chapitre 2
Montrer aux meurtriers de Jim l’étendue de sa peur était un cadeau que Jayne ne voulait pas leur faire. Mais elle avait beau tenter d’arrêter ses dents de claquer et ses jam-bes de trembler, son corps ne lui obéissait pas.
Le regard fixé sur la route devant eux, ses deux gardes du corps semblaient avoir totalement oublié sa présence, même s’ils étaient serrés les uns contre les autres sur la banquette arrière dans l’obscurité du véhicule. De toute évidence, ils craignaient le dénommé Tex. Celui-ci lançait de temps à autre un sombre regard d’avertissement aux deux voyous par-dessus son épaule.
Malgré l’angoisse qui la rongeait, Jayne ne perdait rien de ce qui se passait. Jim et elle avaient fait irruption au beau milieu d’une transaction de trafiquants de drogue. C’était bien leur chance ! De toutes les routes menant nulle part, il avait justement choisi celle-là. Elle renifla et porta la main à son collier de perles. Jim était mort, et le même sort l’attendait. Sauf si elle trouvait le moyen de s’échapper.
Tex jeta un nouveau coup d’œil derrière lui. Son regard s’arrêta brièvement sur elle tandis qu’ils passaient sous la lumière d’un lampadaire. Son cœur bondit dans sa poitrine, et ses lèvres devinrent toutes sèches. Nul besoin d’être sorcier pour deviner quelles étaient ses intentions à son égard. Il s’était montré suffisamment explicite. A cette simple pensée, ses tremblements s’accentuèrent.
L’espace d’une fraction de seconde, elle vit le regard froid s’adoucir, juste avant qu’ils ne quittent la zone de lumière et que le visage de l’homme ne se fonde de nou-veau dans l’obscurité. Elle secoua la tête. Elle avait dû rêver…
La voiture s’arrêta enfin devant un bungalow isolé et dé-labré. Une ampoule nue de faible intensité brillait près de la porte d’entrée, projetant une lumière glauque sur le reste de la construction. La peinture grise des murs s’écaillait, et les rideaux qui obturaient les fenêtres étaient constitués de vieux draps jaunis. Aucune habitation n’était visible dans le voisinage, exception faite d’une bâtisse d’aspect similaire, apparemment déserte, devant laquelle ils étaient passés quelques minutes plus tôt.
Oui, elle se trouvait loin, très loin de l’extravagante rési-dence de Corbin Marsh, du champagne et des petits-fours…
Au moment où le petit chauve sortait de la voiture, Tex l’attendait déjà près de la portière. Le visage dépourvu d’aménité, il lui offrit sa main. Jayne l’ignora et descendit du véhicule, pour constater qu’il n’existait aucun endroit où fuir. De toute manière, jamais elle ne courrait assez vite. Elle scruta néanmoins la route, les sourcils froncés.
— N’y songe même pas, susurra Tex en lui saisissant le bras. Tu n’irais pas loin.
Parce qu’il la tuerait ? Parce que l’un des autres malfrats le ferait ?
Rassemblant ce qui lui restait de courage, elle riva son regard dans le sien.
— Butor ! proféra-t-elle d’une voix dure.
Les trois autres s’esclaffèrent, mais pas Tex. Le géant qui avait tiré sur son cavalier d’un soir asséna une grande claque dans le dos du blouson de cuir.
— Je descends son petit ami, ricana-t-il. Toi, tu la ramè-nes ici pour te payer un peu de bon temps, et voilà t’y pas que la demoiselle te traite de « butor » !
Jayne fut tentée de regarder le gros homme dans les yeux et de lui exprimer sa façon de penser… Mais elle se retint. Tex l’effrayait, mais celui qui avait tué Jim, et menacé d’en faire autant avec elle, la terrorisait au-delà de toute raison. Son instinct lui dit que si elle gardait son attention et son regard fixés sur Tex, il lui restait une toute petite chance de s’en sortir.
Tous n’étaient que des gangsters, mais celui qui avait décidé qu’elle lui appartenait semblait être le plus intelli-gent des quatre. Peut-être, lorsqu’ils seraient seuls, par-viendrait-elle à le raisonner. Lui proposer de l’argent pour qu’il la laisse partir saine et sauve. Son père accepterait de payer pour la libérer, quel qu’en fût le montant. Tex se laisserait-il acheter ? Et si oui, combien demanderait-il ?
Elle fut conduite vers une entrée latérale qu’aucune lampe n’éclairait. Le morveux au crâne rasé ouvrit la porte, Tex la fit entrer et la guida jusqu’à la cuisine. Elle se rendit compte que l’intérieur du bungalow était pire que l’extérieur. Le plancher était jonché d’emballages de bar-quettes en aluminium, restes de plats tout prêts et de canet-tes de bière vides, tandis qu’une accumulation de vaisselle sale encombrait l’évier. Il lui fallut enjamber une large boîte de pizza maculée de taches d’huile lorsque Tex la poussa devant lui.
— Hé, Tex ! lança derrière eux le voyou aux cheveux gras, le visage hilare. Je ne voudrais pas marcher sur tes plates-bandes, mais quand tu en auras fini avec cette pute, peut-être pourrais-tu nous la prêter pour qu’elle nous fasse un peu de ménage.
Jayne darda sur lui un regard incendiaire.
— Fais-le toi-même, Doug, dit Tex sans se retourner.
Le sourire du gamin disparut, aussitôt remplacé par un rictus haineux.
La pièce faisant office de séjour ne valait guère mieux que la cuisine. Au milieu d’autres emballages vides, de canettes et de vieux journaux, émergeaient un canapé dé-foncé et une paire de chaises qui semblaient provenir d’une décharge. Un petit poste de télévision trônait sur une table basse du même style, adossée à l’un des murs relié à une antenne d’intérieur rudimentaire.
Une nouvelle onde de panique l’envahit. S’ils décou-vraient qui était son père, décideraient-ils de la séquestrer pour obtenir une rançon ? Ou bien pris de panique, cherche-raient-ils à s’en débarrasser au plus vite ?
Tex lui fit emprunter un étroit couloir moquetté de gris vert taché et décoloré. Elle tenta de rassembler ses forces pour se calmer, mais rien n’y fit : les violents battements de son cœur lui donnaient l’impression d’étouffer, et ses ge-noux tremblaient à chaque pas. Elle tenta une ultime et vaine rebuffade lorsque, la tenant par le poignet, Tex ouvrit une porte et la força à pénétrer dans une chambre. Derrière elle, les deux jeunes dealers se remirent à rire.
Imperturbable, Tex la poussa sans ménagement dans la pièce avant de claquer la porte derrière eux d’un geste sec. La première pensée de Jayne fut qu’au moins la chambre était plus propre que le reste de la maison. Le lit double avait été fait à la hâte, aucun détritus ne souillait le plan-cher, et l’étroite fenêtre était pourvue de vrais rideaux.
— Assieds-toi, ordonna-t-il d’une voix calme.
Le seul endroit où s’asseoir était le lit. Jayne secoua la tête en un refus silencieux.
Tex se pencha vers elle. Juste un peu. Les détails de son visage, jusque-là noyés dans l’obscurité de la nuit, se révé-laient maintenant avec précision sous la lumière crue de l’ampoule du plafond. Des yeux marron qui ne souriaient pas. Une mâchoire agressive qu’assombrissait une barbe d’au moins trois jours, mais dont la dureté était adoucie par une longue chevelure brune qui lui retombait sur les épau-les. Le nez était droit et régulier, la ligne de la bouche par-faite.
— Assieds-toi, répéta-t-il à mi-voix.
Une arme de gros calibre était glissée dans la ceinture de son jean.
Jayne obéit. Elle se percha sur l’extrême bord du lit, les mains sur les cuisses, le dos droit et les genoux réunis.
— Mon père paiera une forte somme pour me récupérer en bonne santé, et, euh…
Elle déglutit avec difficulté.
Intacte. Elle ne parvint pas à prononcer le mot, mais il devinait certainement le fond de sa pensée.
Tex se mit à marcher de long en large dans l’espace qui séparait le lit de la porte. Ecartant de temps à autre ses longs cheveux de son visage, il ne quitta le plancher des yeux que pour jeter occasionnellement un regard vers la porte. Une fois, seulement, son attention se porta sur elle. Il secoua alors la tête en grognant des mots indistincts, puis se replongea dans la contemplation du sol.
Cessant enfin ses allées et venues, il se tint debout de-vant elle. Près. Trop près. Et toute fuite était impossible.
Boone observait la fille sur le lit. Bon sang. Qu’allait-il en faire ?
— Comment t’appelles-tu ?
Un frisson la traversa.
— Je ne vous dirai rien, répliqua-t-elle d’un ton glacial.
Il esquissa un sourire. Elle aurait dû crier, se montrer hystérique, terrorisée, mais au lieu de cela, elle avait le cran de soutenir froidement son regard. Sans toutefois être en mesure de cacher les tremblements de ses mains et de ses genoux.
— Très bien. Je continuerai donc de t’appeler chérie.
— Jayne, dit-elle, les lèvres pincées.
— Et ton nom de famille ?
— En quoi cela vous concerne-t-il ?
Il se pencha presque à la toucher.
— N’essaie pas de jouer les dures avec moi, petite. Je suis ta seule chance de sortir d’ici vivante.
La fille déglutit, imprimant à sa gorge tendre et pâle un mouvement des plus attrayants.
Une sorte de hennissement se fit entendre depuis le cou-loir. Doug ou Marty… Probablement les deux. Boone laissa échapper un soupir.
— Donne-moi ta veste, commanda-t-il.
— Non.
Il ôta alors son blouson et le déposa sur le montant du lit. Se débarrassant ensuite de son T-shirt, il l’envoya rejoindre le blouson avant d’empoigner le revolver glissé dans sa ceinture. Il le soupesa un instant, leva les yeux vers la fille, puis s’avança rapidement vers le placard où il rangea l’arme sur l’étagère la plus haute.
Ce détail réglé, il désigna du doigt la veste de son élé-gant tailleur. Elle leva le menton d’un air têtu et fit non de la tête.
— Je ne te toucherai pas, déclara-t-il, la mâchoire cris-pée. Mais j’ai besoin de cette putain de veste.
Elle renifla, puis croisa les bras sur sa poitrine.
— D’accord, soupira-t-il. J’emploierai donc la manière forte.
S’asseyant à côté d’elle, il l’agrippa par le poignet. Elle se débattit.
— Ne me touchez pas ! s’écria-t-elle d’une voix aiguë, tout en lui frappant le bras de sa main libre.
Un nouveau gloussement dans le couloir.
Après une lutte brève et inégale, la veste se retrouva en-fin entre ses mains. Il pointa vers la fille un index autori-taire.
— Maintenant allonge-toi et tiens-toi tranquille.
— N’y comptez pas.
Boone ferma les yeux et secoua la tête.
— Nous n’y arriverons pas de cette manière, soupira-t-il.
Quittant soudain le lit, il se dirigea vers la porte, qu’il ouvrit sur deux faces ricanantes.
— Qu’est-ce que vous faites là, nom de Dieu ? gronda-t-il, tout en agitant d’un geste délibéré la veste sous leur nez.
Les deux garçons observaient la scène derrière lui : une Jayne rougissante, assise sur le bord du lit, les cheveux en broussaille et le chemisier à moitié sorti de la jupe.
— Cette maison manque de distractions, répondit Doug. T’as déjà terminé ?
— Certains d’entre nous aiment prendre plus de trois minutes avec une femme, petit. Dégagez, à présent. Si ja-mais je surprends l’un de vous deux à proximité de cette porte ou de cette fenêtre — il indiqua du pouce l’intérieur de la chambre — je le descends.
— C’est à elle que tu devrais t’adresser, répliqua Marty en pointant le menton.
Boone se retourna aussitôt : debout devant la fenêtre à guillotine, Jayne luttait de toutes ses forces pour en soule-ver le panneau inférieur. Il referma la porte, s’y adossa, puis observa sa prisonnière avec un hochement de tête.
— Elle est scellée par la peinture, expliqua-t-il.
Après une dernière tentative, Jayne pivota pour lui faire face, les yeux rougis par l’effort et les joues enflammées.
Pour la première fois, il fut frappé par sa petite taille. Elle n’était pas maigre. Juste menue — guère plus d’1,60 m — et de formes délicates. Sous l’ourlet de sa jupe droite apparaissaient deux jambes fines et galbées, tandis que les courbes cachées du reste du corps suggéraient une féminité tout à fait affirmée.
— Il faut que nous parlions, dit-il d’une voix douce. As-sieds-toi.
Elle secoua la tête.
— Allons, insista-t-il, s’efforçant de maîtriser son impa-tience. Assieds-toi. Je ne te ferai aucun mal.
— Quel privilège ! persifla-t-elle avec une assurance qu’elle ne ressentait pas. Peut-être attendez-vous que je vous dise merci ?
— Si je n’avais pas été là, à cette heure-ci tu serais morte. Tu pourrais au moins me témoigner un peu de grati-tude.
Si cette réponse était censée l’apaiser, c’était raté. Jayne porta une main nerveuse à son collier de perles, et son souf-fle se fit plus court, plus rapide. Oh non ! Elle n’allait pas s’évanouir sous ses yeux ! Luttant pour conserver son calme, il leva les deux mains, paumes ouvertes.
— Je te promets que je ne te toucherai pas, assura-t-il. Tu es en sécurité avec moi. Maintenant assieds-toi sur le lit, s’il te plaît.
Le visage inquiet, elle s’éloigna de la fenêtre. Il s’y diri-gea à son tour afin de s’assurer que les rideaux obturaient bien la fenêtre. Personne n’avait besoin de voir ce qui se passait dans la chambre, et avertissement ou pas, il n’avait nulle confiance en Marty ni en Doug. Lorsqu’il se retourna, ce fut pour constater, soulagé, que Jayne avait cédé à sa demande, et se tenait assise avec grâce au bord du lit.
— Il faut que nous parlions, répéta-t-il. Mais avant ce-la…
Le regard fixe, il la contourna pour s’approcher de la tête du lit, dont il saisit l’angle d’une main ferme. Un soupir lui échappa. Comment lui expliquer ? Le mieux était simple-ment de faire ce qu’il avait à faire.
Tandis que Jayne, le regard anxieux, demeurait immobile sur le matelas, Boone cogna le montant de bois contre le mur. Un coup. Deux coups. Un troisième… Il laissa s’écouler quelques secondes, puis recommença, adoptant cette fois un rythme régulier. Les yeux fixés sur la fille, il heurtait le mur avec une constance de percussionniste.
— Tu pourrais m’aider, murmura-t-il.
— Vous aider à quoi ? s’enquit-elle, l’air de ne pas com-prendre.
— Fais un peu de bruit. Comme si tu prenais du plaisir.
— Certainement pas ! s’insurgea-t-elle, indignée.
De sa main libre, Boone lui attrapa sèchement le poignet. Et comme il l’avait prévu, elle lâcha un cri aigu.
— Ça ira, dit-il en souriant.
Jayne se tut aussitôt et pinça les lèvres. Comme elle était jolie lorsqu’elle était en colère ! Evidemment, elle l’était depuis l’instant où ils s’étaient rencontrés. En colère… et surtout effrayée.
Il accéléra le tempo, la tête de lit heurtant le mur tel un métronome.
— Recommence, ordonna-t-il dans un chuchotement.
— Non, je…
Bien malgré elle, Jayne se sentit brutalement tirée de cô-té. Un nouveau cri jaillit de sa poitrine.
Seigneur ! Il la tenait de telle sorte que ses seins poin-taient sous l’étoffe soyeuse du chemisier, et elle haletait comme s’il ne s’agissait pas d’un simulacre. Quant aux chocs du lit contre le mur, ils lui rappelaient avec un ré-alisme troublant l’activité à laquelle il feignait de se livrer. Le rythme, les secousses imprimées au matelas…
— Encore une fois, chérie.
— Ne m’appelez pas…
Sans prévenir, il la souleva du lit, la remit debout sur le sol et la plaqua sèchement contre son torse nu. Cette fois elle hurla. Boone donna encore du montant du lit contre le mur, trois fois pour faire bonne mesure. Puis il s’arrêta.
Toujours morte de frayeur, Jayne leva vers lui un regard angoissé.
— C’était bon ? murmura-t-il.
La réponse ne se fit pas attendre. Une gifle cinglante et sonore imprima sa marque sur sa joue gauche.
Alors que l’écho de la gifle résonnait encore dans la pièce, Jayne comprit qu’elle n’aurait pas dû le frapper. Mais elle ne regrettait rien.
— Assieds-toi, dit-il, couvrant sa joue meurtrie de sa large main.
Elle obtempéra, tandis que son geôlier reprenait ses al-lées et venues devant le lit. Elle avait moins peur, à présent. Il s’était *******é de feindre qu’ils… Enfin, il avait fait semblant, et désirait lui parler. Mais de quoi ? Oh ! Proba-blement de l’offre financière qu’elle lui avait soumise.
— Mon père vous donnera tout ce que…
— Laissons ton père en dehors de cela, veux-tu ? J’essaie de réfléchir.
— Réfléchir à quoi ?
— A ce que je vais faire de toi, chérie.
Jayne se mordit la lèvre. Il existait certainement pire trai-tement que de se faire appeler « chérie ».
Tex s’arrêta devant elle, toujours torse nu, le jean mou-lant ses hanches minces. Il était plus grand que la plupart des hommes, tout en muscles, et doté d’un regard intense sous sa longue crinière. Intimidant était le mot qui conve-nait le mieux pour le définir.
— Puis-je te faire confiance ? demanda-t-il, plus pour lui-même que pour elle…
— Bon sang, quelle pagaille !
Il proféra ensuite une bordée d’insanités qui fit monter le rouge au front de Jayne.
— S’il vous plaît…
— S’il vous plaît quoi ?
— Ne jurez pas.
Un large sourire s’épanouit sur le visage de Boone.
— Ton copain s’est fait flinguer, tu te retrouves au mi-lieu de truands tout ce qu’il y a de plus dangereux, tu me fourres dans un pétrin dont je me passerai bien et tout ce que tu trouves à faire c’est de te préoccuper de mon lan-gage ? Tu ne manques pas de culot ou alors tu es vraiment inconsciente !
— Rien ne vous oblige à vous montrer aussi grossier avec moi, rétorqua-t-elle.
— Chérie, apprends que Grossier est mon deuxième pré-nom.
— Cela ne me surprend guère, rétorqua-t-elle, la moue dégoûtée.
Voyant Tex s’asseoir à côté d’elle, elle s’écarta aussitôt. Mais elle ne bondit pas à l’autre bout de la chambre, comme lui dictait son instinct. S’il avait projeté de la mo-lester, il l’aurait fait depuis longtemps. Simplement, elle se sentait minuscule à ses côtés et elle préférait établir un peu de distance entre eux.
Se penchant vers elle, il lui chuchota à l’oreille :
— Je suis ici en mission secrète.
Une vague de soulagement l’envahit.
— Oh, Dieu soit loué ! Vous appartenez à la brigade des stupéfiants ? Au F.B.I. ? Vous disposez de contacts télé-phoniques pour qu’une équipe puisse intervenir à tout mo-ment au moindre signe de votre part, n’est-ce pas ?
Le regard de l’homme s’assombrit.
— Non. Je suis détective privé, et je travaille ici pour mon propre compte.
Le sourire de Jayne se figea instantanément.
— Aucun appui ?
Il secoua la tête.
— Mais vous n’êtes pas l’un d’eux, n’est-ce pas ? Vous n’êtes pas un gangster. Vous me sortirez d’ici ?
— Plus tard, oui.
— Que voulez-vous dire, plus tard ? Ces hommes ont tué Jim, ils ont failli me tuer…
— Ton ami n’est pas mort, coupa Tex. Il s’en sortira. Tu t’en sortiras aussi. Mais il me faut encore quelques jours.
— Mais…
— Je n’ai pas l’intention de réduire à néant trois mois de travail juste pour mettre ton joli petit cul à l’abri.
— Mais…
— Je ne peux pas mettre en péril tout ce que j’ai fait jus-qu’à présent, simplement parce que toi et ton petit copain avez été assez stupides pour surgir au beau milieu d’une opération de Darryl.
— Ne pourriez-vous pas me laisser filer et prétendre que je me suis évadée ?
— Non, dit-il en secouant la tête. Darryl se lancerait immédiatement à ta recherche. Si je te garde avec moi, si nous…, si nous leur laissons croire qu’il ne te déplaît pas d’être avec moi, je pense pouvoir te garder en vie jusqu’à ce que j’en aie terminé ici.
— Vous « pensez » ? demanda-t-elle faiblement.
— Je n’ai rien de mieux à te proposer pour le moment.
Pendant quelques secondes, elle étudia les traits de son visage, la ligne sévère de son menton. Devait-elle lui dire qui était son père ? Sans doute pas. Cette révélation ne changerait rien.
— Vous vous appelez réellement Tex ?
— Non.
— Quel est votre véritable nom ? Vous ne voulez pas me le dire ?
Il hésita quelques instants.
— Boone, répondit-il. Mais garde-toi bien de le pronon-cer en dehors de cette chambre. Jusqu’à nouvel ordre, je suis Richard Tex.
— Boone, est-ce votre nom ou votre prénom ?
— Quelle importance ?
Jayne soupira. Son corps, elle en avait conscience, com-mençait à se détendre, à se dénouer, à retrouver sa normali-té. Elle était toujours en vie. Avec l’aide de cet homme, elle continuerait à survivre.
— J’aimerais juste savoir.
— Boone Sinclair, détective privé. A votre service, ma-dame.
Il lui tendit la main. Après une courte hésitation, elle lui offrit la sienne.
— Jayne Barrington.
Tout danger provisoirement écarté, elle le considéra d’un œil nouveau. Sa puissance, qu’elle avait perçue comme menaçante, devenait à présent protectrice, et la sombre rudesse de son visage, attirante plus qu’intimidante. Ils échangèrent une brève poignée de main. Le contact de la paume massive de Boone lui procura une surprenante sen-sation de bien-être et de sécurité.
— Jim n’est pas mort, vous en êtes sûre ?
Boone secoua la tête.
— Darryl l’a touché au flanc. Il a perdu un peu de sang…
Un sourire ironique se dessina sur ses lèvres :
— Je crois que ton ami s’est simplement évanoui.
— Je le croyais mort, déclara-t-elle, réprimant un fris-son.
— Ne t’inquiète pas. Tu seras sortie d’ici bien assez tôt pour aller le réconforter.
— Oh cela… A la vérité, je le connais à peine. Ce n’était qu’un rendez-vous arrangé, de convenance, si vous voyez ce que je veux dire.
Elle avait dit cela d’un air indéchiffrable, son regard vert plongé dans celui du détective.
— Comment vous êtes-vous retrouvés sur Springer Road ?
— Nous nous rendions à une réception, et nous nous sommes égarés.
Elle se rendit compte rétrospectivement que si Boone Sinclair n’avait pas été là, elle ne serait plus de ce monde. Grand-mère verrait sans doute en lui un ange envoyé du ciel. Et prétendrait que ce n’était pas par accident s’il s’était trouvé sur son chemin. Un faible sourire se dessina sur ses lèvres.
— Je ne vois pas ce qui peut prêter à sourire dans la si-tuation où nous nous trouvons, s’étonna-t-il en scrutant son visage. Tu n’es pas en train de devenir folle, au moins ?
Elle secoua la tête.
— Non. C’est juste que… Vous n’avez pas du tout l’air d’un ange.
— Crois-moi, répondit-il gravement, je n’en suis pas un.
Jayne s’efforça de ne pas laisser ses yeux dériver vers son torse. Il ne semblait pas le moins du monde gêné d’être assis auprès d’elle à moitié nu, exhibant ses larges épaules et son impressionnante musculature.
— Pourquoi êtes-vous ici ? J’ignorais que les détectives privés pouvaient opérer sous une fausse identité.
— Je n’ai jamais prétendu agir dans la légalité, répondit-il avec un demi-sourire.
Jayne haussa les sourcils. En tant que fille de sénateur, ses moindres faits et gestes étaient étudiés au microscope, numérisés, analysés. Chacun de ses déplacements, chacune de ses décisions se voyaient soumis à examen, jusqu’au choix de vêtements, de coiffure, de maquillage. Alors contrevenir à la loi, c’était inimaginable.
Le front de Boone se plissa.
— Des objections ?
— Je… Non. Vous… vous avez certainement vos rai-sons.
En fait, peu lui importait de les connaître. Il était là, elle n’en demandait pas plus.
— J’ai mes raisons, en effet.
Jayne soupira. Boone s’était montré honnête avec elle. Le moins qu’elle pût faire était de lui rendre la pareille.
— Mon père…
— Ne pouvons-nous pas laisser ton père tranquille pour le moment ? répéta-t-il.
— Je crains que non, répondit-elle, rivant son regard dans le sien.
Il se tut, attendant qu’elle poursuive. Les longues mèches de ses cheveux bruns retombaient négligemment sur ses épaules, formant un contraste troublant avec sa peau nue.
— Mon père est sénateur, reprit-elle. Elu du Mississippi. Son nom est Augustus Barrington.
Il demeura silencieux.
— Jim et moi nous rendions à une réception donnée par un appui potentiel, susceptible d’offrir à mon père une importante contribution financière pour le cas où il se déci-derait à briguer… de plus hautes fonctions.
Boone ne remua pas un cil.
— Ma disparition risque de provoquer de sérieux re-mous, poursuivit-elle. Un véritable branle-bas de combat, pour être plus précise. Mon père remuera ciel et terre pour que tous les services officiels disponibles se saisissent de l’affaire. Nous avons donc jusqu’à demain matin. Et je suis optimiste.
Glissant une main dans ses cheveux, Boone laissa échapper un flot d’obscénités pires encore que celles qu’elle avait entendues depuis qu’elle était en sa compa-gnie. Il ne la regarda pas, adressant apparemment ses invec-tives au plancher, aux murs et à la fenêtre.
— M. Sinclair, l’interrompit-elle d’une voix douce. Au-riez-vous l’obligeance…
Reportant son regard sur elle, il répliqua par le mot le plus court et le plus répugnant du vocabulaire de caniveau.
Jayne serra les dents et leva les yeux au ciel.
— Vous savez, il existe d’autres mots tout aussi effica-ces pour exprimer sa colère.
— Oh, vraiment ? Allez au diable par exemple ? dit-il, l’ironie le disputant à l’agacement.
— « Zut ! » ou « fichtre ! » font aussi très bien l’affaire.
Boone lui adressa un sourire mi-insolent, mi-amusé. Avant de répéter le vocable qu’il semblait affectionner.
— Ou « crotte ! », suggéra-t-elle prudemment. Il m’arrive moi-même de l’utiliser lorsque je suis exaspérée. Et qu’il ne se trouve bien sûr aucune oreille à proximité.
— Oh, crotte ! répéta-t-il, imitant son accent de jeune fille sudiste bien élevée.
— Vous voyez ? dit-elle, arborant un sourire d’institutrice satisfaite de son élève.
Boone était médusé de voir qu’elle prenait tout cela au sérieux alors que sa vie, et accessoirement la sienne, était en danger. Il se leva du lit, avant de lui tourner le dos pour remettre la main sur son T-shirt.
Bien. Enfin il se rhabillait. Il avait beau être un splendide spécimen de mâle américain, la vue de ce torse dénudé n’aidait pas à la concentration.
— Tiens, enfile-moi ça, grogna-t-il.
Jayne se saisit du T-shirt entre le pouce et l’index, un sourcil levé.
— Je me sens très bien dans mes propres vêtements, je vous remercie. Du reste — elle renifla le tissu — vous l’avez porté, et il n’a pas été lavé.
Boone se massa l’arête du nez, comme s’il était pris d’une soudaine migraine.
— Dans moins d’une semaine, déclara-t-il, je devrais en avoir terminé ici. Trois mois de travail, dont l’aboutissement n’est plus qu’une question de jours. Et maintenant ça ! Si tu tiens à rester en vie, je te conseille de m’écouter. Et de me laisser faire ce que je fais le mieux.
— C’est-à-dire ? soupira Jayne.
— Mentir.
Il laissa retomber sa main et la regarda.
— Dans notre intérêt commun, et pour donner le change à Darryl et aux deux autres imbéciles, toi et moi sommes devenus comme deux animaux en rut.
— Je vous demande pardon ?
Le souffle coupé, elle tenta péniblement de reprendre sa respiration et sentit ses joues s’empourprer.
— Vous m’avez traînée ici de force, reprit-elle. Vous m’avez kidnappée ! Croyez-vous qu’une femme puisse accepter de son plein gré de… d’avoir des relations intimes avec un homme qui la séquestre dans cette chambre nau-séabonde ? Comme si elle n’était rien d’autre qu’une…
Boone l’interrompit d’une main levée.
— Je sais, dit-il. Mais nous visons ici deux objectifs. Un : les empêcher de s’approcher de toi.
Jayne frissonna.
— Tu portes mes vêtements, tu ne me quittes pas d’une semelle, nous passons le plus clair de notre temps au lit… Tu es à moi. Tu m’appartiens. C’est ce que nous voulons leur faire croire. Ces types-là savent que s’ils tentent le moindre geste déplacé, ils me trouveront sur leur chemin.
A l’expression de son regard, elle comprit qu’il pesait chacun de ses mots.
— Deux : nous voulons te garder en vie. S’ils pensent que tu caresses le projet de t’échapper à un moment ou à un autre, l’un d’eux pourrait fort bien devenir nerveux et commettre un acte… irréparable.
Te tuer. Boone ne prononça pas les mots. Il n’en avait pas besoin.
— Donc tu restes collée à moi, poursuivit-il, visiblement peu enthousiaste. Tu te fais discrète, tu n’ouvres pas la bouche, et dans quelques jours je te ramène chez toi… Et pour commencer, habitue-toi à me tutoyer.
— Il n’en est pas question ! répondit-elle, horrifiée. Nous ne nous connaissons pas, alors je m’en tiendrai au vouvoiement.
Boone fronça les sourcils d’un air peu engageant. Jayne sentit qu’il fallait qu’elle soit plus conciliante. Après tout, sa vie était entre les mains de ce malotru. Elle ajouta préci-pitamment :
— Sauf, bien sûr, en présence des autres truands…
Elle releva le menton d’un air de défi.
— Comme tu veux, répondit Boone, mais tu n’as pas in-térêt à te tromper, sinon notre comédie de jeunes tourte-reaux ne vaudra pas un clou et je n’ose imaginer la réaction de Darryl s’il apprend la vérité.
— Vous ne m’avez jamais dit ce que vous faisiez ici, reprit-elle d’une voix douce.
— C’est vrai, répondit Boone qui n’avait pas l’intention d’en dire plus.
— Si je dois me comporter comme si vous me plaisiez et tout le reste, ne vaudrait-il pas mieux que je sache ?
Il riva de nouveau son regard dans le sien, et ce qu’elle lut dans ses yeux lui donna la chair de poule. D’un geste inconscient, elle serra les bras sur sa taille pour réprimer ce frisson glacé et inattendu.
— Non, dit-il finalement.
Puis il quitta la pièce, claquant la porte derrière lui.