6 chapitre .
La forêt était humide et odorante lorsqu’ils y pénétrèrent. Les sabots des chevaux s’enfonçaient dans la boue des chemins tandis que la meute de chiens courants furetait, fouinait, flairait à la recherche d’un gibier.
Dérangés par ces intrus agités et bruyants, les moineaux, qui trouvaient refuge dans les sous-bois, s’envolaient en piaillant dans le ciel bleu où ils s’éparpillaient. De temps à autre, un écureuil s’arrêtait sur une branche et considérait avec étonnement cette troupe inhabituelle.
Les piqueurs précédaient la chasse tandis que les valets de chiens, qui transportaient les armes et seraient chargés d’apporter le gibier, fermaient la marche. Blaidd entendait, dans son dos, le murmure de leurs voix alors qu’ils allaient d’un bon train pour ne pas se laisser distancer par les cavaliers.
De temps à autre, l’un d’entre eux se mettait à rire, déclenchant l’hilarité des autres, parmi lesquels le chevalier reconnaissait Rebecca, dont le rire était mélodieux et pur comme le chant d’une source.
Elle semblait bien s’amuser alors que lui-même chevauchait en silence entre le comte de Throckton et sa fille aînée, pâle et crispée, qui s’agrippait à ses rênes.
D’autres rires jaillirent et, cette fois, à côté de celui de Rebecca, il reconnut le rire tonitruant et joyeux de Trevelyan. Se retournant sur sa selle, Blaidd vit, en effet, son écuyer en compagnie de la jeune fille, de sergents à cheval et de valets à pied.
— Il faut que vous pardonniez à ma cadette, dit le comte en s’adressant à Blaidd. Rebecca passe trop de temps en compagnie des domestiques et des paysans. Elle a toujours été ainsi. Je n’arrive pas à lui faire passer cette habitude, pas plus que celle de nous fausser compagnie pour se lancer dans une chevauchée solitaire.
Comprenant à son expression que Laelia était irritée par l’attitude de sa sœur, Blaidd ne put se retenir de faire cette remarque, mais sur un ton anodin pour qu’il fût impossible de savoir s’il approuvait ou non Rebecca :
— Il est rare qu’une jeune fille de noble naissance se sente aussi à l’aise avec ses gens.
La liberté de comportement de Rebecca éveillait en lui le souvenir de certains propos que tenait son père au sujet de sa mère. Née dans une famille noble, elle avait reçu une éducation très stricte et en avait retiré une conception très limitée du rôle d’une châtelaine. Il lui avait fallu de longues années pour devenir celle qu’elle était aujourd’hui, bonne et juste avec ses serviteurs et les traitant comme sa propre famille. Blaidd, pour sa part, n’aurait pu concevoir de vivre d’une autre manière, et il réprouvait vivement ceux qui traitaient mal leurs inférieurs.
— Dites-moi, chevalier, intervint soudain le sire de Throckton. Est-ce vrai que la reine attende enfin un enfant ?
Blaidd essaya de ne pas montrer sa surprise devant une question aussi inattendue, mais le comte espérait peut-être attirer ainsi l’attention de sa plus jeune fille et la faire entrer dans leur conversation en la séparant de la valetaille ?
— Oui, messire. L’heureux événement a été annoncé officiellement.
Le comte sourit.
— D’après ce que j’ai entendu dire au sujet de l’ardeur amoureuse du roi pour son épouse, je m’étonne qu’elle n’ait pas été enceinte plus tôt. N’y a-t il pas déjà deux ans qu’ils sont mariés ?
Blaidd haussa les épaules.
— Certes, mais ce délai arrive souvent, même dans le cas des couples les mieux assortis. N’oubliez pas, d’ailleurs, que la reine n’était guère plus qu’une enfant lorsqu’elle a été mariée à Henry.
— Elle était beaucoup trop jeune, murmura le comte en regardant sa fille aînée qui semblait ne rien écouter.
— Plusieurs messes ont déjà été célébrées pour invoquer la naissance d’un fils, reprit Blaidd.
— Bien sûr, dit Throckton en hochant la tête. Tout le monde veut un héritier.
Blaidd perçut une pointe de ressentiment dans la voix du comte, qui ne lui sembla que trop naturelle. Tous les barons du royaume désiraient un fils pour transmettre leur nom, leur titre et leurs terres. Blaidd avait la même ambition, mais il souhaitait également avoir des filles. Peut-être pour avoir souvent entendu son père dire que les fils donnaient du souci à leurs parents, alors que les filles ne leur apportaient que des joies.
— Mais lorsque Dieu reste sourd aux prières d’un père sans héritier, reprit le comte, il peut réparer la chose en lui envoyant des gendres de qualité pour ses filles. Il peut espérer ainsi avoir un petit-fils qui recueillera ses biens.
Blaidd sourit à son hôte.
— Ma mère est très impatiente d’avoir des petits-enfants, confessa-t il. Force m’est de reconnaître que, sur ce plan, je l’ai déçue.
— Vous ne tarderez certainement pas à vous amender, le jour où vous aurez trouvé une épouse. Je suis bien certain que celle que vous choisirez, qui qu’elle soit, ne se fera pas prier pour accomplir le devoir conjugal.
— Père ! s’écria Laelia, scandalisée, le sang aux joues. Ce n’est pas une chose à dire !
— Ne vous offensez pas, ma damoiselle, dit Blaidd en riant. Pour ma part, je ne le suis nullement. Mon père considère que les parents ont bien le droit de taquiner leurs enfants après tous les sacrifices qu’ils ont fait pour eux.
Le comte approuva d’un éclat de rire et sa fille esquissa un vague sourire.
— Simon de Montfort est toujours l’un des premiers favoris à la cour, surtout dans l’entourage de la reine, remarqua Blaidd d’un air détaché, bien que très satisfait en lui-même que le comte eût abordé ce sujet.
Il fallait tirer le meilleur parti de cette opportunité qui s’offrait à lui et qui lui permettait, par ailleurs, d’échapper à la périlleuse discussion qu’ils avaient entamée sur son irresponsabilité en tant que fils aîné et, par conséquent, héritier.
— Qui est ce Simon de Montfort ? demanda Laelia, soudain intéressée par la conversation. Est-il français ?
Blaidd remua la tête d’une manière indécise.
— Il est né en France mais a renoncé à son fief et à ses titres outre-Manche pour revendiquer ceux dont il a hérité en Angleterre. Il a prêté hommage récemment au roi en qualité de comte de Leicester.
— Ce n’est donc pas un parent de la reine ?
— Non, mais un grand nombre des barons anglais ont été consternés par son mariage avec la sœur du roi. Ils estiment qu’ils auraient dû être consultés à ce sujet d’autant plus qu’elle s’est trouvée contrainte par cette union à rompre le vœu de chasteté qu’elle avait formulé à la mort de son mari.
— Elle avait fait vœu de chasteté ! s’écria Laelia. Mais pourquoi ?
— Par respect pour son défunt mari, répondit Throckton. Elle aurait dû lui rester fidèle, cela l’aurait tenue à l’écart des machinations politiques de son frère. J’ai été désolé d’apprendre qu’elle avait consenti à ce mariage avec Montfort.
Pour un homme vivant si loin de Londres et qui ne s’était jamais rendu à la cour, le comte était remarquablement informé, mais ce n’était pas si inhabituel. Le propre père de Blaidd s’éloignait rarement de son domaine, mais il écoutait attentivement tout ce que lui rapportaient ses fils lorsqu’ils arrivaient de Westminster. Ses amis le tenaient également bien informé. Or, comment affirmer que le comte n’eût pas des amis et des parents qui lui rendissent compte des derniers événements de la vie londonienne ?
— Peut-être votre jugement serait-il moins catégorique si vous aviez rencontré Simon de Montfort, reprit Blaidd. C’est un homme de grand mérite et, malgré ses origines, je pense que nous pouvons compter sur sa loyauté. Il a des projets très intéressants pour le royaume, en particulier la création d’un conseil restreint réunissant les plus grands barons et présidant, au côté du roi, au gouvernement du royaume. Le principe de ce collège de hauts dignitaires solidairement responsables séduit un grand nombre des nôtres.
Throckton fronça les sourcils d’un air soucieux.
— Ce Simon de Montfort ferait bien d’être discret à ce sujet s’il ne veut pas déclencher l’ire du roi. Tout beau-frère qu’il soit de notre monarque, ce dernier a, je crois, le tempérament impétueux des Plantagenêt. Il pourrait lui en coûter de se montrer trop audacieux.
— Certes, reconnut Blaidd, mais le roi écoute Montfort dont il reconnaît la sagesse.
— Il en manque lui-même sinon il n’accorderait pas autant d’honneurs et de fiefs aux parents de sa femme.
Le comte s’interrompit pour plonger son regard perspicace dans celui de Blaidd :
— Comment se fait-il que vous qui êtes gallois ne détestiez pas le roi ? Il ne traite pas les Gallois avec beaucoup de générosité.
— Non, en effet, et je suis parfaitement conscient de leurs justes doléances. Je n’aime pas la guerre, cependant, où trop d’hommes trouvent la mort pour un bien faible gain. Je lui préfère la diplomatie, c’est pourquoi je séjourne à la cour. J’y représente les intérêts des Gallois et parle en leur faveur chaque fois que l’occasion m’en est donnée. Le roi Henry n’en demeure pas moins mon souverain légitime à qui j’ai juré foi et hommage lorsqu’il m’a fait chevalier. Je suis et resterai son homme lige tant que je vivrai.
— Vous n’aimez pas la guerre ? dit Rebecca. C’est étrange de la part d’un chevalier dont la fonction est précisément de la faire.
Blaidd lança un regard par-dessus son épaule. Il n’avait pas eu conscience que Rebecca et Trevelyan s’étaient rapprochés d’eux pendant qu’ils conversaient.
Il ralentit l’allure d’Aderyn Du, laissant le comte et sa fille aînée prendre de l’avance, et attendit que Rebecca et Trevelyan fussent à son niveau pour laisser de nouveau son cheval marcher librement.
— Le fait que je sois entraîné au combat ne signifie pas que j’aime le livrer, ma damoiselle. J’ai assisté à plus d’une mort sanglante et j’aimerais que tous ceux que j’aime en fussent épargnés, y compris les paysans qui travaillent sur notre domaine familial.
— Mais lorsque les négociations n’aboutissent à rien ? Il faut bien alors que les hommes prennent les armes.
— Si tout le reste échoue, je suis d’accord, mais je crains que trop de barons ne livrent la guerre à leurs voisins que par simple ambition personnelle et goût du pouvoir. Ceux-là n’ont pas le respect de ceux qui souffrent pour l’unique satisfaction de leur orgueil.
— Je partage votre point de vue, lança par-dessus son épaule le comte de Throckton qui avait suivi l’échange entre Blaidd et sa fille. Je souhaiterais seulement que le roi pose le même regard sur les affaires du royaume.
— Je crois sincèrement qu’Henry cherche à éviter la guerre, messire. C’est un homme de paix par nature. Peut-être, même, trop généreux. Mais il est encore très jeune et amoureux… Avec le temps, espérons-le, il grandira en sagesse et sera moins soucieux de satisfaire sa femme.
— Vous avez raison, reconnut Throckton en se retournant pour regarder devant lui. Il est jeune et soumis à celle qui règne sur son cœur. Nous devons sans doute montrer de la patience et attendre qu’il grandisse. Au fond, c’est normal qu’il veuille faire plaisir à la reine, même si elle est française. C’est même, peut-être, une raison supplémentaire, n’est-ce pas ?
Throckton partit d’un gros rire qui mit un terme à la conversation.
Un instant après, ils se trouvèrent en face d’une fourche, le chemin se divisait, allant tout droit ou bien bifurquant sur la droite où il s’enfonçait dans une partie plus sombre de la forêt.
— J’ai assez entendu parler du roi et de la guerre, déclara Rebecca. Au revoir à tous !
Sur ces mots, elle mit au trot sa jument et s’engagea dans l’étroit sentier.
Personne, à l’exception de Blaidd, ne fut surpris de ce brusque mouvement. Laelia parut même satisfaite de voir sa sœur s’éloigner. Le chevalier, cependant, était dans un état d’esprit exactement opposé. Même s’il n’y avait pas de coupe-jarret sur les terres du comte de Throckton, Rebecca pouvait faire une chute et il n’y aurait personne pour la relever.
Il n’osait pas offenser son hôte et sa fille aînée en les quittant pour partir à la suite de l’imprudente, mais il ne pouvait pas davantage se résoudre à laisser Rebecca chevaucher seule au cœur d’une si vaste forêt.
— Trevelyan, va à la suite de la fille de notre hôte, ordonna-t il.
Le jeune homme baissa la tête d’un air profondément déçu.
— Mais je vais manquer la chasse, protesta-t il.
Blaidd lui lança un regard menaçant et Trevelyan éperonna son cheval sans demander son reste.
— Ce n’était vraiment pas nécessaire, grommela le comte. Dès qu’elle aura atteint la prairie, elle se lancera au galop et il ne pourra jamais la rejoindre.
— J’en serai enchanté, messire, répondit Blaidd qui ne pensait pas un mot de ce qu’il disait. Ce sera une bonne leçon pour mon écuyer de constater que tout bon cavalier qu’il soit, il peut être distancé par une simple femme.
Blaidd ne doutait pas en lui-même que Trevelyan rattraperait Rebecca. Il se demandait plutôt comment réagirait cette dernière lorsqu’elle verrait l’écuyer arriver à son niveau ! Elle ne serait certainement pas *******e, mais il serait bon pour elle de prendre conscience qu’elle pouvait être battue à la course et pas nécessairement par quelqu’un lui voulant du bien.
Un homme, dont les chausses et la tunique étaient couvertes de boue, vint en courant au-devant du comte.
— Les piqueurs ont levé un grand dix-cors, messire, annonça-t il essoufflé.
— Voilà qui laisse présager une belle chasse ! s’exclama Throckton dont la bonne humeur était apparemment revenue.
— Si la chasse commence vraiment, je ferais mieux de rentrer au château,.dit Laelia en rangeant sa jument sur le côté du chemin pour laisser passer le reste de la troupe.
— Bonne chasse, messire, dit Blaidd en arrêtant sa monture à côté de celle de la jeune fille.
Le comte, sans craindre d’offenser Blaidd, se retourna et, s’adressant à deux robustes sergents à cheval, les pria de rentrer au château en faisant escorte à Laelia.
« Sage précaution », pensa en lui-même Blaidd alors que les chasseurs s’éloignaient dans un vacarme d’aboiements, de cris et de bruits de sabots qui faisaient jaillir l’eau des ornières du chemin.
— Je suis désolée de vous empêcher de vous joindre à eux, avoua Laelia, le regard empli de remords, lorsqu’ils firent demi-tour.
Blaidd arbora aussitôt un large sourire pour rassurer la jeune fille.
— Je n’ai aucun regret, bien au contraire. C’est un grand privilège que d’avoir l’honneur de tenir compagnie à une très belle et noble jeune fille.
Laelia baissa les yeux en rougissant.
— Je suppose que vous avez connu beaucoup de jolies femmes à la cour ?
— Quelques-unes mais aucune aussi merveilleusement belle que vous, répondit Blaidd, affligé au fond de lui-même de manquer à ce point d’originalité, mais force lui était de convenir que Laelia ne pouvait inspirer aucun autre compliment. C’est désolant que vous ne vous soyez jamais rendue à la cour.
— Mon père n’aime pas les voyages.
— Ils peuvent être dangereux, reconnut Blaidd, et ils sont toujours inconfortables. Il y a un grand risque d’attraper des puces en dormant dans des lits occupés on ne sait par qui la veille.
— Et la nourriture doit être immonde dans les auberges, dit Laelia en soupirant, mais j’aimerais avoir l’occasion un jour de voir le roi, la cour et les nobles dames.
— Ces dernières ne seront peut-être pas aussi heureuses de vous voir, car votre beauté éclipsera la leur.
Laelia en rougissant devint plus charmante encore.
— Je suppose, pareillement, qu’il y a peu d’hommes à la cour qui soient aussi beaux et vaillants que vous, chevalier ?
— Détrompez-vous. Il y en a beaucoup de plus beaux. Quant à la bravoure, son appréciation est très relative et elle peut être mesurée de diverses manières.
Elle lui lança un regard timide en reprenant :
— Est-ce que d’autres chevaliers portent les cheveux aussi longs que vous ? Est-ce une nouvelle mode ?
Il ne put se retenir de rire.
— Non. Nous ne sommes qu’une poignée à avoir les cheveux de cette longueur. Sous cet angle, je suis terriblement démodé.
— Alors, pourquoi ne les coupez-vous pas ?
— Parce que cela me plaît de les porter ainsi.
Elle plissa son joli nez.
— Mais si cela ne se fait pas à la cour…
Ayant toujours à l’esprit la raison officielle de sa présence à Throckton, il baissa le ton juste assez pour n’être pas entendu des deux sergents, mais pas au point de faire naître leur suspicion, et susurra :
— Cela ne vous plaît pas, si je comprends bien ?
Elle devint rouge comme une pivoine, cette fois, et évita son regard.
— Ça vous donne un aspect… rustre, un peu sauvage.
— Et ce côté frustre ne vous attire pas, ma damoiselle ?
— Non, rétorqua Laelia avec une fermeté dont il ne l’aurait pas crue capable.
Mais, regrettant aussitôt d’avoir parlé sur un ton aussi péremptoire, la jeune fille, qui avait perdu sa fugitive assurance, reprit d’une voix mal assurée :
— Ce n’est pas à moi de critiquer votre mise, bien sûr, chevalier.
— Vous avez le droit d’avoir votre opinion, répondit Blaidd, nullement vexé, plutôt rassuré même qu’elle fût capable d’exprimer une appréciation personnelle. En réalité, je ne suis pas ******* d’apprendre que vous n’aimez pas mes cheveux, mais puisque c’est ce que vous en pensez, je préfère le savoir.
— Vous n’êtes pas fâché ?
— Non.
— Ou triste ?
Il sourit.
— Pas le moins du monde.
Elle ne sembla pas vraiment le croire.
— Je n’estime pas les hommes, ma damoiselle, qui se cachent la face et ne veulent pas savoir ce que les femmes pensent vraiment d’eux. Il n’est pas toujours très agréable d’entendre une opinion sincère, je vous le concède, mais je la préfère cent fois à un mensonge.
— Pensez-vous vraiment ce que vous dites ? dit-elle, le regard brillant d’admiration.
— Oui, à condition que la critique soit justifiée.
L’expression de la jeune fille changea, soudain, alors qu’une petite moue critique se formait sur ses lèvres.
— Il y a des femmes qui parlent à tort et à travers et qui feraient mieux d’y réfléchir à deux fois avant d’émettre un jugement.
— Je suppose que vous voulez parler de votre sœur.
— Elle est pénible par moments.
Laelia s’interrompit un instant, puis reprit en baissant la voix sur un ton qui parut sincère à Blaidd :
— J’essaie toutefois d’être indulgente avec elle. La pauvre doit souffrir horriblement de savoir qu’elle ne trouvera jamais de mari. Entre sa cicatrice et ses mauvaises manières, quel homme voudrait d’elle ? Mais, par contre, c’est rassurant de savoir que mon père aura une fille pour veiller sur lui à la fin de sa vie.
Ainsi la sœur aînée de Rebecca disposait de son avenir sans le moindre scrupule ! Il n’aurait pas dû en être surpris. Il était commun, en effet, que les sœurs puînées qui n’avaient pas été demandées en mariage restent au service de leurs parents. Mais dans le cas de Rebecca, c’était vraiment dommage. Autant l’enfermer au couvent !
Dans ce dernier cas, elle donnerait du fil à retordre à la mère supérieure qui chercherait à se débarrasser par tous les moyens de cette novice impénitente.
En fait, il ne pouvait se représenter Rebecca qu’entourée d’enfants turbulents et tapageurs, mais aussi tendres et joyeux, ainsi que d’animaux domestiques, chiens et chats, et bien d’autres encore.
Il imaginait, en particulier, une scène où son seigneur et maître, follement amoureux, s’approchait d’elle par surprise et l’enlaçait, la faisant sursauter puis éclater de rire alors qu’elle pivoterait vers lui pour lui offrir ses lèvres…
Blaidd interrompit sa rêverie et lança un regard furtif à la jeune fille somptueusement vêtue, assise sur sa jument magnifiquement harnachée qui avançait au pas près de lui. Elle détesterait sans doute d’être entourée d’animaux. Elle les trouverait trop bruyants, trop sales… Peut-être penserait-elle la même chose des enfants ?
Non que cela eût une quelconque importance. Après tout, il n’était pas là pour la courtiser… ni aucune autre femme d’ailleurs.
« Quel jeune impertinent ! » pensa en elle-même Rebecca alors qu’elle se préparait à descendre de cheval dans la cour du château.
Elle venait d’y arriver avec Trevelyan qui avait déjà sauté à terre et s’approchait d’elle, les bras tendus, pour lui prêter assistance.
« Le polisson ! » poursuivit-elle en son for intérieur. Comment avait-il osé prétendre avoir un malaise alors qu’il la poursuivait à bride abattue ? Et elle avait été assez crédule pour arrêter Claudia !
Et il lui avait alors avoué ingénument qu’il n’avait pas trouvé d’autre argument pour l’obliger à ralentir son allure. Il avait aussitôt ajouté qu’il irait se pendre à la première branche si elle refusait de rentrer au château avec lui car il n’oserait jamais se présenter seul devant le chevalier Blaidd Morgan. Que ce dernier, d’ailleurs, le tuerait s’il avait la folie de le faire.
« Vous ne pouvez pas vous figurer la force de ses coups lorsqu’il frappe avec sa grande épée qu’il tient à deux mains, avait-il expliqué à Rebecca. Il me trancherait de haut en bas avec sa lame sans s’y reprendre à deux fois. »
Même si elle ne soupçonnait pas le chevalier d’éprouver une telle cruauté à l’égard de son écuyer dont il avait non seulement la charge mais aussi la responsabilité, la jeune fille avait accepté de rentrer avec Trevelyan pour lui éviter, en tout cas, une réprimande par trop sévère.
Elle avait même partagé avec lui les vivres et la boisson qu’elle avait emportés. Assis dans l’herbe au bord de la rivière, ils avaient parlé de la vie à la cour, et Trevelyan avait vanté la haute estime dans laquelle son maître y était tenu.
« Le chevalier a toute la confiance du roi », avait-il dit avec fierté.
Rebecca s’était demandé comment son père réagirait à cet élément d’information ? Ce n’était sans doute pas un secret qu’il avait peu d’estime pour Henry et sa façon de gouverner, mais elle n’était pas son informateur par nature et elle avait horreur d’espionner.
Après la conversation qu’il avait eue au départ de la chasse avec le chevalier, il devait avoir une idée claire de ce que ce dernier pensait. Sa sympathie pour le roi et la reine ne faisait aucun doute, et elle ne se sentait pas le devoir de rapporter à son père les propos que venait de lui tenir Trevelyan.
Elle doutait, d’ailleurs, que les opinions de Blaidd Morgan diminuent ses chances d’être considéré comme un prétendant valable. L’opinion de Laelia à son sujet semblait même s’améliorer de jour en jour et, jusqu’à présent, le comte n’avait exprimé aucune objection à son encontre.
Rebecca comprenait très bien la raison de ces attitudes favorables à l’égard du chevalier. C’était un homme très attachant et séduisant.
— Laissez-moi vous aider, ma damoiselle, dit Trevelyan, interrompant la rêverie de la jeune fille. Sinon Blaidd va me tuer. Regardez ! Le voici qui arrive, et il n’a pas l’air de bonne humeur…
Rebecca tourna la tête et vit le chevalier s’approcher d’eux d’un pas décidé. Il était impressionnant, et à le voir marcher ainsi, elle imaginait aisément qu’il fût un champion et défît tous ses adversaires dans les tournois.
— Soit, concéda-t elle par pitié pour le jeune homme.
Il la prit par la taille et, comme elle posait les mains sur ses épaules, il la descendit à terre.
Blaidd s’était arrêté à quelques mètres d’eux et les regardait, les bras croisés sur la poitrine.
— Vous rentrez tard, commenta-t il. Qu’avez-vous fait ?
Trevelyan, les yeux baissés vers le sol, se mit à rougir.
Irritée par l’attitude du chevalier, Rebecca fit un pas vers lui et lança avec fureur :
— De quoi le soupçonnez-vous ? Il n’a fait que vous obéir en venant à ma suite et il est resté avec moi car il croyait que c’était son devoir de me protéger. Si nous sommes rentrés au château plus tard que vous ne le pensiez, il n’en est pas responsable. Auriez-vous préféré que je me montre si odieuse et autoritaire avec lui qu’il n’aurait pas eu d’autre choix que de retourner seul à Throckton ?
Blaidd regarda la jeune fille dans les yeux et en silence pendant un moment qui sembla interminable à cette dernière. Puis, s’adressant à Trevelyan :
— Conduis les chevaux à l’écurie et veille à ce qu’ils soient bien soignés.
— Je suis désolé, Blaidd…, commença le jeune homme.
— Je ne veux rien entendre, Trevelyan. Je t’ai donné un ordre ; tu l’exécutes.
— Oui, mon maître, marmonna l’écuyer en s’éloignant avec les deux chevaux.
Indifférente aux palefreniers et autres valets qui allaient et venaient dans la cour, Rebecca avança vers le chevalier et lui frappa la poitrine du plat de la main.
— Vous n’êtes qu’une brute ! s’écria-t elle. Pourquoi humiliez-vous ce garçon ? Son seul tort est de vous avoir obéi.
Blaidd prit la main de la jeune fille et la maintint fermement dans la sienne.
— La façon dont je traite mon écuyer ne vous regarde pas, ma damoiselle, rétorqua-t il, le regard étincelant de colère.
Puis il s’inclina et reprit sur un ton ironique :
— Je vous demande humblement pardon pour m’être préoccupé de votre sécurité. Je devrais, bien sûr, vous abandonner aux mains d’un agresseur s’il s’en présentait un et vous laisser violer ou tuer. Q’importe le serment que j’ai tenu le jour de mon adoubement et qui me lie à vie.
— Vous ai-je jamais demandé votre protection ? demanda-t elle en dégageant sa main.
Il se pencha sur elle si bien que leurs nez se touchaient presque.
— Cette condition n’est pas mentionnée dans les paroles que j’ai prononcées lors de mon adoubement. Et croyez-moi, je n’attendrai pas qu’elle me le demande pour venir en aide à une femme en détresse. Sachez que je prends aussi au sérieux mon devoir de protection des faibles et des petits que ma fidélité au roi !
— Et si je refuse délibérément votre protection ?
— Vous pouvez le faire, mais cela ne me relèvera pas de mes devoirs de chevalerie.
Alors qu’ils se dévisageaient comme deux fauves prêts à se jeter l’un sur l’autre, il vint à l’esprit de Rebecca que jamais personne ne lui avait résisté ainsi à l’exception de ses parents lorsqu’elle était petite. Dans le feu de la colère, le chevalier oubliait son titre, son sexe et même sa cicatrice. Il la traitait comme si elle était son… égal.
L’expression de Blaidd au moment où elle était arrivée avec Trevelyan lui revint à l’esprit. Elle avait déjà vu ce genre de regard sur les visages de deux prétendants de Laelia qui, manifestement, se… jalousaient !
C’était impensable ! Le chevalier ne pouvait être jaloux d’un gamin comme Trevelyan. La pensée était si burlesque qu’elle se mit à rire malgré elle.
Blaidd eut une expression de vif mé*******ement.
— Est-ce moi qui vous amuse ?
Elle n’allait pas lui avouer qu’elle venait de penser qu’il était jaloux de son écuyer. Ce serait à son tour, alors, d’éclater de rire. Néanmoins, même s’il y avait très peu de chance pour qu’il éprouvât ce sentiment à cause d’elle, cela suffisait à lui donner une certaine confiance.
— Je me réjouis de ce que vous n’hésitiez pas à vous mettre en colère contre moi, répondit-elle enfin. La plupart des hommes me traitent comme une enfant délicate qu’ils craignent de blesser, heurter…
— Il ne me viendrait pas à l’idée de vous prendre pour une enfant, ma chère amie, dit-il de sa voix grave et mélodieuse qui fut comme une caresse sur l’âme de Rebecca.
Bien qu’elle fût convaincue que Blaidd n’avait aucune intention de la séduire, elle fut envahie par un désir troublant et insistant comme celui qu’elle avait éprouvé dans la chapelle.
— Je suis heureuse de vous l’entendre dire, répondit-elle en luttant pour éteindre cette sensation inconvenante qui gagnait chaque fibre de son corps. L’implication logique de ce regard que vous portez sur moi est que, quoi que je choisisse de faire, vous me laisserez agir à ma guise.
— Aussi tentant que cela soit étant donné votre absence de gratitude, je me permets de vous rappeler que le serment que j’ai prêté me l’interdit. Autrement dit, si vous mettez votre vie en péril, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour vous protéger contre vous-même. Et maintenant, ma damoiselle, à moins que vous n’ayez l’intention de repartir à cheval, je vous souhaite de passer une bonne fin de journée.
En le regardant s’éloigner, Rebecca se demanda si Laelia l’appréciait à sa juste valeur. Il avait, en effet, cent fois plus de mérites que tous les idiots de prétendants qui s’étaient déjà présentés à Throckton et qui, grâce à Dieu, n’avaient pas su trouver le chemin de son cœur ni celui de l’estime de leur père.