chapitre 5
Les yeux mi-clos, face à la porte de la salle de bains entrouverte, Tanner laissa échapper un soupir. Tandis qu’Abby s’habillait pour le dîner, il patientait, en proie à des rêveries d’une intense sensualité — imaginant le peignoir glissant de ses épaules, puis dénudant son dos, ses reins, effleurant le satin de sa peau… De temps à autre, elle s’adressait à lui ; à vrai dire, il ne se sentait guère l’humeur à prolonger cette conversation…
— Je ne vois pas en quoi cette requête me concerne, Tanner, reprit-elle au bout d’un moment. Frank attend que ce soit vous qui conceviez une nouvelle ligne de confiseries…
— Oui, mais il a suggéré que vous pourriez me seconder.
— Je ne sais pas si je dois.
— Pardon ? s’exclama-t il, ses fantasmes s’envolant d’un coup.
— Eh bien, il me semble essentiel que vous maîtrisiez tous les rouages de l’entreprise, déclara-t elle doctement, y compris le processus de création.
— Vous parlez comme un professeur, répliqua Tanner, un poil agacé. Je n’ai nul besoin de m’immerger dans les arcanes des Confiseries Swanson. Si je parviens à acquérir la société, je déléguerai un responsable qui gérera tout cela pour moi.
— Je doute que ce point de vue convienne à Frank.
En grognant, Tanner s’écarta de la porte. Il ne fallait pas que Franck se montrât trop exigeant ! Grâce à la petite fortune qu’il allait lui céder pour son entreprise, le vieil homme allait prendre sa retraite et vivre tel un roi le restant de ses jours !
Tanner avait négocié ce genre d’affaires des dizaines de fois et s’en était toujours sorti avec les honneurs. Il n’avait plus rien à prouver aujourd’hui. Lui, se soumettre à la lubie d’un vieil homme ? Concevoir un bonbon… !
Hélas, Swanson tenait à son caprice. Il semblait même que l’issue de cette épreuve pèserait lourd dans sa décision…
Tanner se frotta le menton. Quelle était donc cette phrase que lui avait dit son père alors qu’il venait juste de fêter ses treize ans ?
Sur un champ de bataille, le plus fort terrasse le faible. En affaires, le plus fort doit toujours manœuvrer de façon à ce que le plus faible s’imagine être le plus fort.
Cela avait été l’un des rares conseils de son père auquel Tanner avait adhéré. Un conseil qui avait d’ailleurs fait de lui un homme riche. Jetant un coup d’œil à la porte de la salle de bains, il réalisa brusquement que pour la première fois de sa vie, il était passé de l’autre côté de la barrière. Ce n’était plus lui le manipulateur, mais Swanson — lequel trouvait en Abby une alliée… Oui, jura-t il en silence, tout ceci ressemblait bel et bien à un complot !
— Ecoutez-moi, Abby, commença-t il, vous ne devez pas perdre de vue que je reste le seul maître à bord et…
De l’autre côté de la porte, la jeune femme éclata de rire.
— Quel macho vous faites !
Macho, lui, le défenseur des droits de la femme ? Lui qui ne manquait aucune occasion de rabrouer voire même de congédier n’importe lequel de ses collaborateurs s’il s’avisait de commentaires douteux à propos du sexe faible ?
Quoique… avoir piqué au vif Abby n’était pas fait pour lui déplaire. Il toussota puis, d’une voix autoritaire :
— Alors ? Pourquoi les femmes mettent-elles toujours des heures à se préparer !? Nous allons être en retard…
— Je vous en prie ! Partez donc devant.
Tanner fronça les sourcils. Elle paraissait réellement vexée.
— Euh, eh bien, Abby… Je voulais seulement vous faire comprendre que je n’ai aucun besoin de conseil en matière de business.
— Cela reste à prouver, dit-elle sur un ton hautain. Nous jouons la comédie à un homme merveilleux uniquement pour que vous puissiez prendre possession de son entreprise et… Oh, non. Zut !
— Quoi zut ?
— Ma fermeture Eclair… Coincée.
— Eh bien, sortez de là. Je vais vous aider.
— Non, pas question, répliqua-t elle fébrilement, comme s’il lui demandait de franchir un sol tapissé de charbons ardents.
— Pourquoi non ?
— Je suis, euh… A moitié nue, voilà tout…
La température grimpa subitement de plusieurs degrés. C’était lui maintenant qui avait l’impression de se tenir sur des charbons ardents !
— Nous… nous sommes adultes, Abby.
— Vous, euh… vous me jurez de ne faire aucun commentaire ?
— Juré.
La porte s’entrouvrit avec une lenteur presque irréelle.
— N’oubliez pas, plaisanta-t il, je suis votre ma…
L’apparition d’Abby lui cloua le bec.
Elle avait noué ses cheveux en une queue-de-cheval ; les quelques mèches rebelles qui s’en échappaient caressaient ses joues. Quant à son visage, on aurait dit celui d’une madone, tant elle l’avait maquillé avec raffinement. Bon sang, que cherchait-elle ? A le rendre fou ? se demanda-t il, le cœur battant.
Sa robe en maille, d’un noir profond, épousait à la perfection les lignes et les galbes de son corps. Ses seins en particulier se révélaient pleins et généreux. Taillée au niveau du genou, la robe mettait en valeur des jambes à se damner, mais aussi ses chevilles, si fines, si délicates… Jusqu’au vernis des ongles de ses orteils qui était parfait.
Quelle mouche l’avait donc piqué de prier l’équipe de relookage d’emballer ce genre de tenue, hyper sophistiquée, excessivement sensuelle ? Bon sang, on était au Minnesota. Des bottes en caoutchouc, une chemise en flanelle et un pantalon de velours auraient bien mieux fait l’affaire !
Abby représentait pour lui un vrai danger.
Il déglutit péniblement puis ordonna :
— Tournez-vous… Le tissu a dû tout bonnement se coincer dans la fermeture.
Abby s’exécuta.
— Vous semblez connaître ce genre de tracas par cœur…
— L’expérience, ma chère, juste l’expérience.
— Vous êtes bien sûr de vous…
— Restez tranquille, dit-il, peinant à dissimuler son irritation contre ce satané trouble qui faisait trembler ses mains.
Maudite fermeture Eclair, bloquée comme par hasard juste au niveau des reins ! Tanner tressaillit à la vision du dos dénudé de la jeune femme et ferma les yeux quand une bouffée de son parfum épicé l’envahit.
— Pas mal, n’est-ce pas ? dit-elle.
— Terrible, répondit-il en s’exhortant au calme.
Lentement, il saisit la fermeture Eclair, frôlant au passage sa peau de la paume de la main. A ce contact, elle se raidit et il perçut cette réaction. De nouveau, il ferma les yeux, s’efforçant vaillamment de faire abstraction du feu intense qui le consumait. Mais qu’est-ce donc qui clochait avec lui ? Pire qu’un ado à son premier rendez-vous !
« Sa peau est-elle aussi fine… partout ailleurs ? »
En sueur maintenant, il pria pour qu’on leur servit au dîner un remontant dont il aurait assurément grand besoin. Une minute plus tard, enfin, le tissu céda et, sans plus attendre, il remonta la fermeture. Une seconde de plus et ç’aurait été la catastrophe. Oui, une seconde encore et il aurait déchiqueté cette satanée robe !
— Je vous attends près du lac, dit-il d’une voix mal assurée en se dirigeant vers la porte.
Au spectacle du lac, paisible et frais, sa fièvre retomba peu à peu. Dans le cas contraire, il n’aurait eu d’autre solution que de plonger dedans…
Ce week-end en compagnie d’Abby promettait décidément de mettre ses nerfs à rude épreuve !
L’agneau rôti sur un lit de légumes printaniers ravit le palais de chacun. Tout comme le vin, un cru subtil et fruité. Un vrai festin de roi. Quant à l’ambiance qui régnait autour de la table ovale, elle était aussi plaisante et douce que la lumière diffusée par des chandeliers disposés ici et là dans l’immense salle à manger.
Un tendre sourire aux lèvres, Abby observait ses hôtes, assis côte à côte, presque coude à coude.
— Nous ne supportons pas d’être séparés, expliqua Frank qui, par mimétisme sans doute, avait placé Tanner et Abby l’un à côté de l’autre.
Abby, durant tout le repas, fit comme si l’élégance de Tanner, dans son costume bleu pétrole, la laissait froide, comme si elle était parfaitement insensible au parfum de son eau de toilette. Elle tenta également de chasser de la mémoire de ses sens le souvenir de sa main effleurant sa peau tandis qu’il se débattait avec la fermeture Eclair de sa robe…
— Vous êtes une cuisinière hors pair, Jan, dit Tanner comme la maîtresse de maison lui versait une tasse de café. L’agneau était divin.
— Tant mieux, fit aimablement leur hôtesse.
Frank versa une larme de crème dans sa tasse et sourit.
— J’espérais la venue des enfants avant votre départ. Mais Kat, notre aînée, vient tout juste de donner naissance à des jumeaux. Et j’ai bien peur qu’entre Cassie, sa fille de cinq ans, et ces deux petits monstres, elle et Jon ne sachent plus où donner de la tête… A ce propos, je me demandais… quand comptez-vous fonder une famille ?
— Euh, eh bien… bredouilla Abby tandis que Tanner posait sa main sur son genou.
Elle fut incapable de poursuivre sa phrase, tant ce simple contact l’électrisait.
— Nous venons tout juste de nous marier, répondit Tanner à sa place en lui jetant un regard furtif.
N’osant pas le moindre geste, elle se *******a d’admirer son profil et de lui offrir un pâle sourire.
— Allons, Frank, ne les ennuie pas avec ça… intervint Jan en tapotant affectueusement la main de son mari.
— Tu as raison, chérie, admit Frank.
Il déposa un baiser sur la joue de sa femme et se tourna vers Abby.
— Cela arrivera bien un jour ou l’autre. L’essentiel, c’est d’essayer, n’est-ce pas ? conclut-il dans un clin d’œil.
Instantanément, les joues d’Abby s’embrasèrent. De son côté, Tanner rit poliment, sa main toujours posée sur son genou.
— Frank, tu es incorrigible, fit mine de s’indigner Jan. Tu vois bien que tu les mets mal à l’aise !
— Oh, ils sont jeunes… Abby, vous rencontrerez les jumeaux. Ils devraient accompagner leurs parents pour la soirée dansante de demain.
Tanner et Abby se regardèrent, perplexes, avant de répéter en un chœur parfait :
— La soirée dansante ?
— Ah ? Nous ne vous l’avions pas dit… ? s’étonna Frank.
— Je parie que vous dansez le fox-trot à la perfection… lança Abby sur un ton moqueur.
— Je préfère de loin la salsa, répliqua Tanner en souriant. Vous me verrez à l’œuvre demain soir : mes déhanchements sont légendaires…
Elle rit gaiement, s’imprégnant avec délice du parfum de sucre et de chocolat qui embaumait l’atmosphère.
— Je suis impatiente de voir ça… ironisa-t elle.
Une nuit sans étoiles s’infiltrait par les fenêtres du laboratoire — que de multiples néons baignaient d’une lumière blafarde. Etrange nuit, se dit Abby, qui n’en revenait pas encore du nouveau Tanner qui s’affairait à ses côtés. Il se révélait ce soir un autre homme…
Deux heures plus tôt, ils avaient quitté le manoir des Swanson, enfilé un jean et un T-shirt puis rejoint l’atelier, bien décidés à relever le défi lancé par Frank. Depuis, à peine avaient-ils échangé un mot. Dos à dos, chacun s’activait devant son four, ses brûleurs et ses mixtures, testant ses mélanges, retenant parfois un juron, lorgnant l’autre du coin de l’œil, comme pour espionner ses progrès. Abby néanmoins avait renoncé à épier Tanner : la vision qu’elle avait de lui dans ce jean ne faisait que la déconcentrer.
— Voilà, j’ai terminé, déclara-t elle bientôt en se retournant.
Son regard fut alors attiré par la vivacité des flammes crachées par le gaz.
— Mon Dieu !
Elle baissa d’autorité l’intensité du brûleur.
— Vous allez tous nous faire griller, Chef Tanner.
Le susnommé sourit.
— Occupez-vous de vos affaires, femme. Il me faut une chaleur vive.
— Vraiment ?
— C’est une simple question de physique.
— Tout comme la bombe à hydrogène, observa-t elle en fixant la concoction qui cuisait.
— Alors… Qu’en pensez-vous ? s’enquit il sans cesser de remuer la pâte bizarre et épaisse qu’Abby compara aussitôt à du mortier.
Elle éclata d’un rire franc et sonore. Le visage maculé de sucre glace, Tanner la dévisagea, interloqué, puis éteignit le gaz.
— Cela ne ressemble pas vraiment au caramel, n’est-ce pas ?
— Il ne faut pas dire cela, dit-elle en s’évertuant à garder son sérieux. C’est du caramel, euh… gris, voilà tout…
Tanner lui tendit sa spatule.
— Eh bien, puisque vous êtes si maligne, allez-y, vous !
Elle leva la main, l’air digne.
— Sûrement pas, Tanner. Rappelez-vous vos paroles… Abby, ceci est mon espace, le vôtre est en face… Vous vous souvenez ?
— Vaguement, dit-il regardant par-dessus son épaule en direction de sa marmite. Et vous ? Qu’avez-vous concocté ?
— Une pâte de guimauve. Cacahuètes, guimauve, caramel et chocolat… Sans me vanter, je pense que c’est une réussite.
Tanner s’avança jusqu’à son fourneau et de sa spatule préleva une goutte de sa préparation qu’il enfouit incontinent dans sa bouche. Un craquement se fit alors entendre.
— J’ai peur de m’être cassé une dent…
— Ne vous moquez pas de moi.
Il prit sa main et plongeant ses yeux dans les siens, il murmura :
— J’ai peut-être eu tort de vouloir me débrouiller seul et…
— Tiens donc ! C’est pourtant bien vous qui déclariez tout à l’heure n’avoir besoin de personne, que la confiserie n’était pas le domaine exclusif des femmes, que vous alliez rendre vertes de jalousie toutes ces dames et bla bla bla…
Il sourit et caressa sa joue.
— Une dame seulement, Abby, une seule…
Ils restèrent ainsi face à face un long moment, séparés par quelques petits centimètres. Quelques petits centimètres que Tanner ne franchit pas, sa main continuant néanmoins à effleurer sa joue.
— A partir de maintenant, nous formons une équipe. Qu’en dites-vous ?
Ce qu’elle en disait ?
Frank et Jan n’étaient pas là pour les déranger, un chauffeur de limousine n’allait pas baisser la vitre pour les interrompre, nulle hôtesse ne surgirait. Ils étaient bel et bien seuls.
Ce qu’elle en disait ? Que c’était dangereux, éminemment dangereux. Elle s’entendit toutefois répondre :
— Marché conclu.
— Marché ?
Ses yeux brillèrent, et sa main quitta sa joue pour enserrer sa taille.
— Un marché n’est un marché que s’il est scellé par un baiser, ajouta-t il.
L’instant d’après, il prenait ses lèvres. Abby s’abandonna, le souffle court, l’esprit vide de toutes pensées, contre son corps. Elle tenta un moment de se reprendre, de faire appel à sa raison. En vain. Elle n’était plus qu’atomes d’un désir palpitant au creux de son ventre, au creux de ses reins. Pauvre objet ballotté par ses sens en fusion…
Aucun homme ne l’avait jamais embrassée ainsi, jusqu’à lui ôter toute conscience d’elle-même et du monde. Elle découvrait dans ses bras le goût acide et brûlant d’une volupté toute puissante, hors de l’espace et hors du temps…
Soudain, Tanner écarta sa bouche de la sienne ; de ses lèvres entrouvertes une prière muette, un sourd gémissement s’échappa… Il la dévisagea, haletant, puis caressa doucement ses cheveux avant de l’embrasser de nouveau, avec plus de douceur, plus de lenteur cette fois… Abby l’attira contre elle avec une fièvre qui l’effraya.
Le désir qui montait en elle ne présentait rien de commun avec ce qu’elle avait pu ressentir par le passé. Il lui semblait que quoi qu’il fit, Tanner ne parviendrait jamais à étancher la soif qu’elle avait de lui. Peu lui importait tout ce qui n’était pas lui, pas eux. Il avait touché son âme et désormais elle lui serait à jamais redevable de cette grâce.
— Abby, chuchota Tanner en la repoussant tendrement, vous me rendez fou.
Emue, Abby sourit en découvrant ses yeux consumés d’un éclat aveuglant et torride.
— C’est donc ainsi… que vous concluez vos marchés ?
— Je n’ai, euh… jamais conclu de marché de la sorte… Vous êtes une partenaire très spéciale.
Elle sourit de nouveau. Fasciné, Tanner regarda ses lèvres, pulpeuses et roses. Il était à deux doigts de céder au désir, d’envoyer tout balader, les Confiseries Swanson, le défi lancé par Frank…
Il n’avait jamais laissé les histoires de cœur prendre le pas sur les affaires. Ce soir néanmoins, il se sentait prêt à déroger à cette règle. Une seule idée le hantait : posséder Abby, l’aimer jusqu’à se perdre en elle, jusqu’à se perdre avec elle…
Toutes ces années consacrées exclusivement aux affaires au détriment des émotions finirent pourtant par s’imposer. Il appela à la rescousse la petite flamme de raison qui vacillait au fond de lui puis, inspira une profonde bouffée d’air, recula d’un pas, puis de deux…
— Nous devons nous remettre au travail. Nous ne disposons que de cette nuit et de celle de demain…
Abby opina, manifestement décontenancée — et frustrée.
— J’ai besoin de beurre et d’œufs, dit-elle en fuyant son regard.
Tanner la suivit des yeux comme elle disparaissait dans la réserve, en direction du réfrigérateur. Oui, ils ne disposaient que de deux petites nuits, se répéta-t il en serrant les poings. Pour concevoir un fichu bonbon. Rien d’autre.0