chapitre 11
Assis à son bureau, Tanner écoutait avec attention le martèlement de la pluie contre la baie vitrée. Une vraie tempête s’était abattue sur Los Angeles ; une journée morose s’annonçait…
De nouveau ses pensées l’emportèrent vers ce charmant bungalow posé au bord d’un lac, vers cette jeune femme rousse si fabuleusement belle. Et si entêtée aussi…
Comme elle lui manquait !
Il s’était senti perdu sitôt qu’il avait franchi la porte du bungalow et si ce n’avait été sa fierté, il aurait rebroussé chemin.
Le vol du retour avait été triste à mourir. Incapable de fermer l’œil, il n’avait pas cessé de retourner dans sa tête les paroles d’Abby, de se remémorer avec un serrement au cœur ses propres mots.
Arrivé au bureau aux alentours de 4 heures du matin, il s’était occupé l’esprit à consulter ses mails, à feuilleter des magazines, évitant soigneusement d’étudier ce satané contrat de cession paraphé par Frank Swanson.
Après tout, il comprenait qu’Abby ait mis un terme à leur relation. Les conditions qu’il y mettait étaient irrecevables pour une femme comme elle…
Il soupira, impuissant à se défaire d’un réel malaise. Chaque fois qu’il songeait à Swanson, c’était pour culpabiliser. Mais pourquoi ? Bon sang, le business était le business ! Parfois cruel, et alors ?
Les remords qui pesaient aujourd’hui sur ses épaules étaient bien les premiers qu’il ressentait depuis qu’il faisait des affaires. Agacé, il saisit le dossier Harrison que Jeff avait consciencieusement rédigé. Excellent, cela ne faisait aucun doute. Oui, ce marché était l’un des plus rentables jamais remportés par Tanner Enterprises…
S’enfonçant dans son fauteuil, il leva les yeux au plafond, cherchant des réponses à toutes ces questions qui le hantaient. Comment ne pas trahir sa parole ni tromper la confiance des uns et des autres ? C’étaient là des interrogations qui ne l’avaient jamais ne fût-ce qu’effleuré… Pire encore, à l’approche de la réunion de 10 heures, il n’éprouvait pas cette sensation familière de surexcitation qui s’emparait de lui chaque fois qu’il négociait une affaire importante.
Il jeta un œil à l’horloge. 9 h 30. Il n’avait plus guère de temps à perdre. Il devait prendre une décision !
On frappa à cet instant à la porte. Qui donc cela pouvait-il être ? Pas Jeff, pas si tôt. Bon sang, pesta-t il, ne pouvait-on le laisser en paix ? Il n’avait envie de voir personne. Personne excepté Abby.
— Entrez ! rugit-il.
La porte s’ouvrit lentement et la première chose qu’il vit fut l’avant du chariot de distribution du courrier. Un large sourire se dessina sur ses lèvres et il respira soudain plus librement.
Elle était de retour. Et si elle avait changé d’avis ?
— Bonjour, monsieur.
Une petite jeune femme blonde, inconnue de lui, poussa la porte du bureau, une pile de lettres dans les mains. Son sourire s’estompa.
— Posez tout cela ici, marmonna-t il, merci.
Demain. Oui, peut-être Abby reprendrait-elle son service demain ? se força-t il à espérer, effroyablement déçu.
Il sursauta presque quand la jeune femme dont, tout à ses pensées, il avait oublié la présence, s’adressa à lui :
— Dois-je vous apporter votre courrier ici chaque jour, monsieur ?
— Ne vous tracassez pas pour ça… Abby a l’habitude et…
— Abby a donné sa démission ce matin, monsieur. Je suis votre nouvelle…
Tanner bondit sur ses pieds.
— Que dites-vous ? Démissionné ?
Stupéfaite par la violence de sa réaction, la préposée au courrier écarquilla les yeux.
— Oui, euh… Très tôt, ce matin…
— A-t elle dit où elle allait ?
— Elle a juste dit avoir trouvé un meilleur emploi…
Une rage sourde s’empara de Tanner. Un meilleur emploi ? Et où ? Comment osait-elle claquer ainsi la porte de Tanner Enterprises sans même lui parler ? Et que devenait son projet d’école de dessin ? Et que devenait-il, lui ?
Lui ? Elle attendait trop de lui. Le mariage, des enfants… et qu’il fasse passer ses amis avant les affaires.
— Euh, du courrier à me confier, monsieur ?
Tanner attendit de recouvrer un peu de calme avant de répondre :
— Non… Merci. Vous pouvez disposer.
Il regarda sans la voir la jeune femme sortir de son bureau. Etait-il donc condamné à rester seul ainsi, toute sa vie ? Une minute s’écoula durant laquelle il maudit le monde entier, s’accordant à lui-même toutes les excuses. Puis il réalisa qu’il était aujourd’hui le premier et le seul responsable de son malheur. Et pour quelle raison ? Le business ? Non, c’était là un piètre alibi.
Son regard se posa sur la pile de lettres que la jeune femme venait de déposer dans la corbeille, juste devant lui. Comme l’avait fait Abby, ce fameux matin où il lui avait demandé de se faire passer pour sa femme.
Abby.
Sa douceur, son rire lui manquaient…
Tout à coup, ses yeux s’arrêtèrent sur l’une des enveloppes. Il s’en saisit, le cœur battant. Oui, cette écriture, c’était bien le style élégant d’Abby. Pas de timbre, pas d’adresse d’expéditeur, nota-t il. Elle avait dû confier cette lettre ce matin même au service courrier.
Tremblant, il déchira l’enveloppe. Sa gorge se noua lorsqu’il y découvrit les clés du local. Une douleur plus forte encore l’étreignit quand l’alliance de sa grand-mère roula doucement sur son bureau.
Il s’adossa à son fauteuil, accablé. Au fond de lui, il avait espéré qu’elle finirait par se résoudre à accepter ses conditions. Peut-être même se serait-elle rendue à lui donner raison en ce qui concernait l’affaire Swanson ?
Il se saisit de l’anneau avec lequel il joua un long moment, se souvenant de cette soirée, à Malibu… A la vérité, avant même d’apprendre à la connaître, sa personnalité l’avait intrigué. Il adorait ce côté fleur bleue, sa détermination à mordre à pleines dents dans la vie, son acharnement au bonheur… Oh, mon Dieu… combien il l’aimait…
Il prit conscience de toute la profondeur de cet amour comme on reçoit un uppercut dans la mâchoire.
Que désirait-il vraiment ?
Passer le restant de ses jours avec cette femme.
Avec Abby.
Il devait s’y résoudre et s’en réjouir.
Oui, il n’aspirait qu’à cet engagement, ce don de soi — toutes ces notions sentimentales auxquelles il rechignait et qu’il avait toujours considérées comme une entrave à sa chère liberté.
Mais avant d’ouvrir son cœur à Abby, à supposer que cela l’intéressât encore, il se devait de se comporter en homme d’affaires honnête et intègre. Il regarda sa montre. 9 h 45. Ayant décroché le téléphone, il composa un numéro à la hâte. Après plusieurs sonneries, une voix enfin répondit :
— Résidence Swanson, j’écoute.
— Frank… C’est Tanner.
— Ah ? Tout va bien, fiston ? Abby nous a parlé d’une négociation urgente…
Tanner respira profondément avant de déclarer, d’une voix posée et calme :
— Abby a voulu me couvrir. Je vous ai menti, Frank. D’abord, en vous faisant croire qu’Abby et moi étions mariés.
— Je sais.
Tanner manqua s’étouffer.
— Je ne vous en veux pas, reprit Frank. J’ai confiance en vous, Tanner. Une intuition… Et puis, fiston, rien ne vous empêche de remédier à cela !
— Pardon ?
— Epousez-la !
Tanner serra le combiné de toutes ses forces. Je vous aimais, Tanner… Les paroles d’Abby résonnèrent dans sa tête. N’était-ce pas déjà trop tard… ?
— Je ne, euh… J’ignore si elle voudra encore de moi. Frank… Pouvez-vous m’aider ?
— Bien sûr, mon garçon. Tout ce que vous voulez…
— Satané distributeur, pesta Abby en martelant la machine de ses poings.
L’engin n’émit pas le moindre bruit.
— Voilà bien ma veine…
L’estomac noué, elle s’éloigna, morose, du self-service.
Puis elle remonta d’un pas précipité le long couloir du Centre municipal, la pause déjeuner touchant à sa fin. Elle donnait ici ce soir son ultime cours et n’avait à cette heure encore rien décidé quant à la suite.
Elle savait néanmoins ne pas pouvoir se résoudre à investir le local offert par Tanner. Par fierté d’abord, à cause de ce qui s’était passé entre eux ensuite. L’idée même de recevoir quelque chose de Tanner lui était insupportable.
Elle se souvenait pourtant avec tendresse de ses grands yeux bruns, de son sourire enjôleur, de sa vivacité d’esprit. Elle frissonnait aussi lorsque lui revenait à la mémoire les sensations délicieuses que sa bouche éveillait en elle. Le plaisir qu’ils avaient partagé la hantait…
Hâtant le pas, elle se sermonna. Elle devait se ressaisir… Facile à dire. Aucun homme ne l’avait rendue aussi heureuse. Et elle avait la conviction qu’aucun ne le pourrait plus jamais.
La gorge sèche, elle fit une halte à la fontaine d’eau potable…
Se présenter au bureau pour y donner sa démission, avait été cruellement éprouvant. Au point qu’elle avait passé le reste de la journée au lit, pelotonnée sous sa couette, à déplorer un bonheur à jamais enfui.
A plusieurs reprises, elle avait pensé appeler à la rescousse sa mère ou Dixie, mais s’était ravisée, répugnant à confier à qui que ce fût le secret de ce week-end. Redoutant les quolibets sur sa naïveté. Oui, mieux valait que ses proches n’apprennent jamais la vérité. Ils la croyaient heureuse, sur le point de débuter une nouvelle carrière. Inutile de les détromper…
Elle savait malgré tout devoir refuser ce job que Jan lui avait offert. Jan qui l’avait conduite à l’aéroport, et qui, le long du trajet, avait scrupuleusement évité d’interroger Abby sur l’évolution de ses relations avec Tanner. En revanche, Jan lui avait assuré son amitié et, s’inquiétant de son avenir, s’était proposé d’accueillir Abby dans l’une des nombreuses agences de publicité que dirigeait Frank, la communication étant le second péché mignon du vieil homme.
Abby, émue, avait tout de suite su qu’elle ne pourrait se résoudre à quitter Los Angeles. Non pas à cause de Tanner qu’elle aurait volontiers fui à l’autre bout de la planète, mais à cause de sa famille. De plus, lorsque Jan et Frank apprendraient ce que Tanner avait fait de leur société, nul doute qu’ils voudraient ne rien avoir à faire avec elle.
Elle s’immobilisa devant la porte de la salle de cours, accordant ainsi un délai supplémentaire à ses élèves plongés en pleine étude. Elle ne put s’empêcher de sourire en pensant à leur réflexion quand ils l’avaient vu arriver, si élégante. Les questions et allusions avaient fusé.
— Quel est donc l’heureux élu… ?
— Qu’avez-vous fait ce week-end… ?
Elle avait presque ri à leurs plaisanteries de potaches. Pourquoi n’accepterait-elle pas, pour une fois, de les accompagner au café du coin ? songeait-elle à présent. Leur gaieté lui ferait assurément le plus grand bien…
— Terminé, lança-t elle en pénétrant dans la salle. Alors, cet exercice ?
Il s’agissait de reproduire au fusain une partie du corps… le leur ou celui de leur voisin.
— Mettez-y tout votre cœur. Je veux quelque chose d’inspiré…
Quelques grognements s’élevèrent, des rires étouffés aussi.
— Insistez sur les détails, reprit-elle, les ombres, les particularités… Je vais passer d’une table à l’autre et examiner vos œuvres.
Elle se faufila entre les tabourets et les chevalets, s’arrêtant ici et là pour donner un conseil, un compliment, un encouragement.
— Le profil manque de netteté, observa-t elle bientôt, penchée sur l’épaule d’un étudiant placé au premier rang.
— Et moi ? Ne m’oubliez pas…
Abby tressaillit au son de la voix familière qui venait de l’interpeller. Se retournant brusquement, elle fixa le dos d’un chevalet, le cœur battant la chamade. Rebroussant chemin, elle s’avança, lentement, avec appréhension, puis soudain s’immobilisa. Tanner lui sourit avant de déclarer :
— J’ai pris garde à m’attacher aux détails, mademoiselle Mac Grady.
Elle ouvrit la bouche et agrippa le bord du chevalet, bouleversée. Tanner, un fusain à la main, la dévisageait, l’air satisfait.
— Que… que signifie ?
— J’ai terminé mon étude, dit-il simplement. Un portrait de Charles Kerry…
Elle fronça les sourcils, interdite.
— Charles Kerry, oui. Les initiales de C.K. Tanner. Mon prénom… Je n’ai jamais révélé cela à personne, Abby.
Abby était la proie de sentiments contradictoires. Il était là, dans cette salle de cours, à lui faire une confidence, le regard plein d’un espoir fou. Pourquoi ?
— Je ne retournerai pas travailler, finit-elle par marmonner.
— Je ne suis pas venu pour cela, répliqua-t il en l’attirant près de lui. Que pensez-vous de mon dessin… ?
Abby fureta autour d’elle. Si les étudiants semblaient tous absorbés par leur travail, elle devinait chacun aux aguets. Hum… Quoique revoir Tanner lui fût extrêmement pénible et douloureux, il était hors de question qu’elle s’engageât dans un règlement de compte devant toute la classe.
La gorge prise comme dans un étau, elle se résigna à contourner le chevalet et étudia le dessin de Tanner. Il trahissait un réel manque de sens artistique… Sur le papier, deux mains se tenaient côte à côte, l’une féminine, l’autre, à l’évidence masculine, portant une bague.
— Pas mal…
— Mmoui… Mais il manque quelque chose, pas vrai ?
En deux traits sûrs, il orna l’annulaire de la main féminine d’une alliance.
— Voilà qui est mieux… Vous ne trouvez pas, Abby ?
— Si vous le dites… Il est vrai que nous ne voyons pas les choses de la même façon…
Tanner s’empara de sa main.
— Sortons, je vous en prie. Nous devons parler.
— Non, dit-elle en s’écartant. Vous avez voulu venir dans ma classe, eh bien, si vous avez quelque chose à dire, dites-le, ici !
Il se leva et effleurant son visage, chuchota :
— J’ai envie de vous embrasser, Abby.
Ses joues s’embrasèrent.
— Bien, sortons…
Un brouhaha agita la classe comme elle marchait vers la porte.
— Pourquoi ? se *******a-t elle de demander à Tanner une fois qu’ils furent sortis.
— Frank et moi avons signé un partenariat, expliqua-t il. Nous allons diriger les Confiseries Swanson ensemble. Il ne tient pas vraiment à prendre sa retraite… Du reste, il se passionne pour le lancement de ce fameux bonbon à la pomme, vous vous souvenez…
— Mais, euh… Et votre marché… ?
— Je n’en ai pas eu le courage… Pour me faire pardonner, j’ai vendu à Harrison l’une de mes sociétés. J’étais… j’étais sur le point de commettre la plus grave erreur de toute mon existence…
Abby le dévisagea, glaciale. Ainsi, il s’était enfin décidé à agir dignement et tenait à le lui faire savoir… Pourquoi cette nouvelle ne la remplissait-elle pas de joie ?
— Oui, ç’aurait été une grave erreur, finit-elle par acquiescer. Je suis heureuse que tout soit rentré dans l’ordre…
— Je ne parlais pas des Confiseries Swanson. Je parlais de vous. J’ai bien failli vous laisser m’échapper…
Il se pencha à son oreille.
— Je vous aime, Abby.
Abasourdie, elle plongea ses yeux dans les siens.
— Redites-moi cela…
— Je vous aime… De toute mon âme, de tout mon corps. Toute ma vie, je n’ai fait que suivre le mauvais chemin…
Il l’enlaça et la berça tendrement.
— … je croyais être heureux mais je me trompais. Vous m’avez ouvert les yeux et le cœur, Abby.
Il prit son visage dans ses mains et elle frémit en reconnaissant la flamme de la passion qui les embrasait.
— J’étais convaincu que l’amour n’existait pas… En réalité, j’avais peur… Et puis, vous êtes apparue…
Elle se lova contre lui, éperdue.
— Que diriez-vous d’une balade en ma compagnie ? Et puis…
— Et puis… ?
— Eh bien, vous pourriez m’épouser…
— Oh, Tanner…
Elle ferma les yeux, incapable de retenir ses larmes.
— M’aimez-vous ?
— Oui, souffla-t elle.
Il l’embrassa avec une fièvre qui l’anéantit… avant de s’agenouiller à ses pieds.
— Trésor, j’ai l’honneur, devant tout le monde…
— Quel monde ? s’affola-t elle.
Tanner fit un signe. Abby leva alors les yeux en direction de la porte… Ses étudiants s’étaient amassés là et les observaient, apparemment fascinés par la scène. Elle éclata de rire et se retourna vers Tanner. Celui-ci la fixait, une alliance dans la main — ce merveilleux anneau qu’elle avait porté avec tant de bonheur et de fierté tout le week-end.
— Je vous promets de vous aimer toute ma vie, Abby. Voulez-vous m’épouser ?
Elle frissonna, remercia le ciel d’avoir exaucé ses rêves les plus fous, et trouva la force de murmurer :
— Oui, Tanner… Je le veux…
Il la prit dans ses bras, la soulevant de terre comme si Abby avait été aussi légère qu’une plume. Simultanément, un tonnerre d’applaudissements retentit, et les étudiants s’époumonèrent en hourras surexcités.
— Je vous aime, madame Tanner… Pour la vie…
— Pour la vie, répéta Abby, éblouie, tandis qu’il glissait l’anneau à son doigt.