidd était allé voir les filles ? Lui qui était si révolté par l’attitude de son écuyer et qui nourrissait un tel mépris pour la prostitution, en particulier pour ceux qui en tiraient un profit, lui qui était désolé pour les femmes réduites à vendre leur corps…
— Etes-vous absolument certain qu’il y soit allé ?
Dobbin fit « oui » de la tête.
— Charles était en sentinelle sur la courtine sud et il a vu le chevalier descendre le rempart à l’aide d’une corde. Il est certain que c’était lui à cause de ses cheveux. Il est venu me prévenir aussitôt, et je lui ai dit de le suivre et de voir où il allait.
Charles était le seul archer de la garnison que Rebecca n’avait jamais pu battre. Elle l’avait vu, un jour, atteindre avec une flèche une pomme au sommet d’un grand pommier alors qu’il en était bien éloigné de trente mètres. Alors, s’il disait avoir vu Blaidd, si reconnaissable à sa coiffure, descendre le long de la muraille à l’aide d’une corde, ce ne pouvait qu’être vrai.
— En tout cas, il n’a plus eu aucun doute en voyant le chevalier sortir du cabaret, poursuivit Dobbin.
Il posa paternellement la main sur l’épaule de la jeune fille.
— Je suis désolé, ma damoiselle. Moi aussi, je me suis trompé à son sujet. Jamais je ne l’aurais cru comme ça.
Rebecca reprit sa respiration et tenta de lutter contre le désespoir qui l’envahissait.
— J’étais certaine qu’il n’était pas ce genre d’homme.
— Je le sais. C’est pour cela que j’ai cru qu’il était de mon devoir de vous informer. J’ai vu ce qui se passait entre vous, et j’en étais heureux. Mais maintenant…
Il s’interrompit un instant puis reprit, le ton plus affirmé :
— Vous aurez sans doute le cœur brisé, mais j’ai été témoin du mal qu’un homme infidèle pouvait faire à sa femme, et je ne veux pas que cela vous arrive.
Elle avait, en effet, le cœur brisé. La révélation de Dobbin avait détruit l’image du chevalier parfait qu’elle s’était forgée de Blaidd. Elle avait eu raison, le premier soir où il s’était approché d’elle dans la chapelle, de penser qu’il n’était qu’un vil séducteur.
Et qui plus est, il mentait. Il l’avait trompée avec ses mots tendres, ses baisers passionnés. Il s’était joué d’elle comme de la dernière des vachères. Elle ne pouvait que remercier le ciel de ne pas s’être donnée à lui !
— Ma damoiselle ? demanda doucement Dobbin. Rebecca ? N’est-il pas temps qu’il parte ?
— Oh si ! répondit la jeune fille d’une voix étranglée. Il s’en ira dès aujourd’hui.
Malgré la colère qui montait en elle, il s’était formé dans sa gorge une boule qui ne voulait pas partir.
— Quelle raison donnerez-vous à votre père ?
— J’espère ne pas avoir à lui en donner et que le chevalier partira de lui-même après que je lui aurai dit, seule à seul, que sa vraie nature a été découverte et que sa présence à Throckton est devenue indésirable. S’il va plaider sa cause devant mon père et que celui-ci l’autorise à rester, Laelia aura été prévenue, du moins, du genre d’homme avec qui elle sera appelée à vivre en l’épousant. J’aurai fait tout ce qui est en mon pouvoir pour la mettre en garde.
— Vous restez combative malgré votre peine, dit Dobbin, admiratif. J’aurais dû m’en douter. Je ne pense pas, pour ma part, que Blaidd reste ici après que vous lui aurez parlé. Voulez-vous que je le suive avec quelques-uns de mes hommes et que nous lui fassions comprendre que, s’il revient, il ne sera pas le bienvenu ?
— En lui laissant quelques mauvaises cicatrices pour qu’il se souvienne de Throckton ?
Rebecca fit non de la tête.
— Pas question, Dobbin. D’ailleurs, vous perdriez votre temps. Moins nous aurons affaire à lui, mieux ça vaudra.
— Comme vous voudrez, ma damoiselle, répondit le capitaine avec une nuance de regret dans la voix.
Elle lui tapota le bras.
— Je sais que ce n’était pas facile pour vous de me prévenir, Dobbin. Et je vous en suis reconnaissante. A présent, je vais me rendre à la chapelle pour écouter la messe.
Dobbin la regarda s’éloigner avec dignité, la tête droite, le port altier. C’était une jeune fille qui plaçait son honneur au-dessus de tout et qui, en conséquence, inspirait le respect, l’amour et la fidélité. Mais, surtout, elle était la fille de son admirable mère, la deuxième comtesse de Throckton, qui était aussi belle qu’elle était généreuse. Tout homme, en dehors du comte, aurait été fier de pouvoir appeler Rebecca sa fille. Il aurait béni le ciel pour ce privilège.

 
 

 

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CHAPITRE 13


Dès qu’il posa les yeux sur Rebecca, Blaidd comprit que quelque chose n’allait pas. Elle était d’une pâleur mortelle et le regardait comme si elle lui en voulait terriblement. Il l’aurait frappée qu’elle n’aurait pas réagi autrement et n’aurait pas nourri de plus violente colère contre lui.
Que s’était-il passé ? Avait-elle deviné qu’il lui avait menti au sujet de sa présence à Throckton ? Ou bien avait-il été vu en se rendant à la maison de plaisir ? Cela expliquerait l’expression indignée de son visage et la tristesse de son regard.
Comment pourrait-il justifier sa présence en ce lieu sans rapporter à Rebecca ce qu’Ester lui avait confié et, par conséquent, sans lui avouer la raison initiale de sa venue à Throckton ? Il lui faudrait trouver une solution et réussir, d’une manière ou d’une autre, à rétablir la confiance entre eux.
A sa droite, le comte de Throckton lui lança un regard interrogateur et Blaidd prit conscience que, à force de se retourner, il intriguait son hôte. Trevelyan, à sa gauche, l’avait sans doute aussi constaté car il le considérait d’un air perplexe.
Laelia, à côté de son père, et le prince Valdemar ne semblaient, quant à eux, rien remarquer tant ils étaient préoccupés l’un par l’autre.
Blaidd marmonna quelques mots incompréhensibles à l’intention de son écuyer et, ce faisant, croisa de nouveau le regard de Rebecca qui le fixait toujours avec la même détresse.
Il dirigea de nouveau son attention sur le prêtre qui célébrait la messe et demanda au ciel de l’aider à retrouver la paix sans laquelle il lui serait impossible de se faire comprendre de Rebecca. C’était une véritable torture de la sentir dans son dos, toujours aussi révoltée contre lui, mais il ne pouvait rien faire tant que l’office ne serait pas terminé.
Il aurait voulu pouvoir quitter sa place, la prendre par la main et l’emmener en un lieu où il aurait pu lui parler sans témoin et apprendre de sa bouche ce qui la préoccupait.
A la fin de la messe, malgré son impatience, il réussit à se contenir pour ne pas se diriger immédiatement vers elle et l’entraîner hors de la chapelle. Il s’obligea à attendre que le prince, Laelia et le comte sortent en procession.
Rebecca l’attendait à la porte de la chapelle. D’un geste, elle l’invita à la suivre et prit la direction du donjon.
— Va prendre ton petit déjeuner, Trevelyan, dit-il à son écuyer. J’irai te rejoindre dans un moment. Je voudrais trouver une pierre à aiguiser pour polir mon épée.
Le jeune homme acquiesça d’un mouvement de tête et rejoignit les autres, qui avaient pris la direction de la grande salle où allait être servi le repas. Une fois seul, Blaidd rejoignit Rebecca qui venait d’ôter l’une des clés qu’elle portait à la ceinture et la tournait dans la serrure de la lourde porte donnant accès au cabinet des armes.
Elle entra la première dans la salle obscure et il l’y suivit en s’assurant que personne ne le regardait. Sur les murs de la pièce voûtée s’alignaient des lances, des épées et des carquois suspendus à des crochets alors que les arcs et les flèches étaient posés sur des étagères.
Près de la cheminée se dressait un établi sur lequel le forgeron devait réparer les heaumes et les armures faussés dans les tournois et les combats. Un marteau, des pinces et d’autres outils attestaient du travail en cours.
— Rebecca ? appela Blaidd qui scrutait la pénombre sans réussir à distinguer la jeune fille.
— En bas, répondit-elle brièvement.
Il se dirigea vers la partie de la salle d’où provenait sa voix et vit des marches de pierre qui conduisaient à un niveau inférieur, vraisemblablement un garde-manger ou quelque cachot.
En arrivant au bas des marches, il fut soulagé de découvrir une vaste pièce voûtée éclairée par un seul soupirail où il entrait, néanmoins, assez de lumière pour voir que les murs de pierre ruisselaient d’humidité.
Rebecca l’attendait au milieu de la salle, les bras croisés sur la poitrine, dans une attitude de méfiance et de colère contenue.
— Où étiez-vous la nuit dernière ? s’enquit-elle avec dignité et sévérité.
Peut-être y avait-il eu un malentendu entre eux ? Elle aurait cru avoir un rendez-vous avec lui auquel, évidemment, il n’était pas allé ? S’il ne s’agissait que de cela, il n’aurait pas de difficulté à l’apaiser.
— Etions-nous supposés nous retrouver ?
— Si vous cherchez à jouer les innocents, riposta-t elle avec véhémence, vous perdez votre temps !
Le problème, de toute évidence, était plus sérieux…
— Vous m’avez induite en erreur en me faisant croire que vous étiez un homme honorable et respectable, mais vous ne l’êtes pas ! reprit-elle, décidée à en finir. J’avais raison de m’insurger contre vous le premier soir où vous m’avez embrassée dans la chapelle. Vous n’êtes qu’un hypocrite, un débauché sans aucune rigueur morale !
Il ne pouvait y avoir qu’une explication à ce genre de reproches.
— Quelqu’un vous a dit que j’étais allé à la maison de plaisir ?
— Oui, dit-elle d’une voix sifflante en le fixant droit dans les yeux.
— Qui ?
— Une personne en qui j’ai confiance.
— Vous a-t elle dit que j’étais resté très peu de temps là-bas ?
— Je ne sais pas combien de temps il vous faut pour vos fantaisies ! Je suis certaine que vous êtes rapide si cela arrange vos affaires.
— Rebecca… Je ne suis pas allé là pour ça…
Elle releva un sourcil, sceptique.
— Oh ! Vous vouliez seulement bavarder, sans doute ?
Il considéra longuement le visage courroucé de la jeune fille sans savoir que lui répondre. S’il n’évoquait pas ses soupçons à l’égard du comte, comment pourrait-il justifier sa présence dans la maison close ? Peut-être serait-ce plus simple de lui parler avec sincérité ? Il devait pouvoir lui faire suffisamment confiance pour lui dire la vérité, et il était de son devoir, de toute façon, de la prévenir du danger qu’elle encourait si son père complotait contre la couronne.
Il ne voyait pas d’autre solution que de tout dire — et c’est ce qu’il fit.
— Cette nuit où je me suis inquiété au sujet de Trevelyan qui avait disparu et que j’ai retrouvé endormi dans le lit d’Ester, profitant de ce que les autres filles ne pouvaient pas nous entendre, elle m’a dit qu’elle avait quelque chose d’important à me révéler vous concernant. C’est cette information que je suis allé chercher hier soir.
Rebecca plissa les yeux d’un air dubitatif.
— Et vous ne vous en êtes souvenu qu’hier soir ?
— Je reconnais que je n’aurais pas dû attendre aussi longtemps.
— Quelle joie d’apprendre que vous auriez dû vous rendre plus tôt dans ce lieu de déchéance ! dit la jeune fille d’un ton moqueur.
— Je suis simplement honnête avec vous, Rebecca, répondit-il avec fermeté.
Quelque chose vacilla dans le regard de la jeune fille, mais ses lèvres restaient crispées.
— Disons plutôt que, pour une fois, vous ne mentez pas. Qu’avait donc Ester à vous dire de si important ?
— Les Danois sont déjà venus à Throckton par le passé.
— Nous n’en avons jamais reçu avant ceux-là, protesta Rebecca. Je l’aurais su s’ils étaient déjà venus à Throckton puisque c’est moi qui suis chargée de l’intendance.
— Ester m’a expliqué qu’ils s’étaient fait passer pour des Allemands.
Le doute s’afficha de nouveau dans le regard de la jeune fille mais il fut aussitôt remplacé par une expression de méfiance.
— De toute façon, Danois ou Allemands, cela ne fait aucune différence.
— Croyez-vous que, si c’était le cas, ils prendraient la peine de se faire passer pour ce qu’ils ne sont pas ?
— Toute votre démonstration part du principe qu’Ester dit la vérité et qu’elle est parfaitement informée. Comment le pourrait-elle dans le milieu où elle vit ?
— Justement, elle est très bien placée pour recueillir des confidences. C’est un client qui lui a fait cet aveu.
Le doute envahissait lentement Rebecca, mais elle ne le laissa pas entendre dans sa voix.
— Vous voudriez que je soupçonne mon père de comploter contre notre roi en me fondant sur les propos d’une courtisane recueillis par un débauché ? Une fille que mon père a dû chasser de notre maison en raison de ses mauvaises mœurs ? Elle n’a certainement pas d’autres intentions que de jeter le trouble chez nous. Pourquoi, d’ailleurs, vous ferait-elle ces révélations et non à moi ?
— Parce qu’elle a entendu dire que j’étais un proche du roi. Elle veut vous protéger… et moi aussi, j’ai le même désir. Vous êtes peut-être en grand danger, Rebecca.
Il hésita un instant, mais il lui paraissait évident qu’il devait tout dire à la jeune fille. Aussi reprit-il, à contrecœur, certes, mais mû par un besoin urgent de vérité :
— Je crains, Rebecca, que votre père ne soit impliqué dans un complot contre la couronne.
— Mon père, un traître ? dit-elle, le souffle coupé. C’est de la folie. Mon père est aussi fidèle au roi que vous pouvez l’être ! Je n’écouterai pas un instant de plus ces sornettes !
Elle se tournait déjà vers l’escalier, mais il lui saisit le bras et, plongeant son regard dans le sien, il rétorqua :
— Est-il un sujet loyal de Sa Majesté, Rebecca ? En êtes-vous absolument certaine ?
Elle libéra son bras.
— Bien sûr ! Comment pouvez-vous imaginer qu’il en soit autrement ?
— Parce qu’il ne cesse de critiquer le roi et les faveurs qu’il accorde aux proches de la reine.
— Il n’est pas le seul à le faire ! Vous non plus, vous n’appréciez pas certains choix !
— Mais je ne reçois pas une troupe de Danois en armes chez moi. Je ne lie pas des liens avec eux dont la véritable nature est un mystère. Je ne fortifie pas mon château comme s’il devait soutenir un siège. Je n’engage pas des frais dans ce but que le revenu de mes seules terres ne sauraient couvrir. Je n’ai pas, non plus, une forte garnison d’hommes lourdement armés et remarquablement entraînés au combat.
Rebecca recula d’un pas comme s’il avait été un pestiféré.
— Pourquoi mon père n’aurait-il pas le droit de recevoir chez lui un prince danois ? L’Angleterre n’est pas en guerre contre le Danemark. Et il n’est pas interdit de conclure une alliance commerciale. Quant aux ressources de mon père… J’ignore s’il possède quelques richesses cachées, mais, en tout cas, je suis certaine qu’il n’a pas volé un seul penny au cours de toute sa vie. Or, quel homme de bien ne voudrait pas s’assurer que ce qui lui appartient de droit ne lui soit pas dérobé par le premier venu ?
— Il ne s’agit pas de ça, Rebecca, répondit Blaidd sur un ton qui imposait le silence. La fidélité de votre père à l’égard de la couronne était déjà suspecte, sinon Henry ne m’aurait pas envoyé auprès de lui pour déjouer le complot qu’il le soupçonnait de fomenter.
— Vous êtes ici pour nous espionner, n’est-ce pas ? dit-elle, l’incrédulité qui se lisait dans son regard cédant progressivement la place au mépris. Oh, non ! C’est pour cela que vous m’avez interrogée sur la loyauté de mon père ? Vous cherchiez à me faire incriminer mon propre géniteur !
Consternée et rageuse, elle recula vers l’escalier.
— Gredin ! Ignoble individu ! C’est pour la même raison également que vous m’avez embrassée et m’avez fait croire que vous aviez des sentiments pour moi ! Vous pensiez ainsi me conduire à vous révéler tout ce que je savais sur lui ? Pensiez-vous que par amour vous réussiriez à me faire dire tout ce que vous vouliez entendre à son sujet ? Que je me retournerais contre mon père et mentirais comme vous ?
Elle voulut gravir les marches en courant mais son pied heurta la première d’entre elles et elle perdit l’équilibre.
Les bras de Blaidd, qui s’était précipité vers elle, lui évitèrent la chute.
— Ecoutez-moi, Rebecca, dit-il en la serrant sur son cœur. Je vous en prie !
Elle le repoussa.
— Laissez-moi ! Vous n’êtes qu’un menteur ! Je préférerais mourir plutôt que d’accepter votre aide !
— Je vous aime ! s’écria Blaidd d’un ton désespéré. C’est pour cette raison que je vous parle ouvertement et ne veux rien vous cacher.
— En effet, vous m’aimez, à tel point que vous cherchez à obtenir de moi des preuves contre mon père pour pouvoir l’accuser de traîtrise. Vous savez ce qu’il adviendrait de celle que vous dites aimer s’il était condamné ? Tous ses biens seraient confisqués par la couronne. Laelia et moi-même serions réduites à la misère à condition que l’on nous laisse la vie sauve. Le roi, en effet, pourrait nous considérer comme des complices que nous soyons innocentes ou non. Il aurait suffi de la visite d’un Danois et des allégations d’une fille de joie selon lesquelles ce dernier comploterait avec notre père contre le roi, pour que notre sort soit jeté.
Elle plissa les paupières et ajouta :
— Qu’espérez-vous obtenir si mon père est condamné ? Une terre ? Un comté ? Un duché ? De l’or ? Des pierres précieuses ?
— J’essaie seulement de vous sauver ! Comment pouvez-vous être sûre qu’il ne complote pas ? Si vous avez une preuve de son innocence, donnez-la-moi.
— Je n’ai pas besoin de preuve pour le croire. C’est mon père !
— Etes-vous certaine de bien le connaître ? insista Blaidd, désespéré de faire entendre raison à Rebecca. Savez-vous, par exemple, qu’Ester est sa fille ?
— Comment ? Vous êtes fou… ou c’est elle qui a perdu la raison !
— Elle ressemble à Laelia. Ne l’avez-vous jamais remarqué ?
— Non, bien sûr, parce qu’il n’y a rien de commun entre elles ! Mais ne croyez-vous pas que je le saurais si c’était le cas ? On ne peut pas garder secret un tel événement pendant des années.
— Elle m’a dit que votre père avait fait jurer à sa mère de garder le secret et qu’en contrepartie il lui avait donné une jolie somme d’argent. A son tour, la mère d’Ester avait fait jurer à sa fille de n’en jamais rien dire.
— Jusqu’à aujourd’hui, dit Rebecca avec hargne. Lorsqu’un espion de la couronne cherche des preuves accablantes pour mieux incriminer un supposé félon. Cette fille a un sens moral qui s’adapte selon la demande, mais cela n’est pas étonnant étant donné le métier qu’elle exerce !
— Jusqu’à ce qu’elle comprenne que le moment est venu de protéger une personne pour laquelle elle a une réelle estime ! protesta Blaidd. Elle veut votre bien à cause de la bonté que vous lui avez témoignée. Or, elle craint, tout comme moi d’ailleurs, que les agissements de votre père ne mettent votre vie en péril.
Blaidd avança d’un pas et lui prit les mains dans l’espoir de la rendre attentive à ce qu’il avait à lui dire et de regagner ainsi sa confiance.
— Ecoutez-moi bien, Rebecca. Je suis venu à Throckton sur la demande du roi et pour la raison que vous connaissez. Je n’aurais pas dû faire semblant de courtiser votre sœur… Je le regrette, à présent. Mais ce qui s’est passé entre nous n’est pas le résultat d’un calcul. Je vous aime, Rebecca, et je veux que vous deveniez ma femme. Si je n’étais pas soucieux de votre bonheur, je ne prendrais pas la peine de vous mettre en garde contre les dangers qui vous menacent. J’ai déjà assez d’éléments contre votre père pour le faire jeter en prison. J’aurais très bien pu garder toutes ces informations pour moi et rentrer à Londres sans vous avertir de quoi que ce soit.
Elle arracha ses mains des siennes. Elle était calme maintenant… trop calme, et cette attitude inspirait à Blaidd le sentiment qu’elle ne le croyait pas, qu’elle ne pouvait ni ne voulait le croire.
— Quoi que vous en pensiez, je sais que mon père est un fidèle sujet du roi Henry. S’il suffisait de reprocher à notre souverain de favoriser les parents et amis de la reine au détriment du royaume pour être accusé de félonie, tous les cachots d’Angleterre ne suffiraient pas pour accueillir les traîtres. Je vous suggère, chevalier, de retourner sur-le-champ à Londres et de dire au roi ce que vous croyez savoir. Mais sachez que, si vous accusez mon père, je dirai à qui veut l’entendre que vous avez trouvé vos preuves dans le lit d’une prostituée et que vous avez essayé d’abuser de la fille de votre hôte pour mieux poursuivre vos desseins.
— Allez-vous rapporter à votre père les révélations que je vous ai faites ?
Il lut dans le regard de la jeune fille qu’elle livrait une lutte intérieure et, quelque peu tendu, il attendit sa réponse. Si elle parlait au comte, Trevelyan et lui-même ne tarderaient sans doute pas à découvrir les cachots de Throckton. Or, il ne pouvait pas courir ce risque. Il lui faudrait s’assurer que Rebecca ne sorte pas du donjon avant qu’il ne se soit enfui du château avec son écuyer.
— Non, répondit-elle enfin, parce que je crois que vous vous trompez et que vos soupçons ne suffiront pas à incriminer mon père. Vous n’avez aucune preuve. Ne l’oubliez pas ! Quant à mon père, je lui dirai que vous avez dû partir car…
— Dites-lui simplement que je pars parce que j’ai enfin compris que la jeune fille que j’aimais ne me rendait pas mon affection et que je ne voyais pas l’intérêt de faire durer cette attente stérile.
Elle acquiesça d’un signe de tête.
— Entendu.
Elle monta l’escalier sans un mot ni même un dernier regard.
Tandis qu’il la voyait s’éloigner, il pria le ciel pour qu’un jour elle comprenne ce qu’il avait fait et pourquoi, et qu’elle croie alors en son amour.
Il l’aimait, mais il savait que son amour ne lui donnerait pas le bonheur.
Seul lui échoirait le désespoir car il entrevoyait le bonheur qu’il aurait pu connaître auprès de Rebecca, mais ce bonheur était à jamais perdu.
*
* *
Ravalant ses larmes, Rebecca traversa la cour aussi rapidement qu’elle put. Le chevalier se trompait ! Son père n’était pas félon. C’était purement et simplement impensable !
C’était lui au contraire, Blaidd, cet être sournois et menteur, qui avait profité de sa crédulité et de sa faiblesse pour mieux parvenir à ses fins.
Elle serait heureuse lorsqu’il serait parti. Très heureuse !
Elle entra dans la grande salle et constata que le déjeuner était fini.
— Où est mon père ? demanda-t elle à un serviteur.
L’homme, surpris par la dureté de son ton, ouvrit de grands yeux et désigna du doigt l’escalier pour faire comprendre à Rebecca que le comte avait regagné sa chambre.
Sans demander plus d’information, elle gagna l’escalier qu’elle commença de gravir lestement. Elle allait lui annoncer le départ du chevalier. Elle n’allait le trouver pour aucune autre raison…
Elle s’arrêta à mi-hauteur et s’appuya au mur de pierre, froid contre sa joue. Elle se mentait à elle-même… En vérité, elle voulait revoir le visage de son père et le comparer au souvenir qu’elle avait gardé de celui d’Ester. Elle espérait ainsi s’assurer qu’il n’y avait aucune ressemblance entre eux mais elle n’en était pas certaine…
Depuis l’instant même où elle avait refusé de croire aux propos que lui rapportait Blaidd, elle était assaillie de souvenirs qui lui revenaient à l’esprit et formaient une sorte de canevas sur lequel, petit à petit, venaient s’imbriquer des fils de laine de toutes les couleurs, donnant corps et vie à la simple esquisse.
C’était quelques propos insolites échangés entre son père et une servante ; quelques réflexions entendues ici et là ; des conversations qui s’interrompaient brusquement à son approche ; des regards de connivence échangés alors qu’on ne savait pas qu’elle regardait ; les servantes qui sortaient si soudainement de la chambre de son père… Et, enfin, la tolérance de ce dernier pour ce qu’il appelait les « appétits masculins ».
Dobbin, en évoquant tout le mal qu’un homme comme Blaidd pouvait faire à une femme, semblait parler en connaissance de cause. Or, n’avait-il pas passé de longues années à Throckton ? N’avait-il pas évoqué par ces mots le sort des trois épouses défuntes du comte ?
Une conversation entre son père et le prince Valdemar était en cours, au même moment, et elle en percevait quelques bribes inaudibles. Le ton venait de monter de quelques degrés, toutefois, et elle entendiit les propos véhéments prononcés par le Danois…
— Vous voulez que j’épouse ce laideron ? La pureté de son visage est, pour une femme, un atout précieux, et la cicatrice de votre fille suffit à ce titre à la discréditer. Il n’est pas question que je m’embarrasse d’une femme défigurée, surtout avec une dot aussi ridicule !
Elle n’avait pas rêvé… Il s’agissait bien d’elle.
Plus bouleversée encore que lorsque Blaidd lui avait fait ses révélations, elle continua de gravir les marches de l’escalier. La porte de la chambre de son père était très légèrement entrouverte, mais suffisamment pour qu’elle pût jeter un regard à l’intérieur de la pièce.
Le comte était assis derrière une grande table posée sur des tréteaux et couverte de manuscrits, parchemins, plumes d’oie, d’un encrier et d’une coupe contenant du sable, et d’un autre récipient rempli de cire liquide. Il avait déposé près de lui son épée à la poignée ornée de pierres précieuses qui brillaient dans la lumière du soleil, ainsi que le fourreau de métal.
Valdemar, manifestement mé*******, allait et venait devant la table, et les tapisseries suspendues au mur frémissaient sous l’effet du déplacement d’air produit par son grand corps en mouvement.
— Calmez-vous, recommanda le comte, et asseyez-vous. Essayons de parler de ces questions sereinement. A moins que vous ne soyez un barbare comme le suggérait le chevalier Blaidd ?
— Je suis le fils du roi du Danemark ! s’écria le géant, piqué au vif.
— Je triple la dot. Que diriez-vous de trente mille marcs d’or ?
Rebecca eut le souffle coupé… Son père la vendait à ce Danois pour la somme de trente mille marcs d’or ? Elle ne pouvait pas le croire. Dans quelle absurde négociation s’était-il engagé ?
Le prince avait pris place sur un siège qu’elle ne pouvait voir. Seuls ses pieds, qu’il n’arrêtait pas de déplacer nerveusement, étaient dans son champ de vision.
— Puisque vous venez d’évoquer ce Gallois, dit-il, soudain apaisé, puis-je savoir ce qu’il fait ici ?
— Il ne s’agit que de l’un des innombrables prétendants de Laelia. Si vous m’aviez annoncé que vous veniez plus tôt que prévu, je l’aurais renvoyé chez lui avant votre arrivée.
La main de Valdemar balaya l’air pour signifier que cette question était sans importance.
— Rien ne m’interdit de venir vous rendre visite. Nos royaumes ne sont pas en guerre ou, du moins, pas encore. Certes, si un nombre suffisant de barons anglais rallient votre cause, nous pourrons, en associant nos forces, renverser Henry et chasser de la cour cette coterie française.
Rebecca appliqua la main sur sa bouche pour retenir le cri de stupéfaction qui allait en jaillir. Mon Dieu ! Blaidd avait raison ! Elle aurait dû le croire, lui accorder sa confiance…
— Ce n’est pas un imbécile, dit le comte. Il faut s’en méfier.
La jeune fille rapprocha la tête de l’ouverture pour mieux entendre ce qu’ils avaient à dire sur le chevalier. S’ils soupçonnaient Blaidd d’avoir découvert leurs projets, sa vie était peut-être en danger…
— D’autant plus qu’il est très proche du roi. Il faut espérer qu’il croie que nos échanges se limitent à des intérêts commerciaux sinon nous allons finir au bout d’une corde.
Valdemar, qui ne semblait pas inquiet, étendit ses longues jambes.
— J’ai l’impression qu’il a confiance en vous.
— Jusqu’à présent, en tout cas, il n’a rien dit ni rien fait qui puisse m’inquiéter. De toute façon, Laelia n’étant pas intéressée par lui, il quittera Throckton dans les prochains jours. S’il ne s’en va pas, je lui ferai comprendre qu’il est inutile d’insister et qu’il est préférable qu’il s’en aille.
Le comte garda le silence un moment avant de reprendre :
— Il ne faut pas que vous voyiez là un signe de la Providence. Ce n’est pas Laelia que je vous destine, mais sa cadette. Si elle ne vous plaît pas, cela importe peu. Il est convenu entre votre père et moi-même que nous procédions à une alliance entre deux de nos enfants. Vous épouserez donc Rebecca.
La jeune fille, qui écoutait, tremblante, eut l’impression qu’on lui perçait le cœur. Elle aurait voulu fuir, mais elle se sentait trop faible pour bouger. Non seulement son père était un traître, mais il disposait de sa vie au gré de ses intérêts !
— Je prends Laelia et vous réduisez la dot à quinze mille marcs d’or.
— Laelia n’entre pas dans ces négociations.
— Même si je me *******e du quart de la dot ?
Outrée, Rebecca serra les poings. Ils parlaient d’elle et de sa sœur comme deux maquignons de leurs vaches à une foire aux bestiaux !
— Assez, Valdemar ! dit le comte, manifestement à bout de patience. Si vous ne voulez pas épouser Rebecca, qu’il en soit ainsi. Votre père, le roi, a beaucoup d’autres fils. L’un ou l’autre fera l’affaire, et c’est lui qui régnera sur Throckton quand je serai duc et que j’aurai mon hôtel à Londres. Quant à ma belle Laelia, elle sera reine d’Angleterre.
Et que deviendrait Eléonore, la reine légitime ? pensa Rebecca. Elle assistait tout bonnement à un complot contre la couronne !
— Encore faut-il qu’Henry veuille bien d’elle ? objecta le prince.
Ils n’avaient donc pas l’intention d’assassiner le roi, pensa Rebecca en son for intérieur. Peut-être avait-elle mal compris ? Ils ne complotaient peut-être pas vraiment…
L’espoir de la jeune fille fut balayé par les propos qu’elle entendit son père tenir.
— Dès que nous nous serons débarrassés de la reine et de son entourage, je ne doute pas que la beauté de ma fille n’aide le roi à comprendre qui règne véritablement.
Trahison ! Le mot résonnait dans la tête de Rebecca. Son père était un traître, un félon… Il s’alliait aux Danois pour provoquer un bouleversement profond dans tout le royaume, un changement radical qui impliquait le bannissement de la reine, si ce n’était sa mort, pour la remplacer par Laelia. Et le comte serait l’homme fort du pays. Il serait derrière Henry qu’il manipulerait comme une marionnette.
— Pourquoi ne pas nous débarrasser du roi ? demanda Valdemar.
— Parce qu’il est mon souverain légitime qui a été oint dans la cathédrale de Westminster.
Rebecca écoutait attentivement, et sa consternation tournait à la confusion.
— La reine n’est-elle pas légitime, elle aussi ?
— Elle est française ! s’écria le comte avec rage, son regard lançant des éclairs furieux.
Jamais Rebecca ne l’avait vu entrer aussi rapidement dans une telle colère. Elle avait l’impression, soudain, d’être en face d’un étranger.
Mais peut-être l’était-il ? Peut-être ne l’avait-elle jamais vraiment connu, comme la plupart des habitants de Throckton d’ailleurs ?
L’expression féroce qui était apparue sur son visage s’estompa bientôt, comme s’il avait mis un masque, mais sa voix gardait une dureté d’acier lorsqu’il reprit :
— Nous aurions pu éventuellement oublier qu’elle était française puisque le roi était satisfait de l’avoir pour épouse, mais elle est venue en Angleterre avec ces sangsues qui vivent sur le dos du royaume.
— Il se pourrait que l’aventure tourne mal et que vous y perdiez la vie, objecta Valdemar, manifestement moins confiant dans le succès de l’entreprise que le comte. Et moi, je resterais marié à la moins jolie de vos filles.
Après tout ce que Rebecca avait entendu dans la journée, cette dernière réflexion la laissa indifférente.
Que devait-elle faire, à présent ? Avertir Blaidd et lui dire que ses suspicions étaient parfaitement fondées ? Accuser son propre père d’être traître à la couronne ? Qu’adviendrait-il alors de lui, de Laelia et d’elle-même ? S’il était reconnu coupable, il serait pendu, éviscéré et écartelé.
Mais n’était-ce pas la fin tragique qu’il cherchait à avoir ? Henry était leur roi de droit divin et, s’il avait fait un mauvais choix quant à son épouse, il était assurément possible de réduire l’influence de la reine et de ses proches sans recourir aux armes et semer la désolation à travers le royaume.
Les membres de la famille d’un traître n’étaient pas à l’abri de la peine capitale même s’ils n’étaient pas impliqués dans le complot. Henry aurait-il pitié de Laelia et d’elle-même, ou considérerait-il que, dans la mesure où elles entraient dans la machination de leur père, elles étaient solidairement responsables avec lui ?
De toute façon, même si le roi leur laissait la vie sauve, tous les biens de leur famille seraient confisqués par la couronne. Elles seraient réduites à la misère ; elles se retrouveraient sans toit et sans ressources, livrées à la moquerie et au mépris des sujets loyaux de Sa Majesté.
— Nous ne pouvons pas échouer si votre père est fidèle à sa parole. Beaucoup d’autres barons sont mé*******s de la façon dont le royaume est gouverné.
Le comte s’interrompit et adressa à Valdemar un petit sourire condescendant.
— Je n’envisage pas de me jeter dans la fureur des combats. Je resterai en retrait. J’abandonne cela aux jeunes chevaliers impétueux qui brûlent de briller sur le champ de bataille et de rivaliser de prouesses. N’ayez crainte, en tout cas, mon cher prince. Si la situation tourne mal, je m’assurerai que ma famille s’en sorte saine et sauve. Peut-être devrons-nous fuir l’Angleterre, mais j’ai assez d’or, d’argent et de pierres précieuses reçus de ceux qui soutiennent ma cause pour aller vivre ailleurs. Quoi qu’il arrive, vous retournerez dans votre pays avec vos trente mille marcs d’or. Et si ma fille ne vous plaît pas, faites comme moi. Prenez-une, ou plusieurs même.
Comment pouvait-il tenir de tels propos ? pensa Rebecca, accablée. Il n’avait aucun cœur. Il parlait d’elle avec si peu de ménagement qu’elle avait l’impression que ce n’était plus son père.
— Vous ne semblez pas avoir beaucoup d’estime pour votre fille, constata Valdemar.
Le comte soutint longuement son regard avant de répondre :
— Elle a été pour moi une source d’irritation constante depuis sa naissance, exactement comme sa mère à la mort de laquelle, d’ailleurs, je n’ai pas versé une larme. Alors, si sa compagnie vous est aussi désagréable qu’à moi, vous pourrez la faire enfermer dans un couvent après qu’elle vous aura donné un ou deux fils. Je n’y vois aucun inconvénient. Et vous mènerez ensuite la vie qui vous conviendra.
Ces paroles terribles sur sa mère laissèrent la jeune fille à la fois prostrée de douleur et oppressée de fureur.
— Mais, alors, pourquoi insistez-vous pour que je l’épouse ? demanda le prince danois.
— Parce que, mon cher Valdemar, tout bâtard que vous soyez, vous n’en êtes pas moins le fils du roi du Danemark et que vous me donnerez à ce titre des petits-fils au sang bleu. Il va sans dire, également, qu’une fois que vous aurez épousé ma fille, l’alliance qui me liera à votre père sera beaucoup plus forte encore que celle fondée sur la simple parole. Eh bien ! Vous me regardez sans répondre… Désirez-vous quelque éclaircissement ou voulez-vous vous entretenir avec moi sur un sujet particulier ?
— Non, je n’ai pas d’autres questions à vous poser.
Rebecca entendit le bruit des sièges que leurs occupants repoussaient sur le sol dallé.
Elle savait ce qu’il lui restait à faire : prévenir Blaidd qu’il avait raison sur tous les plans. Si elle ne le faisait pas maintenant, comment pourrait-elle implorer le pardon du roi pour les hommes de la garnison, Dobbin le premier, mais aussi les domestiques de la maison, les villageois, les fermiers et tenanciers, ainsi que pour sa sœur et elle-même ?
Leur père avait choisi son destin sans tenir compte de leurs aspirations. Mais à l’idée de devoir décider à présent entre une mort infâme pour son géniteur coupable de félonie ou la mort d’innocents, elle se sentait écartelée. Car comment préférer la mort d’un père, fût-il indigne, à celle d’étrangers ?
Elle pivota pour descendre l’escalier, mais un étourdissement la saisit et, sentant qu’elle perdait l’équilibre, elle laissa échapper un cri. Elle réussit à se raccrocher à la grosse corde qui courait le long du mur en guise de rampe et entendit aussitôt la voix grondante du comte qui résonnait dans la tour :
— Depuis combien de temps es-tu ici ?
Affolée, perdue, elle regarda par-dessus son épaule et vit son père se pencher sur elle comme un oiseau de proie. Derrière lui se tenait le prince Valdemar, le visage tendu et inquiet.

 
 

 

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merci beauté pr les chapitre

 
 

 

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ÇáÊÓÌíá: Feb 2008
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CHAITRE 14




Le timbre de la voix du comte, sa façon de la regarder, la raideur de son attitude, tout en lui était d’une dureté inhabituelle et parfaitement étrangère.0
Lorsqu’elle se redressa et lui fit face, dominant son émotion et canalisant les pensées tumultueuses qui se bousculaient dans sa tête, Rebecca eut l’impression de découvrir un homme qu’elle n’avait jamais vu. Elle s’obligea à ne pas hurler son désespoir et son angoisse, et s’efforça de recouvrer un minimum de contrôle de soi.0
— Je t’ai demandé depuis combien de temps tu étais là à nous écouter ? répéta son père.
Qu’allait-elle lui répondre ? Avouerait-elle qu’elle avait entendu une bonne partie de la conversation qu’il venait d’avoir avec le prince ? Quelles seraient les conséquences de cet aveu ?0
Les représailles paternelles seraient terribles, assurément.
Il lui fallait gagner du temps… En profiter pour réfléchir, analyser toutes les informations qu’elle avait entendues et établir un plan d’action…
— Je n’écoutais pas, répondit-elle avec fermeté. Je venais d’arriver pour vous demander quelles rations je devais prévoir pour la garnison, cette semaine, et quand j’ai vu que vous n’étiez pas seul, je me suis dit que je reviendrais plus tard. J’ai commencé à descendre l’escalier et c’est là que j’ai eu un étourdissement et que j’ai perdu l’équilibre…0
Elle s’efforça de sourire à Valdemar.0
— J’espère que vous n’étiez pas en train de vous plaindre de la nourriture ou de votre logement ?0
— Pas du tout, répondit-il avec un sourire plus simulé encore que celui de Rebecca. Je disais à votre père combien je vous admire.
La jeune fille réussit, non sans peine, à ne pas lui rire au nez tant il mentait mal.0
— C’est vrai ? fit-elle en minaudant. Vous me flattez, prince. Je vous remercie.0
Le comte la regardait de près, examinant minutieusement les expressions de son visage, qu’elle s’efforçait toujours de contrôler.0
Il finit enfin par se détendre.0
— Tu es pâle, Rebecca, dit-il en souriant, comme il l’eût fait d’ordinaire.0
Elle ne pourrait, pensa-t elle, plus jamais lui faire confiance ni croire en sa bonhomie.0
— Peut-être Valdemar aura-t il l’amabilité de t’offrir son bras pour t’aider à descendre. Je dois vérifier, à présent, la liste de mes sujets qui ont versé la dîme.
Elle acquiesça de la tête, soulagée que son mensonge eût été cru, mais elle était écœurée à la pensée que Valdemar allait la toucher…0
Elle n’avait pas d’autre choix, cependant, et elle laissa le Danois glisser son bras sous le sien. Ils commencèrent à descendre et elle s’appuyait autant qu’elle pouvait sur la corde pour sentir le moins possible sa chaleur.0
— Vous me cherchiez, peut-être, ma damoiselle, en venant dans la chambre de votre père ? chuchota Valdemar à son oreille alors qu’il lui enlaçait la taille.0
— Non, pas du tout, répondit-elle en se retenant de ne pas laisser exploser sa haine et son dégoût. Je vous ai dit que je devais discuter avec mon père de certaines questions d’intendance.0
Il s’arrêta sur une marche en face d’une fenêtre étroite par laquelle ils apercevaient les ondulations verdoyantes de la campagne.0
— Qu’y a-t il ?0
— Je ne vous croyais pas aussi charmante que votre sœur, dit-il en lui caressant la joue alors qu’il l’enveloppait du regard, mais je me suis peut-être trompé.0
— Vous vous trompez assurément, en tout cas, si vous croyez m’être agréable en me tenant ce langage.0
— N’êtes-vous pas flattée qu’un prince s’intéresse à vous ? s’enquit-il en la plaquant contre le mur.0
C’en était trop. Elle ne pouvait pas tricher plus longtemps, ni continuer de lui cacher qu’elle n’éprouvait que de la répulsion pour lui, qu’elle ne supportait pas qu’il la touchât ni qu’il approchât son visage du sien…0
— Non, rétorqua-t elle d’un ton impérieux en le repoussant. Laissez-moi, je vous prie.0
Le sourire de son tourmenteur s’élargit.0
— Votre père m’a prévenu que vous aviez mauvais caractère. Etre marié avec vous pourrait être une expérience intéressante, après tout.0
Et, tel un aigle fondant sur sa proie, il s’empara des lèvres de la jeune fille.0
Dégoûtée et révoltée, Rebecca se débattit, donna coups de poing et coups de pied. Sans succès. Le Danois avait des bras d’acier qui la maintenaient inexorablement prisonnière, et il pressait ses lèvres contre les siennes, immisçant sa langue entre elles…0
Elle le mordit aussi fort qu’elle put.0
Hurlant en danois, il fit un bond en arrière, au risque de dévaler les marches de pierre. Haletante, luttant pour recouvrer son souffle, Rebecca le dévisageait, le regard étincelant, prête à bondir et à lui lacérer le visage de ses ongles s’il essayait de l’empoigner de nouveau.
— Vous devriez être flattée que je vous embrasse ! dit Valdemar sur un ton grinçant en essuyant le sang qui perlait à sa lèvre.
— Je préférerais embrasser un bouc !0
— Et moi une chèvre ! Mais il semble que nos pères aient d’autres ambitions pour nous.0
Cédant à un besoin éperdu de vérité et de justice, la jeune fille oublia toute prudence et s’exclama :0
— Si vous étiez aussi digne d’estime et d’admiration que vous l’imaginez, vous réfléchiriez à deux fois avant de vous lancer dans une aventure qui soulèvera l’Angleterre et toute sa puissance contre vous et votre pays !
Il la fixait en silence.0
Seigneur, qu’avait-elle fait ?0
Elle entendit un bruit de pas dans son dos et fit volte-face pour voir son père, le visage rouge de colère, qui dévalait les marches.0
Elle lui avait trouvé la figure changée, méconnaissable, un peu plus tôt, mais ce n’était rien en comparaison du choc qu’elle ressentait, à présent, devant ses traits révulsés alors qu’il la saisissait par le bras.
— Vous me faites mal, père ! s’écria-t elle. Lâchez-moi !0
Peine perdue, la main de son géniteur continua à broyer son bras.
— Laissez-nous, Valdemar, dit-il entre ses dents en obligeant Rebecca à remonter l’escalier.0
— Arrêtez, père ! Je vous en prie ! Vous me faites mal.0
Le comte tira plus fort sur le bras de sa fille.0
— Tais-toi, idiote !0
— Père ! Vous allez me briser le poignet !0
— Je me moque de ton poignet, répondit-il en la poussant violemment à l’intérieur de sa chambre.0
Elle tomba sur les mains et les genoux et, avant qu’elle n’eût le temps de se relever, il ferma la porte.0
— Tu nous écoutais, sale petite espionne !0
Elle se traîna jusqu’à la table à laquelle elle s’appuya pour s’aider à se relever. Elle avait les genoux meurtris par sa chute et son poignet portait les traces laissées par la poigne du comte.0
— Non, répondit-elle en lui faisant face, appuyée à la table.
Il avança vers elle et la gifla avec force. Rebecca sentit sa joue s’enflammer tandis qu’un goût de sang lui emplissait la bouche.
— J’aurais dû te faire enfermer dans un couvent, dit-il avec mépris. Tu es comme ta mère, une bonne à rien. Tu ne serais sans doute même pas capable de porter un fils.
A cet instant, alors qu’il osait s’en prendre à la mémoire de sa mère, les derniers liens d’amour filial et de respect qui la rattachaient encore à lui se brisèrent, cédant la place à une terrible colère.
— Comment osez-vous parler de ma mère en ces termes ? s’écria-t elle, ulcérée. Et comment vous permettez-vous de me traiter de bonne à rien ? Qui assure l’intendance du château depuis dix ans ? Qui paie les fournisseurs, dirige les domestiques, assure toutes les tâches qui incombent à une maîtresse de maison tout en étant le témoin des louanges permanentes adressées à Laelia qui n’a que le seul souci d’être belle ? C’est elle, l’aînée, et non moi, qui aurait dû être responsable de la bonne marche de Throckton. Et quand je pense que je me faisais des reproches d’éprouver, par moments, de l’amertume alors que, me disais-je, je n’étais entourée que de personnes qui m’aimaient !
Oubliant sa douleur, elle marcha vers lui et, pointant le doigt sur sa poitrine, l’obligea à reculer :
— J’ai été sotte, en effet, père. Une fille stupide qui brûlait du désir d’être aimée, qui aurait fait n’importe quoi pour attirer votre attention. Mon Dieu ! J’aurais mille fois préféré être enfermée dans un couvent plutôt que de vivre ce que j’ai vécu ! Au moins, derrière les murs de ma prison, ne vous aurais-je pas vu embrasser et cajoler Laelia alors que vous n’aviez jamais un geste d’affection pour moi. Je ne me serais pas vue l’objet de votre mépris presque quotidien à la suite de mon accident. Et, aujourd’hui, je ne serais pas mêlée à une folle entreprise qui plongera le royaume dans l’anarchie et déshonorera notre nom pour la seule raison que vous jalousez le pouvoir d’une femme.
Elle s’interrompit pour reprendre son souffle, mais ne détacha pas de lui son regard plein de reproches, et de regrets aussi, car elle ne se pardonnait pas de l’avoir considéré comme l’homme le plus merveilleux de la terre.
— Comment avez-vous pu trahir le serment de fidélité que vous aviez prêté au roi ? Et comment avez-vous pu envisager d’utiliser vos filles pour parvenir à vos fins ignobles ?
— Tu n’es qu’une nigaude ! lança le comte en contournant la table pour qu’elle les séparât. Tu ne sais rien de la vie à la cour ! La reine n’est qu’une intrigante qui use de ses charmes pour faire perdre la tête au roi et profite de son pouvoir sur lui pour favoriser et enrichir sa propre famille. Si Henry ne se rend pas compte qu’ils sont en train de ruiner l’Angleterre, il revient aux barons de ce pays de le lui faire comprendre !
Il termina son propos en abattant le poing sur la table, ce qui fit vibrer les objets qui s’y trouvaient.
— Peut-être, mais pas en se rebellant et en portant la guerre au cœur même du royaume ! rétorqua la jeune fille. Votre complot contre la couronne est un acte de félonie qui coûtera la vie à de nombreux sujets de ce royaume. Et en vous alliant aux Danois comme vous le faites, vous prenez le risque de livrer le pays à leur pillage. Vous leur donnez l’occasion de mettre le pied en Angleterre. Priez pour qu’ils n’en profitent pas pour la dévaster. Avez-vous oublié le désastre qu’ont représenté leurs invasions pour notre peuple ? Croyez-vous que Valdemar se *******era de Throckton ? J’ai entendu de la bouche de Dobbin et de certains anciens du village des récits terrifiants sur les incursions des Vikings dans cette région de l’Angleterre. Vous devriez vous en souvenir aussi et arrêter, alors qu’il en est encore temps, cette entreprise déraisonnable qui n’apportera que du malheur.
— Le jour où j’écouterai les conseils d’une petite pleurnicheuse qui passe son temps à m’espionner…, commença le comte avec ironie.
Mais elle l’interrompit. Sa peur, en cet instant, s’était envolée. Le point de non-retour était atteint, elle ne pouvait plus reculer. Que cela lui plût ou non, le comte entendrait ses quatre vérités…
— A moins que vous ne chassiez Valdemar et mettiez fin à votre projet, vous courez le risque d’être condamné pour haute trahison.
Il s’appuya à la table des deux mains et, le regard menaçant, gronda :
— A ta place, je n’envisagerais pas de me dénoncer. Tu n’y gagneras rien si je suis condamné. Tu as tout intérêt au contraire à ce que l’entreprise réussisse. Une fois que nous nous serons débarrassés d’Eléonore, Laelia deviendra reine d’Angleterre. Quant à toi, par ton mariage avec Valdemar, tu nous assureras le soutien du roi du Danemark. Tu vois que, loin d’être affaibli, le royaume en ressortira renforcé. Mais si tu me livres à la justice royale, ne te fais aucune illusion. Que tu aies agréé ou non cette union avec le prince danois, tu seras considérée comme complice et condamnée à ce titre.
Le comte reprit son souffle avant de conclure :
— Donc, si tu n’es pas complètement stupide, tu te tiendras à mon côté et feras ce que je te dis. Ce qui signifie que tu épouseras le prince Valdemar.
Comme Rebecca ne répondait pas, il reprit de l’assurance, et, de nouveau, un masque charmeur parut sur son visage.
— Tu vivras ici avec lui et pourras ainsi veiller sur les paysans dont le sort te préoccupe. En faisant ce choix, tu t’assureras que rien de fâcheux ne leur arrivera. Et puis, Valdemar est un beau gaillard. Il te donnera des fils qui auront fière allure.
La jeune fille fit une grimace de dégoût.
— Jamais ! Que croyez-vous, père ? Vous pensez que vous allez pouvoir acheter mon consentement avec ces promesses ? Et me marier à Valdemar ? Vous me connaissez bien mal !
— Et quoi ? Cela ne te suffit pas de devenir princesse ? rugit-il en frappant une nouvelle fois la table.
L’encrier se renversa, répandant son liquide sombre et âcre sur la table.
— Je ne veux pas être la fille d’un traître, mariée à un homme qui ne veut pas plus de moi que moi de lui ! Je refuse de jouer cette comédie et ferai en sorte que Laelia ne soit pas non plus la dupe de vos machinations
Il la considéra avec un mépris profond, comme si sa simple vue le révulsait.
— Pour qui te prends-tu ? Tu es ma chose. Je décide de ton sort à mon gré. Tu n’as rien à dire. Tu dois seulement m’obéir et te taire.
— Si vous ne voulez pas comprendre, c’est moi, au besoin, qui vous accuserai, car je ne veux pas laisser mettre autant de vies en péril dans le royaume et, en particulier, celles d’êtres qui me sont chers.
— Tu crois pouvoir m’abattre, Rebecca ? demanda-t il en prenant son épée. Toi, une femme dont aucun homme n’a encore voulu ?
Il tira l’arme de son fourreau en faisant le tour de la table.
— C’est ta dernière chance, dit-il, menaçant.
Paralysée par l’effroi, Rebecca n’avait pas bougé. Elle gardait les yeux levés vers lui tandis qu’il dirigeait la pointe de son épée sur sa gorge.
— Vous me tueriez, père ? Avez-vous l’âme si noire que vous puissiez transpercer votre propre enfant ?
— Détrompe-toi. Tu n’es pas mon enfant.
Le coup porta. Cette fois, Rebecca resta sans voix et une panique épouvantable s’empara d’elle.
— Ta mère n’était bonne à rien, surtout dans un lit. Je n’ai pas été long à fréquenter d’autres femmes. C’est comme cela que j’ai pu savoir de façon certaine que l’enfant qu’elle portait n’était pas de moi. Je l’ai forcée à me dire avec qui elle avait commis l’acte qui achevait de la déconsidérer à mes yeux. Sache que tu es la fille d’une femme sans honneur et d’un vulgaire soldat.
Rebecca, incrédule, le fixait. Cette incroyable révélation expliquait bien des choses. Mais qui, alors, était donc son père ?
La réponse lui vint brusquement comme une soudaine illumination. Seul un homme avait réellement tenu le rôle d’un père auprès d’elle…
— Dobbin…, murmura-t elle.
— En effet, Dobbin… Ce rustre ! Es-tu fière de tes origines, ma chérie ? Tu n’es pas digne de t’asseoir à la table d’un comte. Tu devrais m’être reconnaissante de ne pas t’avoir jetée dans les douves.
Des souvenirs innombrables revenaient à la mémoire de Rebecca, et Dobbin était toujours là, tendre, protecteur, chaleureux. Ne l’avait-il pas mise en garde, récemment, contre les dangers d’être mal mariée ? Et il avait cité l’exemple d’une femme qui avait eu à subir les mauvais traitements de son époux, avait été humiliée par lui, trompée sans vergogne…
Elle prenait conscience aussi de ce que le bleu de ses yeux était précisément le même que celui de Dobbin. Mais, cependant, quelque chose la troublait…
— Si c’est vrai, murmura-t elle, pourquoi Dobbin est-il toujours là ? Pourquoi ne l’avez-vous pas chassé de Throckton ?
— Crois-tu que je voulais qu’on sache que la comtesse s’était donnée à un simple sergent ?
Elle plissa les yeux.
— Peut-être trouviez-vous du plaisir dans sa souffrance ? Vous prétendiez être mon père sous ses yeux et il ne pouvait rien dire, rien montrer… Ce devait être une torture permanente pour lui. Vous le faisiez souffrir autant que ma mère avec vos infidélités incessantes.
Elle eut un sourire moqueur en voyant une sorte de gêne paraître sur le visage du comte.
— Je suis au courant de tout, père. Enfin, je sais quel homme vous êtes vraiment. Et je ne trouve dès lors rien d’étonnant à ce que ma mère ait cherché de l’affection et du réconfort ailleurs.
Il avança de nouveau vers elle, l’épée menaçante, alors que Rebecca reculait en direction de la porte.
— Quelle explication me donnerez-vous pour ma mort, père ? s’enquit-elle, se demandant si elle réussirait à ouvrir la porte et à fuir avant qu’il ne la frappât. Il vous faudra trouver une raison crédible, sinon vous risqueriez d’avoir des ennuis que vous ne soupçonnez pas. Je suis aimée ici, père. Tant au château qu’au village. Pendant que vous gâtiez et chouchoutiez Laelia jusqu’à la rendre prétentieuse et odieuse à certains, je me faisais des amis sûrs et fidèles.
— Tu prends tes désirs pour des réalités, répondit-il avec cruauté. Il est vrai que tu as toujours été un peu folle, mais je te le pardonnais et n’en parlais pas. Il n’empêche que tout le monde sait que ta chute de cheval a dérangé ton cerveau. Personne ne sera exagérément étonné si je donne comme explication de ta mort une crise de folie qui t’a amenée à te jeter sur mon épée pour m’en frapper. J’ai paré le coup et tu t’es empalée sur la lame, voilà tout.
— Cette version ne convaincra jamais le chevalier Morgan qui pourrait nourrir quelques soupçons à votre sujet. Il fera le lien entre l’arrivée inopinée du prince Valdemar et ma mort tout aussi subite.
Elle aurait voulu ne pas évoquer Blaidd de crainte que le comte ne devinât la raison de sa présence à Throckton, mais la crainte de mourir la conduisait à essayer de gagner du temps, de tout tenter pour échapper à ce macabre destin.
Le comte arrêta sa progression.
— Morgan ? Ah ! Je vois à quoi tu penses. Tu envisages d’aller le trouver et de lui confier ce que tu as surpris de ma conversation avec Valdemar. Et tu penses qu’il te croira et te protégera ?
Il eut un rire mauvais.
— Qu’est-ce que ce Gallois pourra pour toi lorsque tu seras morte ? De toute façon, il dira ce qu’il voudra au roi. J’ai des amis à la cour également et j’en aurai encore davantage le jour où je marcherai sur Londres avec mon armée et Valdemar à mon côté.
Eperdue, Rebecca lança un regard furtif par-dessus son épaule pour voir si elle était assez près du loquet pour ouvrir la porte en tendant seulement le bras.
Le comte ricana.
— Trop tard, Rebecca. Tu ne pourrais pas descendre assez vite, de toute façon. Je te rattraperais dans l’escalier.
Il bondit, l’arme tendue, mais Rebecca s’esquiva et courut vers une fenêtre de la chambre en espérant avoir le temps d’appeler au secours.
Elle ouvrit la fenêtre en hâte et, se penchant à l’extérieur, hurla :
— A l’aide !
Des visages interdits se levèrent vers elle, dont un particulièrement beau et encadré de longs cheveux bruns. Rebecca n’eut que le temps de croiser le regard stupéfait de Blaidd avant que le comte la saisisse par sa tunique et la tire à l’intérieur de la pièce.

 
 

 

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passionnant j attd la suite

 
 

 

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ÃÏæÇÊ ÇáãæÖæÚ
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