chapitre 9
Les premiers rayons d’un soleil radieux effleurèrent la table sur laquelle on avait déposé quelques violettes. Abby détourna le regard des fleurs pourpres et délicates et se lova contre Tanner, enroulant son bras autour de sa taille, mêlant ses jambes aux siennes.
Son souffle paisible et régulier finit par apaiser son angoisse. Elle ne voulait qu’une chose, jouir pleinement de ce moment d’intense bonheur. Pas question de se laisser aller à penser à demain, à leur retour à Los Angeles. Seul comptait le présent.
Et pourtant… si elle avait appris à connaître, à aimer cette part secrète de vulnérabilité qu’il s’efforçait de dissimuler au monde dans le seul but de se protéger, c’était précisément cette faille dans sa carapace qui ferait qu’il s’écarterait d’elle, la repousserait, l’oublierait. Tanner n’était pas prêt à s’engager et peut-être même ne le serait-il jamais. Elle ne se sentait pas, en tout cas, le courage d’affronter son rejet… Alors, dans le silence de ce petit matin, sa joue reposant contre son torse nu, elle résolut de prétendre qu’elle ne l’aimait pas et de profiter, sans espérer plus, de ces dernières heures en sa compagnie.
Elle se garderait bien de lui demander ce qu’il adviendrait de leur relation une fois de retour à Los Angeles. Elle devait d’ores et déjà effacer de son esprit toute éventualité d’un avenir quelconque avec lui. Tant pis pour elle.
Elle s’étira et sa main frôla son torse… Tanner ouvrit les yeux.
— Bonjour, mon artiste adorée, fit-il d’une voix chaude et sensuelle.
— Bonjour…Tanner, et si nous…
— Aucun problème, l’interrompit-il en venant embrasser son cou, je suis à vos ordres, trésor…
— Oh, mais non… Ce n’est pas ce que je voulais dire, tenta-t elle de protester en riant.
Elle n’insista pas. Elle savait être parfaitement inutile de résister à ses chuchotements, à ses caresses. Plus tard… Elle aurait tout le temps de lui mentir sur ses sentiments, de prendre ses distances avant qu’il les lui imposât…
Perdu dans ses pensées, Tanner la dévisageait, fasciné par les sensations que cette femme lui inspirait. Ses relations avec les femmes s’étaient avérées jusqu’ici d’une remarquable simplicité — aventures sans lendemain en tout point confortables qui lui avaient toujours donné entière satisfaction. Aujourd’hui, tout était différent. Abby. Il était fou d’elle. Et cette évidence le rendait plus fou encore…
Déjà, du haut de ses 7 ans, il n’aspirait qu’à une chose : grandir. Tandis que son père courait d’un jupon à l’autre, Tanner faisait son possible pour affronter le monde, heureusement choyé par sa grand-mère. A la mort de celle-ci, il avait intégré le pensionnat pour n’en ressortir qu’à l’âge de 16 ans. A 23 ans à peine, il s’affirmait comme l’un des hommes d’affaires les plus dynamiques de sa génération. Et depuis, il cumulait les succès et les victoires, seul, sans l’aide de quiconque, car c’était bien là son credo : il n’avait besoin de personne…
Jusqu’à la nuit dernière.
Abby avait changé tout cela.
Il en avait l’intime conviction.
Il lui sourit, se laissant pénétrer du seul bonheur que lui procurait sa présence, caressant avec une tendresse infinie ce corps auprès duquel il avait rencontré un plaisir mille fois plus intense que tous ces ébats furtifs auprès de chairs solitaires et tristes. Oui, tout cela était fabuleusement nouveau. Encore plus fabuleusement inattendu. Très bien, mais demain, Tanner ?
Se penchant sur ce visage dont il ne se lassait pas d’apprécier chaque détail, il l’embrassa, pris d’un désir subit et impérieux, comme si c’était pour la dernière fois. Or ça ne l’était pas. Oui, une fois rentrés à Los Angeles, rien ne s’opposait à ce qu’ils continuent à se voir…
Se dégageant de son étreinte, Abby le déséquilibra pour s’allonger sur lui, ses yeux brillant d’une passion pénétrante et presque douloureuse. Souriant à son trouble, elle murmura, mutine et provocante :
— Je vous préviens… Je ne quitterai pas ces draps tant que je n’obtiendrai pas ce que je veux…
— Voilà une menace à prendre au sérieux. Et quel sera mon sort si j’échoue dans ma mission ?
— Je ne vous permets pas d’échouer, dit-elle gravement.
Et de fait, ils n’échouèrent qu’après qu’un raz-de-marée de plaisir les eût submergés tous deux — et sur les plus doux des récifs…
Il était près de 10 heures quand ils se levèrent. Assise sur le bord du lit, Abby dégustait une brioche apparue, avec café et jus de fruits, comme par enchantement sur un plateau, devant la porte du bungalow. Quelques coups discrets à la porte et des pas qui s’éloignaient précipitamment, c’était tout ce qu’ils avaient entendu ; mais Abby aurait parié que Jan se cachait derrière ce petit déjeuner royal.
— C’est fou comme vous m’inspirez, fit Tanner.
— Je sais, vous me l’avez dit, répondit-elle en lui jetant un regard lourd de sens. Une bonne cinquantaine de fois entre cette nuit et ce matin…
— Trésor, répliqua-t il en avalant une gorgée de café, je parle là d’un autre type d’inspiration…
Elle sourit derechef comme il s’habillait. Ah ! qu’elle aimait l’éclat de ses yeux, la couleur cuivrée de sa peau ! Il émanait de lui une grâce qu’elle n’avait jamais entrevue chez aucun homme. Chaussé de ces bottes en caoutchouc, coiffé d’une casquette de base-ball, il était follement craquant…
Et désormais, il lui faudrait compter avec ça. Demain après-midi, elle reprendrait son service, au courrier, avec ce sentiment et ce désir tout-puissants et…
Elle frémit, abattue à cette pensée. Non, elle ne trouverait jamais la force de le croiser, jour après jour, et d’imposer le silence à son cœur, à son corps…
— J’ai une idée, reprit Tanner, l’air triomphant, pour notre défi…
— Ah… vraiment ?
— Oui, madame. Nous n’avons plus guère de temps. C’est ce soir que nous devons présenter notre création. Venez…
Ils sortirent aussitôt du bungalow et remontèrent le chemin du lac. Comme ils arrivaient au niveau du verger, Tanner ralentit le pas, pour s’arrêter devant un champ de pommiers.
— Oui ? s’enquit Abby, interloquée. Quel rapport entre ce verger et les confiseries Tanner ?
— Devinez, murmura-t il, d’un air énigmatique.
Elle fureta autour d’elle, huma le parfum capiteux des pommes. Ce verger était pour elle l’image même du paradis. La nature exposait ici toute la simplicité de son génie. Sous le ciel bleu pâle, des dizaines de pommiers se dressaient, leur tronc épais et rugueux surgissant d’un tapis de feuilles mortes allant du roux au brun orangé, amassées là par un vent capricieux. Des pommes par centaines pendaient aux branches tortueuses… Oui, c’était là, pour l’artiste qu’elle était, un tableau renversant et une leçon d’humilité.
Elle se tourna vers Tanner qui, les mains sur les hanches, arborait une mine satisfaite.
— Je ne comprends toujours pas… Euh, vous voulez faire pousser des bonbons… ?
— Abby ! Nous allons créer un bonbon à la pomme, voilà tout !
— Tous les deux ? Enfin, je veux dire, euh…
— Je sais ce que vous voulez dire… Oui, travaillons ensemble, main dans la main. A deux, nous ferons des miracles…
Elle baissa les yeux.
— Oui, bien sûr, bien sûr…
Il chercha à capturer son regard puis, chuchotant presque :
— Et ce bonbon, je le baptiserai La Gourmandise d’Abby…
— Vous me faites trop d’honneur !
Il montrait beaucoup d’application à la flatter, lui parut-elle. Probablement à cause de l’échéance de ce maudit week-end… Il devait déjà culpabiliser de l’issue qu’il allait forcément donner à ce qui resterait forcément pour lui un intermède…
— La première fois où nous avons dîné ensemble, vous m’aviez avoué adorer cet arbre…
Elle le fixa, désespérément émue.
— Oui, c’est juste…
Elle retint à grand peine ses larmes.
Au cri d’ « Au travail, maintenant ! », Tanner courut alors d’arbre en arbre, cueillant les fruits les plus dodus…
— Il manque quelque chose.
— Que suggérez-vous ? s’enquit Tanner.
Abby ferma les yeux pour mieux se concentrer. Le bonbon fondait suavement sur sa langue, laissant un goût acidulé. Oui, Tanner avait fait preuve de génie.
— C’est délicieux, vraiment, dit-elle… Je pense seulement qu’un nappage de caramel en ferait un produit plus original encore…
— Vous ne craignez pas que cela soit indigeste ?
— Allons, Tanner, dit-elle en riant, vous devez apprendre à raisonner comme un chef confiseur…
— Eh ! Je ne suis pas encore à la tête des Confiseries Swanson…
Et pour tout dire, l’idée que Frank n’appréciât pas ses efforts méritants ne l’obsédait pas. C’était là un sentiment nouveau pour lui qui, quarante-huit heures plus tôt, ne vivait que pour le business…
Tout à coup, son portable sonna. Sur l’écran, il vit s’afficher le numéro de son correspondant. Jeff, encore lui.
— Aucun souci, intervint Abby en se postant devant le fourneau. Je prends le relais le temps que vous téléphonez. Faites-moi confiance…
Tanner lui céda sa place, silencieux, son téléphone à la main. Jamais il ne s’était senti aussi heureux, aussi détendu… Non, il ne laisserait personne interrompre la magie de ce moment ! Le portable pouvait sonner, il s’en fichait.
Abby s’affairait, une spatule à la main, l’air appliqué et gourmand… Adorable, elle était tout simplement adorable avec son jean élimé et son T-shirt trois fois trop large, pas même maquillée. Si différente et mille fois plus désirable que ses anciennes conquêtes — toujours tirées à quatre épingles, toujours fardées, toujours en représentation…
Il s’avança et passa ses bras autour de sa taille, fermant les yeux pour mieux s’imprégner de son parfum, de sa présence.
— Je n’ai aucune envie de décrocher, lui dit-il à l’oreille.
— Alors, au travail ! ordonna-t elle en riant, le menaçant de sa spatule.
Côte à côte, ils s’activèrent avec enthousiasme, bavardant, riant de tout et de rien — s’aspergeant de sucre en poudre comme des enfants…
Oui, ce furent des instants de pure magie, de totale insouciance, tels que Tanner n’en avait jamais connus.
— Pas mal, dit-il en goûtant à leur mixture. Ce goût de pomme… votre peau a la même saveur…
Troublée, Abby passa brièvement sa langue sur sa lèvre. Un geste anodin… qui eut pour effet d’électriser Tanner. Son désir restait là, latent, toujours prêt à surgir… Oui, elle l’inspirait, le transportait.
— Je crois que nous pouvons être fiers de nous, Abby. Venez, maintenant, vous avez bien mérité une douche… J’ai moi-même à faire… Une surprise…
— Non… Je ne peux pas…
Tétanisée par la panique, Abby fixait le petit avion qu’un filin rattachait à un autre, à peine plus grand. Croyait-il sérieusement qu’elle embarquerait sur ce coucou ridicule ?
— … je n’en aurais jamais le courage, acheva-t elle.
Tanner passa un bras protecteur autour de ses épaules.
— Ecoutez-moi, Abby. A l’avant, c’est un Piper, un engin tout à fait performant. Quant au planeur, il n’a pas de moteur : vous n’avez strictement rien à craindre…
— Mensonges !
— Vous devez affronter votre peur, Abby.
— Et pourquoi donc ?
— Pour vous en libérer. Vivre dans la peur n’est pas vivre… Et puis, je suis là. Je vous aiderai…
— M’aider… ? M’aider à quoi ?
Croisant les bras, il la dévisagea, un sourire au coin des lèvres.
— Vous piloterez le planeur. Mais vous ne risquez rien… Je veillerai sur vous, promis…
— Mais… Je…
— Je serai installé derrière vous. Croyez-moi, c’est sans danger. Je possède mon brevet de pilote depuis longtemps et compte déjà à mon actif plusieurs centaines d’heures de vol…
— C’est de la folie !
— Au moindre problème…
— Quel genre de problème ? Tanner, je ne doute pas de vos compétences mais, euh… Allez-y, vous… Je vous regarderai, depuis le plancher des vaches, bien en sécurité…
Il prit ses mains dans les siennes et plongea ses yeux dans les siens.
— Abby…
— Quoi donc ?
— Faites-moi confiance… Je ne permettrai jamais qu’il vous arrive malheur…
C’était déjà fait, pensa-t elle amèrement. Demain, elle devrait se résigner à voir partir l’homme de sa vie. Seuls resteraient quelques souvenirs et une ébauche de portrait… Elle détourna les yeux.
— Qu’est-ce qui vous fait croire que je peux arriver à faire cela ? demanda-t elle au bout d’un long silence.
— Je crois en vous, Abby. Tout bonnement.
Il croyait en elle. Même dans ses rêves les plus fous, elle n’avait jamais osé espérer qu’un homme lui fît cette confidence. Tanner moins encore que les autres. Elle se sentit soudain prête à tout, habitée par un courage dont elle ne se serait pas cru capable. Se redressant, elle leva les yeux sur lui et, bravement, lança :
— Qu’attendons-nous ?
Tanner lui sourit, les yeux étincelants d’un bonheur sincère qui la fit tressaillir. A ce moment s’avança vers eux un homme d’un certain âge habillé d’un blouson de cuir aux couleurs de l’aérodrome.
— Vous et votre épouse êtes prêts au décollage, monsieur ? les interpella le pilote du Piper.
Tanner lorgna Abby, quêta son approbation. Inspirant une profonde bouffée d’air, elle opina enfin.
— Je ne peux pas être plus prête.
Un ciel immense et pur, lumineux et paisible. Une fabuleuse sensation de liberté… Oui, Tanner avait raison, et elle était heureuse de ne pas avoir laissé son angoisse la priver d’un tel spectacle.
D’un subtil mouvement du poignet, elle abaissa le manche. Le planeur amorça un piqué. Son estomac se noua ; la seconde d’après, elle sourit, en proie à une joie proche de l’euphorie. Derrière elle, Tanner cria :
— Excellent !
Un sentiment d’intense fierté l’envahit. Oui, elle ne s’en sortait pas si mal ! Oh, au début, il y avait bien eu quelques ratés. En particulier, lorsque Tanner avait décroché le filin qui reliait le planeur au Piper. Elle avait cru sa dernière heure arrivée… Puis, avec un calme désarmant, depuis son siège, à l’arrière, il lui avait montré comment exploiter le vent. Et, ô miracle ! elle s’était peu à peu sentie en confiance, et avait pris possession du manche, écoutant avec attention ses instructions. Une minute plus tard, elle avait réalisé que toute sa peur avait disparu, comme par magie.
— Tout va bien ?
— C’est merveilleux…
— Bon anniversaire, Abby.
Stupéfaite, elle se retourna.
— Mais, euh… Comment… ?
— J’ai mes espions. Alors ? Mon cadeau vous plaît ?
Une larme scintilla dans les yeux de la jeune femme.
— Enormément.
— C’est toujours ainsi, la première fois… Personnellement, je ne pourrais pas me passer de voler. C’est comme une drogue… J’ai besoin de cette paix, de cette clarté, du vent…
— Je vous envie.
— Rien ne s’oppose à ce que vous m’accompagniez. Vous serez toujours la bienvenue…
Elle se mordit la lèvre. Que venait-il donc de dire ? Envisageait-il de poursuivre leur relation ? Non, assurément, se raisonna-t elle, il avait parlé sans réfléchir, par pure politesse…
— Comme les autres, je suppose… marmonna-t elle, presque malgré elle.
— Aucune femme n’a jamais volé avec moi, répliqua-t il du tac au tac.
Aucune femme n’a jamais volé avec moi… Ce doux aveu bercerait désormais sa solitude. Abby sourit. Seul comptait le présent, le présent uniquement. Et la splendeur de ce paysage automnal, qui s’étirait mille pieds plus bas…