Tandis qu’elle songeait cela, elle se rappela brusquement, avec un sentiment de malaise, l’étrange trouble qui l’avait envahie lorsqu’il l’avait regardée.
Selon toute probabilité, il s’agissait d’un effet pervers de la peur et du choc… Les émotions fortes avaient d’étranges répercussions, parfois. Car, en aucun cas, ce qu’elle avait ressenti ne pouvait se rapporter à cet individu lui-même. Comment cela aurait-il été possible ? Il n’avait rien, vraiment rien de séduisant… Rien qui aurait pu expliquer l’élan de sensualité qui l’avait saisie.
Sans doute avait-elle imaginé tout cela… Se rassurant elle-même, elle conclut que la violence de l’agression était responsable de tout. Elle se glissa sous les draps, résolue à oublier cette journée manquée et à se reposer pour affronter le voyage du lendemain.
Cependant, une heure plus tard, elle était encore en train de s’admonester en silence, se rappelant qu’elle avait toujours été quelqu’un de posé, de raisonnable.
Alors, qu’est-ce qui n’allait pas ? Pourquoi le visage arrogant et méprisant de l’inconnu se présentait-il sans cesse à son esprit, s’interposant entre elle et une bonne nuit de sommeil ? Ce qui aurait dû l’empêcher de dormir, c’était le souvenir de l’agression qu’elle avait subie. Or, étrangement, elle n’aurait même pas pu décrire le jeune voyou. Tandis que les traits de l’autre… de l’Anglais inconnu s’étaient gravés dans sa mémoire, comme si elle l’avait fréquenté durant des années au lieu de l’entrevoir pendant quelques secondes.
Lui, en revanche, n’avait guère dû s’attarder en pensée sur « la femme d’en face », après avoir refermé sa porte…
De l’autre côté du couloir, celui qui occupait ainsi les pensées de Livvy essayait lui aussi de trouver le sommeil. Il s’agita dans son lit, tendu et irrité. S’il effectuait ce voyage en France, c’était pour se détendre un peu et non pour… Pour quoi, au juste ? Se remémorer des événements qu’il préférait oublier ?
Maudite femme. Une provocatrice, une fauteuse de trouble. Cela, il l’avait su dès l’instant où il l’avait vue dans le parking — la délicatesse et la sensualité féminines incarnées. Lorsqu’elle s’était éloignée, tous ses mouvements avaient confirmé cette première impression : elle avait semblé si libre et si vivante, si charnelle, avec ses cheveux lâchés au vent, sa démarche souple et provocante, son teint rayonnant, son corps souple…
Il se retourna dans son lit, lâchant un juron agacé. Mais enfin, que lui arrivait-il ? N’avait-il pas vu par lui-même quel genre de femme elle était ? Si sa bouche pleine exprimait de la vulnérabilité, ce n’était qu’une illusion, il avait pu le constater.
Bon sang, pourquoi n’avaient-ils pas attendu d’être dans leur chambre pour se livrer à ces attouchements intimes, l’individu qu’elle avait dragué dans l’hôtel et elle ? Comment diable cette femme pouvait-elle en venir à se dégrader ainsi ?
Car, à en juger par ce que lui disait son partenaire d’un soir, il n’y avait rien de tendre ou de sentimental dans leur relation… Sans doute n’avaient-ils même pas pris la peine d’échanger leurs noms de baptême !
Mais enfin, pourquoi s’agitait-il ainsi ? Pourquoi ne cessait-il de penser à cette femme à peine entrevue ?
Il connaissait déjà la réponse, bien sûr. Dans le parking, son corps et ses sens avaient parlé, répondant malgré lui à la sensualité exacerbée qu’elle dégageait.
Il y avait plus de dix ans que son mariage avait pris fin. Si l’on pouvait appeler mariage cette tragi-comédie noire et grotesque à la fois. Quel imbécile il avait été ! Car il s’était laissé piéger par le plus vieux tour du monde. Claire lui avait assuré qu’elle avait pris des précautions, mais malgré cela, sans savoir comment, elle s’était retrouvée enceinte de lui. Et il n’avait pas eu d’autre choix que de l’épouser.
Depuis, il avait suffisamment déchanté pour ne pas se laisser aussi aisément troubler par une femme. Surtout une créature comme celle de tout à l’heure.
Comment aurait-elle réagi, si c’était lui qui l’avait abordée ?
Il jura une fois de plus. Mais enfin, qu’allait-il imaginer ? Il ne voulait pas d’elle, voyons. Il ne pouvait tout de même pas éprouver du désir pour une telle femme ! N’est-ce pas ?
2 heures. Livvy soupira en entendant tinter les coups à l’église voisine de l’hôtel. Décidément, elle ne parviendrait pas à s’endormir… Alors, pourquoi s’évertuer à quêter le sommeil ? Pourquoi ne pas songer, plutôt, aux événements qui l’avaient conduite en France ? Tout était survenu si vite qu’elle avait à peine eu le temps de réfléchir…
Ses élèves et ses collègues auraient eu peine à croire qu’elle s’était laissé manœuvrer. Mais la perspective de plusieurs semaines de vacances en Dordogne, dans la ferme de Gail, lui avait semblé si enchanteresse qu’elle n’avait guère songé à résister. Même si les arguments de sa cousine ne l’avaient guère convaincue par ailleurs !
Tout avait commencé trois semaines plus tôt. Gail lui avait téléphoné, annonçant qu’elle venait la voir car elle avait à lui parler de toute urgence. Ce seul fait avait constitué une surprise, car Gail n’avait guère l’habitude de solliciter l’aide ou l’avis des autres.
Les autres membres de la famille se plaignaient souvent de son attitude dictatoriale. Mais Livvy aimait bien sa cousine aînée et en réalité, ses réactions l’amusaient souvent. Contrairement aux autres, elle ne permettait pas à Gail de la régenter, résistant avec calme et sang-froid aux penchants dominateurs de cette dernière.
Quand elle avait choisi l’enseignement, les conseillers d’orientation lui avaient indiqué qu’étant donné sa personnalité plutôt douce, un tel métier risquait de lui paraître éprouvant sur le plan nerveux et affectif. Elle avait répliqué que la douceur n’avait rien à voir avec la faiblesse. Et après avoir obtenu son diplôme, elle avait prouvé à maintes reprises qu’elle savait prendre l’ascendant sur ses élèves lorsque cela était nécessaire.
Contrairement à Gail, elle n’avait jamais resssenti le besoin de démontrer qu’elle avait du caractère. Il lui suffisait de savoir qu’elle était capable de s’imposer en cas de nécessité. Et cela lui donnait une sérénité que ses amis lui enviaient souvent.
Les deux jeunes femmes sirotaient tranquillement une tasse de bon café noir dans le joli salon de Livvy lorsque Gail avait annoncé :
Je suis inquiète au sujet de George.
George ! Qu’est-ce qu’il a ? Il est malade ? Il a des ennuis ?
Non, mais… il a terriblement changé, Livvy. Il ne ressemble plus du tout à l’homme que j’ai épousé. Depuis que son entreprise a été rachetée, l’année dernière, je ne le vois presque plus. Quand il rentre à la maison, il s’enferme dans son bureau en prétextant qu’il a du travail. Et maintenant, pour couronner le tout, il s’est mis en tête de vendre la ferme.
Mais… vous l’avez achetée il y a à peine un an !
Elle se souvenait de la fierté de sa cousine, lors de cette acquisition. Gail s’était même montrée un peu vaniteuse, à dire vrai… Cela entrait dans son caractère : elle attachait beaucoup d’importance aux choses matérielles.
Je sais bien ! Cependant, George soutient que le crédit coûte beaucoup trop cher et qu’avec l’entrée des garçons au collège, il va falloir nous restreindre pour payer leur scolarité. Pourtant, il vient d’avoir une grosse augmentation…
Tu connais George : il a toujours été prudent sur le plan financier. Et puis, tu m’as dit toi-même que la ferme avait besoin d’être rénovée de fond en comble, non ?
Oui, mais George connaît l’importance que j’attache à cette maison. Alors, me menacer de vendre quand il sait que je n’y tiens pas et que je n’ai pas les moyens de m’y opposer… Tu comprends, il a emprunté l’argent à sa compagnie, et pour des raisons administratives, le contrat est à son nom. Je l’ai averti que je ne le laisserais pas faire, Livvy… Ecoute, ce que je voudrais, c’est que tu ailles là-bas pendant quelques semaines, juste pour…
A quoi cela servirait-il ? l’avait coupée Livvy. Je ne peux tout de même pas m’opposer à George s’il est résolu à vendre.
Bien entendu. Cependant, si tu occupes les lieux, ça me donnera le temps de me retourner, de lui faire comprendre qu’il est déraisonnable. Tu sais bien qu’il a toujours eu un faible pour toi. Je lui dirai que tu as besoin d’être un peu au calme à cause du stress de ton travail et…
Ecoute, je suis parfaitement capable de faire face aux difficultés de mon travail, quelles qu’elles soient.
Sentant qu’elle s’aventurait sur un terrain glissant, Gail avait changé de tactique :
Livvy, je t’en prie ! Je ne te demanderais pas ça si ce n’était pas très important pour moi. Tu connais mes sentiments au sujet de la France et je sais que tu les partages. Après tout, c’est une partie de nous-mêmes… de nos racines. Je tiens à transmettre cet héritage à mes fils. Je veux qu’ils passent une partie de leur enfance dans la campagne française, comme nous…
In petto, Livvy avait admiré l’habileté de cet argument. Ses séjours en France comptaient parmi ses meilleurs souvenirs, et Gail le savait…
Et puis, il n’y a pas que des raisons sentimentales, avait ajouté sa cousine. Le français des garçons laisse un peu à désirer et de nos jours, il est très important de posséder une deuxième langue.
En effet, avait concédé Livvy.
Tout ce que je désire, c’est un peu de temps pour amener George à changer d’avis. Si au moins on pouvait avoir un peu d’intimité, tous les deux ! Mais en ce moment, il travaille pratiquement vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Depuis que Robert Forrest a racheté la compagnie…
Robert Forrest ? Avait lancé Livvy avait curiosité.
Tu sais bien, son nouveau patron. L’entrepreneur multimillionnaire. George trouve que c’est quelqu’un d’extraordinaire. Personnellement, je suis certaine que c’est ce type qui est responsable du changement de George. C’est lui qui l’assomme de travail. On voit bien qu’il est célibataire… Enfin, il a été marié, mais sa femme l’a quitté pour quelqu’un d’autre. Pas étonnant… D’après ce que je sais, elle avait obtenu une pension alimentaire mirobolante. Elle est décédée depuis… un accident de voiture avec son nouveau mari, je crois…
Pauvre homme, c’est affreux ce qui lui est arrivé ! Ça a dû le rendre passablement amer.
Robert Forrest ? Ce type est un misogyne, oui ! Un briseur de ménages, avait tempêté Gail. Je serais enchantée de lui dire deux mots sur ce que je pense de lui et de ce qu’il a fait de mon couple, crois-moi… Sans parler des enfants. Evidemment, lui, il n’en a pas, il ne sait pas ce que c’est… Quant à George, il défend son patron contre vents et marée. Il lui est plus attaché qu’un chien à son os !
En la regardant parler avec animation et colère, Livvy avait souri. En dépit de ses façons autoritaires, Livvy avait de l’affection pour elle. Gail l’avait hébergée lorsqu’elle avait débuté dans la carrière de professeur et l’avait soutenue de ses conseils. C’était une chose qu’elle n’oubliait pas.
Par ailleurs, elle aimait beaucoup George et ses deux neveux. Et puis, la perspective d’un séjour en Dordogne était alléchante… Après tout, rien ne la retenait en Angleterre. Oui, elle était tentée d’aller en France ; cependant, quelque chose la retenait.
Ecoute, Gail, avait-elle demandé, tu es bien sûre que tu n’es pas un peu injuste envers George ? Il y a tant de gens qui se retrouvent au chômage, de nos jours…
Comment ça, injuste ? s’était récriée sa cousine. Et lui, il est juste envers sa femme et ses enfants, dans cette affaire ? Je lui ai parlé, Livvy… Je lui ai dit qu’il devrait passer davantage de temps en famille… qu’il finirait par nous perdre, à force de nous négliger. En fait, je lui ai donné un ultimatum…
Gail s’était interrompue, avait longuement hoché la tête d’un air songeur.
C’était la semaine dernière et depuis, rien n’a changé. Rien. Ce matin, il est si j’ai de la parti au travail à 7 heures, et il ne rentrera pas avant minuit chance… Franchement, Livvy, tu trouves toujours que j’exagère ?
Non sans tristesse, Livvy avait hoché la tête à son tour. Et, quelques instants plus tard, une fois Gail repartie chez elle, elle s’était avoué que sa cousine avait des raisons de réagir avec autant de véhémence. Et pourtant… n’aurait-elle pu se montrer plus compréhensive, plus indulgente ? C’était sans doute trop lui demander. De tels sentiments étaient si étrangers au caractère de Gail !
*
* *
Deux mois en Dordogne, et gratis en plus ? Veinarde, va ! avaient soupiré les collègues de Livvy lorsqu’elle leur avait annoncé son départ.
Mmm… tu rencontreras peut-être un prince charmant beau et sexy, avait observé d’une voix taquine Jenny, le professeur de mathématiques.
Livvy avait haussé les épaules.
Je vais dans la France rurale, pas à Paris, lui avait-elle dit. Et tous les Français que je rencontrerai, beaux ou pas, seront sûrement mariés et très attachés à leur femme et à leurs enfants.
Et alors ? Avait rétorqué Jenny, toujours badine. Qui te parle d’une relation permanente ? Qu’y a-t-il de mal à avoir une aventure ?
Ce n’est pas mon genre.
Et si tu ne peux pas t’en empêcher ? Et si tu tombes amoureuse ?
Non, je ne ferais jamais ça. Mon sens de la dignité me l’interdit. Quand j’aimerai un homme, ce sera parce que je l’admirerai sur le plan intellectuel et sentimental, pas parce que je serai troublée par son corps…
Là-dessus, Livvy avait quitté la salle des professeurs tandis que Jenny lui lançait en riant de plus belle :
Fais attention ! Tu pourrais tenter le sort, en tenant des propos pareils !
Pas de danger, avait gaiement rétorqué Livvy.
A vingt-cinq ans, elle se savait trop réfléchie et trop sage pour se lancer dans une aventure sensuelle. De telles liaisons, d’après ce qu’elle avait pu constater, ne conduisaient qu’à la déception et la souffrance. Par tempérament, elle était trop prudente pour courir un tel risque.
En fait, pendant son séjour en France, elle comptait se consacrer à la préparation de la prochaine année scolaire et réfléchir à son avenir. Cela ne laisserait guère de place à la romance, et d’ailleurs, elle ne nourrissait aucune rêverie sentimentale.
Cependant, elle ne songerait pas seulement au travail ! Elle se détendrait, ferait des randonnées, des excursions touristiques. Elle avait même proposé à Gail de prendre contact avec des artisans locaux pour superviser les rénovations les plus urgentes que sa cousine voulait entreprendre dans la ferme.
Tu es bien sûre que tu veux effectuer toutes ces modifications ? lui avait-elle demandé lorsqu’elles avaient discuté de l’adjonction d’un cabinet de toilette et de la réfection de la salle de bains existante. Après tout, si George veut vendre…
Il ne vendra pas. Lorsque je l’aurai tiré des griffes de Robert Forrest, je lui ferai entendre raison ! avait décrété Gail.
Puis elle avait ajouté :
Je ne serais pas étonnée d’apprendre que c’est ce sale type qui l’a persuadé de céder la ferme. Ce serait bien dans son genre !
Livvy l’avait dévisagée d’un air songeur. Elle espérait que Gail saurait convaincre George car, de toute évidence, sa cousine tenait à cette propriété. Elle comprenait d’ailleurs qu’elle veuille offrir à ses enfants les joies qu’elles avaient elles-mêmes connues lorsqu’elles étaient petites filles. Cependant, il lui semblait que ses neveux auraient été tout aussi heureux dans une maison plus modeste, et qui n’aurait pas représenté un tel fardeau financier.
Livvy se demandait aussi si sa cousine avait raison de rendre Robert Forrest responsable du revirement de son mari. Bien entendu, un homme qui avait connu une union malheureuse était susceptible de devenir hostile au mariage et de développer des sentiments misogynes…
La jeune femme remua entre les draps, étouffant un bâillement de lassitude. Plus elle observait les autres, plus elle apprenait à se méfier des relations entre les deux sexes. Et elle se réjouissait de ne pas être du genre à s’enflammer pour un rien et à s’amouracher du premier venu.
D’ailleurs, avec la malchance qui était la sienne, si cela lui arrivait, elle s’éprendrait d’un homme qui n’était pas du tout fait pour elle. D’un homme comme celui qui occupait la chambre d’en face, par exemple…
Allons donc, cette supposition était ridicule ! Comment pouvait-on s’éprendre d’un individu qui, en dépit de sa splendide virilité, n’avait à l’évidence aucun respect pour le sexe dit faible et aucune idée de ce qu’était le caractère féminin ?
Si elle tombait amoureuse un jour, ce serait d’un homme attentionné et compréhensif, intelligent, proche d’elle. D’un homme qui la considérerait comme son égale, et non comme un objet sexuel digne de dégoût et de mépris…
La B.M.W. se trouvait toujours sur le parking lorsque la jeune femme quitta l’hôtel, tôt le lendemain matin. Elle ne lui jeta qu’un coup d’œil distrait, s’installa au volant de sa propre voiture, boucla sa ceinture de sécurité et se mit en route.
Comme elle avait soigneusement étudié le trajet, elle atteignit sans encombre la ville de Beaulieu, cité la plus proche de la ferme de Gail. Elle prit un déjeuner tardif en ville, puis acheta des provisions pour un jour ou deux. Sa grand-mère lui avait appris à préparer et à mitonner de la bonne cuisine à la française, et elle entendait s’adonner à cet agréable passe-temps.
L’après-midi était déjà bien avancé lorsqu’elle se mit en route pour l’ultime étape de son voyage. Elle roula en guettant les panneaux indicateurs pour ne pas manquer l’embranchement qui conduisait à la ferme. Elle fut bientôt récompensée de ses efforts en parvenant dans le petit village tout proche de la ferme de Gail.
Si elle n’avait jamais visité la maison, elle en avait vu des photographies et savait qu’elle était située dans un cadre idyllique. Nichée au cœur d’une campagne verdoyante, elle donnait sur un petit affluent de la Dordogne et était entourée d’un vaste domaine qui assurait une douce intimité à ses possesseurs.
Timidement, George avait fait observer qu’elle était peut-être un peu trop isolée, mais Gail avait rétorqué que cet isolement était l’un de ses charmes.
Pour nous, peut-être, avait dit son mari. Mais pour les enfants…
Ils adoreront cet endroit. Du bon air, une vie voilà exactement ce qu’il leur faut. Cela leur fera le simple et campagnarde plus grand bien, avait décrété Gail.
A présent, Livvy se demandait si George n’avait pas eu raison. Car, pour des enfants, une existence solitaire n’avait guère d’attraits. Bien entendu, il ne serait pas facile de faire admettre cela à sa cousine… La jeune femme se demanda tout à coup si le surcroît de travail qui accablait George était dû aux exigences de son nouveau patron ou si c’était un choix volontaire. Peut-être cherchait-il à échapper à une épouse trop dominatrice ?
Soudain, la forêt dense à travers laquelle elle roulait céda place à une clairière ; Livvy aperçut les champs qui entouraient la ferme, actuellement en friches, mais que Gail comptait donner en fermage à un paysan de la région.
La maison, dont les murs de grès aux tons affadis par les intempéries révélaient l’ancienneté, se dressait au-delà des terres. Bientôt, Livvy pénétra dans la cour pavée et s’y gara. Des mauvaises herbes avaient poussé à l’envi entre les pierres, indiquant que les lieux étaient inoccupés depuis longtemps.
Munie du trousseau de clés que Gail lui avait confié, la jeune femme gagna la porte d’entrée. Bien que ce fût son premier séjour en Dordogne, elle connaissait bien la France rurale et, loin de la rendre nerveuse, le silence qui régnait alentour lui procurait une douce quiétude. Tranquillement, elle déverrouilla l’antique portail, qui grinça sur ses gonds.
Il donnait directement dans la cuisine, grande pièce rectangulaire dotée d’étroites fenêtres où régnait une légère odeur de renfermé. Livvy éclaira le plafonnier, cillant sous la lumière vive et crue.
Il faudra refaire entièrement la cuisine, avait dit Gail. Le fermier auquel nous avons acheté la maison et les meubles y a laissé une armoire magnifique et un buffet régional qui a beaucoup de cachet. Il ne devrait pas être difficile de compléter ça avec de bonnes antiquités…
Livvy ne doutait pas que Gail réaliserait bientôt les transformations rêvées. Mais en attendant… Enfin, les lieux paraîtraient sans doute moins tristes à la lueur du jour, songea-t-elle en considérant le vieil évier de porcelaine et l’antique plan de travail. Dans un angle de la pièce, la présence d’un énorme Frigidaire accolé à un gros appareil de chauffage au gaz semblait incongrue. Tout comme celle du petit fourneau qui les flanquait. Mais celui-ci était le bienvenu, se dit Livvy en s’avançant pour prendre la bouilloire qui était restée posée dessus.
Elle la rinça sous l’eau du robinet, glacée et légèrement roussâtre. C’était un puits qui alimentait la ferme en eau et pour obtenir de l’électricité, il fallait recourir à une chaudière, située dans l’une des dépendances.
Ayant placé la bouilloire sur le feu, la jeune femme décida d’aller chercher ses bagages.
Elle n’avait emporté que peu d’effets personnels ; le coffre de sa voiture était occupé presque en totalité par les draps, les serviettes, les ustensiles de cuisine et autres affaires que Gail avait voulu qu’elle emporte.
Proche de la salle de séjour adjacente dans la cuisine, un vieil escalier de bois menait à l’étage. Livvy en gravit les marches d’un pas alourdi par la lassitude et entreprit de s’installer dotées, selon sa cousine, de la dans l’une des vastes chambres de devant meilleure vue sur la propriété et la nature environnante.
Une demi-heure plus tard, tandis qu’elle achevait de siroter son thé après avoir fait son lit, elle songea qu’elle allait dormir à poings fermés. Elle était si lasse qu’elle effectua machinalement ses préparatifs pour la nuit, avant de se faufiler sous la couette avec un soupir d’aise.
Demain, songea-t-elle, les vacances commenceraient pour de bon. Demain, elle descendrait au village, pour avoir le plaisir de manger de délicieux croissants tout droit sortis du four, accompagnés d’un bon café noir. Mmm…
Ce fut en caressant cette agréable perspective que Livvy sombra dans le sommeil.
Elle entendit un bruit de portière qu’on claque, se redressa mollement et, fronçant les sourcils, consulta sa montre posée sur la table de chevet. Il était un tout petit peu plus de 9 heures. Elle avait dormi beaucoup plus tard que d’habitude !
Alors qu’elle sautait à bas de son lit et enfilait un peignoir, elle se demanda qui pouvait lui rendre visite à cette heure. M. le fermier à qui George et Gail avaient acheté la maison. Dubois, sans doute Ils le lui avaient décrit : cinquante ans bien sonnés, petit et noueux, aimant jouer les imbéciles pour mieux rouler son monde et doté d’un sens aigu des affaires.
Livvy pensa avec amusement à la petite note de contrariété qui s’était glissée dans la voix de sa cousine, à cette dernière remarque ; Gail avait enfin trouvé, semblait-il, quelqu’un d’aussi retors qu’elle…
La jeune femme n’avait pas fini de traverser la cuisine lorsqu’elle entendit un déclic ; une clé était en train de tourner dans la serrure. S’immobilisant sur place, elle fronça les sourcils. Il semblait naturel que le fermier ait une clé, pour surveiller les lieux en l’absence des propriétaires. Mais M. Dubois se serait probablement annoncé en frappant à la porte ; car, bien que la voiture de Livvy, garée sous l’appentis, ne fût pas en vue, il était averti de son arrivée.
Le portail s’ouvrit et Livvy se figea.
« Impossible ! » pensa-t-elle. Et pourtant, elle ne rêvait pas : l’homme qui venait de pénétrer dans la ferme était l’inconnu qu’elle avait vu l’avant-veille à l’auberge ; celui qui s’était montré désagréable sur le parking et qui, plus tard, n’avait pas esquissé le moindre geste pour lui porter secours…
Incapable de proférer une parole, elle contempla l’intrus, scrutant son beau visage glacial et arrogant. A l’arrière-plan de son esprit, elle avait confusément conscience de la curieuse réaction de ses sens dans cette confrontation inattendue : sous son peignoir, les pointes de ses seins s’étaient dressées et une sensation de chaleur intense et perturbante se répandait dans tout son corps.
D’un geste instinctif, elle ramena plus étroitement autour d’elle les pans de son vêtement. Son cœur battait à coups saccadés ; elle se sentait troublée, impuissante, aux prises avec une situation à la fois inquiétante et excitante.
Qu’est-ce que cet homme faisait ici ? Comment l’avait-il retrouvée ? Et pourquoi l’avait-il suivie ? Toutes ces questions se bousculaient dans son esprit, lui donnant le vertige. Elle ne possédait plus son sang-froid habituel et se sentait particulièrement vulnérable. Après tout, elle était seule, et cet homme, si respectable qu’il pût paraître, était susceptible de…
Refusant d’aller au bout de sa pensée, Livvy s’efforça de juguler sa peur. Elle ne devait ni se laisser intimider, ni trahir son angoisse.
Que faites-vous ici ? demanda-t-elle hardiment. Pourquoi m’avez-vous suivie ? Si vous ne partez pas sur-le-champ, j’appelle la police.
Alors comme ça, je vous ai suivie ? s’exclama l’inconnu.
Sa voix brusque et railleuse froissa la jeune femme, dont la tension s’accrut.
Vous ne manquez pas de culot, poursuivit-il. Si quelqu’un doit appeler la police, c’est moi ! Vous n’avez pas le droit de vous introduire dans une propriété privée et de l’occuper indûment.
Indûment ! s’écria Livvy.
Estomaquée, elle poursuivit avec véhémence :
C’est vous qui êtes un intrus, pas moi ! Cette maison appartient à ma cousine Gail et à son mari et c’est elle qui m’a invitée à passer l’été ici, figurez-v…
Vous êtes la cousine de Gail ?
Elle acquiesça d’un signe de tête, puis, non sans méfiance, demanda à son tour :
Vous connaissez Gail et George ?
Certes. Gail vous a invitée ici, dites-vous… Pourtant, George m’avait assuré que la ferme serait inoccupée.
Livvy déglutit avec difficulté.
Tu avertiras George ? avait-elle demandé à sa cousine.
Il saura que tu es chez nous dès que j’aurai la possibilité de lui parler, sois tranquille ! avait assuré Gail.
Là-dessus, elle s’était lancée dans une nouvelle diatribe contre son mari et sa décision de vendre la ferme. Livvy l’avait un peu taquinée, car elle était convaincue que George ne vendrait jamais la propriété à l’insu de sa femme ou contre sa volonté. Or, soudain, elle comprenait qu’elle s’était entièrement trompée sur ce point. Et la présence de l’inconnu ne l’étonnait plus guère.
Il avait tout l’air d’un homme capable de profiter des difficultés d’un couple pour réaliser une bonne affaire immobilière, pensa-t-elle.
Comme vous le voyez, il y a tout de même quelqu’un, lui répondit-elle d’un ton léger. Si vous voulez visiter, libre à vous. Mais bien entendu, j’aimerais que vous partiez le plus vite possible…
Et pourquoi cela ? Nous sommes convenus que je resterai quelque temps, George et moi.
Pour savoir si vous achetez la ferme ? Vous n’allez tout de même pas mettre une éternité à vous décider !
Acheter la ferme ? répéta l’inconnu, apparemment déconcerté.
La jeune femme ne se laissa pas abuser.
Parfaitement. Vous espérez sûrement l’obtenir pour un prix inférieur à sa valeur réelle. Je ne suis pas dupe, vous savez. Et je n’ai que mépris pour les profiteurs de votre espèce. Vous feriez un joli duo avec le patron de George ! Encore un de ces individus qui placent l’argent et le pouvoir au-dessus de tout et se moquent pas mal des conséquences de leur attitude sur l’existence de leurs employés. Oui, vous êtes bien comme Robert Forrest : vous n’avez pas une once de moralité.
Livvy constata avec satisfaction, en achevant sa tirade, qu’elle avait réduit l’inconnu au silence. Son triomphe fut de courte durée, cependant.
C’est vous qui parlez de valeurs morales ? s’exclama-t-il. Ça par exemple, c’est un peu fort !
Qu’insinuez-vous par là ?
A l’instant où elle eut fini de formuler sa question, Livvy sentit qu’elle avait commis une erreur.
Allons, allons, fit-il, passant de l’hostilité au dédain cynique. Comme si je ne vous avais pas vue hier soir ! Dites-moi, vous avez pris la peine de lui demander son nom, avant de vous vautrer avec lui sur ce lit d’hôtel ? Il vous avait tapé dans l’œil, hein, mais il n’était pas assez bien pour que vous l’emmeniez chez vous, j’imagine ! Je parie que vous êtes de la même espèce que votre cousine. Le jour où vous trouverez un malheureux assez stupide pour vous épouser, vous vous assurerez qu’il a un compte en banque bien garni pour vous payer tous vos caprices !
Livvy fut sidérée par ce qu’elle entendait. De quel droit cet homme portait-il contre elle ces accusations ignobles ? Comment osait-il formuler un jugement aussi injuste malgré l’agression flagrante dont elle avait été victime ? Cependant, elle ne s’abaisserait pas à relever ses insultes. En revanche, elle ne laisserait pas passer son commentaire injurieux à propos de sa cousine.
Gail n’a pas épousé George pour son argent, déclara-t-elle d’un ton glacial.
— Vraiment ? Pourtant, à en juger par ce que je sais d’elle, elle s’y entend fort bien pour dépenser l’argent de son mari. Elle n’hésite même pas à exercer un chantage sur lui en se servant de leurs enfants.
Gail veut ce qu’il y a de mieux pour ses fils, comme n’importe quelle mère.
Pour ses fils et pour elle, ça je n’en doute pas. Mais George, dans tout ça, que devient-il ? Elle ne se soucie guère de savoir ce qu’il désire ou ce dont il a besoin. Il n’est pas étonnant…
L’inconnu s’interrompit brusquement. Et, non sans malaise, Livvy se demanda ce qu’il avait failli dire. Il semblait savoir beaucoup de choses sur Gail et George… Il semblait aussi avoir un solide préjugé envers les femmes. A moins que son mépris ne fût réservé à Gail et à elle-même ?
Si c’était le cas… Eh bien, qu’est-ce que cela pouvait faire, après tout ? Elle ne le connaissait pas et, étant donné sa conduite et les propos qu’il venait de tenir, elle se réjouissait de ne pas avoir à faire plus ample connaissance avec lui !
Au fond, ce qu’elle aurait dû éprouver à son égard, c’était de la pitié et non de la colère. De toute évidence, il était très mauvais juge du caractère des gens. En d’autres circonstances, il aurait presque été risible.
Je pense que vous feriez bien de partir, lui dit-elle résolument. George aurait dû consulter Gail avant de vous autoriser à venir inspecter sa propriété. Gail n’a pas…
Gail n’a pas quoi ? Envie qu’il vende ? C’est pour ça qu’elle vous a envoyée ici ? Pour user de vos charmes afin de manipuler les acheteurs potentiels ?
Lorsqu’il avait prononcé le mot « charmes », l’inconnu avait eu une expression si méprisante que Livvy eut envie de le gifler. Elle se domina, cependant ; mais elle tenait à faire une rectification :
Gail ne m’a pas « envoyée » ici. J’y suis venue de mon plein gré, pour passer des vacances paisibles.
Cela ne parut guère impressionner son interlocuteur. Le regard qu’il lui lança la glaça par sa dureté, sa quasi-férocité. Elle voyait qu’il n’appréciait guère son attitude rebelle ; elle avait aussi conscience de son pouvoir viril, opposé à sa propre faiblesse féminine. C’était une sensation inédite pour elle ; elle n’avait jamais eu une perception aussi aiguë de la masculinité. Cela la perturbait d’autant plus que ce sentiment était déplacé, vu les circonstances… Elle se sentait tout à la fois contrariée, irritée, déroutée et inquiète.
L’inconnu reprit la parole d’un ton railleur et méprisant :
Des vacances tranquilles ? Vous ? Comme si je ne vous avais pas vue à l’hôtel !
Vous ne comprenez pas !
Presque aussitôt, cependant, Livvy renonça à en dire davantage. Si pourtant fort cet homme n’avait pas saisi la véritable nature de la scène à laquelle il avait assisté, avait-elle la moindre chance de se parlante ! Faire entendre ? Et puis, elle n’avait pas à se justifier !
En effet, je ne comprends pas, dit-il.
Ensuite, comme si ces mots lui échappaient malgré lui, il lâcha :
Seigneur ! Vous n’avez donc aucune conscience des risques que vous encourez ? A moins que cela ne vous excite encore plus… le danger… l’inconnu…
Trop abasourdi pour se défendre, Livvy le dévisagea d’un air interdit. De façon tout à fait incongrue, elle se demanda ce qu’elle aurait éprouvé dans la situation périlleuse qu’il évoquait, si c’était à lui qu’elle avait eu affaire… Des visions érotiques surgirent dans son esprit, comme malgré elle.
Gail ne peut pas empêcher George de vendre cette maison, vous savez, reprit l’inconnu. Il est plutôt stressé, en ce moment, et…
Evidemment ! coupa la jeune femme. Robert Forrest l’assomme de travail. Gail aimerait s’entretenir avec son mari, mais elle le voit à peine. George est constamment débordé de boulot.
Je n’ai pas l’impression que votre cousine soit encline à la discussion et aux compromis, observa l’homme. Si George l’évite, peut-être a-t-il de bonnes raisons pour cela.
Livvy sentit un regain de tension l’envahir. Quel qu’il fût, cet homme paraissait en savoir long sur la vie de couple de Gail et de George. Il révélait des failles dont elle n’avait, pour sa part, jamais soupçonné l’existence. George et Gail avaient toujours donné l’image d’un couple uni, indestructible. Ils étaient très attachés à leur deux fils…
Gail aime George, affirma-t-elle, sans pouvoir dissimuler entièrement son anxiété et son angoisse.
Vraiment ? Dites plutôt qu’elle aime le style de vie qu’il lui offre.
C’est faux ! Gail avait un travail passionnant et très bien payé, lorsqu’elle a rencontré George. Elle était indépendante. Si elle a renoncé à son métier, c’est pour se consacrer à son mari et à ses enfants.
Alors, pourquoi refuse-t-elle de vendre, si les choses matérielles lui importent peu ?
Ce qu’elle n’accepte peut-être pas, c’est qu’il ait pris cette décision sans lui demander son avis. Il agit dans son dos… lui ment… lui cache qu’il vous a envoyé ici…
Comme elle-même lui a caché qu’elle vous avait invitée, coupa l’inconnu. D’ailleurs, qu’est-ce qui vous permet de penser que je veux acheter cette ferme ? Pourquoi ne serais-je pas venu, tout comme vous, passer quelques jours au calme pour me détendre ?
Non ! s’écria Livvy, incapable de retenir ce cri du cœur.
Cet homme ne pensait pas séjourner ici ! Pas après toutes les insultes qu’il avait proférées à son sujet ! Il cherchait certainement à la tourmenter.
Je ne vous crois pas, déclara-t-elle tout de go.
Ah oui ? fit-il en haussant les épaules. Ma foi, à votre guise. Vous n’êtes pas précisément le genre de compagnie que j’aurais souhaitée, mais contre mauvaise fortune…
Sur ces derniers mots, il se détourna vers la porte. Aussitôt, la jeune femme déclara :
Vous ne pouvez pas rester ici.
Il fit volte-face et l’observa en silence pendant quelques instants, avant de laisser tomber d’une voix doucereuse :
Oh, mais si, je le peux. Après tout, contrairement à vous, j’ai la permission du propriétaire légal. Au demeurant, je me dois de rester pour défendre les intérêts de George, non ? Tout comme vous êtes venue défendre ceux de Gail.
C’est faux… Je suis en vacances.
Ignorant cette affirmation, l’inconnu décocha à Livvy un sourire triomphant et dénué d’aménité.
Bien entendu, nous pouvons aussi envisager votre départ…
C’est hors de question.
Ce n’est pas en restant que vous sauverez le mariage de votre cousine, observa son adversaire. A moins que vous n’ayez un tout autre but… Si vous tenez tant à vous installer ici comme une occupante en titre, c’est peut-être bien pour empêcher George de procéder à la vente.
Livvy ne put réprimer un haut-le-corps scandalisé.
C’est un mensonge ! Je suis en vacances, je vous le répète. Et puis, Gail est incapable d’une telle…
Elle s’interrompit, contrariée par sa propre réaction. Pourquoi se laissait-elle entraîner dans cette discussion ?
Gail désire seulement pouvoir s’expliquer avec George, reprit-elle. Mais depuis que Robert Forrest… Je me demande vraiment quel genre d’homme c’est ! explosa-t-elle soudain, dominée par son émotivité. Si le mariage de ma cousine bat réellement de l’aile, c’est lui le responsable ! Je ne m’étonne plus que sa femme l’ait quitté. Ce qui me surprend, c’est qu’il ait pu trouver quelqu’un d’assez stupide pour l’épouser.
Elle se tut brusquement, en colère contre elle-même. Seigneur, qu’allait-elle donc raconter ? Cela ne lui ressemblait nullement de d’autant qu’elle ne connaissait critiquer quelqu’un sans justification réelle même pas Robert Forrest ! Si elle réagissait ainsi, eh bien c’était la faute de cet intrus arrogant qui se mêlait de son existence et la dévisageait de son regard glacial et menaçant.
Elle souhaitait qu’il s’en aille et la laisse tranquille. Hélas, elle sentait qu’il n’en ferait rien. Et elle ne voulait pas perdre la face. Par fierté féminine, elle se devait de rester.
Quant à lui, en dépit de ses affirmations, il n’était pas venu se reposer, elle en était certaine. Bien entendu, il ne lui révélerait pas le véritable but de sa visite, pour la narguer et la tourmenter. Elle devinait pourtant que son projet initial avait été de jeter un bref coup d’œil sur la propriété, d’y passer un jour ou deux avant de regagner l’Angleterre. A présent, il entendait rester. Mais il voulait être débarrassé d’elle…
Eh bien, elle n’allait certainement pas lui faire le plaisir de déserter les lieux !
Vous ne pouvez pas me forcer à partir et je ne partirai pas, lui déclara-t-elle d’un air farouche.
Pendant un court instant, elle crut qu’elle était allée trop loin. Il aurait aimé la chasser par force, la rudoyer un peu, cela elle le sentait. Néanmoins, il finit par hausser les épaules :
A votre guise, laissa-t-il tomber. Cela dit, je ne crois pas qu’il y ait grand-chose d’intéressant dans la région pour une femme de votre genre.
Livvy se crispa légèrement. Que cherchait-il encore à insinuer ?
Comment ça, « une femme de mon genre » ? demanda-t-elle. Qu’entendez-vous par là ?
La réponse est-elle nécessaire ? J’en doute. Mais puisque vous semblez y tenir…
L’expression des yeux gris de son interlocuteur mua soudain, passant du dédain à l’attention aiguë. Incrédule et choquée, Livvy se retrouva soumise à un examen prolongé, à une « évaluation sexuelle » qui s’affichait clairement pour telle. Aucun homme, jamais, ne l’avait regardée ainsi. Aucun n’avait osé. Et elle n’aurait jamais cru que l’un deux le ferait un jour. Ce qui se passait était si étranger à son expérience qu’elle demeura d’abord paralysée, incapable de réagir.
Mais son corps, lui, parut enregistrer le traitement auquel il était soumis. Une vive sensation de chaleur se répandit en elle, ses muscles se tendirent, ses sens s’embrasèrent, les pointes de ses seins se dressèrent… Confusément, elle s’étonna de ces curieux effets de la colère. Jusque-là, elle avait cru que ce genre de réaction ne pouvait surgir que sous l’effet du trouble sensuel.
Vous n’avez pas le droit, vous ignorez totalement quel genre de femme je suis, dit-elle enfin d’une voix rauque, où se mêlaient la rage impuissante et l’envie de pleurer.
J’en sais autant que n’importe quel mâle qui a connu toutes les étapes et les rites du développement hétérosexuel. Le style bouche en cœur, yeux dilatés, cheveux défaits et négligé au saut du lit exerce un charme pervers sur les gamins inexpérimentés. Mais heureusement, on mûrit et on acquiert plus de discernement à l’âge adulte.
Livvy avait peine à en croire ses oreilles. Cette description d’elle-même lui ressemblait si peu qu’en d’autres circonstances, elle l’aurait trouvée franchement risible. Une provocatrice, elle ? Une sorte de Lolita ? Allons donc !
Prenant une profonde inspiration, elle commença :
Ecoutez, mons…
Mais elle s’interrompit aussitôt, démontée, réalisant soudain qu’elle ne connaissait pas le nom de son interlocuteur.
Celui-ci parut hésiter, puis finit par lâcher, comme à contrecœur :
R… mon nom est Richard Field. Et puisque nous allons partager cette maison, autant que je sache aussi le vôtre. Même si je ne compte pas l’utiliser souvent.
Pendant un bref instant, Livvy fut tentée de lui tourner le dos et de le planter là. Mais l’habitude, l’éducation, l’emportèrent.
Olivia… Olivia Lucy, lui dit-elle avec une brusquerie égale à la sienne.
Elle se garda d’ajouter que personne n’utilisait ce qu’elle déplorait. « prénom, qu’on l’appelait toujours par son diminutif Livvy Lucy » n’avait aucune classe, alors qu’« Olivia Lucy » sonnait si bien ! C’était élégant, sophistiqué…
Olivia…, murmura Richard Field.
Son regard se modifia de façon inattendue, prenant une expression songeuse. La jeune femme retint son souffle, comme pour un enjeu d’importance.
Lorsqu’il finit par détourner le regard, elle s’irrita de sa propre réaction. Pourquoi se serait-elle soumise au jugement de cet homme ? S’il n’avait aucune sympathie pour elle, elle n’en éprouvait pas non plus pour lui. En fait, elle le méprisait.
Brutalement, elle lui tourna le dos et quitta la pièce, résolue à lui signifier qu’une femme « dans son genre » n’avait que dédain pour les types de son genre à lui !
Elle comptait téléphoner à Gail pour savoir de quoi il retournait. Mais d’abord, elle devait faire sa toilette et s’habiller.
Tandis qu’elle achevait de se préparer dans la salle de bains, elle entendit son indésirable compagnon monter à l’étage. D’un mouvement instinctif, elle s’enveloppa étroitement dans sa serviette, fixant la porte close d’un air figé.
Il y avait en Richard Field quelque chose qui donnait à Livvy une conscience aiguë, inhabituelle et dérangeante de sa féminité, de sa propre sexualité, de sa vulnérabilité. Et ce n’était pas uniquement à cause de la façon dont il s’adressait à elle ou la regardait. C’était plus profond que cela. C’était une perception intime de la virilité qu’il dégageait, et qui semblait exacerber leur antagonisme. Jamais, dans son souvenir, elle n’avait réagi à un homme d’une façon aussi épidermique et aussi passionnée.
« Passionnée » ! Quels mots ne lui venaient-ils pas à l’esprit, lorsqu’il était question de lui !
Un moment plus tard, lorsqu’elle redescendit au rez-de-chaussée, sagement coiffée et vêtue, Richard Field n’était plus là.
Elle jeta un coup d’œil au-dehors, par la fenêtre de la cuisine, et constata que la B.M.W. avait également disparu. Avait-il résolu de se comporter en gentleman et de partir ? Sans trop savoir pourquoi, elle en doutait.
Cependant, son absence momentanée lui donnait l’occasion de téléphoner tranquillement à Gail.
Debout face à la fenêtre, Livvy composa le numéro de sa cousine d’un geste résolu. Par chance, celle-ci était chez elle. La jeune femme s’empressa de raconter ce qui se passait et comprit, en percevant le petit cri étouffé de Gail au bout du fil, qu’elle était aussi surprise qu’elle.
Est-ce que George t’avait avertie qu’il envoyait quelqu’un ici pour visiter la ferme ?
Non.
Gail, il faut que tu lui parles.
Si seulement je pouvais, soupira Gail avec amertume. Robert l’a de nouveau expédié je ne sais où, pour le boulot. George a promis de me téléphoner, mais j’attends toujours son coup de fil. Sa secrétaire prétend qu’elle ne sait pas où le joindre.
A son intonation, Livvy comprit que sa cousine était à la fois furieuse et frustrée. Non sans inquiétude, elle se demanda si le projet de vente était à l’origine des problèmes du couple ou s’il était le symptôme révélateur d’un conflit plus grave.
Comme elle connaissait la susceptibilité de sa cousine, elle préféra éviter une question directe. Elle biaisa donc :
Ecoute, la situation est très déplaisante pour moi. Cet homme m’a fait comprendre que ma présence ici est illégale, puisque George l’ignore et qu’il est le propriétaire de la maison.
C’est absurde. La ferme m’appartient autant qu’à mon mari.
Moralement, oui. Mais sur le plan purement légal, technique…
George ne s’opposerait jamais à ce que tu séjournes là-bas, quels que soient nos différ…, commença Gail.
Elle s’interrompit brusquement, puis reprit d’un ton presque suppliant :
Livvy, ne te laisse pas manipuler, surtout. D’après ce que tu me racontes, ce type essaie de te forcer à partir. Il veut sans doute provoquer une vente précipitée, amener George à lui brader la ferme. Mais si j’arrive à parler à mon mari, je saurai lui ouvrir les yeux… Reste, je t’en prie.
Si tu ne peux pas contacter George, souligna Livvy, alors, personne n’y arrivera. Ce type pas plus qu’un autre.
C’est probable… Mais je serais plus tranquille de te savoir sur place.
Ce fut ainsi que se conclut la conversation. Livvy songea, en reposant le récepteur, qu’elle n’avait guère d’alternative ; et pas seulement à cause de Gail… Car en partant à présent, elle aurait l’air de capituler, de prendre la fuite. Comme si elle n’avait pas le cran de tenir tête à son adversaire !
Songeuse, la jeune femme plissa involontairement le front et tressaillit en entendant gronder le moteur d’une voiture.
Avec nervosité, elle jeta un coup d’œil par la fenêtre. Cependant, ce ne fut pas la B.M.W. qui surgit dans la cour, mais une vieille camionnette ; quant à l’homme qui en descendit, ce n’était certes pas Richard Field.
Cette fois, son visiteur était bien Gustave Dubois, le plus proche voisin de Gail : un petit homme trapu, tanné par le soleil, d’environ une cinquantaine d’années. Il décocha un regard admiratif à la jeune femme.
Il venait, dit-il, pour lui présenter ses hommages et lui remettre le petit panier de légumes que son épouse tenait à lui offrir.
L’autre but de sa visite consistait à vérifier la chaudière, qu’il avait alimentée et mise en route la veille en prévision de son arrivée. D’après lui, c’était un appareil très capricieux, qu’il fallait manier avec délicatesse et savoir-faire. En cas de problème, Livvy ne devait surtout pas s’inquiéter : elle n’avait qu’à lui téléphoner, et il accourrait aussitôt à son aide.
M. Dubois présentait la chose comme un acte de pure galanterie de sa part, mais Livvy n’ignorait pas qu’il avait un petit arrangement avec Gail : il veillait à l’entretien de la chaudière, du puits et rendait divers autres services ; en échange, il pouvait cultiver une partie des terres pour son propre compte. La jeune femme le remercia cependant de sa gentillesse et lui demanda de lui expliquer le fonctionnement de l’appareil.
Mais à cet instant, M. Dubois se détourna, surpris et visiblement contrarié de voir survenir une B.M.W. dans la cour.
Tandis que Richard Field descendait de sa voiture et examinait le duo en fronçant les sourcils, Gustave Dubois s’empressa de dire à Livvy :
Ah, je n’avais pas compris ! Mme Gail n’avait pas précisé que vous viendriez avec votre mari…
Ce n’est pas mon mari, souligna Livvy.
Richard Field les rejoignit à cet instant et elle vit qu’il avait entendu sa dénégation. Mais elle ne comprit pas, sur le moment, la signification du sourire qui se peignit sur ses lèvres et la portée de son propre commentaire.
En fait, elle était trop irritée par la réaction de M. Dubois pour capter des informations plus subtiles. En effet, dès qu’il s’était trouvé confronté à Richard Field, le fermier s’était empressé de s’adresser à lui.
La jeune femme eut beau se rappeler qu’ici, à la campagne, les antiques hiérarchies étaient encore en vigueur et que M. Dubois n’avait aucune idée du camouflet involontaire qu’il lui infligeait en accordant la préséance à Richard Field, elle ne put s’empêcher d’être furieuse de se voir traiter comme quantité négligeable parce qu’elle était une femme, tandis que le fermier donnait au nouveau venu des explications fort détaillées sur la chaudière.
Alors que les deux hommes se dirigeaient vers le bâtiment annexe qui abritait l’appareil, Livvy se hâta de leur emboîter le pas. Elle refusait d’accorder à Richard Field l’avantage d’être le seul à connaître le fonctionnement de la chaudière.
C’était compter sans le fermier. S’interrompant à l’instant de pénétrer dans le local, il se tourna vers elle pour lui suggérer de leur servir une tasse de café ou, mieux encore, un verre de vin.
Elle s’empourpra de colère en percevant l’expression de mépris triomphant de Richard Field. Refusant cependant de lui laisser entrevoir sa contrariété, elle se retourna avec dignité et alla prendre le panier de légumes à l’endroit où M. Dubois l’avait laissé. Puis elle l’emporta dans la cuisine.
Se postant ensuite devant l’antique cuisinière, elle l’observa avec perplexité.
Méfie-toi de la cuisinière à charbon, avait souligné Gail. Si le vent souffle dans la mauvaise direction quand on l’allume, elle se met à crachoter et à fumer d’une manière épouvantable.
La jeune femme décida néanmoins de la mettre en route. Cela n’était pas nécessaire, car il y avait un petit fourneau électrique. Mais sans la chaleur d’un foyer, la cuisine semblait privée de vie. Et puis, si elle s’attelait à cette tâche, elle aurait un bon prétexte pour éviter d’apporter une boisson aux deux hommes.
Une demi-heure plus tard, en nage et les mains encharbonnées, elle se redressait avec un sourire de triomphe alors qu’un bon feu flambait dans l’antique appareil.
Elle referma le portillon, et songea qu’après avoir allumé la cuisinière, il fallait encore savoir préparer des mets avec, ce qui n’était pas une mince affaire.
« Heureusement, je n’aurai pas à cuisiner pour quinze », songea Livvy en essuyant le fourneau et en allant se laver les mains. Elle se demanda quand Richard Field se lasserait du petit jeu qu’il jouait avec elle et se déciderait à partir. Vite, elle l’espérait. D’ici là, elle essaierait de supporter sa présence, par solidarité avec Gail.
Comment George en était-il venu à agir avec autant d’inélégance et de dureté ? Cela ne lui ressemblait guère. Livvy, qui avait le cœur tendre, avait de la peine pour sa cousine et ses neveux.
Elle aperçut les deux hommes qui revenaient, de l’autre côté de la cour, et se rembrunit en voyant le fermier donner une petite claque amicale dans le dos de Richard Field avant de remonter dans sa camionnette. De toute évidence, le visiteur avait impressionné M. Dubois et conquis son respect.
Il s’écoula quelques minutes, puis Richard surgit dans la cuisine. Il portait un cageot de provisions. Livvy perçut une bonne odeur de pain frais qui lui mit l’eau à la bouche. Bien qu’il fût près de midi, elle n’avait pas encore pris son petit déjeuner, s’étant *******ée d’avaler une tasse de café instantané pas bien fameux. A présent, elle se remémorait son projet de descendre au village pour y acheter des croissants, anéanti par l’arrivée de Richard Field.
Vous avez allumé la vieille cuisinière, dit ce dernier.
Il fronça les sourcils et s’approcha de l’appareil comme s’il avait peine à croire à cette réalité. La jeune femme éprouva un élan de satisfaction à l’idée d’avoir réussi à le désarçonner un peu. Aux yeux de Richard, les femmes « de son genre » n’avaient sans doute qu’un unique talent… acquis auprès de la ribambelle d’hommes dont elles avaient partagé le lit.
M. Dubois s’excuse de ne pas être revenu jusqu’ici pour vous saluer, reprit-il. A mon avis, il a peur d’encourir la réprobation de sa digne épouse en fréquentant une femme déchue, si libre de mœurs qu’elle n’hésite pas à admettre publiquement qu’elle a un amant.
Livvy le dévisagea sans comprendre.
Que lui avez-vous raconté ? s’écria-t-elle. Quels mensonges ? Il sait que je suis la cousine de Gail, elle l’a averti de ma v…
Je ne lui ai rien dit du tout. C’est vous qui lui avez révélé que je n’étais pas votre mari.
Vous n’êtes pas mon amant non plus. Je…
M. Dubois ne voit pas les choses de cette façon. Pour lui, lorsqu’un homme et une femme s’installent ensemble dans une ferme isolée en pleine campagne, il n’y a pas trente-six explications.
Mais il se fait des idées fausses ! protesta Livvy. Vous auriez dû le détromper…
Oh, j’ai essayé. Il a cru que je mentais pour préserver votre honneur, de toute évidence. On dirait que je ne suis pas le seul à vous voir telle que vous êtes, chérie.
L’ironie insultante de ce dernier mot eut raison de la patience de Livvy. Franchissant les quelques pas qui la séparaient de Richard Field, elle se planta devant lui, dominée par un élan de colère tel qu’elle n’en avait jamais éprouvé de sa vie.
Vous n’avez pas la moindre idée de ce que je suis, s’exclama-t-elle. Et vous ne le saurez jamais. Vous et moi, amants ?
Elle lui décocha un regard qui était un pur concentré de haine et de mépris.
Jamais, au grand jamais, je ne permettrais à un homme tel que vous de me toucher !
Elle frissonna, son corps soulignant malgré elle la passion qu’elle avait mise dans ce rejet, et comprit confusément qu’en réagissant ainsi, elle refusait aussi l’élan sensuel qui l’avait d’abord portée vers Richard Field.
Se détournant alors brusquement, elle voulut s’éloigner ; mais il fut plus preste qu’elle. Vif comme l’éclair, il la happa entre ses bras tandis qu’elle se figeait sur place, paralysée par le choc.
Pressentant un danger, prenant conscience de son extrême vulnérabilité, elle se mit à trembler, tenta de se libérer, comprit que c’était impossible.
Dès le premier instant, elle avait deviné son intention. Pourtant, au moment où il l’embrassa avec fureur, comme pour la punir de l’avoir déchaîné ainsi, elle n’était toujours pas prête à admettre qu’il passerait vraiment à l’acte, dans cette parodie brutale et féroce d’étreinte amoureuse.
Elle voulut se débattre, détourner la tête. Mais, prévenant son geste, il la força à subir son baiser.
Les yeux écarquillés, le corps et les lèvres figés par le choc, elle s’obstinait à le dévisager. Mais il refusa de se laisser dompter et l’expression de son regard viril, où flambait une lueur intense, amena la jeune femme au bord des larmes. Elle ferma les paupières pour se défendre de pleurer.
Aussitôt, elle regretta sa réaction. Les yeux clos, elle avait une conscience plus aiguë du contact du corps de Richard, de sa force, de la tiédeur de ses doigts. Alors qu’il ébauchait une caresse, elle frissonna, et lorsqu’elle identifia la cause de ce frisson, un élan de panique la submergea.
Elle ne pouvait tout de même pas être troublée par cet homme. Si elle tremblait ainsi, cela ne pouvait être que sous l’effet combiné de la colère, du ressentiment et de la peur… Il n’était pas possible que cela fût à cause de la caresse légère des doigts de Richard sur son cou, ou de la façon dont il la tenait à présent enlacée, plaquée contre lui, si proche qu’elle percevait les battements précipités de son cœur, sentait la force du désir de son compagnon… L’élan instinctif et viril qui le poussait à relever le défi qu’elle lui avait lancé.
Délibérément, il prolongeait son baiser et, sous son assaut sensuel, elle se sentait peu à peu mollir, devenir vulnérable. Elle comprit qu’il ne cherchait pas seulement à assouvir sa colère, mais à la troubler aussi… pour pouvoir mieux l’humilier ensuite.
Désespérément, elle tenta de rester insensible. Mais elle cédait peu à peu, perdant sa faculté de penser et de raisonner pour céder à l’élan de désir qui la soulevait. Sa bouche s’entrouvrit, elle laissa échapper un soupir de plaisir, et il profita de son instant de faiblesse pour glisser sa langue entre ses lèvres et se livrer à une caresse de plus en plus troublante et vertigineuse.
Elle voulait lutter, ouvrir les yeux, briser le charme puissant qui la tenait prisonnière. En vain. L’élan voluptueux qui l’avait saisie devenait presque douloureux, et elle devina qu’il sentait sa réaction. Il s’écarta d’elle un instant comme pour s’en assurer, puis émit un soupir étranglé, tout contre sa bouche. Il laissa glisser une main vers ses seins, en effleura une pointe, la caressa doucement.
Elle gémit, rouvrit les yeux et le regarda.
Il s’immobilisa alors, et son expression mua d’un seul coup, redevenant glaciale et dure. Il la relâcha si brusquement qu’elle chancela. Mesurant soudain ce qui venait de lui arriver, elle rougit jusqu’à la racine des cheveux, mortifiée au plus haut point.
L’observant d’un regard aigu et méprisant, il dit alors :
Comme je le disais, je connais les femmes dans votre genre.
Puis, sans lui accorder un regard de plus, il tourna les talons, ouvrit la porte et s’éloigna dans la cour.
Livvy demeura figée sur place. Son corps était raide et glacé, ses muscles douloureux. Mais cela n’était rien en comparaison de l’angoisse qui l’avait saisie, du choc qu’elle subissait, du mépris qu’elle éprouvait pour elle-même.
Que lui était-il donc arrivé, au nom du ciel ? Pourquoi s’était-elle laissé humilier ainsi ? Elle n’avait pourtant rien d’une fille facile, n’était pas du genre à se laisser troubler ou à perdre le contrôle d’elle-même.
Elle se mit à trembler, en proie à de violentes nausées. Honteuse, au bord des larmes, elle monta se réfugier dans sa chambre.
Si elle n’avait pas promis à Gail de rester, elle aurait refait ses valises séance tenante, prête à admettre sa défaite plutôt que de devoir se retrouver face à Richard Field et lire dans son attitude et dans son regard sa jubilation d’avoir triomphé d’elle. Cependant, la situation de sa cousine était grave, beaucoup plus importante que les sentiments qu’elle-même éprouvait en cet instant.
Elle se figea en entendant des pas dans l’escalier, et ne put parvenir à se détendre, même lorsque Richard Field eut dépassé le seuil de la pièce qu’elle occupait pour s’enfermer dans sa propre chambre.
Elle avait beau se dire qu’elle n’était pas la seule à avoir éprouvé de l’émoi, qu’il avait été excité, lui aussi… Cela ne la tranquillisait guère. En fait, cela ne faisait même qu’augmenter son mépris d’elle-même. Car à l’instant où elle avait senti qu’il éprouvait du désir pour elle, elle avait joui de cette sensation d’une façon primitive.
Comme elle ne pouvait quitter les lieux, elle n’avait à présent d’autre solution que d’ignorer Richard Field. De prétendre qu’elle n’était nullement affectée par ce qui s’était produit.
En fait, elle devait se comporter comme la femme qu’il l’accusait d’être. Après tout, mieux valait laisser croire à Richard qu’elle était une dévergondée prête à satisfaire ses besoins sexuels avec le premier homme capable de les susciter et de les assouvir… plutôt que de lui laisser deviner que ce qu’elle avait ressenti entre ses bras était totalement inédit et bouleversant pour elle !
De nouveau, elle se crispa en l’entendant quitter sa chambre pour descendre au rez-de-chaussée, ne se détendant à demi que lorsqu’elle entendit claquer la portière de la B.M.W. et gronder le moteur.
Il partait ? Tant mieux ! Si seulement il pouvait ne jamais revenir !
Livvy arpentait la cuisine avec nervosité. Il y avait près d’une heure que Richard Field était parti. Ou était-il allé ? Et quand reviendrait-il ?
Mé*******e d’elle-même, elle finit par s’immobiliser en se demandant pourquoi elle se souciait de lui… N’aurait-elle pas mieux fait d’ignorer sa présence et de profiter de son temps, comme prévu ?
La jeune femme avait réalimenté l’antique cuisinière, défait ses bagages et rangé ses affaires, exception faite de la nettoyé la cuisine et sa chambre et exploré la maison pièce occupée par Richard Field. Ainsi que Gail l’avait affirmé, la demeure était vaste et en bon état. Mais il y avait beaucoup de travaux d’aménagement à accomplir.
La vieille salle de bains ne suffira jamais à toute la famille, avait-elle expliqué entre autres. J’ai dit à George qu’il nous faudrait au moins deux cabinets de toilette supplémentaires. J’en ai déjà parlé à l’installateur local, un cousin de M. Dubois. Livvy, j’aimerais que tu ailles le voir pour lui rappeler que je tiens à commencer les travaux le plus vite possible. Tu as ici la liste des éléments que j’ai choisis. Lorsque tu passeras la commande, insiste pour qu’il te donne une date de livraison précise…
En femme organisée, Gail avait également fourni à sa cousine quantité de cartes géographiques et lui avait vanté toutes les choses à voir aux alentours : la ville fortifiée de Rocamadour, le gouffre de Padirac et sa rivière souterraine, fort opportunément nommée le Styx… En l’entendant parler, Livvy s’était réjouie d’explorer cette belle région ; elle avait rêvé de jouir enfin du calme et de la solitude, de se « refaire une santé » à la campagne. A présent…
A présent, elle n’était plus qu’une boule de nerfs, songea-t-elle en se mettant en route.
Tout d’abord, elle se rendit à la ferme voisine, pour se présenter à Mme Dubois et la remercier de sa gentillesse. Connaissant les mœurs paysannes, elle savait qu’elle commettrait un impair si elle ne lui réservait pas sa première visite.
Sa halte suivante eut lieu chez l’entrepreneur, le cousin de M. Dubois. Comme elle s’y attendait plus ou moins, il était sorti ; mais son épouse l’accueillit avec chaleur et l’écouta attentivement tandis qu’elle lui expliquait la mission dont elle était chargée.
Ensuite, s’éloignant du village, Livvy gagna la ville la plus proche. Nichée au cœur d’une région très boisée, la jolie cité s’étirait le long d’une rivière. Tandis qu’elle franchissait en voiture le beau pont de pierre qui enjambait les flots, la jeune femme aperçut une demi-douzaine de pêcheurs, postés sur les rives. George était un passionné de pêche et c’était l’une des raisons qui l’avaient convaincu d’acheter la ferme. Hélas, il semblait aujourd’hui que ni lui, ni Gail et les enfants ne passeraient leurs vacances estivales en Dordogne…
Attristée à cette pensée, la jeune femme se gara pour descendre de voiture, tout en éprouvant un regain d’animosité envers Richard Field. S’il était l’ami de George, il aurait dû l’aider à ressouder son ménage, au lieu de tirer parti de la situation pour le pousser à vendre la ferme à son profit !
Mais il était clair qu’il avait piètre opinion des femmes, songea Livvy. Tandis qu’elle se dirigeait vers la place du marché, elle rougit une fois de plus en se remémorant les propos de Richard Field, et la façon dont il avait réagi lorsqu’elle…
Elle se figea et tenta de dominer un frisson d’angoisse. Cependant, s’évertuant à nier ce qu’elle avait éprouvé, elle se persuada qu’elle avait été victime d’une aberration passagère. Tout cela n’était qu’une erreur de ses sens abusés. Et si, à l’instant même, elle avait encore ressenti un émoi étrange en évoquant le baiser que Richard Field lui avait donné, eh bien, cela n’avait pas de signification particulière…
La petite cité était très paisible. La ville semblait assoupie dans la touffeur de l’après-midi, et seul un petit groupe d’hommes était attablé à la terrasse d’un café, de l’autre côté de la place. Attirée par la fraîcheur ombreuse d’une ruelle, la jeune femme s’y engagea et ne tarda pas à s’arrêter face à la devanture d’une petite librairie.
En Angleterre, elle ne s’était guère souciée de la façon dont elle occuperait ses soirées : elle avait sa rentrée à préparer, une provision de cassettes à écouter ; après avoir passé ses journées au grand air, à visiter la région ou à arpenter la campagne, elle éprouverait le besoin de se coucher tôt, avait-elle pensé.
Bien entendu, c’était avant de découvrir qu’elle devrait partager la ferme avec l’insupportable Richard Field. Tant qu’il serait là, elle ne parviendrait pas à se laisser aller, elle le sentait. Il lui fallait quelque chose pour s’occuper, pour se donner contenance vis-à-vis de lui, et surtout pour bien lui montrer qu’elle ne lui accordait pas le moindre intérêt…
Elle entra donc dans la boutique et en ressortit une demi-heure plus tard après une agréable conversation avec la libraire, lestée d’un paquet contenant les deux romans qu’elle avait acquis. Cela la distrairait pendant une soirée ou deux. Au fond, elle n’avait qu’à s’armer de patience. Richard Field n’allait sûrement pas rester très longtemps, n’est-ce pas ?
La jeune femme se remit en route, mais à mesure qu’elle approchait de sa destination, elle se surprit à ralentir insensiblement. Elle se demanda ce qui lui arrivait. Elle n’avait tout de même pas peur de Richard Field ?
Analysant ses sentiments, elle s’avisa que le jugement qu’il avait porté sur elle l’avait affectée, si erroné fût-il. A moins que ce ne fût l’étrange et violente réaction sensuelle qu’elle avait eue qui lui donnait cette déplaisante sensation de vulnérabilité ? Mal à l’aise à cette pensée, la jeune femme s’engagea dans la cour de la ferme. Elle constata avec soulagement que la B.M.W. n’était pas là.
Garant sa propre voiture à l’abri de l’un des vastes hangars, elle rassembla ses achats et se dirigea vers la maison. Au passage, elle aperçut avec surprise un petit chat famélique qui attendait devant la porte d’un air d’espoir. Machinalement, elle se baissa pour le caresser et il lui répondit par un ronronnement.
Il avait le poil brillant, mais il était très maigre et ses yeux dorés se fixèrent d’un air implorant sur la jeune femme, tandis qu’elle sortait son trousseau de clés pour ouvrir. L’animal venait probablement d’une ferme voisine, songea-t-elle alors qu’elle pénétrait dans la maison et qu’il la suivait à l’intérieur. Elle lui trouvait plutôt l’allure d’un chat vivant en liberté et se nourrissant surtout du produit de sa chasse ; cependant, il semblait avoir tous les instincts d’un chat domestique, car il ne paraissait pas le moins du monde effarouché. Déjà, il se dirigeait vers la cuisinière pour profiter de la chaleur qu’elle dégageait.
La jeune femme n’eut pas le cœur de le renvoyer et, attendrie malgré elle, elle se surprit à lui verser un peu de lait dans une écuelle puis à passer en revue ses provisions, *******e d’y trouver une boîte de sardines à lui donner.
Une heure plus tard, attablée pour savourer l’omelette qu’elle s’était confectionnée en l’accompagnant d’un bon verre de vin local, elle songea que s’il n’y avait pas eu Richard Field, son séjour aurait été proche de la perfection.
La cuisine était tiède et le chat ronronnait en sommeillant devant le feu, non loin d’elle ; dans la pénombre du crépuscule, l’atmosphère à la fois familière et excitante des lieux évoquait pour Livvy la Normandie de son enfance. Elle en venait à prendre conscience de sa profonde nostalgie des plaisirs simples.
Oui, tout cela lui manquait. Et si elle acceptait le poste de directrice-adjointe, elle aurait encore moins de loisirs qu’aujourd’hui. Elle s’était engagée dans la carrière d’enseignante parce qu’elle aimait ce métier, et le dilemme dans lequel elle se trouvait maintenant plongée la déprimait. Comme tout un chacun, elle tenait à progresser dans sa carrière, bien sûr. Mais elle était avant tout une pédagogue, pas une administratrice.
Elle songea à Gail et se demanda si cette dernière avait réussi à entrer en contact avec son mari. Envisageant de lui téléphoner, elle se leva pour débarrasser la table. En emportant son assiette et ses couverts vers l’évier, elle repensa à Richard Field, s’étonnant qu’il ne fût pas encore rentré.
A cette idée, elle ne put réprimer un mouvement d’agacement. Pourquoi diable se préoccupait-elle de ses faits et gestes ? Probablement parce qu’elle n’avait pas surmonté son ressentiment à son égard, se dit-elle en faisant la vaisselle.
Quelques instants plus tard, elle composa le numéro de sa cousine et attendit, fronçant les sourcils à mesure que les sonneries s’égrenaient. Elle finit par se rendre à l’évidence : Gail n’était pas chez elle.
Ayant raccroché, Livvy sortit de son sac la liste de tâches que sa cousine lui avait confiée et s’attabla pour en prendre connaissance. Tandis qu’elle lisait, le chat bondit sur la table en miaulant plaintivement et elle le caressa. L’animal lui répondit par un ronronnement appuyé, puis se pelotonna sans façons sur ses genoux.
Oh, non, pas ça, dit en riant Livvy. Je vais monter me doucher et me coucher tôt. Je crains de devoir te mettre dehors, tu sais…
Le chat ronronna encore plus fort. La jeune femme pensa qu’il ne tarderait pourtant pas à retourner chez ses maîtres, quand elle l’aurait libéré. Il lui manquerait. Sa présence avait quelque chose de réconfortant… Elle se leva, tenant l’animal dans ses bras, et s’avança vers le seuil de la cuisine pour sortir dans la cour. Le bruit d’une voiture, et la lueur de ses phares, la figèrent sur place.
Richard Field était de retour.
Tenant toujours le chat dans ses bras, elle attendit qu’il fît son apparition dans la cuisine. Pendant un instant, il parut presque choqué de la voir. Puis il demanda avec colère :
Personne ne vous a jamais dit qu’il était dangereux de laisser sa porte ouverte ? N’importe qui aurait pu entrer.
Il ajouta d’une voix insinuante, empreinte de cynisme :
Mais vous attendiez peut-être quelqu’un ? Les femmes comme vous ne peuvent pas se passer de coucheries, j’imagine. Encore un amant de passage, comme celui de l’hôtel ?
Machinalement, les bras de Livvy se crispèrent autour de l’animal qu’elle tenait contre elle. Ignorant son léger miaulement de protestation, elle redressa le menton avec fierté. L’insulte de Richard Field l’avait profondément affectée, mais elle refusait de le laisser paraître.
Elle refusait même de dénier ses accusations injurieuses. Elle n’avait rien à lui prouver, après tout ! Cependant, elle fut tentée de rétorquer qu’elle était loin d’avoir souhaité ou provoqué les avances de son agresseur de l’hôtel, et que ce n’était certes pas grâce à lui qu’elle avait échappé à une tentative de viol.
De nouveau, le chat miaula et se débattit entre ses bras. Aussitôt, l’attention de Richard se porta sur lui et il demanda en fronçant les sourcils :
D’où sort cet animal ?
Je l’ai trouvé dehors en arrivant, si vous voulez le savoir. Bien que ce ne soient pas vos affaires, répondit-elle d’un ton rogue.
Il lui décocha un regard furieux et méprisant à la fois et elle eut la nette impression qu’il souhaitait qu’elle le provoque et le défie.
Vous rendez-vous compte qu’il est probablement plein de puces ?
Livvy ne répondit pas. Pour qui la prenait-il ? Pour une idiote qui allait aussitôt relâcher le chat d’un air horrifié ? Ignorant son adversaire, elle s’avança vers le seuil. A l’instant où elle parvenait près de la porte, Richard lui lança sans aménité :
Où allez-vous ?
Cette fois, elle fit volte-face, le toisant sans chercher à dissimuler sa colère.
Je libère le chat avant d’aller me coucher, figurez-vous. Et d’ailleurs, mêlez-vous de ce qui vous regarde !
Vous vous couchez ? Déjà ? Ne me dites pas que vous êtes du genre à vous installer au lit pour lire un bon livre, je ne vous croirais pas.
Et si je vous dis que c’est pour ne pas avoir à passer une minute de plus en votre détestable compagnie, cela vous paraîtra plus vraisemblable ? répliqua-t-elle.
Elle ouvrit le battant, mit le chat dehors et se redressa, inspirant profondément pour recouvrer son calme. L’espace d’un instant, elle eut la tentation de partir séance tenante. Mais elle avait promis à Gail de rester. Et puis, pourquoi se serait-elle laissé intimider et manipuler par cet individu ? Car il cherchait à la manœuvrer, elle le voyait bien. Sans doute croyait-il la victoire à sa portée.
Prenant une profonde inspiration, elle pivota sur elle-même et rentra dans la cuisine.
En passant devant Richard Field, elle s’aperçut qu’il examinait la liste qu’elle avait laissée sur la table. Relevant la tête, il lui décocha un regard cynique et glacial.
Gail fuit la compagnie de son mari, mais elle ne répugne pas à dépenser son argent, à ce que je constate. Voilà bien les femmes.
Mais voyons, c’est George qui…, commença Livvy.
Elle s’interrompit, agacée par sa réaction irréfléchie. Elle n’avait pas à discuter du mariage de Gail avec Richard Field !
Gail a établi ces plans l’an dernier avec l’accord de George, se *******a-t-elle de souligner.
Alors que son mari s’était déjà surendetté pour acheter cette propriété. Je comprends que le malheureux s’en aille cher…
A son tour, Richard se tut brusquement, tandis que Livvy l’observait en silence. Oubliant son ressentiment, elle se demanda comment il pouvait si bien connaître les problèmes financiers de George. Ce dernier n’était pas du genre à se confier facilement. De plus, Richard Field était le type d’individu dont il n’aurait jamais fait son ami. George était placide, accommodant, tout dévoué à sa famille ; Richard méprisait les femmes et n’avait rien de doux ou de bienveillant, tout au contraire. En fait, ils avaient des personnalités diamétralement opposées.
Une autre différence les séparait aussi, que Livvy aurait bien voulu pouvoir oublier… Gail aimait George, indubitablement ; mais elle n’aurait jamais pu prétendre que son mari avait du sex-appeal. George ne possédait pas une once de l’intense sensualité virile qui caractérisait Richard.
Votre cousine a-t-elle pensé une seule seconde à la surcharge financière que l’achat de cette propriété représentait pour George ? demanda brusquement Richard Field.
Gail désirait qu’ils aient une vraie maison de vacances, répondit Livvy, sur la défensive.
Elle se rappela alors les incessantes critiques des autres membres de la famille, qui reprochaient à Gail sa conduite dominatrice. Gail n’aurait jamais délibérément cherché à faire du mal à George, cela, Livvy en était sûre. Cependant, inconsciemment, il n’était pas impossible…
A ce stade de ses pensées, la jeune femme se reprit. Voyons, que lui arrivait-il ? Pourquoi se laissait-elle influencer ?
Une maison pour se pavaner auprès de ses amies, oui, ironisa Richard Field.
Elle voulait que George puisse vraiment se reposer ! Elle voulait l’éloigner de son tyran de patron qui le traite en esclave ! S’il y a des tiraillements dans leur couple, eh bien, c’est lui qui en est la cause. Pas Gail. Ils étaient parfaitement heureux ensemble avant qu’il ne rachète la compagnie.
Livvy s’interrompit. Elle avait le souffle court, le visage empourpré, les nerfs à vif. Elle décocha un regard à son adversaire ; il demeurait figé, l’air impénétrable.
Pas étonnant que ce sale type ait divorcé, reprit-elle. Je ne serais pas surprise qu’il cherche délibérément à briser leur mariage…
Vous ne savez même pas de quoi vous parlez.
La jeune femme se tendit. Quelque chose, dans ses propos, semblait avoir blessé à vif son interlocuteur. Il avait l’air réellement furieux… Elle frissonna, eut un mouvement de recul instinctif.
Votre cousine devrait d’abord examiner son propre comportement, au lieu de rejeter les responsabilités sur quelqu’un d’autre.
Richard Field s’était exprimé d’une voix atone qui amena Livvy à l’examiner avec attention. Sa réaction était si opposée à celles qu’il avait eues jusque-là…
Je refuse de discuter du mariage de ma cousine avec vous, lui dit-elle. Vos critiques envers Gail sont injustes et…
Une nouvelle fois, elle n’acheva pas sa phrase. Il était vain de lui expliquer qu’il méjugeait Gail tout comme il l’avait méjugée elle-même. De toute évidence, il avait un préjugé envers les femmes, en dépit de la sensualité vibrante qu’il dégageait et qui devait les fasciner toutes…
Et… ? dit-il, quêtant la suite.
Il l’observait avec une intensité perturbante, et elle sentit qu’elle avait raison de ne plus vouloir raisonner avec lui. A quoi bon rouvrir sans cesse les hostilités ? Elle prit le paquet de livres qu’elle avait déposé sur la table et quitta la pièce. Quelques instants plus tard, elle était sous la douche.
Bien qu’il fût à peine 21 heures, elle se sentait recrue de fatigue. Sa tension était due sans aucun doute au stress provoqué par Richard Field, songea-t-elle, regrettant déjà la promesse faite à Gail. Cependant, une petite voix obstinée lui soufflait de ne pas s’en aller, de refuser ce triomphe à son adversaire.
Les accusations qu’il portait contre sa cousine étaient injustes. D’ailleurs, que savait-il vraiment d’elle, puisque Gail ignorait qui il était ? En réalité, son opinion ne pouvait être fondée que sur les propos de George…
Cette déduction perturba la jeune femme. Sortant de la douche, oubliant qu’elle était nue et mouillée, elle s’immobilisa au beau milieu de la pièce tandis qu’elle tournait et retournait cette idée dans sa tête. Habituée à aller et venir chez elle comme bon lui semblait, elle n’avait pas pensé à verrouiller la porte de la salle de bains.
En fait, elle était si préoccupée par la « découverte » qu’elle venait de faire que, lorsque le battant s’ouvrit pour livrer passage à Richard Field, elle dévisagea ce dernier un instant sans mot dire, l’air ailleurs. Jusqu’au moment où il laissa tomber d’une voix peu amène :
Si c’est une invite, la réponse est non…
S’empourprant alors jusqu’à la racine des cheveux, Livvy se hâta de saisir une serviette et de s’en envelopper.
Vous n’avez pas le droit d’entrer sans frapper, protesta-t-elle d’une voix rauque.
Vous auriez dû fermer la porte.
Si j’avais su que vous viendriez rôder ici comme un… un voyeur, c’est ce que j’aurais fait.
Elle était à la fois gênée et en colère ; démontée aussi, placée sur la défensive malgré elle. Enfin, il s’était forcément aperçu, en ouvrant la porte, qu’elle était là ! Alors, pourquoi ne s’était-il pas *******é de se retirer discrètement ?
Parce que cela n’était pas dans son tempérament, conclut-elle avec amertume. Parce qu’il prenait plaisir à l’humilier. Car, dans la situation inverse, jamais elle ne serait restée plantée à le regarder comme il le faisait…
« Vous n’avez jamais vu une femme nue ? » faillit-elle demander. Elle sentit pourtant que ce serait une provocation dangereuse. Déjà, sa première repartie l’avait exaspéré, elle le sentait. En effet, il s’inclina vers elle, demandant d’une voix insinuante :
Que cherchez-vous, exactement ? Je vous ai déjà dit que vous ne m’intéressiez pas, mais vous ne renoncez pas, on dirait. Pourquoi ? L’idée de faire l’amour avec un homme qui vous méprise vous excite tant que ça ? Ou alors, vous avez tellement envie de coucher que peu importe avec qui ?
Livvy laissa échapper un petit hoquet étranglé. La fureur lui nouait la gorge. Elle avait des tas de choses à dire, de protestations à émettre, de sentiments à livrer ; mais par-dessus tout, elle voulait échapper à Richard Field et à l’humiliation qu’elle ressentait.
Avant de le rencontrer, elle aurait ri d’incrédulité à l’idée qu’un homme aurait pu lui tenir de tels propos. Elle était si éloignée du type de femme qu’il décrivait ! En fait, elle était plutôt réservée et même distante avec les hommes. Et jamais, au grand jamais, elle n’avait éprouvé les besoins lancinants et maladifs auxquels il faisait allusion !
Elle sentit qu’elle chancelait et eut peur de s’évanouir ou de fondre en larmes devant son agresseur. Son cœur battait à se rompre, elle avait des nausées. Surtout, elle se sentait infiniment vulnérable.
Il s’écarta à demi de la porte et elle saisit l’occasion, se ruant presque hors de la pièce tandis qu’elle lui lançait d’une voix dure :
C’est vous qui êtes entré ici, je ne vous ai pas invité. Si l’un de nous deux cherche à coucher, ce n’est sûrement pas moi.
Elle s’élança dans sa chambre sans même lui laisser le temps de répliquer puis demeura un long moment figée, adossée à la porte, tremblante sous l’effet du choc.
Sous la serviette qui l’enveloppait, elle pouvait sentir les battements précipités de son cœur… et le frottement du tissu contre les pointes de ses seins, durcies et dressées, étrangement hypersensibles.