CHAPITRE 7
En ce début de soirée, un vent piquant et frais soufflait aux abords du manoir, et il régnait dans l’immense grange des Swanson une ambiance survoltée. On avait disposé ici et là des balles de foin de différentes hauteurs, faisant aussi bien office de canapés que d’objets décoratifs. Des épouvantails revêtus de costumes multicolores siégeaient aux côtés des invités, autour de longues tables recouvertes de nappes à carreaux. Des guirlandes pendaient au plafond, entre des lanternes creusées dans des citrouilles. Oui, nota Tanner, la scène semblait tout droit sortie d’une image d’Epinal. Charmante, chaleureuse… Tout l’inverse d’Abby, sa chère épouse, qui ne lui manifestait que froideur.
Oh, elle ne l’ignorait pas totalement, non. Mais elle ne se montrait pas non plus particulièrement attentionnée. Tanner soupira comme il la suivait des yeux. Elle se dirigeait vers le buffet, accompagnée de Kat, l’une des filles de Swanson…
Eh ! Avait-il le droit de la blâmer, après son attitude de ce matin ?
Il avait couru à perdre haleine — jusqu’à ce qu’il eût remis de l’ordre dans ses idées. Quelques kilomètres plus tard, sa décision était prise. Il se tiendrait désormais à l’écart d’Abby : c’était sa seule chance d’échapper à l’attraction qu’elle exerçait sur lui. Fort de cette sage résolution, il était retourné, toujours en courant, jusqu’au bungalow et là, pfft, tout s’était effondré. Il n’avait pas prévu qu’elle serait si jolie, de si bon matin, avec ses cheveux roux tombant en cascade sur ses épaules. Pelotonnée dans son peignoir, elle était tout bonnement à croquer. Il avait dû se faire violence pour ne pas faillir si tôt à la promesse qu’il s’était faite… Comme il lui avait été pénible de soutenir son regard brusquement voilé de tristesse lorsqu’il s’était enfermé dans la salle de bains, lui lançant à peine un bonjour !
Comme pour le punir de son comportement de goujat, il n’avait pu, de toute la journée, la chasser de son esprit. Tandis que Frank lui faisait les honneurs de son usine, lui exposant dans le détail toutes les étapes de la fabrication, lui n’entendait que l’écho insistant de l’offre d’amitié d’Abby.
Je serai là, moi, avait-elle dit, le dos tourné, emmitouflée sous la couette…
Abby discutait maintenant avec un groupe d’amis de Kat. Elle était absolument adorable dans ce T-shirt vert pomme qui moulait de façon divine sa taille, ses seins… Jamais il n’aurait imaginé qu’une femme put aussi bien porter le jean. Et ces bottes ? Où avait-elle donc déniché ces bottes ?
Hochant la tête, admiratif, il remarqua alors les regards curieux et lourds d’envie que faisaient peser sur elle les mâles de l’assistance. Certes, pourquoi aurait-il été le seul… ? songea-t il avec un certain agacement.
Il n’avait aucun droit sur elle. Elle n’était pas sa femme, n’avait même jamais été sa petite amie. Dans ces conditions, pourquoi cette boule au creux de son ventre ? Jaloux, lui ? Non, assurément, il n’avait aucune raison de l’être — d’autant qu’Abby, se répéta-t il pour la millième fois, n’était pas du tout son style.
Et pourtant, il la désirait. Jeff n’avait pas totalement tort. Non pas qu’il fût tombé amoureux : c’était là une notion qu’il avait toujours considéré comme une folle utopie ; mais il devait admettre qu’il souffrait le martyr à la voir, ce soir, l’ignorer ainsi. Elle lui manquait. Son humour, sa manière de donner son avis sur tout, son rire… Oui, bien qu’elle ne se trouvât qu’à dix petits mètres de lui, elle lui manquait, terriblement.
— Quelle allure, cow-boy !
Tanner tressaillit. Recouvrant ses esprits, il se retourna et salua Jan dans un sourire, en soulevant légèrement son Stetson.
— Merci bien, madame.
S’approchant de lui, la vieille femme jeta un rapide regard en direction d’Abby avant de remarquer :
— C’est une bien charmante femme que vous avez là… Extrêmement élégante.
— Absolument d’accord.
— Il semblerait que vous ayez déniché l’épouse idéale.
— Je suis un homme comblé, répliqua Tanner, accablé soudain d’un intense sentiment de frustration.
— Elle a bien de la chance aussi, poursuivit Jan en le fixant.
— Trop aimable…
— Excusez mon indiscrétion… Où en êtes-vous donc de cette confiserie spéciale Tanner ?
— Nous y travaillons…
— Bien sûr, fit-elle d’un air entendu. Essayer, échouer, recommencer, c’est toujours la même histoire, n’est-ce pas ?
— Pour l’heure, nous ne faisons qu’échouer, mais je ne désespère pas…
— J’ai entière confiance, dit Jan, les yeux brillants. Je ne doute pas un seul instant que vous parveniez à vos fins.
Tanner la dévisagea. Jan faisait-elle allusion au défi que lui avait lancé son mari ou bien… ? Non, il délirait.
Chassant cette idée saugrenue, il lui offrit son bras.
— Vous dansez ?
— Vous connaissez donc le quadrille ? s’enquit-elle en riant.
— Je suis plein de ressources !
A l’autre bout de la grange, Abby feignait un intérêt immodéré envers l’un des amis de Kat, un jeune et séduisant médecin ou quelque chose d’approchant, prénommé Mark. Du coin de l’œil cependant, elle lorgnait de temps à autre Tanner, lequel paraissait s’en donner à cœur joie sur la piste de danse. Elle ne fut pas longue à remarquer qu’elle n’était pas la seule à le regarder tandis qu’il entraînait Jan dans un quadrille endiablé. Toutes ces dames sans exception le dévoraient des yeux… Lui ne se souciait guère, apparemment, de cette muette adoration — probablement parce qu’il en avait l’habitude…
Il s’imposait indubitablement ce soir comme le mâle le plus sexy de l’assemblée. Ce Stetson lui donnait un air canaille irrésistible… Auquel Abby devrait, si Dieu le voulait bien, résister deux jours encore — et deux nuits surtout !
Comme l’orchestre s’était tu, Mark inclina légèrement la tête et lui sourit.
— M’accorderez-vous la prochaine ? Je promets d’épargner vos pieds…
Comment devait-elle agir ? En femme mariée ? Elle chercha du regard le seul homme avec lequel elle aurait volontiers dansé, l’homme dont elle avait eu la bêtise de tomber amoureuse.
Elle se figea, comme frappée par un violent coup de poing dans l’estomac. Deux femmes avaient abordé Tanner et riaient, buvant littéralement ses paroles… L’une d’elles se tenait si près de lui que son décolleté effleurait son bras. Bon sang, pesta Abby, serrant les poings, cette dévergondée ne voyait-elle pas l’alliance à son doigt ? Maudit…
Affichant un sourire excessif, Abby se tourna vers Mark.
— Allons-y…
Le jeune homme l’entraîna sur la piste, juste au moment où l’orchestre entamait une valse.
— Alors, généraliste, chirurgien ou spécialiste ? demanda-t elle distraitement à son cavalier.
— Rien de tout cela. Vétérinaire… tout bêtement !
— Oh, rit-elle, je croyais que…
— J’ai toujours adoré les animaux. Comme ma femme… Elle aussi est vétérinaire.
— Tiens donc ! Est-elle présente, ce soir ?
— Elle ne devrait plus tarder… Une urgence a dû la retenir.
Abby exprima quelques regrets polis puis se laissa bercer par la musique. Mark était un danseur estimable et elle souhaitait réellement se changer les idées, ce soir. Elle se détendit peu à peu… Une fois de retour à Los Angeles, pourquoi ne s’inscrirait-elle pas à un cours de danse ? Oui, c’était une excellente idée…
Encore faudrait-il qu’elle eût un partenaire, se dit-elle soudain, le cœur lourd…
La musique s’arrêta.
— Une autre ? la supplia gentiment Mark en la retenant par le bras.
— Non, pas une de plus…
Abby se retourna et se trouva tout à coup face à Tanner qui dardait sur elle des yeux étincelants.
— Vous êtes… ? s’enquit Mark, courtois.
— Son mari, répliqua vertement Tanner. Cela vous pose un problème ?
— Bien sûr que non. Merci pour cette valse, madame…
— Quelles manières, protesta-t elle sitôt que le vétérinaire se fut éloigné. C’est vous qui avez un problème…
Sans un mot, Tanner enlaça sa taille et commença à bouger, l’orchestre jouant les premières notes d’une chanson célèbre.
— Je n’ai strictement aucun problème, marmonna-t il.
Evitant de le regarder, Abby s’interrogea sur les raisons de sa mauvaise humeur. Etait-il jaloux ? Furieux qu’elle ne se comportât pas en épouse modèle ?
— Hmm, c’est juste que… hésita Tanner, je ne supporte pas les hommes qui ont les mains baladeuses, voilà tout.
— Nous dansions, Tanner. Et puis, il est marié. Et si quelqu’un a, ici, les mains baladeuses, c’est bien vous…
Exaspéré, Tanner garda le silence. Puis, resserrant son étreinte, il la conduisit en quelques pas experts jusqu’au centre de la piste. L’orchestre interprétait un vieux succès d’un groupe jadis en vogue — une chanson qu’Abby avait toujours adorée et qui adoucit bientôt son humeur. Ainsi donc, monsieur avait été piqué par la jalousie ? Eh bien, c’était un juste retour des choses, car elle aussi avait vu rouge un peu plus tôt. Elle esquissa un sourire et s’abandonna dans ses bras.
Tanner dansait comme un dieu, avec un mélange d’autorité et de douceur… Le monde autour d’Abby se brouilla en un délicieux mirage. Kat et son époux riaient devant le buffet, Frank et Jan pouponnaient les jumeaux, Mark la saluait d’un geste amical…
— Vous lui avez dit que vous étiez mariée ? l’interpella brutalement Tanner en cessant de danser.
— Pardon ? Qui ?
— A votre cavalier…
— Encore lui… ?!
Tanner eut l’air outré.
— Si j’avais imaginé que vous profiteriez de ce séjour pour chercher à vous caser, jamais je ne vous aurais emmenée…
L’estomac d’Abby se noua ; des larmes lui montèrent aux yeux. Jamais personne ne lui avait parlé ainsi. Jaloux, lui ? Non, elle comprenait à présent ce qui l’avait mis hors de lui. La petite employée du service courrier lui faisait honte, voilà tout.
Elle ne resterait pas une seconde de plus ici, à cette soirée. A subir les foudres de Tanner et son mépris. Sans prononcer le moindre mot, elle s’en fut dignement vers la porte.
Tanner la regarda partir, jugeant admirable son audace même si son cœur la déplorait. Jamais il ne s’était adressé à une femme avec un tel manque de respect. Hélas ! A la voir danser si complaisamment avec ce moins-que-rien, son sang n’avait fait qu’un tour.
Que diable lui avait-il donc pris ? Elle ne lui appartenait pas. Une fois rentrés à Los Angeles, leur chemin se séparerait et Abby reprendrait le fil de sa vie, avec ses rendez-vous galants, ses sorties, ses slows langoureux… Il serra les dents à cette pensée, en proie à une rage subite qui s’évanouit cependant aussitôt que l’image de son visage, de ses yeux emplis de larmes, lui traversa l’esprit. Des larmes dont il était responsable. Coupable.
Jamais il n’oublierait ce désarroi dans son regard.
Bon sang. Il l’avait offensée, et alors ? N’était-elle pas qu’une modeste employée ? En tant que patron, il avait à se soucier de bien d’autres priorités que des états d’âmes de ses collaborateurs.
D’un pas déterminé, il gagna le buffet. Un verre lui ferait le plus grand bien…
Il retrouva Frank et Jan occupés à déguster des brownies. Et zut, se dit-il, convaincu que ses hôtes allaient s’inquiéter du départ précipité de la prétendue jeune mariée.
— Tout va bien ? fit Frank.
— Très bien, répondit Tanner en étudiant, sceptique, le bol de punch rempli d’un liquide orangé. Je boirais bien quelque chose de plus serré…
— On raconte qu’une tequila sunrise a des pouvoirs magiques, dit Jan.
— Un problème, Tanner ? insista Frank en lui tendant un verre. Nous avons aperçu Abby partir précipitamment…
— Je suis navré…
Frank hésita puis, plongeant ses yeux dans ceux de Tanner :
— Je ne pense pas que ce soit à nous qu’il faille présenter vos excuses.
— Ecoutez, euh…, commença Tanner, irrité.
— Tanner, l’interrompit Jan en saisissant son bras. Rappelez-vous ce que je vous ai dit tout à l’heure. Vous formez un si beau couple… Il serait dommage que vous gâchiez cette chance pour des bêtises…
— Que voulez-vous dire ?
— Prenez garde à ce que votre orgueil ne vous perde pas, Tanner…
— Mon orgueil m’a permis de bâtir une fortune.
— Il n’y a pas que les affaires dans la vie ! Et en amour, l’orgueil est souvent fatal…
En amour. S’ils connaissaient la vérité sur ce soit disant amour, ce mariage, cette farce…
— Bien, mon garçon, reprit Frank, il ne vous reste plus qu’à faire amende honorable. Nous en sommes tous passés par là, un jour ou l’autre !
Maudits soient les hommes. Et le premier d’entre eux, Tanner. Tanner qui l’avait si cruellement blessée. Assise sur l’herbe fraîche au bord du lac, dans le halo d’une lune complice, Abby se désolait. Pourquoi avait-elle finalement accepté ce job ? L’école de dessin, bien sûr. Tant de gens comptaient sur elle, des gens qui n’avaient pas les moyens de s’acquitter d’une fortune pour s’adonner à leur passion de l’art. Oui, elle avait accepté pour les meilleures et les plus louables raisons du monde… Excepté qu’elle avait aujourd’hui le sentiment que ces raisons-là relevaient plutôt de l’alibi. Et que cet alibi avait pour nom Tanner.
Ils avaient agi comme des idiots, des enfants. Et puis il avait repris conscience du fossé qui les séparait…
S’arrachant à ses pensées, elle dressa l’oreille, aux aguets, en entendant des pas se rapprocher. Elle essuya ses yeux : elle ne voulait pas que Frank, Jan ou tout autre invité comprit qu’elle avait pleuré. Elle regarda par-dessus son épaule… et retint son souffle.
Tanner venait dans sa direction. Abby s’affola. Il allait lui passer un savon, à n’en pas douter ! Dans son monde à lui, on s’abstenait de faire des scènes en public, de prêter le flanc à la rumeur. En outre, son inconséquence ne mettait-elle pas en péril le contrat qu’il projetait de conclure ?
— Je vous ai cherché partout, dit-il quand il fut à sa hauteur.
Abby se retourna ostensiblement et jeta une pierre dans les eaux argentées du lac.
— Eh bien, vous m’avez trouvée.
— Abby, écoutez-moi…
Elle bondit sur ses pieds.
— Je sais que je vous ai mis mal à l’aise et que ma conduite risque de compromettre vos chances de…
— Non, la coupa-t il. Je suis un imbécile.
Elle le scruta, interloquée, avant de murmurer :
— Oui.
— Et un fou, aussi.
— Oui.
— Je ne pensais pas ce que j’ai dit.
— Tanner… qu’attendez-vous de moi ?
— C’est-à-dire ?
— Je ne fais rien comme il faudrait…
— Faux, la corrigea-t il en esquissant un sourire, c’est même tout l’inverse et… c’est bien là le hic. Vous êtes charmante, intelligente, et… excellente danseuse… Vous n’êtes pour rien dans ce qui s’est passé tout à l’heure. Tout est de ma faute…
Abby devait-elle le croire, lui pardonner ?
Tanner fit un pas vers elle, l’implorant du regard.
— Je vous demande pardon. Je vous promets que cela ne se reproduira plus…
La sincérité de ses paroles la laissa un moment perplexe. Tanner effleura tendrement son visage.
— Pardonnez-moi, je vous en prie…
— Sinon ?
— Sinon, euh… je n’ai plus qu’à me noyer dans une cuve de crème au chocolat…
Elle voulut sourire, rire un peu à sa plaisanterie. Or elle s’entendit rétorquer :
— J’ai vu rouge. Ces deux femmes qui vous entouraient…
Tanner lui sourit, penaud.
— J’ai vu rouge lorsque ce garçon vous a pris la taille.
Abby sentit son cœur marquer un ou deux ratés.
— Je pensais que nous étions ici pour jouer la comédie, murmura-t elle, tremblante.
Tanner la dévisagea longuement avant de chuchoter à son tour :
— Je le croyais également, Abby.
Lentement, il approcha ses lèvres puis l’embrassa avec une douceur telle qu’elle crut que son cœur allait imploser. Une chaleur brûlante s’écoula en elle comme il pressait sa bouche contre la sienne, répétant encore et encore, dans une plainte :
— Je le croyais, je le croyais…
Timidement, elle caressa sa nuque. Tanner gémit et l’attira plus fermement contre lui, sans cesser de l’embrasser, fébrile, comme s’il puisait en Abby le souffle d’une renaissance. Malgré l’air frais de la nuit, elle se prit à suffoquer. Non, elle ne pourrait endurer telle émotion une minute de plus ; ses jambes déjà fléchissaient…
Sans pitié pour sa défaillance, Tanner entreprit de couvrir son cou de baisers avides. Inclinant la tête en arrière, elle s’abandonna à sa voracité. Elle voulait plus encore… Oui, elle le désirait — avec une violence qui ne l’effrayait même pas. Elle était soumise par avance à tous les caprices qu’il lui plairait de lui imposer.
Les mains de Tanner s’attardaient sur ses reins, son dos, ses épaules. Son baiser s’était fait ardent, impérieux. Abby pouvait entendre les pulsations de son cœur s’accorder aux siennes dans cette nuit magnifiée par les parfums bruts de la terre et de l’eau, de la chair et du désir.
Sans plus de force, elle recula avec lui contre le tronc large et rugueux d’un arbre. Il glissa alors ses mains sous son T-shirt puis flatta sa taille, ses seins. Elle se raidit, offrant sa poitrine à ses doigts impatients, pressant son ventre contre le sien…
— Oh, Abby, geignit-il en enfouissant sa tête dans son cou.
Avec une habileté diabolique, il dégrafa son soutien-gorge, puis soulevant son T-shirt posa sa bouche sur son sein qu’il embrassa langoureusement d’abord puis agaça de ses dents ensuite, sourd à ses protestations.
A bout de souffle, Abby se laissa consumer par le plaisir de sa caresse, proche de défaillir sous le miraculeux assaut de tant de volupté. Tanner se pressa plus encore contre elle, marmonnant des prières inaudibles qu’elle entendit néanmoins et auxquelles elle se rendit. Elle guida sa main sur sa taille, sa main qui s’empressa de défaire le bouton de son jean, de dévaler son ventre nu et tendu… Quand il la toucha, la pénétra au plus secret de son intimité, elle eut un cri — comme s’il avait trop tardé. Des vagues de plaisir la submergèrent ; son sang se mit à bouillir dans ses veines…
— Abby, ce n’est pas une comédie…
Au loin, un rire fusa.
— Quelqu’un… vient, bredouilla-t elle, prise d’une panique qui fit voler son trouble en éclats.
Oui, il avait raison. Dans ce courant qui les portait irrépressiblement l’un vers l’autre, il n’y avait rien de faux, rien de simulé. Etait-ce pour autant raisonnable ? Elle devait reprendre conscience de toute urgence. S’arracher à ce vertige. Imposer le silence à ses sens…
Brusquement, elle le repoussa et s’enfuit à toutes jambes. Longeant le lac, elle entama une course folle en direction du bungalow, ignorant ses cris. Car Tanner cria son nom, à plusieurs reprises. Puis elle comprit qu’il s’était mis à courir derrière elle… Non, elle devait le fuir, dut-elle en mourir, il lui fallait recouvrer la raison, ne pas…
Son pied heurta violemment l’arête d’un rocher ; le sol se déroba sous ses pieds… Les eaux noires et profondes du lac allaient l’engloutir…
— Abby, souffla Tanner en tendant les bras tandis qu’elle frissonnait au contact de la boue et de l’eau glaciales.
Le jean trempé, les mains maculées de vase, elle mit quelques secondes avant de revenir à elle.
— Quelle gourde, maugréa-t elle.
Ses cheveux dans le vent fouettaient son beau visage. Parvenu à côté d’elle, Tanner la prit par la taille.
— Vous n’êtes pas blessée ?
— Bien sûr que non. Je me donne en spectacle, une fois de plus, voilà tout…
Il ébaucha un sourire puis, la seconde d’après, céda au fou rire — auquel elle ne tarda pas à se joindre.
— Ne parlez pas de vous ainsi, la corrigea-t il une fois qu’il eut recouvré son calme. J’aime tant votre naturel, votre franchise… Quant à moi, ajouta-t il en retirant sa veste pour en couvrir ses épaules, je suis impardonnable.
Abby resta assise silencieuse dans l’eau et la boue. Ce bain forcé avait au moins l’avantage d’apaiser le feu que Tanner avait provoqué en elle… D’ailleurs, ce rocher en travers de son chemin s’était-il trouvé là par hasard ? Non : elle devait l’interpréter comme un signe du destin. Quoi qu’elle fît, jamais elle ne pourrait fuir les sentiments qu’elle éprouvait. Elle était bel et bien condamnée à aimer, à désirer cet homme.
Et même si leur liaison n’excédait pas ces quelques nuits volées au monde, qu’importe ? Tout les opposait, et alors ? Pourquoi ne jouirait-elle pas des heures passées en sa compagnie, sans se préoccuper du passé, encore moins du futur ? Tanner ne l’aimait certes pas comme elle l’aurait souhaité, mais il la désirait, elle en avait maintenant la preuve ; ce n’était déjà pas si mal…
Elle était une grande fille, en mesure d’assumer ses choix. Oh, bien sûr, cette histoire risquait de meurtrir à jamais son cœur… Et peut-être était-ce trop cher payé le désir qui la portait vers lui ? Bah, elle s’arrangerait avec les conséquences de ses actes quand elles se présenteraient…
— Vous allez prendre froid, observa bientôt Tanner. Il vous faut retirer ces vêtements au plus vite…
Abby leva les yeux. Il s’était accroupi face à elle et la dévisageait, un sourire au coin des lèvres. Une minute s’écoula, peut-être deux puis Abby murmura :
— Approchez un peu, cow-boy…
Agrippant sa nuque, elle l’attira si fort à elle qu’il chancela et perdit l’équilibre, s’affalant de tout son poids sur elle dans un grand éclaboussement.
— Je vous pardonne malgré tout, soupira-t elle en prenant ses lèvres.
— Vous êtes trop généreuse, madame Tanner, dit-il en riant, pressant avec ardeur sa bouche contre la sienne.
Puis, s’écartant d’elle, son coude reposant dans la boue :
— J’ai envie de vous, Abby, mais… j’ai besoin de savoir si, euh… Etes-vous vraiment sûre… ?
— Je n’ai jamais été aussi sûre de moi, jamais…
En un éclair, il fut debout. L’ayant prise dans ses bras, il franchit la dizaine de mètres qui les séparaient du bungalow, à la vitesse du prédateur qui emporte sa proie. Parvenus sous le porche, il poussa la porte du pied.
— Vous devez être glacée…
Il l’installa près de la cheminée.
— Si peu, plaisanta-t elle sans le quitter des yeux.
— Laissez-moi faire…
Il se pencha et retira en hâte son T-shirt tandis qu’elle déboutonnait son jean, entre deux baisers.
Bientôt, leurs vêtements trempés gisant non loin d’eux, ils se fixèrent, indécis, bouleversés. Ce que Tanner lut dans le regard d’Abby le fit tressaillir de désir. Elle s’offrait à lui, lui qui ne méritait pas ce don. Comment avait-il osé la traiter avec tant de légèreté ? Quel misérable il faisait et quelle chance inouïe il avait eu de la rencontrer ! Jamais il n’avait réalisé avec tant d’acuité combien son existence avait été vaine avant elle.
— Vous êtes si belle, fit-il en l’enlaçant, ses lèvres dans son cou.
La jeune femme arc-bouta son corps vers lui, enroula ses jambes autour des siennes…
— Vous me rendez fou, Abby…
Insensiblement, ils furent sur le lit. Au contact des draps glacés sur sa peau, Abby frémit, repensant vaguement à la nuit passée. Une autre vie… Que s’était-il passé ? Et que s’apprêtait-elle à faire ?
Toutes ses angoisses, toutes ses certitudes s’évanouirent. Tanner s’allongea sur elle et la posséda, sans attendre. Abby cria. Un cri de plaisir autant que de désespoir… Il la mena sous des cieux insoupçonnés, longtemps, avec passion, dans un flux et un reflux de sensations indicibles. Elle glissa sa main dans ses cheveux ; des larmes montaient à ses yeux…
— Vous me rendez fou, répéta-t il sans cesser de bouger. Oh, Abby…
— Oui… Je vous en prie, Tanner… Maintenant, je vous en prie…
Avec une cruauté qui la laissa pantelante, il s’arracha à elle, ses lèvres prenant tout de go possession de son ventre, s’attardant sur l’intérieur de ses cuisses. A la torture, elle chercha ses mains qu’il passa sous ses hanches, comme il enfouissait sa tête entre ses jambes.
— Je ne peux… Par pitié, souffla-t elle, au bord du gouffre.
Tanner s’abattit alors sur elle et la prit, avec violence, haletant à son oreille des mots gonflés de désir. Soudain, elle ouvrit les yeux ; son corps s’anima d’une fulgurante brûlure ; comme en un rêve, elle sentit qu’il s’échouait en elle. Le plaisir qui les emporta, ensemble, retentit longuement dans leur chair comme s’ils ne formaient plus qu’un seul corps.
Longtemps, aucun n’osa le moindre geste, perdu encore dans le ressac d’un plaisir qui les enveloppait de ses derniers échos. Par la fenêtre, Tanner observait la lune pleine et entière, incapable de formuler les sentiments qui se bousculaient en lui. Lui qui gardait, en toute occasion, un pan de sa conscience en éveil, comment en était-il arrivé là ? Jamais le plaisir sexuel ne l’avait transcendé à ce point. Jamais à la vérité, il n’avait connu pareille jouissance. Qu’allait-il advenir de lui ? Il tourna la tête et regarda Abby avant de l’enlacer. Aussitôt, elle se lova contre lui.
— Je suis heureuse…
— Je craignais tellement de…
Elle posa un doigt sur ses lèvres.
— Tanner… je ne suis pas une petite fille.
Sa voix était grave, et il comprit qu’elle faisait allusion à l’avenir.
— Vous êtes étonnante…
— Vraiment ?
— Je n’ai jamais rencontré quelqu’un comme vous, Abby.
— Dois-je prendre ceci comme un compliment ?
Tanner ne répondit pas tout de suite, tournant et retournant sa question dans sa tête. A vrai dire, il avait le sentiment d’aller de découverte en découverte en sa présence. Leur bavardage, leurs plaisanteries et ce désir inassouvi, tout ceci était nouveau pour lui…
— Affirmatif.
Elle sourit et se pelotonna contre lui.
Sa main s’arrêta sur une balafre qu’il portait à l’épaule.
— Oh, fit-elle en posant doucement ses lèvres sur la cicatrice, que s’est-il passé ?
La main de Tanner errait sur ses hanches.
— Une mauvaise chute, à vélo, quand j’étais petit garçon…
— Un casse-cou… J’adore…
— Et vous ? Je ne vois rien… Pas de vieilles blessures ?
— Aucune… Je suis parfaite.
Tanner baissa les yeux sur sa poitrine.
— C’est bien ce qu’il m’avait semblé…
Il eut un sourire diabolique.
— … mais j’ai besoin de vérifier, une fois encore !
Il disparut sous la couette ; et les rires d’Abby se muèrent en une longue plainte…