chapitre 4
— Nous nous poserons d’ici une petite heure, monsieur Tanner, chuchota l’hôtesse.
Celui-ci opina, se gardant bien de faire le moindre geste : Abby s’était assoupie contre son épaule… Elle paraissait si lasse, ce matin, lorsqu’il était venu la chercher, qu’il préférait qu’elle se reposât le plus possible. Un long week-end les attendait et s’ils voulaient mettre toutes les chances de leur côté, ils avaient besoin d’avoir l’esprit clair.
Elle n’avait fait aucun commentaire sur la manière dont ils s’étaient séparés, la veille, et il lui en était extrêmement reconnaissant. En vérité, il ne souhaitait aucunement débattre des bienfaits du mariage ni entrer dans de pesantes considérations à propos de l’imposture qui devait abuser Swanson. Oh, et puis zut, se dit-il, pourquoi fallait-il qu’il se sentit si peu sûr de lui sitôt que cette femme était dans les parages… ?
Abby correspondait si peu à l’image qu’il s’était faite d’une complice. Depuis ce satané dîner, il avait l’impression que sa vie avait amorcé un virage, aussi inattendu qu’inespéré. Oui, ce repas avait été un moment merveilleux, un moment exceptionnel. Pour la première fois de son existence, il s’était senti en totale harmonie avec une femme… Mieux encore, ce bien-être, cette sérénité s’était imposée à lui naturellement et à plusieurs reprises il s’était même pris à oublier tout à fait les vraies raisons de la présence d’Abby auprès de lui.
Il baissa la tête et la regarda un long moment. Après le décollage, à peine avaient-ils échangé quelques banalités — Abby manifestant le désir de faire un petit somme. Elle n’avait pas rouvert les yeux depuis…
Lui était-il jamais arrivé de tenir quelqu’un dans ses bras, sans arrière-pensées ? Avait-il même jamais souhaité garder ainsi contre son cœur une femme, juste pour le plaisir d’une étreinte innocente et tendre ?
Elle ressemblait à un ange dans son pull angora. Un ange au tempérament de feu, se dit-il se rappelant la colère qui illuminait son regard quand il était intervenu au beau milieu de son cours de dessin. Un ange bien encombrant aussi, devant lequel il se sentait tout petit…
Tanner inspira profondément, impuissant à refouler l’émotion qui le gagnait. Comme il aimait ce parfum qui imprégnait ses cheveux ! Un parfum acidulé de pomme verte. Oui, elle lui avait confié porter une véritable passion à ce fruit. Tiens, pourquoi ne pas lui offrir un pommier en guise de remerciement, une fois toute cette histoire terminée… ?
Le jet piqua à ce moment sur sa gauche, l’arrachant à ses pensées. Instinctivement, il resserra son étreinte. Une seconde plus tard, la voix du commandant de bord grésillait dans le haut-parleur :
— Désolé, monsieur Tanner. Nous traversons une zone de turbulences. Cela devrait s’arranger d’ici…
Il s’interrompit, l’avion venant de plonger à pic. Abby sursauta et se redressa vivement sur son fauteuil.
— Que se passe-t il ?
L’angoisse perçait dans sa voix.
— Un trou d’air, rien de grave.
De nouveau, le jet piqua, comme aspiré par le vide.
— Mon Dieu, se lamenta-t elle. Nous allons nous écraser !
— Abby, regardez-moi.
— Pardon ?
— Regardez-moi.
Elle leva les yeux vers lui, des yeux qui exprimaient une profonde panique, et murmura :
— J’aurais dû vous en parler… J’ai terriblement peur en avion.
— Désirez-vous prendre un calmant ?
— Inutile… C’est fait… J’ai avalé un cachet avant d’embarquer.
L’avion entama une nouvelle descente vertigineuse. Abby retint un cri et ferma les yeux.
— Voilà ! Nous tombons.
Tanner la serra plus près de lui.
— Calmez-vous. Tout va bien se passer. Regardez-moi, Abby…
Elle tremblait, ses mains agrippées à ses épaules.
— Abby, rien ne vous arrivera dès lors que je suis près de vous. C’est entendu ?
Elle rouvrit lentement les yeux et acquiesça, l’air peu convaincu. Puis elle plongea son regard dans le sien et quelques secondes s’écoulèrent ainsi au bout desquelles Tanner sentit que quelque chose passait entre eux. Quelque chose qui soudain l’effraya, bien plus que l’éventualité peu probable du crash de ce satané jet.
Une minute plus tard, l’avion parut avoir pénétré un ciel plus clément. Abby cependant ne se détourna pas.
— Que… Que va-t il se passer, à présent… ? s’enquit-elle, d’une voix mal assurée.
Comme elle était touchante ainsi blottie contre lui ! Il sourdait de son regard une telle prière qu’il ne sut résister et l’exauça, sans réfléchir, en prenant sa bouche.
Tanner l’entendit qui retenait son souffle. Luttant pour étouffer la plainte d’un plaisir fulgurant, il s’enivra du miel pénétrant de ses lèvres. Elle allait le repousser, s’offusquer, et ce serait là tout à fait légitime, pensa-t il, la peur au ventre…
Au lieu de cela, elle l’attira et se pressa contre lui.
Une communion parfaite de leur être s’opéra dans ce baiser qu’ils échangèrent comme si ce devait être le dernier. Lorsque, quelque temps plus tard, une éternité peut-être, Abby s’arracha à ses lèvres, il crut mourir sous l’effet des ondes sensuelles que cette étreinte avait déchaîné en lui.
— Tanner, murmura-t elle, sa bouche frôlant la sienne.
Il retint à son tour son souffle, décelant dans sa voix une nuance nouvelle. Le désir, peut-être, se dit-il, le cœur prêt d’imploser. Oui, elle était évidemment troublée, évidemment désorientée… A moins… à moins qu’elle ne fut pas dans son état normal pour des raisons bien plus terre-à-terre. N’avait-elle pas ingurgité un calmant ? Il devait forcément embrouiller son esprit. Oui, qu’allait-il imaginer d’autre… ?
Ravalant un juron, il se redressa brusquement sur son siège.
— Dormez, lui ordonna-t il.
« Dormez, oui, que je remette de l’ordre dans mes pensées, » pesta-t il en silence.
Abby resta les yeux rivés sur lui, décontenancée.
— Très bien, monsieur Tanner, dit-elle enfin en attrapant son oreiller.
Lui tournant ostensiblement le dos, elle se blottit contre le hublot. Tanner l’observa du coin de l’œil puis s’empara de son attaché-case. Au travail. C’était bien là la meilleure façon de penser à autre chose !
A condition qu’il parvint à aligner deux pensées cohérentes, car pour l’heure, il semblait bien qu’il lui était totalement impossible de raisonner. Sur ses lèvres persistait une saveur étrange et singulière… Et, maudit soit-il, son corps palpitait encore d’un désir tenace…
Pianotant nerveusement sur le battant de sa mallette en cuir, il entreprit de se convaincre du ridicule de la situation. Allons, Tanner, ce n’était qu’un moment d’égarement. Il n’est pas trop tard…
Ils avaient conclu certains arrangements quant aux gestes qu’ils se permettraient pendant ce long week-end. Il n’était pas dans ses habitudes de faillir à sa parole !
Avec appréhension, il tourna la tête dans la direction d’Abby. On aurait dit, en cet instant, une jeune adolescente à peine sortie de l’enfance… Une adolescente que consumerait les feux d’une passion indécente, néanmoins !
Il avait coutume de fréquenter des femmes plus fatales qu’innocentes. Des femmes qui savaient ce qu’elles voulaient. Et ne se perdaient pas en d’inutiles conversations pour le lui faire savoir.
Abby était si différente. Si ingénue… et en même temps il devinait en elle une extraordinaire volupté contenue.
Dans quelle galère…
« C’est terminé, plus jamais je ne prendrai ce genre de cachet », se promit Abby, le nez collé à la vitre de la limousine qui les emmenait chez les Swanson. Oh, bien sûr, au début la drogue avait atténué son stress, mais quelques heures plus tard… Mon Dieu, quelle catastrophe ! Pire encore qu’un crash.
Que lui était-il donc passé par la tête de permettre à Tanner qu’il l’embrassât ? Permettre ? Allons, ma fille, tu n’attendais que cela, oui, tu espérais follement ce baiser. Et maintenant encore, tandis que la luxueuse voiture traversait les paysages bucoliques du Minnesota, tu donnerais n’importe quoi pour qu’il t’enlaçe et pose tendrement ses lèvres sur les tiennes. C’était là la seule et l’unique vérité.
Abby soupira. Elle n’avait pas été à ce point assommée par son calmant qu’elle ne pût se souvenir de la douceur de ses lèvres, des émotions qui l’avaient submergée au contact de sa bouche. N’empêche, ce baiser avait été une erreur, une défaillance de leur entendement. Tanner en semblait d’ailleurs persuadé ; il avait depuis pris ses distances. Une fois ce week-end terminé, il y avait fort à parier qu’il oublierait jusqu’à son existence. Et comment l’en blâmer… ?
Elle se sentait encore comme dans du coton et parvenait tout juste à garder les yeux ouverts lorsqu’ils s’étaient présentés aux usines Swanson, deux heures plus tôt. Frank Swanson ayant organisé une visite des lieux en leur honneur, elle n’avait guère tardé à se ridiculiser. Ils venaient de pénétrer dans la zone de confection des bonbons fourrés quand, bêtement, elle avait trébuché, réalisant un superbe piqué qui l’avait directement menée sur une cuve débordant de crème au chocolat.
Elle rougit en se rappelant comment Tanner s’était empressé de la secourir. Pantelante, honteuse, elle était restée immobile un moment, son pull angora abominablement tâché, de même que son visage et ses mains. Puis, volant de façon inespérée à sa rescousse, M. Swanson en personne avait gentiment remarqué que ce genre d’incidents étaient bien plus fréquents qu’on ne l’imaginait.
— Avez-vous déjà entendu parler de l’appel de la nature ? leur avait-il demandé, l’air mystérieux. Eh bien, c’est la même chose avec le chocolat.
De petite taille et trapu, arborant une magnifique barbe poivre et sel, un sourire malicieux et des yeux pétillants toujours en mouvement, Frank Swanson était réellement charmant, extrêmement avenant et chaleureux. Si ce n’avait été la promesse faite à ses étudiants de les accueillir très prochainement dans leur nouvelle salle de classe, Abby aurait sans la moindre hésitation appelé un taxi et reprit sans plus tarder le chemin de l’aéroport…
— Un autre mouchoir en papier ? Je crois qu’il reste une tâche de chocolat, là… fit Tanner.
— Non, merci.
— Vraiment ?
Il avait retiré sa veste maculée de crème et s’était lavé abondamment les mains. Assis à ses côtés, consultant ses dossiers avec une élégante nonchalance, il paraissait tout à fait calme. A vrai dire, elle ne parvenait pas à lire en lui. Etait-il furieux contre elle ?
— Je pense qu’il me faudra recourir à une brosse à récurer, dit-elle en osant un sourire.
Il leva les yeux et esquissa un sourire forcé.
— Très drôle, Abby.
— Oh, je suis navrée, d’accord ! s’écria-t elle. Combien de fois devrais-je vous le répéter ?
— A votre avis… ?
Elle se renfrogna et s’enfonça dans son siège.
— De toute façon, c’est de votre faute…
— Tiens donc ? dit-il, l’air amusé, reconnaissez tout de même que je ne vous ai pas poussée dans cette cuve…
— Vous m’avez obligée à cette visite.
— Si peu… Et je n’y suis pour rien si vous êtes la plus maladroite des filles que j’aie jamais connues.
Elle le toisa, les joues en feu, et répliqua :
— Je ferai dorénavant de mon mieux pour paraître une femme digne et respectable. Plus un mot, plus un geste…
Un silence pesant s’installa dans la limousine et Abby se demanda si elle devait renouveler ses excuses. « Bah, à quoi bon ? Il ne t’aime pas de toute façon. »
Tanner abandonna ses papiers et se mit à la fixer.
— Ce n’est pas ce que j’attends de vous, Abby. De plus, sachez que ce n’est pas non plus le genre de femme que je souhaiterais…
— Tiens donc ! Et quel genre d’épouse recherchez-vous ?
Il hésita, regrettant d’avoir trop parlé, puis, baissant les yeux sur ses dossiers :
— Je me satisfais fort bien de n’être pas marié.
Le genre de femme que je souhaiterais… Quelle mouche l’avait donc piqué de lui dire cela ? Jamais il n’avait donné de faux espoirs à aucune de ses liaisons. Toutes savaient dès le début à quoi s’en tenir avec lui. Certes, il y avait eu ce baiser dans l’avion, mais il ne voulait surtout pas qu’Abby s’imagine qu’il pourrait, après cela, porter sur le mariage un nouveau regard…
Bon sang, elle l’avait exaspéré aujourd’hui, avec sa spectaculaire cabriole. Une cabriole qui aurait pu lui coûter les Confiseries Swanson ! Contre toute attente, fort heureusement, elle s’était, par sa gaucherie, attiré la bienveillance de Frank…
Tanner se frotta le menton, songeur. Abby ignorait que tandis qu’elle s’évertuait à effacer toutes traces de sa chute dans les toilettes pour dames, Frank n’avait cessé de parlé d’elle, ne tarissant pas d’éloges à son sujet. Il redoutait tant d’avoir à faire à l’une de ces snobs insipides qui rechignaient à se salir les mains ! Oui, cet incident était un bon signe, avait clamé Swanson, enthousiaste. Ce bain forcé dans la cuve de crème était un peu comme le rite de passage obligé de tous les vrais amateurs de chocolat. Un peu plus tard, comme le vieil homme les raccompagnait à leur voiture, il lui avait discrètement soufflé de bien veiller à ne jamais laisser s’envoler une femme aussi délicieuse.
Tanner lorgna du côté d’Abby, et ne put retenir un sourire. Les auréoles de chocolat qui ombraient son visage et ses vêtements la rendaient plus séduisante encore. Terriblement sexy même. Elle gardait le nez collé à la vitre, enchantée du paysage qui se déroulait devant ses yeux — et évitant avec soin de croiser son regard. Et c’était aussi bien… N’avait-il pas commis une énorme bêtise en arrêtant son choix sur elle ? Le souvenir de leur baiser ne lui laissait aucun répit. Pire encore, il s’était pris à plusieurs reprises à éprouver du plaisir à la musique de son rire, à étudier le déhanchement subtil de son corps en mouvement, à…
Veillez à ne jamais la laisser s’envoler ! Les paroles de Frank retentirent une nouvelle fois à ses oreilles. Ne pas la laisser s’envoler ? Et comment donc aurait-il pu s’y prendre ? Elle n’avait jamais été sienne…
Il la fixait maintenant, littéralement fasciné par une gouttelette de chocolat qui était restée collée à sa nuque, juste au niveau du lobe de l’oreille. De longues secondes s’écoulèrent durant lesquelles il lutta vaillamment contre l’envie de lécher sa peau. Mais déjà il se penchait, le souffle court, son cœur martelant sa poitrine, elle, lui tournant toujours le dos, inconsciente de sa fièvre…
Abaissant la vitre centrale, le conducteur de la limousine l’interrompit.
— Nous sommes arrivés, monsieur et madame Tanner, dit-il comme ils passaient un lourd portail en fer forgé.
La voiture s’engagea sur une large allée avant de stopper devant le perron d’un manoir majestueux.
Abby se redressa sur son siège, stupéfaite. Quelle opulence ! Comment un simple mortel pouvait-il vivre dans une telle demeure ? C’était là un univers qui l’angoissait autant qu’il la captivait. Exactement comme de jouer l’épouse de Tanner. Elle avait le sentiment de n’être pas à sa place et ne se sentait guère à l’aise la plupart du temps. Mais, elle devait se l’avouer, elle éprouvait par moments une certaine euphorie à tenir ce rôle…
Et c’était complètement idiot. Ne connaissait-elle pas sa réputation ? Ne lui avait-il pas clairement fait entendre qu’il ne comptait pas se marier ?
Et alors ? De toute façon, elle n’aurait jamais épousé un malotru de son espèce. Oh, certes, il ne manquait pas d’intérêt, sur un plan plastique, mais ses qualités s’arrêtaient là…
Elle descendit de la limousine et fureta autour d’elle, ravie par le spectacle qui s’offrait à ses yeux. L’automne avait pris possession des lieux et déployait devant elle une palette envoûtante de tons roux et de nuances ocres. Une légère brise l’effleura et la fit doucement frissonner… Sous un ciel bleu sans nuage se tenait le manoir, imposant, fiché sur une butte qui descendait en pente douce jusqu’à un lac. Un lierre vivace tapissait les murs de vieilles pierres et encadrait chaque fenêtre. Abby sourit, charmée.
La lourde porte d’entrée s’ouvrit alors ; Frank apparut, flanqué d’un petit bout de femme, plutôt jolie et agréablement potelée — probablement l’épouse de monsieur Swanson, se dit Abby. Ils se précipitèrent à leur rencontre, main dans la main, un sourire chaleureux aux lèvres. Abby songea tout de suite à ses parents, incorrigibles amoureux et romantiques impénitents. Frank lui avait confié s’être marié trente-deux ans plus tôt et éprouver toujours le même plaisir à tenir la main de sa femme dans la sienne. C’était là quelque chose que Tanner, elle en était convaincue, devait considérer avec cynisme…
Un frisson d’anxiété la fit tressaillir. Abuseraient-ils ces deux-là ? Frank et sa femme se portaient un amour sans faille depuis si longtemps… Ne risquaient-ils pas de percer à jour le couple d’imposture qu’elle formait avec Tanner ?
Comme s’il avait éprouvé la même inquiétude, celui-ci enlaça sa taille. Instinctivement, elle se rapprocha de lui.
Déjà, la femme lui tendait la main.
— Bonjour. Je suis Jan Swanson. Bienvenue dans le Minnesota. Puis-je vous appeler Abby ?
— Bien sûr, répondit celle-ci en souriant.
— Appelez-moi Jan, je vous en prie.
— Ravi de vous rencontrer, Jan, dit Tanner. Merci de nous offrir l’hospitalité.
— Tout le plaisir est pour moi. J’aurais aimé vous rencontrer plus tôt. Frank m’a beaucoup parlé de vous…
— En bien, évidemment, intervint celui-ci en gratifiant Abby d’un clin d’œil.
— C’est que Frank a dû oublier ma plongée dans la cuve de chocolat, dit Abby en riant.
Tanner s’éclaircit bruyamment la gorge.
— Oh, ma chérie ! lança Jan, oublions cela… Je suis sûre que nous allons nous entendre à merveille.
Abby esquissa un timide sourire tandis que Frank prenait Tanner par les épaules.
— Venez avec moi, mon garçon. Le chauffeur s’occupera des bagages… J’ai quelque chose à vous montrer… A tout à l’heure, Abby !
Paniquée, celle-ci leva aussitôt les yeux sur Tanner qui lui sourit, l’air parfaitement calme.
— Pourrez-vous vous passer de moi quelques minutes, mon cœur ? s’enquit-il simplement.
Abby se figea, troublée par son regard, encore plus que par la douceur de sa voix.
— Je… je ferai mon possible.
— Ah, les hommes, blagua Jan dès qu’elles furent seules. Ils s’imaginent toujours que vous ne saurez vous passer d’eux, alors que c’est l’inverse qui est vrai… Mais n’allons pas gâcher leurs illusions, n’est-ce pas… ?
— Non, bien sûr, repartit Abby en emboîtant le pas à la maîtresse de maison.
Pour sa part, elle ne se faisait pas d’illusion. Tanner n’avait pas besoin d’elle. Ni de personne…
— Dites-moi, fiston, combien de fois avez-vous vu Charlie et la Chocolaterie de Verre ?
Tanner dévisagea Swanson, bouche bée, comme s’il se trouvait soudain projeté dans une autre dimension. Puis, comprenant enfin l’allusion de son hôte, il chercha dans sa mémoire et bientôt des images joyeuses et colorées revinrent à son esprit. Oui, il connaissait ce dessin animé mais ne se souvenait que très vaguement de l’intrigue.
— Je l’ai vu, enfant, un vendredi soir… C’était jour de cinéma, au pensionnat…
— J’ai également fréquenté les pensionnats, remarqua Frank. Que de fois j’ai pleuré sur ma solitude…
— Les choses ont bien changé, dit gaiement Tanner. Quelle grande famille vous avez aujourd’hui…
— Ma femme, mes enfants… Ils sont ce que j’ai de plus précieux. Mais vous aussi connaîtrez cela bientôt, Tanner…
— Oui, monsieur.
— Combien en désirez-vous ?
— Combien… de quoi ?
— D’enfants, bien sûr !
Tanner se raidit.
— Abby… Abby et moi n’y avons pas encore vraiment pensé.
— Pas de précipitation, c’est plus prudent. La décision doit être mûrement réfléchie. C’est probablement l’engagement le plus important de votre existence à tous deux… Mais le jeu en vaut la chandelle, croyez-moi, Tanner. Nulle fortune, nulle réussite sociale n’égale ce bonheur.
Tanner acquiesça d’un mouvement de la tête. Les chefs d’entreprise qu’il fréquentait se plaisaient rarement à tenir des propos philosophiques et encore moins à ouvrir leur cœur… Cette conversation le mettait mal à l’aise, l’ennuyait même. Toutes ces idées désuètes sur le mariage et la paternité avaient le don de l’agacer. Il repensa à son père, un coureur de jupons irresponsable, inapte à élever son fils, pire encore, à lui manifester la moindre affection…
— Vous êtes un homme d’affaires intelligent, Tanner, reprit Frank en le faisant entrer dans une pièce, un atelier plus exactement, où trônaient machines et ustensiles divers. Vous savez comme moi combien ce week-end pèsera dans ma décision… J’ai besoin de mieux vous connaître, vous et Abby…
— Je comprends, monsieur. Néanmoins, permettez-moi de vous faire part de mes intentions. J’ai songé à un contrat…
Tanner n’alla pas plus loin, stoppé dans son élan par l’expression sceptique de Frank.
— Avant de discuter affaires, je souhaiterais vous demander une faveur, Tanner… J’avoue que ma requête peut paraître étrange, mais…
— Dites toujours.
— Eh bien… Je voudrais vous voir à l’œuvre au cours de ces trois jours, ici, dans cet atelier…
— Que voulez-vous dire ?
— Je veux que vous conceviez votre propre ligne de confiseries…
— Mais, euh… Je ne connais rien à…
— Essayez, au moins. Je ne vous demande pas de révolutionner l’univers des bonbons au chocolat. J’aimerais simplement que vous montriez un peu de créativité…
— Frank, allons… Je suis un homme d’affaires.
— Je sais. Les autres acheteurs potentiels en lice pour ma société se sont tous pliés au jeu… Avec plus ou moins de succès, certes… C’est votre tour, à présent.
Tanner hésita un moment entre rire et colère. Bon sang, le diable d’homme paraissait tout à fait sérieux ! Lui, Tanner, exprimer sa créativité ? Chiffres, courbes de croissance et OPA étaient tout son univers. Lui demander de concevoir un bonbon relevait de la plus totale absurdité !
— Je propose que vous présentiez votre réalisation, euh, disons dimanche, au cours du dîner qui réunira tous les acheteurs. Abby peut vous assister, mais personne d’autre. Je veux votre parole.
En proie à un sentiment de profonde impuissance, Tanner réfléchit à la hâte. C’était se résigner ou tirer un trait sur l’acquisition des Confiseries Swanson… Eh bien, le brave homme allait voir de quel bois il se chauffait !
Tendant la main à Frank, il donna son accord.
Quel bonheur suprême, songea Abby, plongée jusqu’au nez dans un bain moussant parfumé à l’amande. Et cette baignoire… Rien à voir avec l’espèce de sabot qui trouvait à peine sa place dans son studio. Cette baignoire-là semblait conçue pour deux tant elle était vaste. Un vrai petit bijou, équipée d’un système anti-dérapage, d’une option jacuzzi et d’appui-tête en mousse.
Que tout ceci était excitant ! Convaincue que Tanner et elle séjourneraient au manoir, qu’elle n’avait pas été sa surprise d’entendre Jan s’insurger. Deux jeunes mariés avaient besoin d’intimité, avait-elle protesté ; du reste, elle leur avait réservé le bungalow, sur l’autre rive du lac, afin qu’ils puissent roucouler en paix. En guise de bungalow, l’endroit était tout à fait charmant avec sa cheminée, son luxueux canapé en cuir pleine fleur, ses tapis épais et son lit extra large.
Charmant et véritablement romantique.
Abby fit la moue. Elle avait été prise d’une subite bouffée de chaleur en découvrant le lit. Qu’est-ce que cela signifiait ? Qu’elle avait un faible pour Tanner ? Non, assurément pas. Certes, il était très bel homme. Elle ne trouvait non plus rien à redire sur sa façon d’embrasser. Oui, mais elle savait par expérience que les fils de riches familles ne voyaient en des filles de son genre qu’une occasion de s’amuser — pour une nuit, une seule.
Bien sûr, il émanait de Tanner un charme irrésistible…
Eh bien ! elle résisterait malgré tout.
Inspirant une profonde bouffée d’air, elle ferma les yeux et décida de se relaxer. Après tout, le dîner ne se tiendrait pas avant plusieurs heures et, de son côté, Tanner devait déjà être en pleines négociations. Oui, elle disposait de suffisamment de temps devant elle pour se laisser aller…
La rage au ventre, Tanner s’engagea dans la petite allée qui serpentait jusqu’au bungalow. Concevoir une ligne de confiseries… Le brave homme avait perdu la tête. Il était grand temps que Frank se retire des affaires. Quelle folie !
Parvenu devant la porte du bungalow, il entra, sans prendre la peine de frapper, croyant trouver Abby confortablement installée à l’attendre. Frank semblait lui vouer une sincère affection. Peut-être pourrait-elle lui parler et tenter de le ramener à la raison à propos de cette ridicule mise à l’épreuve…
Une musique douce s’insinua jusqu’à lui depuis la salle de bains. Tanner s’avança. Il s’apprêtait à pousser la porte quand l’écho du clapotis de l’eau suspendit son geste.
Elle prenait un bain.
Zut, marmonna-t il en reculant. Il s’adossa au mur, tout près de la porte, et tenta de contenir l’afflux du sang à ses joues en écoutant Abby qui, manifestement, prenait un malin plaisir à barboter. Peu à peu, il se laissa aller à l’imaginer, nue, allongée, ses seins affleurant juste… Assez, se chapitra-t il, la bouche affreusement sèche soudain.
Il se redressa et lança sur un ton dégagé :
— Abby, je dois vous parler.
Le cœur d’Abby manqua un battement. Paniquée, elle s’assit dans la baignoire et fureta autour d’elle.
Tanner. Derrière la porte.
— Oui, oui, se força-t elle à articuler.
En une seconde, elle sortit du bain et s’empara de son peignoir.
— Un instant !
Se ruant devant la glace, elle sourit à son reflet. Plus la moindre trace de chocolat, ni sur son visage ni sur ses cheveux, qu’elle avait noué en un petit chignon. Pas mal, convint-elle. Et alors ? Elle se moquait bien de le séduire. Quel affreux mensonge, eut juste le temps de la sermonner son reflet avant qu’elle ne pousse la porte.
Depuis le canapé, Tanner la dévisageait, immobile. Entre eux, seul le lit, immense et presque obscène, les séparait. Une éternité s’écoula…
— C’est l’heure du dîner ? demanda-t elle.
Tanner fronça les sourcils, toujours silencieux. Abby se mit à s’agiter.
— Il est tard, c’est cela. Vous semblez furieux… Je nous ai donc mis en retard.
Comme il la fixait toujours avec intensité, muet, elle décida de ne plus faire un geste. Après tout, si Monsieur avait quelque chose à dire, s’il souhaitait la réprimander, elle attendrait qu’il sorte de sa torpeur. Parfaitement, il ne lui faisait pas peur. Même si le fait de ne porter sur elle qu’un malheureux peignoir de bain mettait sa bravoure à rude épreuve. Quant à ce satané lit, elle ferait aussi bien de l’effacer de sa vue !
— Le dîner sera prêt dans une demi-heure, dit-il enfin avec un sourire. Mais c’est de douceurs dont je voudrais m’entretenir avec vous…
Abby écarquilla les yeux, perplexe. De douceur ? A quoi faisait-il allusion ?
— Tranquillisez-vous Abby, reprit-il en riant. Il s’agit de business, uniquement. Asseyez-vous, je vous en prie… Je vais vous expliquer…0