chapitre 1
The Tattler — Jeudi 21 novembre
Les potins de Mary Lynn
Les amours orageuses de Kit O’Brien
Cher lecteur, qui aurait pu imaginer ça ?
La plus célèbre des héritières de New York, l’inénarrable Kit O’Brien, a encore sévi. Cette fois, notre adorable et incorrigible héritière s’est particulièrement distinguée en jetant le contenu d’un bol de sauce béarnaise au visage de Blaine Rourke, qui est non seulement son fiancé, ainsi que nous le révélions dans nos colonnes, la semaine dernière, mais également le filleul préféré de son père. De source proche de la famille, Michael O’Brien, président des très prospères Editions O’Brien, est furieux ! Et Kit risque fort, après ce nouveau coup d’éclat, d’avoir toutes les peines du monde à amadouer son richissime papa. Se résoudra-t?elle à accéder aux souhaits de ce dernier en acceptant enfin de se marier ? Une chose est sûre en tout cas : avec Kit, il faut s’attendre à tout.
— Avez-vous déjà fait l’amour dans un avion ?
La sensualité avec laquelle il prononça ces mots, autant que l’audace de la question, laissa Kit O’Brien sans voix. La jeune femme dévisagea un instant son voisin de siège, un mâle d’une beauté diabolique qui voyageait à ses côtés depuis deux heures maintenant.
— C’est une proposition ? parvint-elle enfin à répliquer, le regard provocateur pour mieux masquer sa gêne.
En dépit de sa réputation, jamais un homme ne s’était montré aussi insolent, aussi cavalier avec elle. Un rayon de soleil perça par le hublot de première classe au moment où il lui sourit, malicieux.
— Pourquoi pas ? lança-t?il, tandis qu’une délicate fossette venait creuser sa joue droite.
Kit sentit un frisson la parcourir jusqu’à l’extrémité de ses orteils engourdis par l’immobilité forcée. Elle réfléchit à une réponse sage qui pût atténuer la tension qui régnait depuis peu entre l’inconnu et elle. En vain. Les mots s’envolèrent, effrontés, de sa bouche :
— J’y réfléchirai.
— Faites donc. Et tenez-moi au courant.
Le regard toujours rivé à celui de la jeune femme, il approcha lentement ses lèvres de sa tasse de café. Un geste d’une charge érotique insupportable.
Il se détourna, libérant Kit de son magnétisme. Comme par magie, l’incroyable pulsion qui l’avait poussée un instant plus tôt à envisager de céder à l’indécente proposition disparut. Vaguement soulagée, elle se pencha et voulut poser sa tasse sur le plateau déplié devant elle. Une opération qui s’avéra plus compliquée que prévu, car sa main s’obstinait à trembler. En réalité, c’était tout son corps qui semblait hésiter. Elle espéra que son voisin ne remarquerait rien du trouble dans lequel il l’avait jetée.
Quel culot, tout de même, pensa-t?elle. Ils avaient engagé la conversation sitôt leur envol de New York, à 11 h 00 du matin, et elle commençait tout juste à se détendre. Oui, il avait fallu qu’il détourne son attention pour lui accorder un peu de répit. Jamais, elle n’avait croisé un homme comme celui-ci, un homme capable de mettre tous ses sens en ébullition d’un seul regard.
A qui avait-elle affaire ? Elle l’ignorait. Elle savait seulement que l’inconnu avait un charme fou. Un magazine reposait sur ses genoux, masquant ses cuisses revêtues d’un jean noir. Une bouffée de chaleur submergea la jeune femme et son cœur s’emballa, tout comme il s’était emballé deux heures plus tôt, lorsque l’homme s’était installé à côté d’elle. A peine était-il apparu qu’elle n’avait su que le fixer, pétrifiée, tétanisée, jusqu’à ce qu’il pointe un doigt manucuré vers le siège mitoyen. Alors, elle avait senti ses joues s’embraser et n’avait pu détacher son regard du nouveau venu. Une éternité s’était écoulée, puis l’homme avait eu ce sourire particulier, celui d’un individu habitué à attirer l’attention. Il s’était débarrassé de sa veste de sport et à cette seconde, Kit avait eu l’impression de se vider de son sang. Ensuite, à la vue du T-shirt sous lequel on devinait une musculature parfaite, sa gorge s’était nouée. Enfin, comme il passait devant elle pour rejoindre la place près du hublot, non sans lui effleurer les jambes, elle aurait juré qu’une salve de feux d’artifice était tirée dans tout son corps.
S’arrachant à ses rêveries, elle se sermonna. Elle avait mille sujets de réflexion et il n’était pas question de perdre son temps à fantasmer sur un homme qu’elle n’avait jamais vu et ne reverrait jamais. Dans quatre jours à peine, elle devrait affronter son père et subir des sermons relatifs au dernier scandale public qu’elle avait déclenché. Elle s’agita sur son siège et tenta de tirer sa jupe sur ses genoux. A cet instant, son voisin croisa les jambes et elle se figea. Il portait des bottes noires ferrées !
Un cow-boy ! se dit?elle, se laissant aussitôt emporter par son imagination. Un vrai, un dur. Libre et sauvage. Fermant les yeux, elle s’imagina en train de nouer les longues mèches de ses cheveux châtains rebelles avec le cuir brut de la lanière d’un fouet.
Non, se ravisa-t?elle. Chassant cette image, elle préféra s’imaginer glissant sa tignasse épaisse et soyeuse sous les larges bords d’un Stetson. Lui, stoïque, la laisserait faire, puis il poserait ses mains puissantes sur elle, des mains viriles, mais d’une douceur incroyable pour un homme qui passait sa vie à tenir les rênes d’étalons sauvages. Elle effleurerait tendrement la barbe de plusieurs jours qui ombrait ses joues, tandis qu’il promènerait des doigts impatients le long de son dos, de ses reins…
Rouvrant les yeux, elle regarda de nouveau l’inconnu, admirant son regard noir et son visage taillé à la serpe.
Le voulait-elle vraiment ? Oserait-elle se faufiler avec lui dans les toilettes de première classe ? A la pensée de cette bouche avide s’emparant de la sienne, un frisson la parcourut. Il lui caresserait les seins, s’agenouillerait devant elle pour plaquer les lèvres sur son ventre. Elle retiendrait un cri, agripperait ses cheveux fous. Alors, il la prendrait, comme ça. Il la posséderait, l’emporterait jusqu’à un plaisir inouï qui la laisserait haletante. Epousez-moi, lui chuchoterait-il ensuite, lui caressant le cou de son souffle chaud. Epousez-moi…
Assez ! Au prix d’un redoutable effort, Kit mit un terme à ses divagations. Excepté le trouble qu’il éveillait en elle, elle ne savait rien de cet homme. D’ailleurs, même dans le cas contraire, il ne lui viendrait jamais à l’idée de faire des choses pareilles ! Elle était vierge, oui vierge, même si chacun, dans le pays, imaginait le contraire. Et puis, ce n’était vraiment pas le moment de commettre un nouveau scandale !
Car forcément, l’incident de la sauce béarnaise, désormais connu de tous, ne serait pas classé sans suite. Si son père était furieux contre son comportement de la veille, Blaine en avait certainement gros sur le cœur lui aussi. Et d’ici peu, elle serait contrainte de rendre des comptes à l’un et à l’autre. Le plus tard serait le mieux…
En vérité, la mission que lui avait confiée ce matin même Eléni, sa rédactrice en chef, lui avait fait l’effet d’un miracle. Car oui, tout valait mieux que d’aller affronter ce père après l’article qui venait de paraître. Kit avait donc accepté la proposition sans hésiter et n’avait même pas songé à s’informer sur la personne qu’il lui faudrait interviewer. Elle aurait tout le temps de consulter le press-book qu’Eléni avait promis de lui expédier le lendemain matin, avant l’entretien.
Elle signerait un article impeccable, rédigerait un papier qui forcerait l’admiration de tous. Au grand dam de son père, qui finirait bien par se résigner à laisser Eléni confier à sa fille des missions plus sérieuses. Car Kit commençait à se lasser de la rubrique « Vie mondaine » dans laquelle sa responsable s’obstinait à la faire travailler. Gastronomie, art et société lui avaient déjà permis de s’exercer au journalisme et à présent, elle aspirait à traiter des sujets plus graves.
Et puis, elle en avait assez que son père, ce vénéré patron de presse, lui interdise de signer ses articles sous son vrai nom. Même lorsqu’elle rédigeait un papier respectable, elle était obligée de le faire sous le pseudo de Carol Jones. Pitoyable. Il était grand temps que son père lui donnât sa chance.
Perdue dans ses pensées, Kit serra les dents. Elle voulait réussir. Et elle réussirait.
Un bref instant, elle se demanda à quoi pouvait ressembler la personne qu’elle devait interviewer. Si elle n’avait pas été si pressée de grimper dans cet avion, sans doute le saurait-elle déjà. Et s’il s’agissait d’un homme, d’un homme du genre de celui assis à ses côtés ? Ce serait le rêve…
Quelle allure, tout de même ! se dit-elle en épiant l’inconnu. Les mannequins de Calvin Klein faisaient figure de laiderons à côté de lui. La jeune femme soupira. Les images peu avouables qui dansaient dans sa tête la perturbaient et elle puisa distraitement dans les dernières cacahuètes abandonnées sur le plateau devant elle.
Il fallait penser à autre chose. Détourner son attention de ce cow-boy. De ces doigts longs et effilés qui tapotaient en ce moment même le clavier d’un ordinateur portable, sur lequel il faisait une réussite.
Kit se redressa sur son siège, l’humeur mélancolique. Comme il devait être bon de s’abandonner simplement à ses envies, de vivre une passion sans que personne ne vienne épier vos moindres gestes ! Oui, s’enfermer avec ce séduisant voisin dans les toilettes…
Elle soupira de nouveau sans cesser de l’observer discrètement tandis qu’il cliquait sur les cartes.
— Le huit. Placez-le sur le neuf de cœur.
Elle avait dit cela en désignant sur l’écran de l’ordinateur une rangée de cartes qu’il semblait ne pas voir.
— Et déplacez le quatre, enchaîna-t?elle. Sur le cinq, là !
Fronçant les sourcils, il suggéra :
— Vous voulez jouer ?
— Non.
— Alors, taisez-vous ! La réussite est un jeu solitaire, non ? Enfin, si vous tenez vraiment à faire une partie, je suis sûr que nous pourrons trouver un arrangement…
Son sourire provocateur et narquois aurait dû exaspérer Kit, mais il n’en fut rien. Refermant son portable avec un calme olympien, il se tourna vers elle. Une nouvelle vague de picotements la parcourut.
— Quel dommage, soupira-t?il, alors que la voix du commandant de bord indiquait aux passagers que l’on approchait de Miami. Cela aurait pu être extrêmement intéressant, vous ne croyez pas ? Enfin, tout n’est pas perdu : nous sommes encore à une bonne dizaine de kilomètres de Miami…
Kit rougit, réaction naturelle au ton terriblement voluptueux de la voix masculine. Prenait-il toujours cet accent avec les femmes qu’il accueillait dans son lit ? Elle tressaillit à cette idée, avant de se reprendre.
— Oui, quel gâchis ! lança-t?elle en haussant les épaules, faisant ainsi danser ses cheveux blonds. Moi qui ai toujours rêvé de… de ces rencontres pleines de magie, entre deux avions… Nous passons peut-être à côté de la nuit la plus torride de notre existence, qui sait ? Bah, c’est la vie…
Ah, mais ! Elle savait se montrer cynique quand il le fallait. Elle se félicita et sourit lorsque l’inconnu se fut détourné.
L’avion entama sa descente et le sourire de Kit s’estompa. Les décollages et les atterrissages la terrorisaient.
Elle ferma les yeux, ignorant de ce fait le regard intrigué de son voisin, et commença sans attendre les exercices respiratoires destinés à apaiser son angoisse. Avec lenteur, bruyamment, elle inspira, puis expira, son buste s’élevant et s’abaissant selon un rythme régulier.
Paralysée par la peur, Kit crut soudain qu’un fer rouge s’abattait sur ses doigts. La main de l’inconnu venait de se poser sur la sienne, caressante, réconfortante. Une brusque bouffée de désir la submergea, réchauffant tout son corps. Ce contact avait dissipé sa peur comme par magie et elle s’oublia elle-même, si bien qu’elle ne sentit presque pas l’effet des paliers de descente de l’avion, qui la terrifiaient tant d’ordinaire. Le corps emporté dans une sorte de tourbillon délicieux, elle s’imagina en train d’embrasser l’inconnu, de presser ses lèvres impatientes et indécentes sur cette bouche sensuelle, de jouer avec sa langue.
L’écho tant espéré du train d’atterrissage heurtant le tarmac se fit bientôt entendre, suivi du crissement des freins. Enfin, l’engin s’immobilisa et ce fut le silence. Kit rouvrit les yeux, désorientée. Consciente d’avoir retrouvé le plancher des vaches, elle doutait malgré tout d’être en sécurité. Elle comprit alors que trois petites heures à peine avaient suffi à bouleverser son existence. C’était ainsi, elle en avait la certitude, sans pouvoir néanmoins s’expliquer la cause de ce pressentiment.
Fixant le dossier du siège devant elle, elle tentait de calmer les battements de son cœur lorsque son voisin retira brusquement sa main, qu’il avait laissée jusque-là sur celle de la jeune femme.
— On est arrivés, lâcha-t?il d’un ton un peu sec.
Clignant des yeux, Kit tenta de lutter contre un sentiment de vide. Sa main la brûlait, comme à vif.
— Ah, bon…
S’efforçant d’assurer sa voix pendant que l’avion allait se garer devant le terminal, elle reprit :
— Merci de votre gentillesse pendant l’atterrissage. C’était très charitable de votre part.
Les sourcils levés, il l’observa un instant, puis haussa les épaules.
— Ce n’est rien…, marmonna-t?il.
Soudain déterminée, elle se leva dès que résonna l’autorisation de détacher les ceintures.
— Eh bien, je suis heureuse d’avoir partagé ce vol avec vous. Je me dépêche. J’ai beaucoup de travail devant moi.
— Bonne chance, répondit-il en la fixant comme s’il cherchait à imprimer le visage de la jeune femme dans sa mémoire.
— Merci, articula-t?elle en rougissant.
Il ne dit rien et se leva à son tour pour la rejoindre dans l’allée. Impressionnée, Kit recula ; l’homme la dépassait d’une bonne dizaine de centimètres. Etudiant avec intérêt cette stature d’athlète, elle le regarda extirper ses deux sacs du compartiment à bagages avec une aisance déconcertante.
Elle ne le lâcha pas des yeux — après tout, quel mal y avait-il ? — tandis qu’il enfilait sa veste. Elle laissa ensuite traîner son regard sur le dos puissant, sur la taille, sur les fesses. Pas un poil de graisse, du muscle à cent pour cent ! Oui, convint-elle, visiblement, cet homme était en tout point irréprochable sur le plan physique.
Perdant brutalement l’équilibre, Kit alla s’écraser contre l’inconnu. Celui-ci la rattrapa d’un geste vif et ferme, les bras tendus soudain sous la chemise. Instinctivement, elle plaqua les mains sur le buste qu’il lui offrait. Si puissant, si fort… Elle se laissa alors aller contre lui avec l’impression de s’abandonner, s’enivrant du parfum viril et musqué de l’eau de toilette qu’il portait.
Elle s’aperçut alors qu’il avait posé sur elle ses grands yeux profonds et rêva un instant de se noyer dans ce regard.
— Tout va bien ? demanda-t?il d’une voix douce.
Ebranlée, Kit se redressa et s’écarta en toute hâte, confuse.
— Très bien, mentit-elle, paniquée à l’idée qu’il ait pu surprendre son trouble.
Avait-il seulement conscience de l’état dans lequel elle avait passé ce vol ? Il semblait sur ses gardes et son visage ne laissait rien paraître de ce qu’il pensait. Non, décida-t?elle, elle ne pouvait laisser les choses se terminer ainsi. Cet homme la hanterait jusqu’à la fin de ses jours et elle ne connaissait même pas son nom. Une terrible angoisse la fit suffoquer. Elle devait dire quelque chose, vite, peu importait les conséquences.
— Vous ne voulez pas avancer, s’il vous plaît ? J’ai une correspondance à prendre, moi !
— Pardon ?
Tandis que ses bagages à main manquaient lui échapper, Kit se retourna pour regarder la mé*******e qui venait de s’adresser ainsi à elle.
— Excusez-moi, murmura-t?elle.
— Je vous en prie, rétorqua la femme avec mauvaise humeur.
Kit se détourna d’elle et se lança à l’eau :
— Vous savez, j’ai adoré ce v…
Elle s’interrompit net. Devant elle, l’allée s’étirait, déserte. L’inconnu avait disparu. Envolé.
Moins d’une heure plus tard, Kit se demandait dans quelle galère elle s’était embarquée, alors que pour la dixième fois, elle tentait de déclencher l’ouverture de la porte de la cabine 4648.
— Au moins, il y a un hublot, marmonna-t?elle en pénétrant enfin dans ce qui serait sa chambre le temps du voyage.
Island Voyager, le navire de la modernité et du confort ! proclamait la publicité. Peut-être ce slogan concernait-il la première classe, songea-t?elle. Car la cabine économique qu’on lui avait réservée laissait plutôt à désirer.
Fronçant les sourcils, Kit observa le minuscule espace. De chaque côté du hublot, face à la porte, se trouvaient quatre lits superposés — peut-être le terme de « couchettes » était-il plus approprié.
Kit promena son regard à droite, vers une petite armoire. Puis elle s’intéressa à la partie gauche de la cabine, où l’on avait installé un lavabo et une douche, à côté des WC. Jamais elle n’avait vu salle de bains si exiguë.
Bah ! se dit-elle. Après tout, cela suffirait amplement pour ces trois petites nuits à bord, le temps que durerait la croisière annuelle de la célèbre série télé La dernière frontière.
Kit se souvint tout à coup du visage d’Eléni et comprit pourquoi la responsable éditoriale avait eu cette expression étrange, perplexe pour tout dire, lorsque Kit avait insisté pour effectuer ce reportage.
— Très bien… Euh… Je te ferai parvenir le press-book par bateau demain, avait répondu Eléni. Tu le récupéreras à Nassau.
— Parfait.
— Si tu le dis… Il ne reste qu’une place disponible à bord, avait ajouté Eléni en écartant mollement une mèche de ses cheveux blonds. Le problème, c’est que tu vas être obligée de partager ta cabine.
— Avec une… une co-locataire ? avait interrogé Kit, contrariée.
A cet instant le téléphone avait sonné pour avertir Eléni de la tenue d’une réunion surprise avec Michael O’Brien. Paniquée à l’idée de devoir affronter son père, Kit s’était empressée de clore la conversation.
— C’est parfait. Oui, oui, ça ira. Dis-moi vite ce que je dois faire…
— Ne pas perdre de temps, avait répondu Eléni, énergique. Récupère ton billet à l’aéroport et amuse-toi jusqu’à ce que les documents te parviennent, c’est-à-dire jusqu’à demain. Et je t’en prie, Kit… sois raisonnable !
Sans relever, Kit s’était empressée de disparaître. Et à présent, elle se trouvait coincée là, contrainte de partager son étroite cabine avec une personne qu’elle ne connaissait pas. Tout cela pour interviewer qui, et pour quoi ? Elle n’en savait rien.
Elle consulta sa montre, se demandant comment Eléni s’en était sortie face au patron tout-puissant, à l’éminence grise des Editions O’Brien. Connaissant le caractère entêté de son père et ses théories sur l’irresponsabilité de sa mondaine de fille, Kit imaginait que la réunion du matin avait été houleuse. Oui, son père devait être furieux de la savoir partie en reportage.
Eh bien, tant pis ! Elle avait besoin de ces quatre jours loin de lui, loin de la ville. Et pas dans le seul but de se prouver qu’elle méritait le titre de journaliste. Elle avait également besoin de prendre un peu de recul avant de rentrer. D’ici là, peut-être Cameron, son frère, aurait-il trouvé une nouvelle fiancée. Pour son père, marier Cameron représentait une priorité. Chaque fois que ce dernier entamait une relation, Kit jouissait donc d’un peu de répit.
Elle s’étira, encore tout engourdie par les trois heures de vol. Demain, lorsque le press-book serait arrivé, elle procéderait à l’interview, rédigerait son papier et, dans la foulée, prouverait à son père qu’elle valait quelque chose.
La porte s’ouvrit soudain. Curieuse de découvrir celle qui partagerait sa cabine, Kit se retourna, pour découvrir deux personnes sur le seuil.
— Kit !
Elle réprima un soupir excédé. Celle qui venait de l’interpeller ainsi s’était trouvée assise auprès d’elle dans le bus qui les avait conduites de l’aéroport au bateau. La nouvelle venue poussa un cri perçant et se précipita sur Kit pour l’embrasser.
— Quand on m’a dit que tu serais dans la même cabine que nous, je n’y ai pas cru ! s’exclama Georgia.
— Que nous… ? répéta Kit, tandis que la deuxième jeune femme se faufilait dans la chambre.
— Mais oui ! Nous logeons toutes ensemble, toi, moi Becca et Paula ! Becca est à la piscine. Paula, je te présente Kit. Comme je te l’ai expliqué, Paula, j’ai fait la connaissance de Kit dans le bus. Elle est adorable ! Et depuis toujours fan de La dernière frontière !
Georgia s’interrompit pour aller regarder par le hublot et s’écria :
— Super ! J’aperçois notre hôtel !
— Enchantée, Paula, dit Kit, sous le choc, en tendant une main absente.
Quelle guigne ! Ce n’était pas une, mais trois co-locataires qu’il faudrait supporter. Et toutes trois inconditionnelles de la série La dernière frontière, série dont elle-même n’avait jamais vu la moindre image ! Elle s’efforça de garder son calme.
— Je m’appelle Kit O’Brien, acheva-t?elle de se présenter.
— Paula Sullivan, de Sandpoint, dans l’Idaho, enchaîna Paula en lui serrant la main. C’est drôle, ton visage ne m’est pas inconnu, remarqua-t?elle. Tu n’es jamais passée à la télé ?
— Non, jamais, répondit vivement Kit en s’efforçant d’oublier la fois où elle avait fait l’ouverture du journal du soir, filmée enchaînée à une clôture pour protester contre la destruction d’un bâtiment historique.
Paula repoussa ses longs cheveux noirs en arrière, l’air sceptique.
— Je dois me tromper…
Georgia vint involontairement à la rescousse de Kit en prétendant avec un air de circonstance souffrir de claustrophobie aiguë :
— Il me faut absolument une couchette supérieure ! clama-t?elle. Choisis celle du bas que tu préfères, Kit !
Pourvu qu’elle ne ronfle pas, se dit soudain Kit en s’apercevant qu’elle avait oublié ses boules Quiès.
— Bon sang, il est presque 16 heures ! Allez, hop, j’y vais ! s’exclama Georgia en gagnant la porte. Je ne veux pas rater une seule animation. Je vais vite m’inscrire sur la liste des participants. Le repas est à 19 h 15, et après, il y aura la fête dans le salon VIP. Attention, tenue de soirée exigée !
Kit était atterrée. Cette cohabitation imprévue s’annonçait épuisante. Mais quelle idée elle avait eu d’accepter ce travail ! D’habitude, elle aimait compiler des dizaines et des dizaines de documents, effectuer de minutieuses recherches sur son sujet avant chaque interview.
— Tu es prête, Kit ? l’interpella Georgia depuis le seuil. Nous t’attendons ! Allez, dépêche-toi !
Ne sachant quelle excuse invoquer pour refuser, Kit se laissa entraîner. Au point où elle en était…
Joshua Parker s’accouda au bastingage et offrit son visage à la brise marine, qui fouetta ses longs cheveux châtains, cette tignasse qu’il arborait comme un étendard et qu’une tondeuse raserait dans moins d’une semaine. Clignant des yeux, il regarda le soleil et laissa ses poumons s’emplir de l’air iodé. Le navire avait beau être encore à quai et les odeurs peu ragoûtantes du port s’élever jusqu’à lui, il éprouvait malgré tout un authentique sentiment de plénitude.
En dépit de ses réticences à participer à cette croisière, il devait admettre que ce navire avait de l’allure. Et puis, quel temps merveilleux ! Au diable, le New York frileux de novembre ! Oui, il était las de cette neige crasseuse qui maculait les rues de l’immense cité, fatigué des tours grises dont l’ombre sinistre barrait la route au soleil.
Bientôt, oui bientôt, ces neuf années de vie trépidante, de stress et d’horizon lugubre ne seraient plus qu’un mauvais souvenir. La liberté était là, toute proche, dans des champs immenses et colorés parsemés de pommiers centenaires. Oui, il passerait le reste de sa vie sur cette terre — sa terre —, un espace épargné par l’homme, vierge de tout progrès.
Joshua soupira. Oh, il était loin, l’enfant sauvage, loin, l’adolescent rebelle. Tout ce à quoi il aspirait aujourd’hui, c’était retourner à la vie de gentleman farmer, expression qu’il abhorrait autrefois. Une expression qui plaisait à son père et qui les avait fait maintes fois s’opposer. Aujourd’hui, ces mots étaient devenus synonymes de liberté pour lui.
Joshua se détourna du spectacle magique de l’océan que sa terrasse privée lui offrait et fit glisser la baie vitrée pour rentrer dans sa suite. Il regarda autour de lui et se dit que sa cabine était trois fois trop grande pour un homme seul.
A vrai dire, si cette croisière n’avait pas été aussi importante pour les producteurs de La dernière frontière, Joshua s’en serait bien passé. Il comptait en effet profiter de la dernière diffusion en prime time de la série pour mettre un terme définitif à ce chapitre de son existence. Oh, bien sûr, les fans adoraient le feuilleton et seraient forcément déçus. Mais il en avait assez de La dernière frontière, assez du succès et de la gloire. Oui, il était las des éloges et du vide de son existence. Plus grave, il lui semblait que toute inspiration l’avait déserté et il ne parvenait plus à écrire.
Oui, c’était pour toutes ses raisons qu’il avait acheté la ferme, réalisant finalement le rêve que son père avait toujours eu pour lui.
L’âge, sans doute, n’était pas étranger à sa décision, pensa-t?il avec un sourire amer. A 32 ans, il avait le sentiment d’avoir fait le tour de tout. Et d’être revenu à son point de départ.
Peu à peu, l’adolescent égoïste qui avait ruiné par deux fois les espoirs de carrière politique de son père s’était effacé pour laisser place à un homme qui avait compris combien les parents étaient précieux et méritaient d’être chéris, et non pas tourmentés.
C’était là un constat que tous les enfants faisaient et que ferait aussitôt ou tard cette chipie de Kit O’Brien, à condition qu’elle accepte enfin de grandir.
Il se souvint alors du regard insistant de Kit lorsqu’il avait embarqué à bord de l’avion.
Il sourit en se rappelant son expression quand, le plus naturellement du monde, il lui avait proposé de faire l’amour. Une proposition des plus inconvenantes, il l’admettait, mais l’idée de séduire l’héritière la plus célèbre de New York dans les toilettes d’un Boeing lui avait soudain paru aussi cocasse qu’irrésistible.
Et elle avait failli accepter, pensa-t?il avec un sourire moqueur. Elle avait été à deux doigts de le faire, sans même savoir qui il était. Ce qui, somme toute, l’avait amené à considérer cette fille avec un nouvel intérêt.
D’ordinaire, les gens n’agissaient jamais gratuitement avec lui et espéraient toujours profiter de sa réussite. Depuis le début de La dernière frontière, il en était ainsi. Comme il détestait ce genre de rapports !
Oui, il détestait tout de cette existence superficielle, et même s’il comprenait les raisons de Bill Davies, il ne pourrait jamais lui pardonner de l’avoir poussé sous le feu des projecteurs. Le producteur avait insisté pour qu’il fît quelques apparitions dans la série, insisté également pour qu’il se montre aux rassemblements de fans.
Joshua avait bien protesté, expliquant qu’il préférait rester dans l’anonymat et laisser la vedette aux acteurs. Mais Bill n’avait pas cédé, d’autant que La dernière frontière était vite devenue une série culte.
Et aujourd’hui, sa vie privée ressemblait à un champ de ruines. Des sites web lui étaient consacrés, les internautes de tout le pays discutant à bâtons rompus et sans la moindre pudeur de tout ce qui concernait son intimité, ses conquêtes, sa carrière. Jeté en pâture au public, Joshua Parker, le vrai, n’existait plus ; on l’avait remplacé par un homme hyper-médiatisé.
Il soupira de nouveau, songeur. Avec sa réputation très jet-set et son image de croqueuse d’hommes, sans doute Kit O’Brien devait-elle avoir une cour de prétendants à ses trousses.
Eh bien tant mieux pour elle ! Car, en dépit de la proposition indécente qu’il lui avait faite, jamais il ne lui viendrait à l’idée d’avoir une liaison avec une femme de son espèce. En aucun cas. Le prix à payer pour une relation avec Kit O’Brien serait bien trop élevé. Pas question d’être épinglé par la presse à scandale. Il avait appris à ses dépens qu’il valait mieux fuir ces charognards qu’étaient les journalistes.
Une presse qu’il lui arrivait malgré tout de feuilleter. Et qui relatait régulièrement rumeurs et épisodes fracassants de la vie de Kit O’Brien.
Or, ces rumeurs laissaient entendre qu’actuellement, la jeune femme n’était pas disponible. Il avait appris le matin même son dernier coup d’éclat, l’humiliation infligée en public à un certain Blaine Rourke que tous semblaient considérer comme son fiancé. Le favori du père de la belle.
Sacré bout de femme, tout de même ! se dit-il en se remémorant certains articles illustrés de photos montrant Kit en train de nager en bikini au milieu des phoques pour attirer l’attention sur les droits des animaux. Il y avait eu aussi cette fois où, en plein hiver, elle avait passé la nuit sous un carton en compagnie de clochards, afin d’alerter l’opinion publique sur le sort des SDF.
Kit ne semblait pas réaliser la chance qu’elle avait d’être la fille d’un patron de presse aussi puissant, songea Joshua, amer. Sans doute avait-elle aujourd’hui sauté dans le premier avion pour fuir la colère de ce père qui, en réalité, finissait toujours par lui pardonner et passait le plus clair de son temps à la sortir du pétrin. Lui-même n’avait pas eu ce bonheur. Terriblement déçu de ne pouvoir embrasser la carrière de politicien dont il rêvait, son père s’était muré dans un long silence, désireux de prendre du recul avec ce fils ingrat, source de tous ses malheurs. Kit, pour sa part, se comportait en enfant gâtée, forte malgré tout du repère affectif que représentait son père, aussi sévère fût-il. Oui, c’était sans doute ce qui l’avait séduit autant qu’agacé chez elle, dans l’avion, ce côté enfant gâté, cette passion débridée pour la vie.
Malgré la fatigue, il se sentait fébrile, excité. En temps normal, il profitait des trajets en avion pour faire un somme, mais la proximité de Kit lui avait ôté toute envie de dormir. Il se laissa tomber sur le lit et s’étira, les yeux clos, revoyant l’expression de sa voisine quand il lui avait demandé si elle avait déjà fait l’amour dans un avion. Ses lèvres avaient dessiné un O et ses grands yeux verts avaient pris l’éclat de l’émeraude la plus pure.
Dommage qu’il n’ait pu voir comment réagissait le reste de son corps. S’il s’en tenait à cette électricité qui avait circulé entre eux tout au long du vol, nul doute que faire l’amour avec Kit devait être une expérience enthousiasmante !
En réalité, Joshua n’avait eu d’autre choix que de fuir la cabine de ce satané avion pour cacher le désir inattendu qui l’avait soudain submergé. En effet, quand elle était tombée dans ses bras, son propre corps avait aussitôt réagi, ne laissant aucun doute sur l’intensité du trouble que cette femme déclenchait en lui.
Rouvrant les yeux, il consulta sa montre. Cinq minutes encore et il devrait rejoindre l’équipe de La dernière frontière. Il s’aperçut alors que Kit ne lui avait rien dit des raisons de sa venue à Miami. La ville était grande et la jeune femme pouvait avoir mille endroits où se rendre.
Non pas que cela fût d’une importance capitale pour lui. Un monde, un univers le séparait de Kit O’Brien. Pour elle, la vie n’était que fêtes, haute couture et paillettes. Joshua, lui, ne se sentait bien qu’en jean, un chapeau de cow-boy vissé sur la tête, dans la solitude des plaines s’étalant à perte de vue autour de sa ferme. Kit sillonnait sans doute New York à bord d’une limousine avec chauffeur. Lui-même préférait prendre le métro.
Bah, dans moins de trois semaines, il enfourcherait chaque matin à l’aube son cheval préféré pour s’en aller inspecter les vergers, discuter avec ses hommes — des hommes de la terre, sains et droits— des tâches de la journée. Un peu plus tard, il rentrerait se mettre au travail, reprendrait l’écriture de ce roman qui lui tenait à cœur et qu’il avait jadis abandonné pour ne plus se consacrer qu’au scénario de La dernière frontière.
Il ferma de nouveau les yeux et sourit en se rappelant le galbe parfait des jambes de Kit aperçues quand la jupe s’était relevée sur les cuisses bronzées et musclées, alors qu’elle se redressait sur son siège, tout près de lui. A portée de main.