chapitre 10
Blaidd raccourcit les rênes pour contenir Aderyn Du qui brûlait de se lancer dans la pente. Du sommet de la colline, il apercevait en contrebas, au bord de la rivière, Rebecca sur sa jument qui galopait à travers la prairie. Elle faisait corps avec sa monture. Jamais il n’avait vu une femme monter aussi bien à cheval.
Impatient de se mesurer à elle, Blaidd relâcha les rênes et d’une pression des genoux fit comprendre à Aderyn Du qu’il pouvait y aller. Le destrier ne se fit pas prier. Il se lança dans un galop furieux et ils ne tardèrent pas à atteindre le fond de la vallée où ils poursuivirent leur course.
Rebecca, se sentant certainement suivie, lança un regard par-dessus son épaule et aperçut le chevalier sur son magnifique étalon. Blaidd craignit un instant qu’elle ne ralentît son allure, mais il ne fut pas très surpris de la voir au contraire se coucher sur le cou de la jument et l’encourager à aller plus vite.
Blaidd poussa un cri d’allégresse en enfonçant les talons dans les flancs du cheval qui accéléra encore son allure. Le vent sifflait aux oreilles du chevalier et sa chevelure flottait derrière lui comme une bannière.
Blaidd riait à mesure qu’il rattrapait la jeune fille comme il l’avait imaginé lorsqu’il s’était représenté cette cavalcade. Le matin de ce même jour, au moment du déjeuner, Rebecca avait évoqué son intention de monter à cheval et d’aller galoper le long de la rivière, dans les vastes prairies puis dans les bois, et il avait pensé aussitôt qu’une occasion s’offrait à lui d’être seul avec elle.
Après s’être appliqué à ennuyer Laelia avec des explications techniques sur le maniement de l’épée, il avait laissé entendre que son cheval aurait besoin d’un bon galop. Comme il s’y était attendu, Laelia n’avait été que trop heureuse de rester au château.
Il s’était rendu tranquillement aux écuries pour ne pas soulever les soupçons, même s’il jubilait intérieurement, et avait sellé lui-même Aderyn Du. Puis, sans se presser aucunement, il était sorti de Throckton, avait traversé le village et s’était orienté dans la direction qui lui avait semblé la plus plausible.
En cheminant le long de la rivière, il n’avait pas été long avant d’atteindre l’endroit où la vallée s’élargissait, laissant la place à de beaux prés où poussait une herbe tendre et couverte de mille fleurs à cette saison.
Dans l’espoir de repérer plus vite la jeune fille, il avait gravi l’une des collines qui fermait l’horizon au nord et, de son sommet, il avait aperçu la cavalière et sa jument…
Alors qu’il se rapprochait inexorablement d’elle, Rebecca, qui surveillait sa progression, tira brusquement sur la bride de Claudia qui se pencha sur le côté en prenant un tournant très serré vers un bois.
Blaidd tira sur les rênes pour freiner son destrier qui suivit la jument. En quelques instants, ils furent plongés dans une pénombre merveilleuse sous les branches des chênes, des châtaigniers et des noisetiers qui composaient cette belle forêt. Le sentier, trop étroit pour permettre à deux chevaux de marcher de front, interdisait à Blaidd de tenter de dépasser la jeune fille.
Il restait donc derrière elle, aussi près que possible, les yeux fixés sur la croupe blanche de sa monture que des rayons de soleil, qui s’étaient frayé occasionnellement un passage entre les branches des arbres, venaient frapper d’une clarté qui contrastait avec l’obscurité du sous-bois.
Soudain, Rebecca disparut de son champ de vision. Il poursuivit son chemin jusqu’à ce qu’il vît un sentier en forte pente, sur la droite, dans lequel il s’engagea. Il faisait plus sombre en cet endroit où les frondaisons des arbres étaient plus nourries et il ne distinguait plus la cavalière ni sa monture. Après quelques instants, alors que la pente était moins forte, il arrêta Aderyn Du et écouta.
Il n’entendait que le chant des oiseaux dans les arbres et un frémissement de branches alors qu’un écureuil s’enfuyait vers la cime d’un chêne.
Il était impensable que Rebecca eût disparu… Se dressant sur ses étriers, il promena son regard autour de lui, scrutant les buissons et les arbustes qui bordaient le sentier. Après une patiente observation, il constata que les extrémités des branches d’un arbuste étaient brisées et qu’il y avait à cet endroit une sorte de passage dans la végétation.
La jeune fille avait-elle quitté le sentier ici volontairement ou l’y avait-on forcée ? Les flancs d’Aderyn Du frissonnèrent comme s’il sentait un danger. Blaidd, aussitôt, dégaina et mit pied à terre.
— Je ne suis pas armée, seigneur chevalier ! fit la voix de Rebecca dans les fourrés.
Avec un soupir de soulagement, Blaidd remit son épée dans son fourreau.
— Où êtes-vous ?
— Vous ne me voyez pas !
— Non, répondit-il en prenant son cheval par la bride pour s’engager avec lui dans la trouée qu’il avait décelée. Vous cachez-vous ?
— Pas vraiment !
Il jeta un regard autour de lui, mais ne la vit nulle part.
— Qu’est-ce qu’il faut entendre par cette réponse ?
— Qu’à l’endroit où je me trouve, vous devriez me voir. Ne cherchez pas ma jument, par contre, elle est trop loin pour que vous puissiez la distinguer.
Sans comprendre pourquoi Rebecca était si mystérieuse, il essaya de se diriger vers l’endroit d’où venait le son de sa voix.
— Vous m’invitez à entrer dans une partie de cache-cache, ma damoiselle. Puis-je en connaître la récompense ?
— Passer un moment ensemble dans un lieu où nous ne pouvons pas être vus, répondit-elle, plus proche, à présent, et sur la droite sembla-t il au chevalier. Je pensais que vous aviez deviné mes intentions lorsque j’ai dit que je monterais aujourd’hui.
— J’espérais qu’elles seraient de cette nature, en effet, reconnut Blaidd. J’espérais aussi que personne ne trouverait étrange que je décide qu’Aderyn Du avait besoin d’un bon galop, le jour, précisément, où vous aviez annoncé que vous monteriez.
Il attacha les rênes de son cheval à une branche aussi silencieusement que possible et poursuivit son chemin lentement.
— Je sors Claudia très souvent, répondit Rebecca. Et même s’ils pensent que nous risquons de nous rencontrer, ils sont certainement convaincus que je vous fuirai aussi vite que Claudia voudra bien me porter. Ils n’imagineraient jamais que je m’arrête et vous laisse me rattraper.
A cet instant, il aperçut le bas de sa robe et se précipita sur elle au travers d’un buisson.
— Sitôt dit, sitôt fait, dit-il en la prenant dans ses bras.
Elle fit semblant de se débattre.
— Je vous ai rendu la tâche trop facile ! se lamenta-t elle. J’aurais dû m’allonger pour que vous ne puissiez pas me voir !
— Et dans quel état aurait-été votre robe ?
Elle cessa de feindre de vouloir se libérer et, nouant les bras autour du cou de Blaidd, fixa le sol couvert de feuilles mortes.
— Peut-être pas si sale, en tout cas ! dit-elle plaisamment.
— Je crois, moi, qu’elle aurait été pleine de boue, rétorqua Blaidd en effleurant d’un baiser les lèvres de la jeune fille. Et qu’aurait-on dit à votre sujet ?
— Oh ! Simplement que j’étais tombée de cheval, murmura-t elle en fermant les yeux tant elle se sentait bien dans ses bras. Cela m’arrive parfois.
— Où est votre jument ? demanda-t il en couvrant la joue et le cou de Rebecca de petits baisers.
Elle indiqua le fond du vallon d’où s’élevait le murmure d’un cours d’eau.
— Elle est allée boire.
— Vous connaissez bien ces bois ?
— Oui. J’y suis venue souvent.
— Seule ?
— En général, oui.
Il s’écarta d’elle et la considéra d’un air sombre.
— Comment cela, en général ? Aurais-je des raisons d’être jaloux ?
— Non, pas du tout. Je venais m’entraîner ici, parfois, au tir à l’arc avec Dobbin.
Le sourire qui parut alors sur le visage du chevalier fit battre plus fort le cœur de Rebecca.
— Je suis rassuré, dit-il en l’embrassant avec tant de passion qu’elle eut l’impression de s’enflammer comme de l’amadou.
A regret, elle interrompit leur étreinte. Si elle ne le faisait pas maintenant, elle serait incapable, ensuite, d’empêcher l’irrésistible montée du désir qui ne manquerait pas alors de s’emparer d’eux. Or, si elle se donnait maintenant à Blaidd, les conséquences pourraient être très sérieuses pour elle — sans compter qu’elle serait incapable de garder secrète leur relation car elle voudrait être avec lui à tout instant du jour et de la nuit.
— Pourquoi ne pas détacher votre cheval et descendre dans le fond du vallon où se trouve déjà Claudia ? suggéra-t elle gaiement. Il s’y trouve un tronc d’arbre couché au bord du ruisseau sur lequel on peut s’asseoir. J’ai emporté ma harpe. Je peux jouer pour vous si vous le voulez ?
Il sourit.
— Rien ne me ferait plus plaisir.
Quelques instants plus tard, ils étaient assis côte à côte sur le jeune chêne déraciné par un coup de vent.
Rebecca ne savait que dire. Elle était intimidée, soudain. Peut-être pour la première fois de sa vie. Mais comment engager une conversation avec un homme comme Blaidd, dont la voix, le regard, la main sur la sienne suffisaient à mettre en émoi toute sa personne, et dont elle sentait qu’il n’avait pas d’autre désir que de la prendre dans ses bras et de l’embrasser jusqu’à en perdre haleine ?
— Vous connaissez ma famille, dit-elle enfin d’une voix timide qui couvrait à peine le murmure de l’eau et le chant des oiseaux, mais, moi, je ne sais rien de la vôtre.
— En effet. Voulez-vous en connaître toute l’histoire ?
— Volontiers ! Commencez où vous voulez.
— Du côté de mon père, elle est brève. Il est né de parents paysans, a été berger dans son enfance jusqu’au jour où le seigneur de mes grands-parents, Emrys DeLanyea, a décelé ses mérites et lui a donné sa chance. Il l’a pris dans sa maison comme valet, puis écuyer, jusqu’au jour où il l’a adoubé chevalier. Les nouvelles circonstances de sa vie lui ont permis de rencontrer des jeunes filles de noble naissance et, même si elle était hostile, au début, à une alliance avec un fils de paysan, ma mère est tombée amoureuse de lui et il l’a épousée, parachevant ainsi son ascension sociale.
Blaidd s’interrompit un instant pour voir la réaction de Rebecca, qui l’écoutait avec attention, levant sur lui ses grands yeux bleus pleins de tendresse et d’admiration.
— De cette union, reprit Blaidd, sont nés quatre enfants dont je suis l’aîné. Viennent ensuite, Kynan, mon frère, puis deux filles : Meridyth et Gwyneth.
— Ce sont de jolis prénoms… un peu surprenants pour ceux qui ne connaissent pas le gallois.
— C’est le mien le moins commun, même au pays de Galles. Blaidd signifie « loup » en gallois. Mon père estimait que son fils aîné devait avoir un nom féroce. J’espère ne pas l’être, mais ce prénom ne m’a, semble-t il, pas desservi quand il s’est agi d’entrer en lice et de défendre mes couleurs. Ma mère, elle, aurait voulu m’appeler Bartholomew.
— Je trouve que Blaidd vous va mieux.
Elle le considéra d’un air coquin, à présent qu’elle était de nouveau détendue, et reprit :
— Avec ce nom et vos longs cheveux, vous êtes vraiment un chevalier un peu marginal.
Il prit entre ses doigts une longue mèche de ses cheveux.
— Croyez-vous que je devrais les couper ?
— Seulement si vous en avez envie, répondit-elle avec sincérité. Mais j’avoue que j’ai peine à vous imaginer sans votre crinière.
— Pour un cavalier, ce serait dommage ! dit Blaidd avec son sourire le plus charmeur.
— Oui, acquiesça-t elle en détournant le regard pour ne pas se laisser aller à poser la tête sur son épaule. Je l’ai vue flotter au vent ; c’était magnifique.
— Pensez-vous que cela convienne pour un seigneur ? Le jour où je recueillerai l’héritage de mon père, je devrai rendre la justice, assurer la défense de mes sujets, administrer un domaine et être un exemple pour mes enfants. Croyez-vous que j’y parviendrai ?
Elle glissa sa main dans la sienne.
— J’en suis certaine. Vous êtes parfait avec votre écuyer. Vous avez trouvé un juste équilibre entre le maître et l’ami.
— Vous le pensez vraiment ?
— Oui, et Dobbin également.
— Vous me flattez, mais il faut avouer que je n’ai guère de mérite. Trevelyan est un peu impertinent et ******* de lui, mais il n’a que seize ans. C’est un âge où l’on a tendance à jouer les fanfarons.
Rebecca joua avec une de ses mèches en demandant :
— Etiez-vous comme lui au même âge ?
Elle essaya de se représenter son visage d’alors. Les lèvres devaient être à peu près les mêmes et les yeux aussi, hormis les petites rides charmantes qui apparaissaient au coin des paupières lorsqu’il riait.
Blaidd prit un air offensé.
— Ne saviez-vous pas, ma damoiselle, que j’étais le plus exceptionnel jouvenceau de tout le royaume ? J’étais si sûr de moi que j’eus l’aplomb de vouloir montrer au baron Fitzroy quelque botte que je croyais imparable, la première fois où je me suis rendu chez lui pour y suivre un entraînement.
Il secoua la tête en repensant à sa folle jeunesse.
— Il a failli me couper le bras, et je n’étais chez lui que depuis quelques instants. Croyez-moi, je n’ai pas mis longtemps à changer d’attitude.
— J’aurais aimé être là.
— Pour être témoin de mon humiliation ?
— Pour vous connaître à seize ans, répondit-elle en se blottissant, cette fois, contre son épaule. Je parierais que toutes les filles étaient amoureuses de vous. Ce n’est pas étonnant que vous ayez conçu une haute opinion de vous-même.
— Je préfère que vous ne m’ayez pas connu à cette époque, car vous penseriez sans doute encore aujourd’hui que je suis un petit coq !
Il lui caressa doucement la joue.
— Et vous, ma mie, comment étiez-vous à seize ans ? Ni vaniteuse ni trop gâtée, j’en suis certain.
Elle soupira.
— Si vous m’avez déjà trouvée arrogante lorsque vous avez posé les yeux pour la première fois sur moi, je préfère que vous ne m’ayez pas connue jouvencelle. J’étais très amère et cassante, je le crains.
— Vous aviez des raisons à cela, je suppose.
Elle haussa les épaules et continua de regarder au loin.
— Laelia n’y peut rien si elle est parfaite, et moi je n’y puis rien non plus si je ne suis pas aussi belle qu’elle et que j’ai une vilaine cicatrice au milieu du front. Je le sais, mais parfois, encore aujourd’hui, je l’oublie…
Elle reporta son attention sur lui.
— C’est pourquoi je voudrais que nous fassions en sorte qu’elle ne souffre pas trop lorsqu’elle découvrira ce qui se passe entre nous.
Il la regarda avec tendresse.
— Votre délicatesse vous honore, ma mie. Mais il se pourrait que, en dépit de toutes les précautions que nous prendrons, votre sœur soit tout de même blessée de n’être point choisie. Etes-vous prête à l’accepter ?
Elle fit oui de la tête.
— Je ne renoncerai pas à vous à cause de Laelia, répondit-elle. D’ailleurs, il y a beaucoup d’autres hommes qui pourront la consoler.
Blaidd eut un sourire malicieux.
— Je suis ravi d’apprendre que je peux être remplacé aussi facilement.
— Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire !
— Je le sais, ma chérie, dit-il en lui effleurant d’un baiser le bout du nez. Grâce à Dieu, je ne suis plus le fat que j’ai été.
Il passa le bras autour de ses épaules et s’empara de ses lèvres sur lesquelles il déposa un long et doux baiser. La jeune fille s’abandonna à son étreinte jusqu’à ce qu’elle sentît de nouveau la passion monter en eux et, alors seulement, rassemblant son courage, elle réussit à s’écarter.
— J’espère que votre mère m’aimera bien, dit-elle doucement, espérant ainsi endiguer le flot de désir qui consumait son compagnon.
Il déposa un baiser pudique sur son front comme pour lui signifier qu’il ne lui en voulait pas d’avoir rompu le charme.
— J’en suis certain, et mon père aussi ainsi que Kynan et mes sœurs.
Rebecca sourit d’un air nostalgique.
— Je n’ai jamais connu ma mère. Elle est morte en me mettant au monde.
— La pauvre… et pauvre bébé.
Elle se mordit la lèvre.
— Certes. Mais mon père aussi était à plaindre. C’était sa seconde femme. La première, la mère de Laelia, est morte en couches également. Nous n’avons pas la même mère, Laelia et moi. C’est pour ça que nous ne nous ressemblons pas. Mon père s’est remarié une troisième fois, et son épouse est également morte en accouchant. L’enfant, une fille, n’a pas non plus survécu. Après toutes ces malheureuses expériences, mon père a renoncé à essayer d’avoir un fils. Il disait que le bon Dieu ne voulait pas qu’il en eût, et qu’il devait se *******er de ses filles.
Elle eut un petit rire sans joie en ajoutant :
— Enfin, de Laelia surtout, car il est plus difficile de se réjouir de m’avoir pour progéniture.
— C’est tout à fait faux, dit avec fermeté Blaidd. Pour moi, vous êtes ce que l’on peut espérer de mieux.
Elle ne résista pas au désir de l’embrasser sur la joue.
— Et vous, mon beau chevalier, vous voudrez des fils, je suppose ?
— Et aussi des filles aux yeux bleus, au teint de rose avec des joues vermeilles qui soient d’excellentes cavalières et sachent tirer à l’arc et jouer de la harpe.
Elle sourit, émue.
— Dois-je me reconnaître dans ce portrait flatteur ?
Déjà, elle imaginait les fils forts, audacieux, beaux, courageux et preux que lui donnerait Blaidd. De futurs chevaliers qui seraient accueillis dans toutes les grandes maisons d’Angleterre. Et elle voyait aussi ses filles, charmantes, heureuses, sûres d’elles-mêmes qui seraient libres d’exprimer leurs opinions et n’auraient pas à souffrir d’une disgrâce physique.
— Ne vous ressemble-t il pas, ce portrait ? s’enquit-il en lui donnant un rapide baiser.
— Peut-être…, concéda-t elle timidement.
Elle fut un instant silencieuse, puis, une question lui traversant l’esprit, elle la posa à Blaidd au risque qu’il l’a trouvât incongrue :
— Avez-vous déjà eu des enfants ?
— Non, répondit-il sans hésitation. Du moins, si j’en ai, j’ignore totalement leur existence.
Il la regarda avec gravité et reprit :
— S’il s’avérait que j’ai eu un fils ou une fille, je reconnaîtrais son existence.
— Je n’en attendrais pas moins de vous, répondit spontanément Rebecca, bien qu’elle éprouvât un pincement au cœur en pensant que certaines femmes avaient déjà pu connaître le bonheur de porter l’enfant de Blaidd.
— Votre père semble s’être résigné à ne pas avoir de fils. Beaucoup d’hommes, à sa place, se seraient acharnés à essayer d’en avoir.
— Il accepte cette situation… mais peut-être a-t il trop souffert du décès de sa première et de sa troisième femme pour prendre le risque de revivre le même drame.
— Et votre mère, n’a-t il pas souffert de son décès ?
— Je ne sais pas… Il n’en parle jamais.
— C’est peut-être parce qu’il l’aimait davantage que les autres. Il ne supporte pas d’en parler car cela le rend trop malheureux.
Rebecca le considéra d’un air reconnaissant. Elle n’avait jamais pensé à cette explication qui, après tout, était très plausible.
L’expression de Blaidd devint soudain très grave.
— Puisque nous parlons de votre père, je ressens le besoin d’attirer votre attention sur le fait qu’il n’a aucune estime pour le roi et qu’il le montre ouvertement. Il serait peut-être préférable qu’il n’exprimât pas son mé*******ement aussi souvent et en public.
Rebecca soupira en jouant avec la ceinture de la tunique de son compagnon. Elle luttait contre l’envie de glisser la main sous l’étoffe, à l’intérieur de la chemise, afin de caresser sa poitrine nue.
— Il n’a rien contre le roi lui-même, corrigea-t elle. Ce qu’il ne comprend pas, c’est la façon outrancière dont il favorise les proches de la reine. Autant que je sache, il n’est pas le seul à émettre ce genre de critique.
— Que son jugement soit fondé ou non, un homme prudent réfléchirait à deux fois avant d’exprimer de tels points de vue devant n’importe qui.
— N’êtes-vous donc pas d’accord lorsque père reproche à Henry de confier de hautes responsabilités à des Français qui n’ont pas à cœur de servir l’Angleterre ? Ne croyez-vous pas qu’ils s’enrichissent sur notre dos et donnent de mauvais conseils au roi ?
Blaidd hésita avant de répondre :
— Je reconnais que le roi ne prend pas que de bonnes décisions, mais c’est un homme plein de bonté et pieux qui agira d’autant mieux qu’il sera entouré de conseillers remplis de sagesse. Or, ce conseil de barons, dont Simon de Montfort suggère la formation, pourrait très bien jouer ce rôle auprès de lui. En tout cas, quels que soient ses choix, Henry est mon roi légitime à qui j’ai prêté serment de fidélité, tout comme votre père d’ailleurs.
Lorsque Blaidd plongea son regard dans celui de Rebecca, elle fut décontenancée par son expression.
— Croyez-vous qu’il sera fidèle à son serment ?
— Bien sûr ! Agir autrement serait une trahison.
— En effet, reconnut le chevalier avec gravité. Et les conséquences pourraient en être désastreuses pour lui comme pour vous.
Elle leva sur lui des yeux incrédules.
— Insinuez-vous que mon père soit parjure du simple fait qu’il ose laisser entendre qu’Henry commet certaines erreurs ?
Blaidd se mit debout et prit les mains de Rebecca dans les siennes pour l’obliger à se lever, elle aussi.
— Je veux dire simplement que si votre père ne veut pas que l’on ait des doutes sur sa fidélité, il devrait faire attention à ce qu’il dit.
Elle pencha la tête de côté, les sourcils froncés.
— Doutez-vous de sa loyauté ?
— Non, répondit Blaidd sans hésitation alors qu’un sourire se dessinait sur ses lèvres. Dieu merci ! Moi, je n’en doute pas. Mais je crains que sa liberté d’expression ne lui attire des ennuis, c’est tout.
La colère de la jeune fille disparut aussi vite qu’elle était venue.
— Pardonnez-moi. Vous m’avez troublée… J’ai cru que vous l’accusiez. Or, vous êtes un proche du roi. S’il arrivait que vous exprimiez vos sentiments devant la cour…
— Je ne l’accuse pas, interrompit avec fermeté le chevalier. Je vous mets seulement en garde et j’espère que vous saurez en faire autant avec lui, mais sans déclencher son courroux.
— Je ferai de mon mieux, répondit Rebecca d’un ton apaisé.
Il eut de nouveau son sourire charmeur, irrésistible, et la prit dans ses bras.
— Nous nous sommes presque querellés, ma chérie, alors que nous sommes venus dans ces bois pour nous embrasser à l’abri des regards.
A peine eut-il terminé sa phrase que Rebecca se dressait sur la pointe des pieds et comblait son attente. Ils échangèrent un long baiser, tendre et passionné, et lorsque tous deux s’assirent de nouveau sur le chêne, Blaidd, cette fois, la prit sur ses genoux.
— Oh, Blaidd, murmura-t elle, je m’aperçois que je ne suis pas aussi forte que je le pensais. Si nous nous embrassons encore, je sens que je vais vous supplier de faire de moi votre femme ici même, sur ces feuilles mortes, mais je ne suis pas certaine que ce soit très convenable ! Alors, si vous voulez bien, je vais aller chercher ma harpe…
Elle trouva le courage de se lever.
— Vous avez raison, répondit Blaidd. Je crois que j’ai perdu la tête, tout à l’heure, lorsque je vous ai aperçue en train de chevaucher dans la prairie.
Elle rit et prit sa harpe dans la besace en cuir suspendue à la selle de sa jument, qui avait fini de se désaltérer et attendait, paisible, le moment où sa maîtresse remonterait en selle.
Rebecca revint près de Blaidd et accorda son instrument, retendant les cordes jusqu’à ce que la harpe sonnât juste. A la façon dont Blaidd la regardait faire, elle eut l’impression que l’instrument ne lui était pas inconnu.
— Savez-vous en jouer ? demanda-t elle en s’installant près de lui.
— Un peu, mais pas aussi bien que vous.
— Ou c’est vrai, ou vous êtes trop modeste !
— C’est la plus pure vérité.
— J’aimerais quand même vous entendre, dit-elle en lui donnant la harpe.
Il prit l’instrument avec précaution et se mit en position d’en jouer.
— Je commence à prendre conscience qu’il m’ait difficile de vous refuser quelque chose, ma damoiselle, dit-il en finissant d’accorder l’instrument.
— Je vous suggère, chevalier, d’arrêter de m’appeler comme vous le faites et de me désigner plutôt par mon prénom. Cela vous aidera peut-être à me dire non lorsque vous en avez envie !
— Peut-être… Rebecca, mais j’en doute !
Il lui prit la main et se pencha pour l’embrasser.
— En fait, reprit-il, je crois que vous me mènerez par le petit doigt jusqu’à la fin de ma vie.
Le cœur de Rebecca bondit de joie en entendant ces mots. Il avait donc réellement l’intention de l’épouser ?
Et cette façon dont il avait prononcé son nom de sa voix grave et mélodieuse… C’était purement merveilleux.
Eperdue de bonheur, elle suggéra, le regard baissé :
— Peut-être devriez-vous jouer, maintenant ?
Il émit quelques notes, l’air pensif, puis s’arrêta, et attendit que l’instrument fût tout à fait silencieux avant de commencer à chanter une ballade galloise tout en s’accompagnant à la harpe.
Rebecca ne comprenait pas les paroles de sa chanson, mais elle en devinait le sens aux inflexions de sa voix et aux accents langoureux de la mélodie. C’était une ballade sur le thème amoureux et c’était à elle qu’elle était adressée.
Elle observait les longs doigts qui pinçaient les cordes avec aisance et dextérité. Ces doigts qui maniaient si efficacement l’épée et dont le toucher était si subtil sur l’instrument de musique et, aussi, sur sa peau…
La respiration de Rebecca s’accéléra alors qu’elle regardait son compagnon penché sur la harpe. Il émanait de lui un étrange mélange de force et de douceur, de courtoisie et de fougue. A la fois redoutable jouteur et trouvère délicat, cavalier émérite et élégant danseur… Quelles qualités lui faisaient donc défaut ? Pour l’instant, elle n’avait pas encore trouvé…
Les doigts de Blaidd se figèrent sur le manche de l’instrument qui vibrait encore, et il se tut. Levant les yeux vers la jeune fille, il semblait attendre son verdict.
— C’était magnifique, dit-elle, même si je n’ai pas compris un mot de cette ballade.
— Il s’agit d’un homme loin de chez lui qui pense à celle qu’il aime. Il se demande ce qu’elle fait, si elle s’ennuie autant de lui que lui d’elle. Il se souvient de toutes sortes de petits détails à son sujet : la façon dont elle rejette ses cheveux en arrière, les petites rides charmantes qui se forment autour de ses yeux quand elle rit, la douceur de ses lèvres, la chaleur de sa peau…
— J’avais compris qu’il s’agissait d’une chanson d’amour, reconnut la jeune fille, oppressée soudain.
— Qu’aurais-je pu chanter d’autre en votre présence, ma mie ? chuchota-t il en posant la harpe à côté de lui, sur le tronc d’arbre.
Il glissa un bras autour des épaules de Rebecca et l’attira contre lui.
— Si je le pouvais, je vous chanterais des chansons d’amour toute la journée.
Elle ne put s’empêcher de sourire.
— J’ai l’impression que l’homme d’action que vous êtes se lasserait, à la longue, de ce genre de fadaises !
Il recoiffa une mèche rebelle derrière l’oreille de la jeune fille.
— Vous avez raison. Entre les chansons, je demanderais, sans doute, quelque compensation.
Elle enfouit les doigts dans les cheveux de Blaidd et, soudain plus audacieuse, s’enquit en le regardant dans les yeux :
— Quel genre de compensation, seigneur chevalier ?
— De petits baisers, répondit-il en se penchant sur elle pour butiner ses lèvres. Des caresses, de folles étreintes…
Alors qu’il s’apprêtait à l’embrasser encore, il entendit, derrière lui, la harpe basculer et n’eut que le temps de se retourner pour l’empêcher de tomber.
Laissant échapper un soupir, Rebecca se leva et prit l’instrument.
— Je crains qu’il ne s’agisse là d’un signal pour nous rappeler que nous devrions rentrer au château. Il y a longtemps, déjà, que nous sommes là.
— Cela m’a semblé bien court. J’ai eu si rarement l’occasion de vous parler seul à seule.
— J’avais envie aussi d’être seule avec vous, Blaidd, mais il faut que nous nous montrions prudents, assura-t elle en rangeant l’instrument.
— Je fais de mon mieux pour déplaire à Laelia, dit-il plaisamment.
— La décourager ne sera pas facile. Vous êtes très séduisant, messire. Je ne serais pas surprise que ma sœur ferme les yeux sur tous vos manquements.
Elle soupira.
— Evidemment, vous n’êtes pas responsable de votre physique, mais vous pourriez peut-être faire un effort pour paraître moins charmant !
— J’ai fait l’impossible pour ennuyer Laelia, ce matin, protesta Blaidd. Je ne peux pas être plus désagréable avec elle que je ne le suis déjà si je ne veux pas prendre le risque de m’attirer les foudres de votre père. A la fin, il pourrait me refuser le droit de courtiser sa fille cadette.
Elle le jaugea, paupières mi-closes.
— Hum ! Et que feriez-vous si c’était le cas ?
— Je crois que je serais conduit à vous enlever à la faveur de la nuit.
— Vous allez me faire rêver…
— Vraiment ? murmura-t il dans son cou. Alors, je vous enlève sur-le-champ !
Elle rit, ravie.
— J’en serais enchantée, mais je doute que mon père le soit autant ! Croyez-vous que la juridiction royale prêterait une oreille compréhensive à mon plaidoyer ?
— J’ai beaucoup d’amis à la cour. Ils prendraient notre parti.
Elle pencha la tête de côté et le considéra d’un air perplexe.
— Vous n’êtes pas sérieux, n’est-ce pas ?
— Si, répondit Blaidd sans sourire. Si nous n’avions pas d’autre solution, je serais prêt à prendre ce risque.
Elle déposa un petit baiser sur sa joue.
— C’est gentil de l’envisager, mais j’espère que nous ne serons jamais réduits à de telles extrémités. Et maintenant, il faut que vous retourniez à Throckton. Je vais attendre un peu ici, puis je rentrerai à mon tour.
— Pas question. C’est vous qui partez la première. Je ne vous laisserai pas seule dans ce bois.
— Blaidd ! Ne vous ai-je pas clairement dit… ?
— Chut ! ordonna le chevalier en posant l’index sur les lèvres de Rebecca. Laissez-moi le plaisir de vous protéger, ma chérie. Permettez à mon esprit chevaleresque de se manifester pour celle que je chéris plus que tout au monde.
Elle décela dans son regard une détermination inébranlable et une inquiétude non feinte qui la toucha au tréfonds de son âme.
— Puisque vous me faites cette demande en ces termes, seigneur chevalier, je vous concède le droit de partir en second, mais à une seule condition.
— Laquelle ?
— Que vous me donniez un dernier baiser avant que je ne vous laisse !