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CHAPITRE 9

Le shérif adjoint Dean Sinclair ressemblait à son frère Boone à bien des égards. L’un et l’autre arboraient les mê-mes cheveux bruns, la même mâchoire volontaire, le même bon mètre quatre-vingt et le même sourire — marque appa-remment distinctive de la famille. Mais la comparaison s’arrêtait là : à l’inverse de Boone, Dean portait un costume classique, et sa coupe de cheveux était des plus conservatri-ces. Par ailleurs ses yeux étaient bleus.
Jayne ne l’imaginait guère parcourir à pied des espaces sauvages, avec dans la poche les effets intimes d’une femme. Il était bien trop digne pour cela.
Il lui rappelait un peu les hommes qui avaient pu la cour-tiser dans le passé. Toujours impeccables. Si typiquement américains. Le contraste entre les deux frères était au moins aussi marqué que leurs similitudes.
Nul doute que son sénateur de père eût adoré Dean Sin-clair.
Ils roulaient vers Flagstaff. Elle assise à l’avant et Boone sur la banquette arrière, malgré son offre insistante de lui céder sa place auprès de son frère. Elle ne pouvait le voir qu’en tournant la tête.
Il avait dû mettre Dean au courant de toute l’affaire, la veille au téléphone, car celui-ci n’ouvrit pratiquement pas la bouche, se *******ant de garder le pied appuyé sur l’accélérateur.
La main de Boone apparut entre les sièges avant.
— Tu as un stylo ?
Sans quitter la route des yeux, Dean lui fournit le sien, glissé dans la poche de sa chemise.
— Tandis que Boone griffonnait quelque chose derrière eux, son frère se tourna vers Jayne.
— Comment vous sentez-vous ? J’ai cru comprendre que vous aviez traversé des moments difficiles.
— Je vais bien, répondit-elle d’un ton réservé, tout en jouant avec les perles de son collier. Ce fut assez éprou-vant, mais les choses auraient été bien pires sans la pré-sence de Boone.
Elle serait morte sans aucun doute…
Le stylo regagna sa place dans la poche du policier.
La veille, elle avait accepté le fait que Boone et elle se sépareraient dès le lendemain. Aujourd’hui, une sourde angoisse lui tenaillait l’estomac. Elle n’était pas prête pour les adieux. Elle ne le serait jamais.
Seule lui restait la ressource de feindre le détachement, de faire en sorte que Boone ne conserve d’elle que de bons souvenirs.
Tandis qu’ils s’approchaient de la ville, Boone se pencha en avant pour orienter Dean. Non pas vers son hôtel, mais vers le lieu du rendez-vous avec les agents de la brigade des stupéfiants.
Jayne avait déjà rencontré de nombreux fédéraux, et la plupart d’entre eux n’étaient que des copies conformes de Dean : costume sombre, cravate traditionnelle et visage déterminé. Comment ces hommes pouvaient-ils espérer lutter contre Darryl ?
A mesure que les minutes passaient, son angoisse se fai-sait plus aiguë. Le sort en était jeté. Boone allait descendre de la voiture, s’éloigner, et elle ne le reverrait plus jamais. Ils n’avaient pas le choix. Elle n’appartenait pas plus à son univers qu’il n’avait sa place dans le sien. Elle n’en haïssait pas moins l’instant où ils auraient à se dire adieu.
Boone désigna du doigt le carrefour devant eux, où se tenaient deux chevelus rigolards aux airs de voyou. Le premier, grand et large d’épaules, était vêtu d’un blouson aussi noir que ses cheveux, tandis que le second, plus petit et plus mince, les cheveux filasse, semblait avoir dormi dans sa veste militaire.
— Peut-être serait-il préférable de poursuivre jusqu’au prochain carrefour, suggéra-t-elle d’une voix douce.
Dean l’ignora et rangea le véhicule le long du trottoir. A peine celui-ci se fut-il immobilisé que Boone en sortit. Les deux voyous s’approchèrent.
Une boule se forma dans sa gorge.
— Boone, geignit-elle en descendant sa vitre.
Seigneur, il sautait à pieds joints dans les ennuis !
Elle voulut ouvrir la portière, mais au même instant le détective s’y adossa.
— Ces deux messieurs sont les agents Wilder et Shoc-kley, annonça-t-il en se tournant vers elle. Du calme.
Du calme ! Dieu du Ciel, comment pouvait-il avoir le culot de lui demander d’être calme ? L’allure des trois hommes eût donné des cauchemars à n’importe quelle mère de famille.
Jayne se sentit rougir jusqu’à la racine des cheveux. Toute sa vie, elle avait mis un point d’honneur à savoir ce qu’il fallait dire et quand le dire. Jamais elle n’avait com-mis le moindre impair. Mais dès qu’il s’agissait de Boone, toutes ses références s’effondraient.
Non, ce n’était certainement pas la meilleure façon de se dire adieu.
— Désolée, balbutia-t-elle. Je… euh, merci pour tout.
Affichant l’un de ces merveilleux sourires qui n’appartenaient qu’à lui, il lui tendit la main.
— Ce fut un plaisir, mademoiselle Barrington.
La poignée de main fut brève, froide, professionnelle. Il lui tendit ensuite une carte de visite.
— Si vous avez un jour besoin des services d’un privé, ajouta-t-il, appelez-moi.
Jayne sentit son cœur chuter dans le vide.
Mlle Barrington ? Et pour couronner le tout, il la vou-voyait !
— Bonne chance, murmura-t-elle.
Trop tard. Déjà, Boone s’était déjà éloigné tout en conversant avec ses deux amis aux cheveux trop longs. Dean redémarra.
Tandis que la voiture se dirigeait à présent vers l’hôtel, Jayne regarda par la fenêtre d’un œil fixe. Eh bien, qu’avait-elle espéré ? Aux yeux de Boone, leur nuit partagée n’avait eu d’autre but que de libérer un peu de leur énergie. Le sexe sans engagement. C’était exactement ce qu’il lui avait pro-posé, et elle avait accepté sans hésiter.
Dans une semaine, il ne se souviendrait même plus de son nom. Les larmes qu’elle refusait de laisser couler lui brûlaient les paupières. Qu’il aille au diable, avec sa carte de visite ! Elle baissa les yeux sur le petit rectangle blanc. « Boone Sinclair, détective privé. Spécialisé dans la recher-che d’enfants disparus ». Un numéro de portable y était indiqué, ainsi qu’une adresse à Birmingham en Alabama.
Elle envisagea un instant de réduire la carte en boule et de la jeter par la fenêtre. Mais au lieu de cela, elle la tourna entre ses doigts comme elle eût manipulé son rang de per-les. C’est alors qu’elle aperçut les mots griffonnés à l’encre bleue sur le verso.
« Tu es une femme exceptionnelle, lut-elle. Si tu as be-soin de quoi que ce soit, appelle-moi. »
Jayne referma la main sur le rectangle de bristol. Per-sonne ne lui avait jamais fait de compliment de cette nature. Elle contempla les immeubles qui défilaient et sourit.
Dès que la serveuse du bar se fut éloignée, Boone expli-qua à Del et Shock, par-dessus son gobelet de café fumant, ce qu’ils avaient besoin de savoir du déroulement de l’affaire et de ce qu’il comptait faire. Rien de plus. Pas un mot sur Jayne.
— Comme j’aimerais coincer Gurza ! dit Shock. Bon Dieu, j’aurais l’impression de passer les menottes à Jack l’Eventreur !
Le petit gars était fort excité, songea Boone. Mais c’était là un trait de son caractère. Wilder, quant à lui, se montrait plus sceptique.
— Il n’existe toujours aucune preuve concrète, observa-t-il. Une lettre, quelques divagations de criminels cherchant à se blanchir…
— Un enfant disparu, ajouta Boone.
Del haussa les épaules.
— Loin de moi l’idée de minimiser la situation, mais le gosse est ton problème, pas le nôtre.
Boone se renversa contre le dossier de son siège. Il ai-mait Del, et il aimait Shock. Tous deux méritaient sa confiance, ce qui était d’ailleurs la raison de leur présence ici, hors de leur juridiction. Comme lui, les deux agents étaient basés à Birmingham.
Et il était toujours tenté de terminer seul le travail. Mais la supplique de Jayne persistait à résonner dans ses oreilles.
— Tout ce que j’attends de vous, déclara-t-il, c’est de tenir Darryl et ses sbires à l’écart pendant quelques jours. J’ai tous les atouts en main pour les arrêter. Un raid éclair, vous les jetez derrière les barreaux, et je peux agir libre-ment.
— Nous serons obligés de faire intervenir les autorités locales, observa Del.
— Eh bien faites-le.
L’agent sirota pensivement son café, puis, reposant son gobelet sur la table, fixa le détective droit dans les yeux :
— La fille du sénateur me fait l’effet d’une sacrée en-quiquineuse.
— Hm-hm.
— Ce qui ne l’empêche pas d’être très jolie, ajouta-t-il en souriant. Enfin, si on aime ce genre de femme…
Boone ne put s’empêcher de réagir.
— De quel genre parles-tu ?
Instantanément, il sut qu’il avait commis une erreur. Wilder s’amusait à ses dépens.
— Le genre à vous emmener dîner dans un endroit où l’on s’arrache les cheveux à se demander quelle fourchette utiliser parmi les douze qui vous sont fournies.
Les yeux de l’agent pétillaient d’ironie.
— Le genre, poursuivit-il, qui parvient à conserver l’allure d’une dame même lorsqu’elle porte un T-shirt où est imprimée une ineptie.
C’était bien Jayne, admit Boone in petto.
Le sourire de Wilder s’élargit.
— Le genre qui, lorsque vous lui cassez les pieds, plutôt que d’exprimer vraiment le fond de sa pensée, préfère vous dire que les cheveux longs sont passés de mode.
— C’est exactement ça.
Del éclata de rire.
— Tu es dans de beaux draps, mon vieux !
— Et si nous revenions à notre affaire ? rappela Boone d’un ton cassant.
Il se leva et jeta un billet sur la table.
Jayne se laissa glisser dans la baignoire et ferma les yeux. L’eau était si chaude que des volutes de vapeur se formaient à sa surface, tandis que sa peau virait au rose vif. La sensation était délicieuse.
Elle avait dû attendre si longtemps avant de savourer ce bain. Obéissant à la requête de Boone, elle s’était tenue à l’écart des médias, mais cela ne s’était pas fait sans diffi-culté. Dean avait volé à son secours lors de l’inévitable interrogatoire préliminaire de la police. Prétextant qu’il s’agissait en l’occurrence d’une affaire fédérale, il avait très vite coupé court à la curiosité des hommes du shérif local. Ceux-ci avaient insisté, pour se voir opposer une fin de non-recevoir ferme et définitive : « Mlle Barrington ne répondra plus à aucune question aujourd’hui ». Dean Sin-clair avait peut-être plus en commun avec son frère qu’il n’y paraissait de prime abord.
Le standard de l’hôtel filtrait les appels téléphoniques qui lui étaient destinés, tandis que, sur sa demande pres-sante, le service de sécurité interdisait à tout reporter l’accès au hall d’accueil.
Dès qu’elle s’était enfin trouvée seule, Jayne s’était em-pressée de décrocher son propre combiné. La conversation qui s’était ensuivie — avec son père d’abord, à Washing-ton, puis sa mère et sa grand-mère dans le Mississippi, puis de nouveau son père — avait été longue et passablement larmoyante. Tout s’était bien passé, jusqu’à ce que son père l’eût enjointe de rentrer sans attendre à la maison. Elle avait objecté qu’elle n’était pas prête, et lorsqu’il l’avait ques-tionnée plus avant, avait répondu qu’elle souhaitait passer au moins une semaine au lit.
Ce qui était la vérité. Le problème était qu’elle ne voulait pas la passer seule…
Papa avait alors menacé de prendre le premier avion pour venir la chercher. Elle le lui avait interdit, arguant en premier lieu du fait que le Sénat avait besoin de lui, ensuite qu’elle voulait rester seule quelque temps.
Alors que l’eau commençait à tiédir, des coups secs fu-rent frappés à la porte. Jayne ne put réprimer un sourire en quittant la baignoire pour revêtir son peignoir de bain. Boone. Une intense déception figea son sourire lorsqu’elle regarda par le judas.
— Oh, Pamela, dit-elle en ouvrant la porte. Entre.
Pamela lui offrit une étreinte mélodramatique avant de pénétrer dans la pièce.
Sa chambre d’hôtel à Flagstaff n’était en rien compara-ble à celle du motel où Boone et elle avaient passé la nuit précédente. Il s’agissait en réalité d’une suite, composée d’une chambre à coucher moquettée et dotée d’un lit im-mense et couvert de coussins, d’une vaste salle de bains, ainsi que d’un séjour complet avec sofa, tables, secrétaire, deux épais fauteuils, et équipé d’un petit bar.
Le tout constituait un ensemble élégant, voire extrava-gant, mais il se révélait aujourd’hui très… vide.
— Dieu soit loué tu n’as rien ! s’écria son amie en se laissant tomber dans le moelleux sofa. Tu semblais aller bien au téléphone, mais je tenais à m’en assurer par moi-même.
— A vrai dire, je me porte comme un charme, répondit Jayne en s’installant dans l’un des fauteuils, les jambes repliées sous elle.
— Tu as l’air fatigué, néanmoins…
— Je le suis.
Elle ne pouvait parler de Boone à personne. Ni mainte-nant ni plus tard. Pamela avait beau être son amie, elle ne comprendrait pas. Quant à se confier à sa mère, l’idée ne l’effleurait même pas.
Les autres ? Eh bien, les autres s’empresseraient de ven-dre l’histoire aux journalistes qui écriraient des articles dont la teneur risquerait de compromettre non seulement la car-rière politique de son père, mais également le travail de Boone. C’était leur secret, un merveilleux, sombre et pro-fond secret.
— Jim est si impatient de te revoir, annonça Pamela, le visage éclairé d’un grand sourire. Il nous invite à passer chez lui ce soir. Tu comprends, il n’est pas encore totale-ment rétabli, et doit limiter ses sorties.
Le sang de Jayne ne fit qu’un tour. Jim se remettait d’une éraflure et d’un bref évanouissement.
— Je ne peux pas.
Le sourire de son amie s’envola aussitôt.
— Mais Jim était tellement certain que, enfin, que vous vous étiez découvert des atomes crochus avant ce… cet incident.
Expliquer à Pamela que le pauvre garçon frisait la débili-té mentale n’était pas de nature à simplifier les choses.
— Le voir ne ferait que raviver le souvenir ce qui s’est passé, mentit-elle. Je ne me sens pas la force de le suppor-ter.
Pamela hocha la tête, puis son regard s’assombrit.
— Jayne, est-ce qu’ils t’ont brutalisée ?
— Non, répondit-elle aussitôt d’une voix rassurante. J’ai certainement eu très peur, mais rien de plus.
— Comment es-tu parvenue à t’échapper ?
Malgré son profond désir de faire confiance à son amie, Jayne jugea plus prudent de ne rien lui confier. Si les faits venaient à s’éventer, Boone se trouverait alors en grave danger. Sa mission était suffisamment périlleuse sans cela.
— Je ne tiens vraiment pas à en parler, dit-elle. Pas maintenant. Je suis là, je vais bien, c’est la seule chose qui importe.
— Tu as raison. Je comprends… Me feras-tu quand même le plaisir de venir dîner chez moi demain soir ? Je préparerai ces crevettes sauce Divine que tu aimes tant.
Jayne fut tentée d’accepter, histoire de se changer les idées, de penser à autre chose qu’à Boone. Mais pourquoi avait-elle la déplaisante intuition que Jim apparaîtrait avant le dessert ?
— Je ne préfère pas. J’ai encore besoin de quelques jours.
S’enfonçant alors dans le confort douillet du fauteuil, elle laissa Pamela entretenir seule la conversation. Celle-ci commença par louer le courage de Jim (ah oui !), avant de se lancer dans un panégyrique sur sa propre famille. Jayne dressa l’oreille. C’était là un sujet qui lui plaisait. Peloton-née dans son peignoir de bain, elle l’écouta évoquer les qualités de ses deux enfants, un garçon et une fille âgés respectivement de quatre et deux ans. Ils étaient beaux, intelligents, et par-dessus tout adoraient leur mère. Vint le tour de son mari, un homme — abstraction faite de son amitié pour Jim — exceptionnel. N’était-il pas en train de jouer les baby-sitters pendant que son épouse rendait visite à sa meilleure amie ?
Au fond d’elle-même, Jayne désirait tout cela, en parti-culier cet amour inconditionnel des enfants pour leur mère. Mais jusqu’à présent, Boone excepté, les hommes qu’elle avait rencontrés avaient des visées moins sentimentales et plus « politiques ». Epouser la fille d’un sénateur apportait certains avantages. Boone était le seul homme qui eût ja-mais vu en elle la femme et, pour cette simple raison, elle l’aimerait toujours. Un peu…
Lorsque vint le moment de raccompagner Pamela jus-qu’à la porte et de lui souhaiter le bonsoir, Jayne se deman-da avec un léger frisson où il pouvait se trouver en ce mo-ment. Et quand soudain retentit la sonnerie du téléphone, son cœur bondit dans sa poitrine. Se pouvait-il que…
Boone se tenait dans l’ombre, de l’autre côté de la route, tandis que Del, Shock et un contingent de policiers locaux investissaient le bungalow. L’aube n’était pas encore levée, et le moment était idéal pour surprendre les dealers dans leur sommeil.
Aucun d’eux ne devait apercevoir « Richard Tex » en compagnie des forces de l’ordre. L’affaire n’était pas ter-minée. Le temps lui manquait de s’occuper personnelle-ment de Darryl et de ses acolytes. Il lui fallait recommencer sa mission de zéro. Il n’existait pas d’autre choix.
L’attente était d’autant plus insoutenable qu’il ne cessait de penser à Jayne. Il avait beau se répéter que la jeune femme appartenait au passé, son visage ne cessait de le harceler. Sans doute parce qu’elle était différente des autres femmes qu’il avait connues. Rien de plus.
Les minutes s’écoulèrent, qui lui semblèrent durer une éternité. Darryl pouvait fort bien avoir flairé le danger et pris la poudre d’escampette.
Les adjoints du shérif apparurent finalement, accompa-gnés de Doug et Marty, menottés et hurlants.
Un autre policier suivait, transportant avec précaution un sachet contenant les pièces à conviction. De la drogue, probablement. Si c’était là tout ce qu’ils avaient trouvé, cela signifiait que Darryl était parvenu à soustraire la quasi-totalité du stock.
Quelques minutes plus tard, Del se montra à la porte et adressa à Boone le signe convenu. Apparemment, Darryl n’était pas au bungalow. Boone s’avança vers l’agent, pes-tant entre ses dents.
— Alors ?
— Pas grand-chose, déclara Del. Assez cependant pour garder quelque temps nos deux loustics au frais. S’ils nous donnent Darryl, peut-être pourrons-nous…
— Ils ne le feront pas, dit Boone.
Les gosses étaient terrifiés par leur chef. A juste titre.
Darryl les avait-il abandonnés là pour servir d’appât ? S’agissait-il d’un test en cas de raid ? Peut-être avait-il convaincu Doug et Marty que ni Jayne ni Boone ne seraient capables de retrouver le chemin de leur retraite.
Boone pénétra dans l’espace familier de la cuisine, avant de gagner le séjour. Rien n’avait changé depuis la veille. Rien, sinon le nouveau téléviseur qui trônait sur la petite table, pimpant, rutilant… et volé. Mais il appartenait aux flics locaux de le restituer à leurs légitimes propriétaires.
Il s’immobilisa et glissa une main lasse dans ses che-veux. Et maintenant quoi ? Sans Darryl, il n’avait rien pour remonter jusqu’à Gurza. Absolument rien. Non, il n’avait pas plaisanté en affirmant à Jayne qu’il repartirait de zéro si cela s’avérait nécessaire. Mais comment ? Avec la menace que représentait Darryl en liberté, sa mission devenait plus que jamais périlleuse.
Une voix métallique lui parvint depuis l’arrière de la maison.
— Hé, les gars ! Venez donc voir par ici !
Boone courut aussitôt vers la chambre qui avait été la sienne pendant plusieurs semaines harassantes, Wilder sur ses talons. Shock se tenait penché au bord du lit lorsqu’il pénétra dans la pièce.
Son estomac se crispa devant le spectacle qui s’étalait sous ses yeux.
Le chemisier de Jayne avait été lacéré et les lambeaux je-tés sur le montant de bois. Sa combinaison de soie, qu’ils avaient laissée derrière eux parce qu’elle était trop humide pour être portée et trop volumineuse pour passer inaperçue dans la poche de son blouson, était étalée avec soin au cen-tre du lit. Un couteau pourvu d’un manche de quinze centi-mètres — celui de Darryl — était planté dans le matelas à travers le vêtement.
— C’est immonde, murmura Shock.
Boone eut un haut-le-cœur et faillit renverser Del en se précipitant à l’extérieur du bungalow.0

 
 

 

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CHAPITRE 10

Pas étonnant que Jim se fût égaré l’autre fois, songea Jayne. Après avoir à plusieurs reprises changé de direction, la voiture dans laquelle elle avait pris place roulait mainte-nant sur une étroite nationale qui serpentait au milieu d’un paysage de fin du monde. Une plaine immense s’étendait de chaque côté de la route, ponctuée ici et là de formations rocheuses rouges, ainsi que d’une végétation basse, sèche et clairsemée. Ils avaient quitté Flagstaff depuis déjà plus d’une heure.
Le chauffeur de Corbin Marsh était passé la prendre très tôt à son hôtel, afin d’éviter les éventuels reporters en faction dans le hall. Engoncé dans son uniforme, le chauffeur, un homme robuste au cou épais et aux cheveux rares, s’était présenté sous le nom de Harvey. Harvey n’était guère lo-quace.
L’invitation de Corbin Marsh à venir passer quelques jours dans sa propriété isolée avait été, la veille, accueillie par Jayne avec joie et soulagement. Le coup de téléphone était tombé à pic. Pas de journalistes, ni de Jim, ni de grande chambre d’hôtel vide. Elle pouvait désormais se concentrer sur la raison première de sa venue en Arizona — engranger des soutiens politiques pour son père — et chasser de son esprit ce grossier personnage aux cheveux trop longs… Qui se trouvait être également un très bel homme et un fabuleux amant.
Alors qu’elle aurait dû le considérer comme une brève aventure sans lendemain, l’oublier était impossible. Pourquoi était-ce donc si difficile de le rayer une fois pour toutes de sa mémoire ?
Elle ne croyait pas aux coups de foudre et prétendre qu’elle était tombée amoureuse au premier regard eût été un mensonge. Cet homme l’avait terrifiée. Mais, même alors, elle avait senti qu’il était le seul digne de confiance, le seul en qui elle pouvait trouver protection. Et son instinct ne l’avait pas trompée. Quand s’était-elle rendu compte qu’il était différent, que ce qu’elle ressentait pour lui allait au-delà de la simple gratitude ?
Oh, elle le savait bien. Elle avait sauté, il l’avait rattrapée. Elle avait placé sa vie entre ses mains sur la paroi rocheuse, et s’était sentie en totale sécurité. Quelque chose en elle savait que Boone la rattraperait toujours quand elle chute-rait… Non, rectifia-t-elle avec tristesse, pas toujours. Tou-jours était un mot qui ne pouvait pas exister entre eux.
Cédant à la fatigue, elle s’assoupit dans la voiture, la tête appuyée contre le dossier de son siège. Lorsqu’elle rouvrit les yeux, le véhicule venait de s’engager sur la petite route qui menait à une très vaste demeure de style espagnol.
Jayne ébaucha un sourire. Elle était ravissante et se fon-dait harmonieusement dans l’environnement. Avec ses murs en crépi rose pâle et la profusion de plantes aux formes dé-chiquetées, typiques de la région, qui lui faisait écrin, la bâtisse en forme de U était à la fois élégante et simple.
La voiture emprunta l’allée en croissant qui desservait l’entrée de la demeure et s’arrêta devant les marches du por-che. A l’instant même où Jayne posait le pied sur le sol, la double porte s’ouvrit, et Corbin Marsh sortit pour l’accueillir, le sourire rayonnant.
— Mademoiselle Barrington ! s’écria-t-il en se dandinant presque dans son ensemble chemisette-pantalon couleur sable. Je suis si heureux que vous ayez daigné accepter mon hospitalité !
Jayne lui offrit sa main. Celle-ci fut aussitôt prise en sandwich entre celles de Corbin Marsh.
— Jayne, corrigea-t-elle d’un ton aimable.
Marsh lui octroya de nouveau un sourire étincelant.
— Très enchanté, répondit-il en portant la main qu’il te-nait à ses lèvres.
Si Jayne était habituée aux hommes qui tentaient de l’impressionner par un déploiement de charme, Marsh était le premier d’entre eux. A 45 ans, il en paraissait dix de moins. Ses cheveux châtain clair un soupçon trop longs couvraient ses oreilles, tandis que ses yeux étaient d’un étonnant bleu pâle, presque délavé. Ses vêtements, coupés dans un tissu léger et légèrement flottant, contredisaient l’énergie qui éma-nait de toute sa personne, jusque dans la solidité de ses mains.
L’homme n’était pas dépourvu d’une certaine séduction, nota-t-elle. Il aurait très bien pu être acteur, plutôt que pro-ducteur. Seule une partie de son visage en déparait l’harmonie : son nez, un peu trop long et étroit.
Tandis qu’Harvey se chargeait des bagages placés dans le coffre, son hôte la guida à l’intérieur de la maison.
— Je tiens à ce que vous profitiez de votre séjour ici pour vous détendre, déclara-t-il. Il m’est très pénible de penser que vous avez traversé toutes ces épreuves alors que vous vous rendiez chez moi. J’aurai dû vous envoyer une voiture.
— Je vous en prie, ce qui s’est passé n’est pas de votre faute.
De fait, c’était Jim qui avait insisté pour l’emmener en voiture à cette soirée, pour pouvoir la ramener ensuite. Le pauvre idiot.
Harvey se présenta avec les trois valises de Jayne, les dé-posa au sol et referma la porte. Marsh le regarda par-dessus son épaule.
— La chambre bleue dans l’aile nord, indiqua-t-il.
Le chauffeur hocha la tête et disparut avec les bagages.
Marsh saisit Jayne par le bras et l’escorta dans le couloir. Celui-ci débouchait sur une salle à manger aux proportions imposantes, que baignaient les rayons du soleil à travers de hautes baies vitrées. C’était une pièce chaleureuse et accueil-lante, sans posséder ce côté formel qu’ont souvent de telles demeures.
— J’imagine que vous avez faim, dit Marsh en l’invitant à s’asseoir à la table. Benita nous a préparé un petit déjeuner.
— Merveilleux, répondit Jayne, malgré son absence d’appétit.
Benita devait avoir attendu leur arrivée, car elle fit son ap-parition à peine deux minutes plus tard, avant de déposer deux grandes assiettes sur la table, chacune pourvue d’une omelette et d’un assortiment de toasts, de pain et de brioche. Derrière elle se présenta une jeune fille portant un plateau contenant tasses de café et jus de fruit.
Jayne remercia les deux femmes en souriant. Celles-ci lui répondirent par un léger hochement de tête sans sourire et baissèrent les yeux. Benita était une femme entre deux âges, manifestement d’origine mexicaine, tandis que la plus jeune, très jolie, avait les cheveux blonds et les yeux bleus.
— Vous faites montre d’un remarquable sens de l’accueil, monsieur Marsh, observa-t-elle en goûtant à son omelette. Tout cela est délicieux.
— Je vous en prie, appelez-moi Corbin. Il n’y a que les acteurs et les metteurs en scène pour m’appeler M. Marsh.
Jayne le gratifia de son meilleur sourire de fille de séna-teur.
— Je veux tout connaître de ce qui s’est passé, ajouta-t-il. Qui sait ? Votre aventure pourrait constituer un excellent scénario de film.
Jayne manqua de s’étrangler.
— Oh, je ne crois guère…
— Allons, insista-t-il. Dites-moi, qu’est-il arrivé ?
Jayne prit une profonde inspiration. Il ne restait qu’à lui servir la version édulcorée présentée la veille aux policiers.
— J’ai été kidnappée, puis l’on m’a enfermée dans une af-freuse petite pièce d’une affreuse petite maison. Profitant d’un moment d’inattention de mes ravisseurs, je suis parve-nue à m’enfuir.
— Enfuie ? Comme cela, simplement ?
Jayne hocha la tête.
— Ils ne s’y attendaient guère, j’imagine…
— Vous êtes une femme courageuse, observa-t-il en arbo-rant un sourire hollywoodien.
Elle s’abstint de lui répondre qu’elle ne s’estimait pas le moins du monde courageuse.
— Comment ça, elle n’est pas là ? s’emporta Boone.
Il se pencha par-dessus le comptoir. Le gérant de l’hôtel s’écarta aussitôt en blêmissant.
— Mlle Barrington n’est pas ici, je vous assure, répéta Kyle Norton, dont le nom s’inscrivait en lettres d’or sur le badge épinglé sur sa poche.
Del et Shock attendaient derrière le détective. A la nou-velle de l’absence de la jeune femme, Shock jura.
Boone respira à fond. Il devait conserver tout son calme. Jayne obéissait exactement à ses recommandations, soup-çonna-t-il. Elle évitait les médias.
— C’est ce qu’elle vous a demandé de dire, je comprends. Mais c’est très important.
Del s’approcha du comptoir et présenta sa plaque.
— Nous devons d’urgence parler à Mlle Barrington, dé-clara-t-il d’une voix glacée.
Norton examina la plaque.
— Elle n’est pas ici, je vous le jure. Elle a quitté l’hôtel très tôt ce matin.
Boone sentit son cœur flancher.
— Quitté l’hôtel ? s’écria-t-il, avant de reprendre d’une voix grave : Etait-elle seule ?
Seigneur, je vous en supplie, faites qu’elle ait été seule.
Si le gérant l’informait qu’elle était partie en compagnie d’un homme très corpulent…
— Oui, dit Norton. Elle était seule. Une voiture l’attendait devant l’entrée.
— Et vous ne lui avez pas demandé où elle allait ?
Le saisissant par le col de sa veste, Boone tira vers lui le pauvre homme. Ce dernier lança à Del un regard de détresse, mais l’agent demeura impassible.
— Je ne suis pas censé m’occuper de la destination de mes clients après leur départ, répondit-il d’une voix mal assurée.
— Une voiture l’attendait, intervint Del, s’accoudant au comptoir. Avez-vous reconnu le chauffeur ?
— Non.
— Mlle Barrington vous a-t-elle semblé inquiète, ou ner-veuse ?
— Non, répondit rapidement Norton. Elle semblait juste… un peu fatiguée, c’est tout.
Del tendit une main ouverte au gérant.
— La clé de sa chambre, ordonna-t-il.
Norton leva vers le détective un regard anxieux.
— Elle… elle est là, répondit-il en indiquant l’extrémité du comptoir.
Boone libéra le gérant d’un geste brusque. L’homme faillit trébucher en arrière, puis, une demi-seconde plus tard, lui présenta la carte magnétique.
— Elle est toujours valide, expliqua-t-il. Je n’ai pas encore changé le code. Chambre 1012.
Les trois hommes se dirigèrent aussitôt vers les ascen-seurs, la démarche ferme et déterminée.
— Nous inspecterons d’abord les aéroports, déclara Del, tandis que la cabine entamait son ascension. Elle aura proba-blement décidé de rentrer chez elle par le premier vol. Je ferai téléphoner au sénateur pour nous en assurer.
— Elle n’a pris aucun avion, affirma Boone.
— Comment le sais-tu ? s’enquit Shock.
— Je le sais, c’est tout.
Les deux agents n’avaient aucune envie de le contredire. La voix de l’instinct se révélait souvent déterminante dans leur métier.
La chambre de Jayne était propre, et n’offrait aucun indice de nature à les éclairer sur l’endroit où la jeune femme s’était rendue. Aucune note près du téléphone, rien dans la cor-beille. Boone traversa la suite d’un pas nerveux, réprimant une forte envie de casser quelque chose sur son passage.
La présence de Jayne était partout, se surprit-il à constater. Il huma son parfum, dont les effluves flottaient encore dans les pièces. Un sentiment inconnu surgit du fond de ses en-trailles, une sensation d’urgence. Il la connaissait suffisam-ment pour savoir qu’elle avait l’art de se plonger dans les pires ennuis.
Le lit était à peine défait. Jayne s’y était glissée, et s’était endormie sans bouger d’un pouce de toute la nuit. Il ne res-semblait en rien à celui qu’ils avaient partagé, un vrai champ de bataille.
Quelque chose de bleu dépassant de la couverture attira son attention. Il tendit la main, et en tira le T-shirt acheté au drugstore de Rockvale. L’avait-elle laissé là exprès ? Ou s’était-elle simplement débarrassée d’un vêtement qui ne correspondait pas du tout à son style ?
— Bien, déclara Del d’un ton professionnel. D’abord les aéroports, juste au cas où… Tu veux appeler son père ?
— Non, répondit-il en serrant le T-shirt en boule dans sa main.
— Dean est toujours dans le coin ? s’enquit Shock tout en survolant du regard le reste de la chambre.
— Il avait projeté de prendre un vol cet après-midi, mais il restera si je lui demande.
— Nous pourrions requérir de l’aide…, commença Del.
— Non. Si Gurza est de près ou de loin impliqué dans ce-ci, remuer les choses ne fera que mettre la vie de Jayne en danger.
Bon sang, elle ne tenait déjà qu’à un fil.
— Si je comprends bien, maugréa Shock, nous voilà qua-tre, comme les mousquetaires, à la recherche d’une sorte de bandit mythique, et cela sans disposer du moindre début de piste.
— Cinq, grogna-t-il. J’ai un autre frère.
Une journée tranquille à la résidence de Corbin Marsh était exactement ce dont elle avait besoin. Jayne descendit dans le jardin, après s’être laissée tenter par la douceur d’une longue sieste. Corbin s’était excusé pour s’occuper d’affaires importantes, lui laissant tout loisir de se détendre. Elle pou-vait disposer à sa guise de la bibliothèque, des services de Benita, et de la chambre la plus exquise où elle eût jamais mis les pieds.
La chambre bleue où Harvey avait déposé ses valises était une vaste pièce carrée décorée dans un camaïeu de bleus, du plus pâle au plus intense, pourvue d’un mobilier de bois blond aux lignes sobres et épurées. De riches tissus habil-laient l’ensemble, des coussins aux tentures, de la literie aux voilages, le tout produisant un effet extrêmement apaisant. Outre le lit très confortable, la pièce était équipée d’une salle de bains, d’un poste de télévision, ainsi que de deux épais fauteuils disposés face à la baie vitrée donnant sur le jardin.
Au centre d’une large terrasse dallée de grès rouge se dressait une fontaine, dont les clapotis et les gargouillements ravissaient les oreilles. Une profusion de plantes — entretenues avec beaucoup de soin — emplissait le jardin cerné sur trois côtés par les ailes de la maison. Le quatrième côté s’ouvrait sur une immense prairie, à peine visible à travers la luxuriante végétation et la grille ouvragée qui l’en séparait.
C’était là que Jayne avait choisi de passer le reste de l’après-midi. Elle avait enfilé une robe bain-de-soleil jaune pâle et une simple paire de sandales blanches.
Elle avait grand besoin de se retrouver avant de reprendre sa propre vie. Il lui fallait à présent savoir qui elle voulait être.
Boone, lui, savait qui il était. D’une certaine manière, elle l’enviait. Il avait voué sa vie aux enfants disparus. Et en dépit de la grossièreté dont il faisait preuve plus souvent qu’à l’occasion, c’était un homme sincère et honnête.
Depuis de longues années, elle n’avait jamais existé qu’en référence à son père et à sa famille. Et jusqu’à sa rencontre avec Boone, cet aspect de sa vie ne l’avait jamais dérangée. Elle se demandait à présent qui elle était, qui elle pouvait être.
Marsh la rejoignit, suivi de près par Benita, un plateau de thé glacé et de ******s entre les mains.
— Enchanteur, n’est-ce pas ? déclara-t-il, le sourire car-nassier.
— Oui, acquiesça Jayne. L’endroit est ravissant.
Elle ne devait cependant pas oublier que sa présence ici avait pour but de servir les intérêts de son père. Corbin Marsh était un atout précieux pour un politicien nourrissant de hautes ambitions. Outre sa fortune personnelle, il possé-dait de nombreuses relations à Hollywood, où acteurs et metteurs en scène célèbres exprimaient parfois haut et fort leurs penchants politiques.
Un léger flottement se manifesta dans son estomac. Etre fille de sénateur était une lourde tâche. Si Gus Barrington se lançait un jour dans la course à la présidence — et gagnait —, elle se retrouverait davantage encore sous les feux des mé-dias. Même si l’échéance était encore lointaine, elle avait d’ores et déjà quelques raisons de se faire du mauvais sang.
Marsh lui tendit un verre de thé, qu’elle accepta avec gra-titude.
— Comment une jeune femme aussi charmante, s’enquit-il, peut-elle ainsi passer seule un week-end chez moi ? J’ose imaginer que les prétendants ne manquent pas…
Jayne le gratifia d’un sourire poli.
— Ce Jim qui devait vous accompagner à la soirée, est-ce qu’il, est-ce que vous deux…
— Grands dieux non ! s’empressa-t-elle de répondre. Jim n’est que l’ami d’une amie. Je le connais à peine.
— Il doit bien exister un homme dans votre vie, poursui-vit-il, un sourire entendu sur les lèvres.
Jayne voulut opposer un démenti, mais le rouge lui monta aussitôt au front.
— Je vois que je suis allé trop loin, se reprit-il. Pardonnez-moi si je me suis montré grossier. Simplement, je ne peux pas imaginer qu’une jolie femme telle que vous puisse de-meurer seule.
Il était peu probable qu’il tentât de la séduire, mais avec Corbin Marsh, comment savoir ?
— Je ne suis pas exactement seule, avoua-t-elle.
— Vous m’en voyez heureux. Et aucunement surpris : je crains que votre rougissement ne vous ait trahie. Rencontrer une femme dont le mensonge n’est pas une seconde nature est en soi extrêmement rafraîchissant !
Jayne cherchait une réplique subtile et bien élevée à lui servir pour défendre la cause du sexe dit faible, lorsqu’un rire d’enfant se fit entendre dans le jardin.
Marsh lança un bref coup d’œil vers les portes donnant sur le jardin.
— Préparez-vous à faire la connaissance de mon neveu, annonça-t-il.
— Votre neveu ? s’étonna-t-elle en souriant. Est-ce qu’il vit ici avec vous ?
— Oui. Sa mère est morte, il y a un mois, et j’ai décidé de prendre l’enfant en charge.
— Quelle tristesse… Je veux dire, pour votre sœur.
Marsh haussa les épaules d’un mouvement fataliste, tout en évitant de croiser le regard de Jayne.
— Ma petite sœur m’a toujours causé beaucoup de soucis, expliqua-t-il. Elle était sauvage, inconsciente… Drew est la seule chose qu’elle ait faite de bien dans sa vie.
Paroles dures dans la bouche d’un frère, songea-t-elle. Le rire se rapprocha, accompagné d’un bruit de petits pas sur le dallage.
— Drew ! s’écria une voix exaspérée.
Probablement une nurse. De toute évidence, Corbin Marsh n’était pas du genre à assumer seul la charge d’un enfant. Il ne pouvait donc s’agir que d’une personne engagée à cet effet.
Le producteur se tourna vers son neveu tandis que celui-ci s’élançait par les portes ouvertes. Il s’accroupit pour l’accueillir entre ses bras. Une jeune fille blonde au visage émacié apparut sur le seuil de la maison, la mine contrariée.
— Alors, qu’as-tu appris aujourd’hui ? demanda Marsh, les yeux plongés dans ceux de l’enfant.
— J’ai appris le do et le ré, dit une petite voix fluette. Après, on a regardé une vidéo.
— Comment était le film ?
— Génial ! C’était plein de dragons.
D’un geste de la main, il fit signe à la jeune fille de se reti-rer. Celle-ci obtempéra aussitôt. L’enfant toujours blotti contre lui, il se tourna vers Jayne.
— Drew, nous avons une invitée. Je veux que tu sois très gentil avec elle.
— D’accord, oncle Corbin.
Jayne vit d’abord les cheveux très bruns, puis les joues re-bondies, et lorsque enfin l’enfant lui fit face pour lui offrir un sourire innocent, son verre de thé faillit lui tomber des mains. Mais les événements des derniers jours aidant, elle parvint à ne pas laisser trahir sa surprise.
Fasse le ciel qu’il ne remarque pas mon trouble, pria-t-elle, se sentant pâlir.
— Voici Mlle Barrington, dit Marsh.
Jayne caressa la joue de Drew d’un geste maternel. Sa peau était si douce, si délicate.
— Oublions ce pompeux Mlle Barrington, objecta-t-elle. Pourquoi pas simplement Jayne ?
— Alors ce sera Mlle Jayne, déclara le producteur en se relevant, l’enfant dans les bras. Je veux qu’il apprenne les bonnes manières. Dis bonjour à Mlle Jayne, Drew.
— Bonjour, mademoiselle Jayne, prononça l’enfant d’une voix timide.
— Bonjour Drew. Je suis très heureuse de te rencontrer.
Son cœur menaça d’exploser dans sa poitrine. Le petit garçon dont Marsh prétendait qu’il était son neveu était celui de la photo que Boone lui avait montrée. Le doute n’était pas permis.
Drew n’était autre que Andrew Patterson. 0

 
 

 

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CHAPITRE 11
Doug et Marty refusaient de parler.
Jayne Barrington n’avait pris aucun vol ce jour-là, ce qui ne constituait pas une surprise pour Boone.
Quant au coup de fil passé au sénateur pour lui demander s’il avait des nouvelles de sa fille, il n’avait eu comme effet que de plonger ce dernier dans une nouvelle crise d’anxiété.
Chaque minute qui s’écoulait nouait un peu plus les tri-pes de Boone. S’était-il imaginé qu’en sortant Jayne du bungalow tout serait terminé ? Pauvre imbécile. Il aurait dû savoir que Darryl ne la laisserait jamais partir. Qu’il y au-rait un prix à payer pour l’arrogance et la légèreté dont il avait fait preuve. Une erreur se payait toujours.
Darryl était avec Gurza, et Gurza ne montrait aucun scrupule à tuer quiconque se mettait en travers de son che-min. Boone ne put s’empêcher de songer à Erin Patterson, qui avait fini bourrée de drogue et abandonnée à son sort au fond d’une impasse. Darryl agirait de même avec Jayne, sans le moindre état d’âme.
Del et Shock inspectaient les bars et les halls d’hôtels, lieux privilégiés des rendez-vous d’affaires de Darryl. En ce moment même, les deux hommes opéraient sous la cou-verture de clients ordinaires. S’il leur arrivait quelque chose, Doug et Marty auraient à en assumer les conséquen-ces.
Clint, le second frère de Boone, était depuis peu arrivé à l’hôtel, après avoir pris un vol en début d’après-midi depuis l’Alabama où il résidait. L’hôtel où avait séjourné Jayne avait fourni aux trois frères deux chambres contiguës.
Assis sur le rebord d’un lit, Boone contemplait le sol d’un air soucieux. Dean regardait dehors, debout devant la fenêtre, tandis que Clint faisait les cent pas dans la cham-bre. Pourquoi ne se retrouvaient-ils qu’à l’occasion de va-cances, ou lorsque survenait un problème ?
— D’accord, dit le cadet des Sinclair. Je comprends la situation. Sauf sur un point : pourquoi est-ce nous qui cher-chons cette nana, plutôt que… je ne sais pas, moi, les Mari-nes ou les Bérets Verts ?
Boone leva la tête et observa son frère d’un œil torve.
— Oh. Je vois.
— Tu ne vois rien du tout, grogna-t-il. Je l’ai fourrée dans les ennuis, à moi de l’en sortir.
— Logique, répondit Clint, soucieux de ne pas jeter de l’huile sur le feu.
Clint était un homme de compromis et l’être le plus dé-contracté que Boone eût jamais connu. Au point qu’il lui arrivait parfois de se demander s’ils étaient du même sang.
— Dès que Del et Shock tiendront une piste pouvant nous mener à Darryl, reprit-il, nous frapperons. Dur et fort, il n’y a pas d’autre moyen.
Mais pour le moment, il n’avait d’autre choix que d’attendre que sonne son portable, ou que reviennent les deux agents avec un indice, aussi léger fût-il.
Un mauvais pressentiment lui disait que sans lui, la fille du sénateur Barrington ne survivrait pas à la nuit.
*
* *
Jayne prenait son mal en patience, sachant que se précipi-ter au téléphone juste après avoir rencontré Drew serait une erreur. Elle attendit. Une heure. Puis deux. Prétextant que les nuits étaient fraîches et qu’elle avait besoin d’un pull, elle se rendit dans la chambre bleue, récupéra son sac dans le tiroir du bas de la coiffeuse, en sortit la carte que lui avait remis Boone et la glissa dans la poche de sa robe, avant d’enfiler par-dessus un cardigan blanc.
Puis elle reprit son attente et sa conversation avec Marsh. Ils parlèrent des films qu’il avait produits, des livres qu’ils avaient lus et de Drew. Longuement. Jayne tenta de trouver une explication rationnelle au mensonge de son hôte quant à son lien de parenté avec l’enfant. Il semblait du reste lui vouer une réelle affection. Travaillait-il pour l’homme que recherchait Boone ? Etaient-ils associés ? Elle voulait croire qu’il existait une raison innocente à la pré-sence ici du petit garçon, mais n’en trouva point.
Marsh la laissa enfin pour, expliqua-t-il, passer quelques coups de fil urgents depuis son bureau. Jayne l’interpella au moment où il quittait la pièce.
— Lorsque vous en aurez terminé, verriez-vous un in-convénient à ce que j’emprunte votre téléphone ? Il faut vraiment que j’appelle mon père.
— Mais bien sûr, Jayne.
L’accompagnant jusqu’à la bibliothèque, il lui indiqua l’emplacement de l’appareil, précisant qu’il était branché sur une ligne indépendante. Il quitta ensuite la pièce, non sans laisser la porte entrebâillée de quelques centimètres.
Plutôt que de composer le numéro de Boone, Jayne ap-pela directement le bureau de son père, priant pour qu’il s’y trouvât à cette heure. Dès la première sonnerie, le sénateur décrocha en grognant.
— Allô ?
— Papa ?
— Jayne ! Pour l’amour du ciel, ma colombe, où es-tu ? Je me suis fait un sang d’encre. Quelqu’un m’a appelé…
— Je vais bien, l’interrompit-elle. J’ai décidé de passer quelques jours dans la résidence secondaire de Corbin Marsh. Il m’a invitée, et j’ai pensé que je pourrais y termi-ner le travail pour lequel je suis venue en Arizona.
Un silence s’établit sur la ligne. Lorsque son père mar-quait de longues pauses, ce n’était pas bon signe. Il rassem-blait ses pensées, tentait de trouver une réponse calme et sensée.
— Ne crois-tu pas que tu aurais pu au moins prévenir quelqu’un ?
— J’ai appelé Pamela hier soir pour lui faire part de mes intentions, expliqua-t-elle.
— Oh, bien sûr, soupira le sénateur. Pamela. J’aurais dû l’appeler, mais j’ai eu la faiblesse d’imaginer qu’en quittant ton hôtel, tu nous aurais dit où tu allais, à ta mère ou à moi.
Sa voix se faisait plus tendue à chaque mot.
— Je suis désolée, répondit-elle. Avec tout ce qui s’est passé, je n’ai pas l’esprit très clair. Je n’avais pas l’intention de vous inquiéter.
Corbin Marsh l’avait appelée tard, la veille, et elle était partie très tôt.
Un long silence gêné suivit ses explications.
— Jayne, reprit enfin le sénateur, la voix grave, es-tu dans cette maison avec Marsh sans chaperon ?
Elle esquissa un sourire.
— A peu près, oui. Son neveu vit ici, et j’ai croisé quatre domestiques en résidence. Mais il doit y en avoir plus.
Du coin de l’œil, elle vit s’ouvrir la porte de la biblio-thèque. Corbin Marsh glissa la tête et lui sourit. Jayne se tourna vers lui.
— M’autorisez-vous à saluer le sénateur ? demanda-t-il en pénétrant dans la pièce. Je voudrais par la même occa-sion l’assurer que sa fille est entre de bonnes mains.
— Bien sûr. Papa, Corbin Marsh souhaiterait te dire bon-jour.
Après quelques échanges cordiaux, le producteur invita le sénateur et son épouse à venir lui rendre visite dans sa propriété de l’Arizona. Puis il tendit à Jayne le combiné.
— Papa ?
La porte de la bibliothèque se referma derrière elle. Elle se demanda jusqu’à quel point elle pouvait se confier à son père. S’il apprenait qu’elle avait mis les pieds dans quelque chose de scabreux, voire dangereux, il l’enjoindrait de quit-ter immédiatement les lieux. Et si elle refusait, il enverrait l’armée la chercher.
— Je t’aime, se *******a-t-elle d’ajouter.
— Moi aussi je t’aime, ma colombe.
Jayne raccrocha, sortit la carte de Boone de sa poche et composa le numéro. La voix du détective résonna, sèche, au bout du fil :
— Sinclair.
— Boone ? dit-elle à voix basse, les yeux rivés sur la porte.
— Jayne ! Où es-tu ? J’étais mort d’inquiétude.
— Ecoute-moi. L’enfant est ici. Andrew Patterson est ici.
Un moment de silence suivit.
— Chérie, où es-tu ?
— A la résidence de Corbin Marsh. Là où Jim et moi nous rendions l’autre soir.
Elle baissa un peu plus la voix :
— Marsh prétend qu’Andrew est son neveu.
— O.K., dit Boone d’un ton calme et posé. Tu sors de là. Maintenant.
— Non.
— Trouve une excuse, n’importe laquelle, et sors de cette maison tout de suite !
— Non, répéta-t-elle.
— Comment cela, non ?
Jayne ne quitta pas la porte des yeux, craignant le retour de Marsh ou l’oreille indiscrète d’un domestique. Si son hôte avait souhaité parler à son père, c’était dans le dessein de vérifier son histoire, elle en était certaine. Eût-il agi de la sorte s’il avait eu la conscience tranquille ?
— Je ne partirai pas d’ici sans l’enfant, chuchota-t-elle.
— Jayne…
La voix de Boone trahissait sa lutte intérieure pour gar-der son sang-froid.
— Quitte cet endroit tant que c’est encore possible. Je m’occuperai du gosse. Je te le promets.
— Pas question de partir en laissant Drew derrière moi.
Un soupir découragé se fit entendre sur la ligne.
— N’insiste pas, ajouta-t-elle. Tu en ferais autant à ma place.
— C’est différent.
— Je ne vois pas en quoi.
— Tu me mets de nouveau des bâtons dans les roues, s’irrita-t-il. Tout ce que tu as à faire est de franchir le seuil de cette maison. Je n’ai pas besoin d’un deuxième enfant à sauver !
— Un deuxième enfant ? répéta-t-elle, indignée. Com-ment oses-tu ? Oh, tu me tapes sur les nerfs, tu sais cela ? Tu me…
Un mouvement furtif dans le couloir attira soudain son attention. Quelqu’un l’épiait. Marsh ?
— Jayne, attends…, reprit Boone.
— Tu me rends folle, reprit-elle d’une voix radoucie.
— Nom de nom ! grogna-t-il. Je te rejoins aussi vite que je peux. Promets-moi d’être prudente.
La porte s’ouvrit de nouveau sur Marsh, qui s’avança vers elle dans la bibliothèque. Qu’avait-il entendu ? Certai-nement assez, en tout cas, pour savoir qu’elle ne parlait plus à son père.
— J’espère que je n’abuse pas, dit-elle en écartant le combiné de son oreille. J’avais un second coup de fil à donner.
— Cette maison est la vôtre, déclara-t-il. S’agit-il du pe-tit ami dont vous avez refusé de me parler tout à l’heure ?
La question était accompagnée d’un large sourire.
— Jayne, souffla Boone à l’autre bout du fil. Est-ce lui ?
— Oui, répondit-elle à l’intention des deux hommes.
— Est-ce qu’il se trouve en Arizona ? s’enquit Marsh.
Jayne acquiesça d’un hochement de tête.
— Alors vous devez l’inviter à nous rejoindre pour le week-end. Je déteste l’idée qu’une femme aussi belle puisse souffrir d’être éloignée de celui qu’elle aime.
— Jayne, bon sang, parle-moi ! chuchota Boone.
— C’est si gentil à vous, dit-elle, avant de s’adresser de nouveau à son interlocuteur : Chéri, M. Marsh t’invite à passer le week-end avec nous.
— Parfait. J’arrive. Où se trouve la maison exactement ?
— Sacré bon Dieu de tête de mule ! grommelait Boone entre ses dents, le visage tourné vers la vitre de la voiture.
Le paysage sauvage et désolé se fondait dans l’obscurité. Seuls les feux du véhicule de location de Dean trouaient la nuit, et ceux du pick-up délabré de Clint, juste derrière.
— Elle doit être sortie, à l’heure qu’il est.
— C’est la troisième fois que tu me dis cela, observa Dean d’une voix tranquille.
— Accélère donc ! pressa Boone. Nous avançons à la vi-tesse d’un escargot !
Dean jeta un œil au compteur de vitesse.
— Je conduis prudemment. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je ne t’ai pas confié le volant… Ecoute, Boone. Ne sois pas trop dur avec elle. Tu n’aurais pas agi différemment si tu avais été à sa place.
— Je ne suis pas exactement un amateur, et tu le sais fort bien. Jayne est en train de tout mettre en péril…
Elle se mettait surtout en danger, ce qui l’empêchait de se concentrer sur sa mission.
— J’ai maintenant deux personnes à sortir de là, au lieu d’une.
— N’oublie pas, quand même, que c’est grâce à elle que tu peux entrer dans la résidence.
Son passager émit un grognement inintelligible.
Dean éclata de rire :
— Tu as vraiment l’air de l’adorer !
— Ce n’est qu’une…
Boone s’interrompit, puis, haussant les épaules :
— C’est une fille bien.
— Une fille bien ? insista Dean.
— Peut-être un peu plus qu’une fille bien, concéda-t-il.
— Ne perds quand même pas de vue le but de ta mission, lui rappela Dean d’un ton grave. Ne te laisse pas distraire.
— Qui, moi ?
Pour autant qu’il s’en souvenait, Dean avait toujours été celui qui veillait sur la fratrie. Non pour pallier un manque d’amour de la part de leurs parents, mais parce qu’empêtrés dans leur propre vie, ceux-ci étaient peu à peu devenus négligents. Lors des anniversaires, c’était Dean qui prépa-rait le gâteau avec les bougies, c’est aussi lui qui leur faisait la lecture le soir avant qu’ils ne s’endorment…
Boone, Clint et leur petite sœur, Shea, avaient trouvé en lui une sorte de substitut de père et de mère. Oh, le père savait se montrer brillant lorsqu’il parlait de justice et de droit, ce qui était sans doute à l’origine des vocations de Boone et de Dean. Mais c’était Dean qui assumait le rôle qu’il aurait dû tenir dans la famille.
— De combien de temps as-tu besoin ?
— Je l’ignore. Ce que je sais, en revanche, c’est que je ne veux pas vous voir débarquer l’arme au poing avec Jayne et le gosse à l’intérieur. Je tenterai de les sortir de là en douceur.
— Si l’enfant a vraiment été enlevé, la tâche ne sera pas facile.
Boone regarda le paysage caillouteux défiler d’un œil absent.
— Je sais. J’ai besoin d’une journée. Peut-être deux.
— Nous nous tiendrons à proximité, et rappelle-toi, tu disposes de trois moyens pour nous faire signe le moment venu.
Un carrefour se présenta devant eux. Dean rangea le vé-hicule juste avant, et Clint en fit autant derrière eux. Au moment où Boone descendit de la voiture de location, Clint s’était déjà approché et lui lançait les clés de son pick-up.
— Bonne chance, dit-il d’une voix tranquille.
Jayne entendit le ronronnement de moteur bien avant que le véhicule ne se fût arrêté devant la porte d’entrée. Le bruit était impossible à ignorer. Un crachotement de pot d’échappement, puis le couinement métallique d’une por-tière.
Elle savait que c’était Boone. Ce qui ne l’empêcha pas de sursauter lorsque retentit la sonnette d’entrée. Marsh s’en aperçut, et se leva en lui adressant un sourire complice.
— Impatiente ?
Elle hocha la tête. Le producteur ne s’était heureusement pas enquis du nom de son « fiancé ».
Comment s’appellerait-il aujourd’hui ? Boone Tex, Ri-chard Sinclair ?
Accompagnant Marsh jusqu’à l’entrée, elle se posta der-rière lui lorsqu’il ouvrit la porte.
Boone ne semblait pas de bonne humeur, et la crosse de son colt dépassait de sa ceinture. Avait-il seulement poussé le cran de sécurité ?
Lorsque son regard se posa sur Jayne par-dessus l’épaule du producteur, son visage se détendit. Marsh lui ouvrit grand la porte et l’invita à entrer.
— Chérie…
— Booboo, susurra-t-elle.
Il inclina la tête et plissa un œil noir.
Eh quoi ? Comment était-elle censée l’appeler si elle ignorait le nom qu’il avait décidé d’adopter ? Il semblait plus grand que jamais, plus mauvais et plus dur, avec son menton mal rasé et ses cheveux longs. Jamais elle n’avait été aussi heureuse de le voir.
Daignant à peine saluer le producteur, Boone passa de-vant lui sans quitter la jeune femme des yeux.
— Toujours fâchée ? s’enquit-il d’une voix rugueuse.
— Un tout petit peu, minauda-t-elle, avant de se lever sur la pointe des pieds pour l’embrasser.
Le baiser fut tendre et sucré, jusqu’à ce qu’il saisît des dents sa lèvre inférieure et la mordît ! S’il ne lui fit aucun mal, l’admonestation que contenait le geste était sans équi-voque. Boone s’écarta d’elle, puis, après un dernier regard lourd de reproches, se tourna vers Marsh en souriant.
— Boone Sinclair, dit-il en lui tendant la main. Merci de votre invitation.
— Corbin Marsh. Ravi de vous accueillir ici… Même s’il me faut avouer que je me faisais une tout autre image de vous.
Tout en échangeant les politesses d’usage, le maître des lieux n’avait cessé d’étudier son invité, une lueur amusée dans le regard.
— Je m’en doute, répondit Boone.
Marsh désigna du doigt le revolver glissé dans sa cein-ture.
— Je me vois obligé de vous demander de me confier ceci. J’éprouve une grande aversion pour les armes à feu. Elles ne sont pas autorisées dans cette maison.
Il leva une main, et Harvey apparut sans un bruit.
— Harvey, mettez donc l’arme de M. Sinclair en lieu sûr, s’il vous plaît. Nous sommes tous amis, ici.
Jayne se demanda comment les choses tourneraient si Boone s’avisait de refuser. Un lourd silence s’établit, pen-dant lequel chacun attendit.
Le détective tendit enfin son colt. A contrecœur.
— Après cela, ajouta Marsh à l’intention du domestique, vous vous occuperez de ses bagages.
Il se tourna vers Boone.
— Je suppose que vous avez des bagages.
— Bien sûr.
— Donnez-lui la chambre verte.
Après un bref hochement de tête, Harvey se retira en si-lence, l’arme à la main.
— Possédez-vous un permis pour cet engin, M. Sinclair ?
Sans un sourire, Boone fixa son hôte droit dans les yeux.
— Oui.
Le producteur semblait beaucoup s’amuser. Jayne ne pouvait le lui reprocher. Aucune personne la connaissant n’accepterait de voir en cet homme son petit ami. Ce qu’il n’était pas, du reste. Il était son amant — ou l’avait été. Il était également son allié, et si elle s’y prenait bien, le reste-rait à jamais. Mais ils étaient aussi différents l’un de l’autre que l’étaient le jour et la nuit, et cela n’avait pas échappé à Marsh.
— Notre hôte a tenu à ce que nous t’attendions pour dî-ner, annonça-t-elle en glissant son bras sous le sien. Est-ce que tu as faim ?
— Oui, dit-il. Je meurs de faim.
Tout en les précédant vers la salle à manger, Marsh lui adressa un coup d’œil par-dessus son épaule.
— Le sénateur vous connaît-il, Boone ?
— Non. Je ne l’ai pas encore rencontré.
— Je crois qu’il ne serait pas inutile que je l’y prépare en douceur, observa Jayne en pressant gentiment le bras de son cavalier.
Marsh éclata de rire.
— C’est également mon avis !
Boone posa une main sur l’épaule de la jeune femme et la lui pinça. Elle poussa un petit cri. Leur hôte se retourna.
— Arrête ! siffla-t-elle.
Il se *******a de sourire.
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CHAPITRE 12

Boone ignorait comment et pourquoi Corbin Marsh était en relation avec Joaquin Gurza. Il se renversa dans l’élégant canapé blanc du séjour, une bière à la main, tandis que Jayne et Marsh sirotaient chacun un verre de vin. Elle l’avait finalement obtenu, son maudit merlot.
La jeune femme se tenait assise à côté de lui, près mais pas trop, peinant à réprimer sa nervosité. De temps à autre, elle accomplissait un geste inattendu, comme de le regarder en se mordant la lèvre inférieure, ou de glisser une main sur son genou. Jayne Barrington se révélait une comédienne hors pair.
A plusieurs reprises, il sentit posé sur lui le regard inter-rogateur de Marsh. Parce que l’idée d’un couple Jayne Barrington-Boone Sinclair avait quelque chose de grotes-que ? Ou parce qu’il suspectait que cette invraisemblance cachait autre chose ?
Des pas résonnèrent dans le couloir, puis l’enfant appa-rut, la main dans celle d’une frêle jeune fille. Frais sorti du bain, il était vêtu d’un pyjama bariolé.
Le cœur de Boone s’arrêta. Il s’agissait bien d’Andrew Patterson.
Un sourire éclaira le visage de Marsh, tandis qu’il faisait signe au petit garçon de s’approcher. La nurse attendit sans un mot sous l’arcade de la porte.
— Prêt pour le lit, à ce que je vois, dit-il en l’accueillant entre ses bras. Il est déjà bien tard…
— J’ai regardé un film, oncle Corbin.
— Encore un ? Cela fait deux aujourd’hui.
— Mlle Lacey a dit que je pouvais, dit l’enfant en se tournant vers la jeune fille.
Marsh adressa un bref coup d’œil à Jayne, le visage rayonnant de fierté.
— Il adore le cinéma, expliqua-t-il, tant qu’il y trouve beaucoup de musique et d’action. Je crains cependant que même les meilleurs dialogues n’aient sur lui un effet sopo-rifique. Oh, je suis sûr qu’en grandissant il en viendra à apprécier tous les aspects du 7e art. Ce petit deviendra un grand metteur en scène.
Boone observa la scène, tandis qu’Andrew se juchait sur le genou du producteur et l’embrassait sur la joue. Son estomac se noua. Ce n’était pas exactement ce qu’il s’était attendu à trouver.
— Bonne nuit, oncle Corbin.
— Dis également bonne nuit à Mlle Jayne, dit-il d’une voix douce.
L’enfant remit le pied au sol et s’avança vers le canapé.
— Bonne nuit, mademoiselle Jayne, murmura-t-il, tout en clignant des yeux vers Boone d’un air apeuré.
Incroyable. Le gosse aimait les gangsters au cinéma et avait peur de l’homme qui était venu le sauver. La suite promettait, se dit Boone.
— Bonne nuit, Drew, répondit Jayne en souriant. Me donneras-tu un baiser, à moi aussi ?
Le petit garçon s’approcha, tout en se tenant à distance respectable du détective. Sa grande taille effrayait parfois les enfants, il le savait. De même que ses longs cheveux… Et peut-être aussi ses sourcils froncés.
Drew grimpa sur les genoux de Jayne pour l’embrasser. Elle referma les bras dans son dos, puis, la joue appuyée contre celle de l’enfant, tourna la tête.
— Drew, je te présente mon grand ami, Boone. Mais tu peux l’appeler oncle Booboo.
L’enfant se cacha la bouche d’une main et se mit à glousser.
— Je sais, soupira-t-elle. Drôle de nom, n’est-ce pas ?
Drew hocha la tête, et son regard se posa sans ciller sur son voisin. Jayne le serra contre son sein, tout en lui cares-sant le dos d’une main maternelle. A ce spectacle, une boule se forma dans la gorge de Boone. Un jour, songea-t-il avec émotion, elle aurait ses propres enfants, les tiendrait exactement de la même manière…
— Allons, intervint Marsh, il est l’heure d’aller se cou-cher, Drew. Tu as eu une longue journée.
— Et moi, demanda Boone avec un sourire, on ne m’embrasse pas ?
Drew secoua la tête, avant de descendre des genoux de Jayne, la mine sérieuse.
— Bonne nuit, oncle Booboo, dit-il avant de courir vers la porte en étouffant un nouveau gloussement.
— Même un enfant sait que Booboo est un surnom ridi-cule, maugréa-t-il.
— Je trouve cela très mignon, au contraire.
Il soupira, résistant à une irrésistible envie de la saisir par les épaules et de lui prodiguer le genre de baiser dont elle avait besoin. Impérieux et profond. Mais il devait aussi la remercier. Grâce à elle, les appréhensions de Drew dispa-raîtraient très vite. Qui pouvait avoir peur d’un homme qui autorisait les gens à l’appeler Booboo ?
Posant de côté son verre à peine entamé, Jayne se leva.
— Pour moi aussi la journée a été longue, soupira-t-elle. J’ai besoin d’aller me coucher.
Boone se leva à son tour, prêt à accompagner la jeune femme jusqu’à sa chambre.
— Je vous en prie, l’arrêta Marsh d’un ton cérémonieux. Restez donc encore un peu. Nous nous connaissons à peine, et j’aimerais que nous fassions plus ample connaissance. Rien que vous et moi.
Jayne s’éleva sur la pointe des pieds et offrit un baiser furtif au détective.
— Je suis dans l’aile nord, chuchota-t-elle, troisième porte sur la droite.
Marsh avait probablement entendu, mais quelle impor-tance ? Il s’imaginerait qu’elle lui indiquait l’emplacement de sa chambre pour des raisons tout autres que celles qu’elle avait probablement en tête.
Dès que Jayne eut disparu, le sourire du producteur s’effaça. Boone reprit sa place sur le canapé blanc.
— Alors, que faites-vous dans la vie ? demanda-t-il sans préambule. Je suppose que vous avez une profession.
Si, comme il le suspectait, Gurza possédait d’influentes relations, il lui fallait choisir ses mensonges avec la plus grande prudence.
— Je suis détective privé.
Marsh haussa les sourcils.
— Ici en Arizona ?
— Mon bureau se trouve à Birmingham en Alabama.
— Est-ce par ce biais que vous avez rencontré Jayne ? Je veux dire, dans le cadre de votre travail ?
— Non, répondit-il en inclinant légèrement la tête.
— Puis-je vous demander comment vous avez fait connaissance ?
— Juste comme ça, dit Boone en haussant les épaules.
Marsh ouvrit la bouche pour poursuivre, mais Boone lui brûla la politesse.
— Que désirez-vous savoir encore ? Si mes intentions sont honorables ? Je vais vous faire gagner du temps : ce ne sont pas vos oignons.
Le producteur se renversa dans son fauteuil, bouffi de suffisance dans son informe tenue beige et ses sandales.
— Vous ne me ferez pas avaler ça, répliqua-t-il.
Le cœur de Boone s’emballa.
— Avaler quoi ?
— Vous et elle… Ça ne colle pas. Je connais les gens. Certes, la chimie est là, mais en ce qui concerne les caractè-res et les motivations, vous formez un couple plutôt boi-teux. Qui êtes-vous ? Son garde du corps ? Travaillez-vous pour le sénateur ?
Boone esquissa un sourire.
— Non, je ne travaille pas pour le sénateur. Vous faut-il une preuve, avant que je rejoigne ma dulcinée dans son lit ? Vous voulez quelque chose de concret pour vous convain-cre que nous sommes un vrai couple ? Très bien. Elle a une tache de naissance sur le cul, de la forme de la Floride mais inversée. Est-ce que cela vous convient ?
Le visage de son interlocuteur se durcit.
— Intéressant… Mais difficile à vérifier.
— Demandez-lui si cette tache existe vraiment, dit-il d’un ton nonchalant. Oh, elle ne vous répondra pas. Mais elle se mettra immédiatement à rougir.
Redressant le buste, Marsh scruta le visage de Boone comme un entomologiste étudiant une fourmi. Apparem-ment, il n’était toujours pas convaincu.
— Qu’est-ce que vous lui trouvez ? demanda-t-il. Un homme comme vous, j’imagine que vous aimez les femmes un peu plus… terriennes ?
Le sourire de Boone se figea.
— Vous avez des yeux pour voir, n’est-ce pas ? Il ne lui manque rien. Jayne est belle, ouverte, chaleureuse. C’est une fille bien.
Lui ou Gurza pouvaient toujours chercher la petite bête mais c’était la vérité.
— En connaissez-vous beaucoup dans son genre ? reprit-il. Je veux parler des êtres droits et honnêtes. Jayne ne se comporte pas avec droiture parce que c’est ce que l’on attend d’elle. Elle le fait parce qu’elle est née ainsi. Pour ma part, j’en connais bien peu qui lui arrivent à la cheville.
Il serra les mâchoires. Jusqu’à présent, il n’avait rien dit qui ne fût vrai.
— Mais encore une fois, ajouta-t-il, le regard dur, mes sentiments pour elle ne vous regardent pas… Pourquoi toutes ces questions ? Auriez-vous des vues sur elle, par hasard ?
— Bien sûr que non !
— Cela vaudrait mieux. Elle est à moi. Que je vous sur-prenne à la regarder d’une façon qui me déplaise, et je vous botte les fesses avant de l’emmener loin d’ici.
Marsh se détendit soudain. Il avalait la couleuvre. Au moins pour le moment.
— Eh bien ! soupira-t-il. On prétend que les contraires s’attirent. Vous devez en être la preuve vivante.
Boone déplia son grand corps et se leva du canapé. Tout en souhaitant que, devant son impatience affichée de re-trouver Jayne, Marsh pensât qu’il obéissait à une raison des plus… terriennes.
*
* *
Dès qu’elle entendit les petits coups frappés sur la porte, Jayne l’ouvrit et tira Boone à l’intérieur de la chambre d’un geste brusque.
— Qu’allons-nous…
La saisissant par le poignet, il la plaqua contre son torse et l’embrassa. Elle connaissait ce baiser. C’était celui de la catégorie « tais-toi ».
Il écarta lentement son visage, puis, sans lui laisser le temps de reprendre son souffle, lui intima le silence d’un index sur la bouche.
Laissant tomber son sac de marin, il referma la porte der-rière lui avant de parcourir la pièce du regard. Il cherchait quelque chose.
— Tu évolues dans un milieu intéressant, chérie…
Un genou posé au sol, il inspecta de la main le dessous d’une petite table placée près de la porte.
— C’est une drôle de maison, si tu veux mon avis.
— Oui, répondit-elle, saisissant immédiatement ce qu’il avait en tête.
Mais pourquoi Corbin Marsh aurait-il placé des micros dans les chambres de ses hôtes ? Et pourquoi prétendait-il qu’Andrew était son neveu ?
— Je suis heureuse que tu sois venu, ajouta-t-elle d’une voix tendre.
— Comme si tu pouvais me tenir éloigné longtemps de toi !
Il poursuivit sa fouille, tout en entretenant la conversa-tion. Jayne se triturait les pouces. Quel sujet innocent pou-vaient-ils aborder ? Ils n’allaient tout de même pas parler de la météo du lendemain !
— Je craignais que tu m’en veuilles, minauda-t-elle. Tu sais, après ce que je t’ai dit la dernière fois.
Boone lui lança une œillade ironique.
— Tu veux toujours que je me coupe les cheveux ? per-sifla-t-il.
S’accroupissant à côté du lit, il pencha la tête et examina longuement le sommier et les montants.
— Non.
Il se releva, s’approcha de la fenêtre, glissa un doigt au-tour du cadre.
— Ils me plaisent tels qu’ils sont, ajouta-t-elle. C’est une coiffure — si on peut appeler cela une coiffure — peut-être passée de mode, mais cela te va bien.
Il lui était impossible d’imaginer Boone la nuque déga-gée, en costume et soucieux des bonnes manières. Elle l’aimait tel qu’il était. Sauvage, impulsif… et noble.
Il ne laissa rien au hasard, explorant le dessous de cha-que meuble, la moindre fissure.
— J’ai vu que tu as laissé à l’hôtel le T-shirt que je t’avais acheté… Essayais-tu de me dire quelque chose en l’abandonnant ainsi derrière toi ?
Elle soupira. Elle l’avait porté pour dormir afin de garder son odeur près d’elle, alors qu’elle disposait de sa propre chemise de nuit. Persuadée le lendemain matin que plus jamais elle ne le reverrait, elle avait alors jugé stupide, inutile et douloureux de conserver le moindre souvenir de lui, une fois partie de l’hôtel.
— Je devais être un peu en colère, reconnut-elle.
— Je l’ai apporté avec moi, déclara-t-il, le dos tourné.
— Cela me fait plaisir.
Malgré sa fouille minutieuse, il n’avait toujours rien trouvé.
— Je ne parviens pas à croire que tu m’aies appelé Boo-boo devant des étrangers, reprit-il en secouant lentement la tête. Je t’avais pourtant prévenue de ce qui t’attendait si tu m’affublais une nouvelle fois de ce surnom ridicule.
— Des représailles…
— Exactement.
Il se coucha sur le sol pour scruter le dessous de la table de chevet, puis se redressa soudain en hochant la tête. Tournant les yeux vers Jayne, il tapota son oreille de l’index. Ils étaient écoutés.
— Drew avait peur de toi, répondit-elle. Si tu lui avais souri au lieu de lui faire les gros yeux, je n’aurais pas eu à utiliser ce recours.
— Je n’ai pas fait les gros yeux.
Il se releva et s’approcha d’elle. Saisissant son visage entre ses deux mains, il plongea son regard dans le sien, la mine consternée.
— Tu me rends dingue, chuchota-t-il. Pourquoi ne m’as-tu pas contacté pour me dire où tu te rendais, avant de quit-ter Flagstaff ?
— J’avais besoin de prendre le large.
C’était la vérité, et peu importaient les oreilles indiscrè-tes.
— Viens, dit-il en l’attrapant par la main. J’ai grand be-soin d’une douche.
Saisissant son sac au passage, il l’emmena vers la salle de bains.
— Il n’y a pas de douche, annonça-t-elle. Juste une bai-gnoire à remous.
— Parfait.
Sitôt qu’ils furent dans la petite pièce, la porte refermée derrière eux, il examina rapidement les emplacements éven-tuels de micros, sans en trouver un seul. S’asseyant ensuite sur le rebord de la baignoire, il tourna le robinet, puis fit asseoir Jayne à côté de lui.
— Tu aurais dû partir d’ici au moment où je te le disais, chuchota-t-il, la bouche contre son oreille.
— Je ne le pouvais pas, répondit-elle sur le même ton.
Ne comprenait-il pas qu’il lui était impossible d’abandonner l’enfant ? En outre, un départ précipité eut éveillé les soupçons de Marsh, qui aurait très bien pu alors décider d’emmener Drew ailleurs, anéantissant ainsi tous leurs espoirs.
— Et toi, répliqua-t-elle, pourquoi t’afficher avec cette arme bien en évidence à ta ceinture ?
— Ils l’auraient découverte, de toute façon. Et vu l’identité sous laquelle je me suis présenté, j’ai jugé plus indiqué de ne pas chercher à la dissimuler…
Il la regarda avec intensité, avant de lâcher un long soupir.
— Je ne parviens toujours pas à croire que tu ne sois pas partie quand je te le demandais.
— Boone…
— Nous en reparlerons plus tard, coupa-t-il. Lorsque nous aurons quitté cette maison.
La baignoire était à présent presque pleine. Il enclencha le système de remous, accentuant ainsi les gargouillis qui résonnaient dans la pièce.
— Où est la chambre du petit ?
— Dans l’aile sud, je crois.
— Tu n’en sais pas plus ?
— Désolée. Je n’ai jamais mis les pieds dans cette partie de la maison. Mais j’ai cru comprendre que Marsh y avait son bureau et ses appartements. J’en ai déduit que la cham-bre de l’enfant s’y trouvait également.
— Nous vérifierons cela demain.
Jayne sentit son cœur flancher.
— Combien de temps tout cela prendra-t-il ?
— Deux jours, peut-être, murmura-t-il. Tu comprendras qu’il ne m’était pas possible de débarquer ici en force et d’en ressortir à coups de revolver. Pas avec toi et l’enfant entre mes jambes.
Elle s’appuya d’une main sur son épaule.
— Parce que je suis encore entre tes jambes, n’est-ce pas ?
Il hésita un instant, puis glissa un bras tendre, possessif, autour de sa taille.
— Oui. Mais sans ta découverte, je serais toujours au point mort. Merci.
Ses maxillaires étaient crispés, et les veines apparais-saient sur les muscles tendus de son cou.
— Je me suis fait du mauvais sang en ne te trouvant pas à l’hôtel. Que t’est-il passé par la tête ? Partir ainsi sans en avertir personne !
— J’en ai parlé à Pamela.
— C’est à Dean que tu aurais dû en parler. Ou à ton père, ou… à moi.
— Je sais. Mais tout s’est passé si vite. J’avais juste be-soin d’un peu de temps pour réfléchir.
Ils s’étaient déjà fait leurs adieux à ce moment-là, et elle était loin d’imaginer qu’il voulait être tenu informé de ses mouvements. En outre, jamais elle ne se serait attendue à trouver Drew Patterson ici.
— Tu n’as pas à t’inquiéter à mon sujet.
— M’inquiéter à ton sujet est devenu une habitude.
Tandis que les remous prodiguaient leur bruyant clapotis, Jayne s’interrogea. Son inquiétude semblait le plonger dans un abîme de perplexité. Tenait-il plus à elle qu’il ne voulait l’admettre ?
Il était grand temps de changer de sujet.
— Pour un homme qui s’est fait une spécialité de retrou-ver les enfants disparus, dit-elle en souriant, tu n’es pas très adroit avec eux. Tu l’as vraiment regardé d’un œil méchant.
— C’est faux, protesta-t-il sans conviction.
— Hm-hm ! Un petit peu quand même.
Boone se rapprocha d’elle, si près qu’elle sentit son souffle sur son cou.
— Ceux que je recherche sont généralement plus âgés, confia-t-il à voix basse. Des fugueurs, dans la plupart des cas.
Jayne frotta le nez contre son cou. Il s’écarta, ferma les robinets, puis secoua la tête, l’index sur les lèvres.
— Prendras-tu un bain avec moi, chérie ? demanda-t-il, accompagnant sa proposition d’un clin d’œil.
— Je… je ne préfère pas.
Voyant qu’il se relevait et ôtait son T-shirt, Jayne dé-tourna les yeux. Il était ici en mission. Ensuite les murs avaient des oreilles. Enfin, il ne lui avait jamais promis qu’une seule nuit.
— Je vais me changer pour me mettre au lit, annonça-t-elle en se relevant à son tour.
A peine eut-elle fait un pas que Boone glissait les bras autour de sa taille et l’attirait à lui d’un geste brusque.
— Tu es incroyable, murmura-t-il, presque dans un sou-pir. N’oublie pas qu’il nous écoute. Sois prudente.
En quittant la salle de bains, Boone trouva Jayne assise sur le lit, vêtue d’une sage chemise de nuit en coton blanc, très collet monté… et paradoxalement sexy en diable. La fille du sénateur Barrington ne pouvait cacher l’intense séduction qui émanait d’elle, même sous les vêtements les moins attirants.
Mais lorsque ses grands yeux verts se posèrent sur lui, il y lut une peur qui lui rappelait que le monde où elle vivait en ce moment n’était pas le sien.
Et en plus elle ignorait tout de la terrible menace qu’avait laissée Darryl derrière lui : le couteau planté dans sa combinaison de soie. Il décida de ne pas lui en parler, du moins pas avant qu’ils n’aient quitté cette maison. Elle avait suffisamment de sujets de préoccupation, et sa vie était toujours en péril.
Leur vie était en péril.
Pour ménager la pudeur de Jayne, Boone avait enfilé un caleçon bleu marine.
— Tu es nu, observa-t-elle.
— Non, je ne le suis pas. Pas vraiment.
Passant la langue sur la lèvre inférieure, elle inclina légè-rement la tête.
— Ta chambre est de l’autre côté du couloir.
Boone prit place sur le bord du lit. Je ne te laisserai pas seule ici, prononça-t-il silencieusement. Elle acquiesça d’un hochement du menton.
— Je préférerais rester avec toi, dit-il à l’intention du micro dissimulé sous la table de nuit.
— D’accord, répondit-elle en l’invitant à le rejoindre dans le lit. Mais je te préviens, j’ai la migraine.
Il haussa les sourcils, tout en se faufilant entre les draps.
— La migraine ?
— Oui. Tu peux me… tenir dans tes bras, si tu veux.
Il crut d’abord à une manœuvre de diversion, mais au moment où il s’allongea, elle posa doucement sa tête sur son épaule avant de chuchoter :
— Je ne peux pas faire semblant. Pas maintenant…
Fort bien. Du reste, lui-même se trouvait être dans la même disposition d’esprit.
Quand donc les choses étaient-elles devenues compli-quées ? La réponse était claire : dès le moment où il avait pris Jayne en chasse dans la nuit, déterminé à assurer sa sécurité.
Dès qu’il aurait libéré l’enfant et l’aurait rendu à ses grands-parents, alors, et seulement alors il s’attacherait à résoudre le problème Jayne Barrington.
Le problème… Pourquoi lui coûtait-il autant d’appeler les choses par leur nom ? Qu’il le voulût ou non, ils étaient liés par une relation sentimentale.
Non. Le temps lui manquait pour une idylle. Les femmes venaient et disparaissaient, mais son travail était sa vie. Il n’y existait aucune place pour une femme qui exigerait à la fois attention et engagement. Jusqu’à ce que ce cauchemar prît fin, il ne dévierait pas du chemin qu’il s’était tracé.
— Boone ?
Jayne était lovée contre lui.
— Qu’allons-nous faire ? Je veux dire, quand nous se-rons sortis d’ici.
Elle avait parlé à voix basse. Marsh — ou Gurza, si c’était lui qui les épiait — entendait peut-être ses paroles. Tout dépendait de la sensibilité du micro.
— Je ne sais pas, répondit-il. Puis, après une courte hési-tation : Ce que je sais, en revanche, c’est qu’il est hors de question que les choses s’arrêtent ici.
— Bien, minauda-t-elle en se tortillant.
Etait-elle sérieuse, ou donnait-elle libre cours à ses ta-lents d’actrice ?
— Ton père va me détester, dit-il.
— J’en doute, gloussa-t-elle.
— Les pères me détestent toujours, objecta-t-il en ho-chant la tête. Surtout ceux qui sont dans le genre du tien.
— Le mien est un homme bon et compréhensif. Il t’adorera. Tout simplement parce que moi je t’adore.
L’estomac de Boone se serra. Parfait. Au moins maintenant savait-il qu’elle jouait la comédie à l’intention de leur auditeur.
— J’aimerais pouvoir y croire.
Elle ajusta sa position sous le drap, se pelotonnant davan-tage encore contre lui.
— Je suis bien ici, murmura-t-elle très bas. Je me sens en sécurité.
— Tu ne devrais pas, répondit-il sur le même ton.

 
 

 

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CHAPITRE 12


Jayne se réveilla d’un profond sommeil, le nez sur le torse nu de Boone, un bras lui enveloppant le flanc et une jambe prise entre les siennes. Pendant un long moment, elle ne bougea pas d’un millimètre. Hmm, c’était si bon… Chaud, confortable, bien meilleur qu’elle ne l’eût imaginé.
Elle avait toujours su, bien sûr, qu’il existait d’autres spécimens de son espèce. Il était grand, fort, solide, les muscles bien dessinés et le corps dépourvu du moindre atome de graisse. Le regarder était un réel plaisir. Si elle s’était plu à penser que ce type de mâle entrait dans la caté-gorie « tout dans les muscles, rien dans la tête », ce n’était assurément pas son cas. Ses neurones fonctionnaient à mer-veille, de même que son cœur.
Sa fascination pour lui tenait-elle à ce qu’il était diffé-rent des hommes qu’elle avait connus ? Vivre aux côtés de son père lui avait fait rencontrer des avocats, des politiciens et des financiers. Des hommes certes intelligents, mais trop souvent ambitieux et calculateurs. Boone, quant à lui, se comportait avec une honnêteté qui leur faisait fâcheusement défaut.
Un mois plus tôt, elle se serait empressée de fuir la mai-son de Corbin Marsh en découvrant qu’il s’y passait quel-que chose de louche. Son père lui avait enseigné la pru-dence, et de songer d’abord à elle-même. Mais Boone, qui avait mis sa vie en jeu pour elle, lui avait ouvert les yeux. La fuite n’était pas toujours la meilleure solution. Il avait instillé en elle la volonté de risquer sa vie pour ce à quoi elle tenait. Ou celui à qui elle tenait.
Avec précaution, elle s’écarta enfin de lui. Ses dernières nuits avaient été courtes, et elle ne désirait pas l’arracher à un sommeil réparateur.
Veillant à ne pas faire de bruit, Jayne réunit des vête-ments propres et se dirigea vers la salle de bains. Après avoir refermé la porte, elle se pencha sur le rebord de la baignoire, ouvrit les robinets et laissa l’eau chaude lui cou-ler sur les doigts.
Reverrait-elle Boone lorsqu’ils seraient sortis d’ici ? A l’idée d’une réponse négative, son cœur se serra. Qu’elle dormît mieux auprès de lui était aussi insensé que l’était le sentiment de sécurité qu’elle ressentait en sa présence. Absurde, également, le fait qu’elle aimât ses cheveux longs, sa mine renfrognée, son blouson de cuir et… son caractère bourru. Quant aux sentiments qu’elle lui vouait — et qu’elle n’avait jamais éprouvés pour quiconque auparavant — ils la laissaient tout aussi rêveuse.
Considéré objectivement, Boone n’était pas son type. Mais il possédait en lui-même plus que les apparences ne le laissaient supposer. Oui, il était imposant, souvent grossier, comme peuvent l’être les mauvais garçons. Mais s’arrêter à cela, c’était ignorer l’essentiel : il avait grand cœur, ainsi qu’un sens aigu de la justice. Il était vrai, honnête et… elle adorait la manière dont il l’embrassait.
Elle-même avait rejeté la compagnie des hommes après ses désastreuses fiançailles avec Dustin. Et jusque récem-ment, jamais elle n’avait réalisé à quel point sa position était radicale : la recherche de la perfection, rien que cela ! Boone n’était pas parfait. Personne ne l’était. Il lui arrivait cependant de penser que néanmoins il était parfait pour elle.
Restait au moins un point dont elle était sûre : Boone ne s’intéressait pas à elle parce qu’elle était la fille du sénateur Barrington. Non, l’univers dans lequel ce dernier évoluait lui répugnait au plus haut point. S’il la voulait, c’était pour la femme qu’elle était.
Mais la voulait-il ?
A peine sortie du bain, Jayne se sécha et s’habilla d’une robe en coton bleu, parfaite pour cette journée. Elle se bros-sa les cheveux, s’appliqua un peu de rouge à lèvres et glissa les pieds dans une paire de sandales blanches.
Les enfants, elle ne l’ignorait pas, se réveillaient tôt. Peut-être pourrait-elle surprendre Drew et sa nurse pendant leur petit déjeuner et obtenir du petit garçon qu’il lui mon-trât sa chambre. N’était-il pas naturel et compréhensible pour une jeune femme d’afficher de la curiosité à l’égard d’un tout petit ?
Sa décision prise, elle quitta la pièce aussi discrètement qu’elle était sortie du lit.
Il luttait contre le vent, la moto fonçant à vive allure sur la route sinueuse. Il était chez lui. Il le savait, à cause des arbres et des kudzus qui défilaient de chaque côté, typiques de l’Alabama. Un parfum familier emplissait l’air, propre, piquant et humide. Pendant un moment, le rêve fut agréa-ble.
— Vous allez encore tout faire foirer ! dit une voix der-rière lui.
Boone fit un écart. La machine frôla la sortie de route, mais il la rétablit aussitôt. Jetant un œil par-dessus son épaule, il reconnut Patrick à cheval sur la selle, avec ses cheveux carotte et ses taches de rousseur.
— Accroche-toi à moi ! ordonna Boone.
— Non ! lança Patrick d’un ton de défi.
Le gosse refusait de se tenir à Boone ainsi qu’il l’aurait dû. Il pavoisait en équilibre précaire sur le bout de la selle, impudent et téméraire. Bon sang ! Il allait tomber !
— Cette fois, vous avez semé une belle pagaille, dit Pa-trick en secouant lentement la tête. Quand donc appren-drez-vous ?
— Tout va bien, assura Boone, j’ai la situation bien en main.
Il tenta de ramener la moto sur le bon côté de la route, mais la machine refusait de coopérer.
Patrick éclata de rire.
— Vous le croyez vraiment ?
Boone ignora le sarcasme et garda les yeux rivés sur la chaussée, tandis qu’apparaissait devant lui un virage en épingle. La vitesse s’accrut, les arbres et les kudzus se fondirent en une sorte de gelée verte, puis la moto quitta la route et s’envola…
Roulant sur lui-même, il ouvrit les yeux et tendit la main vers Jayne. Le lit était vide. Il se redressa d’un bond, profé-ra un juron, puis se souvint du micro sous la table de nuit. Avait-il parlé dans son sommeil ?
Son cauchemar, bribes déplaisantes de son passé, demeu-rait bien vivace dans son esprit. Etait-ce la raison pour laquelle il éprouvait cette sensation de panique ? Ou était-ce l’absence de Jayne ?
— Jayne ?
Il se glissa hors du lit et se dirigea vers la salle de bains. La porte était ouverte. Pas de Jayne.
En quelques secondes il fut habillé. Bon Dieu ! Quelle mouche l’avait donc piquée de s’aventurer seule dans la maison ? Marsh était d’une façon ou d’une autre en cheville avec Gurza, et ils devaient être très prudents.
Boone se dirigea vers le corps central du bâtiment, où étaient situés le séjour, la salle à manger, la cuisine et la bibliothèque. S’y trouvaient également deux autres pièces, à première vue peu utilisées. Il tendit l’oreille. Pas un bruit. Ce silence ne lui disait rien de bon.
Un son ténu lui parvint enfin. Un rire d’enfant. Alors qu’il se dirigeait vers l’aile sud, le rire résonna de nouveau, plus lointain cette fois. Pivotant sur lui-même, il regagna le centre de la maison, pour entendre un deuxième rire se superposer au premier. Celui de Jayne. Sans hésiter, il s’avança dans la direction d’où provenaient les bruits.
Il les trouva dans le jardin, Jayne assise sur la terrasse auprès de Drew, au milieu de petites voitures et de rampes fabriquées à l’aide d’objets disparates. Pendant quelques secondes, il se *******a de les regarder, laissant son cœur retrouver un rythme normal.
Qu’une femme pût être aussi belle était presque inconce-vable, songea-t-il, l’épaule appuyée sur le chambranle de la porte. La ligne délicate du visage, la peau nette et lumi-neuse, l’or blond de ses cheveux… Mais sa véritable beauté résidait ailleurs. Dans le rayonnement de son sourire, déci-da-t-il. Non. Ce rayonnement émanait du plus profond d’elle-même, de la chaleur qui se trouvait sans doute dans son âme.
Il lui suffisait de les emporter tous deux dans ses bras, et de les emmener hors de la maison. Son pick-up était garé devant l’entrée, et s’il agissait avec rapidité… Il examina les lieux. La nurse était assise à une table non loin de là, mais elle ne représentait pas un problème. Harvey, en re-vanche, se tenait discrètement à quatre ou cinq mètres de Jayne et de l’enfant. Tout en sirotant un café, il jetait de temps à autre un regard de leur côté. Qui surveillait-il ? Jayne ou Andrew ?
La veille, tandis que le domestique transportait son sac de marin, Boone avait remarqué que l’un de ses bras restait légèrement écarté du corps, signe qu’il portait un holster. De toute évidence, l’aversion de Marsh pour les armes à feu tolérait quelques exceptions…
Jayne se rendit soudain compte de sa présence. Elle leva la tête et son sourire s’élargit.
Rien que pour lui.
Du doigt, elle lui fit signe d’approcher.
— Nous avons commencé une course de stock-cars, an-nonça-t-elle.
Drew leva son visage aux joues rebondies et dévisagea le détective de ses magnifiques yeux marron.
— Tu veux jouer ?
Boone s’accroupit au sol et accepta le modèle réduit que lui tendait l’enfant.
— Pourquoi pas ?
— Si j’ai bien compris, dit Jayne, le but du jeu est de démolir autant de voitures que possible.
— Oui ! s’écria Drew avec un sourire réjoui.
— Quand j’étais petit, répondit Boone, je faisais des par-ties avec mes frères.
— Moi, je n’ai pas de frères, répondit l’enfant, la moue dépitée. Mais quelquefois oncle Corbin ou M. Harvey jouent avec moi.
— C’est très bien, observa Jayne d’une voix tendre.
Boone tressaillit aussitôt à l’idée que le gosse côtoyait un gangster armé comme Harvey.
Drew se pencha vers lui avec une mine de comploteur, et chuchota :
— Mlle Jayne joue comme une fille.
— Je sais, murmura-t-il.
Pendant plusieurs minutes, les véhicules se percutèrent joyeusement, sous les éclats de rires du petit garçon. Bien-tôt lassé des carambolages, il entreprit de faire emprunter à son véhicule les rampes et toboggans constitués de blocs de plastiques, de boîtes diverses et de vieux livres.
Boone approcha son visage de celui de Jayne.
— Ne refais jamais cela, lui chuchota-t-il à l’oreille.
— De quoi parles-tu ? s’étonna-t-elle.
— De disparaître ainsi sans me dire où tu vas.
— Tu dormais si bien. Je ne voulais pas te réveiller. Oh, très bien, soupira-t-elle devant son regard accusateur. Pour l’amour du ciel, ne te fais donc pas tant de bile à mon su-jet !
Il se pencha pour l’embrasser, conscient du fait qu’ils étaient observés. Le baiser fut tendre et léger, ainsi qu’il convenait pour bien commencer une journée.
— Beurk ! s’écria Drew. Ils s’embrassent !
Boone s’écarta de Jayne en souriant.
— Il n’y a rien de mal à cela, mon petit. Attends seule-ment d’être un peu plus âgé.
Ils jouèrent encore quelque temps. A l’image de la nurse, Harvey demeurait immobile dans son coin. Boone s’interrogea. Comment parviendrait-il à sortir de là Jayne et Drew sans prendre de risques ? Dean attendait son signal, et tôt ou tard le groupe formé par ce dernier, Clint, Del et Shock investiraient la place, par la force si nécessaire.
Les libérer rapidement et en douceur était de loin la meilleure option.
Voyant la nurse se lever brusquement, il comprit que Marsh venait de faire son apparition. Harvey était resté assis, mais sa position avait imperceptiblement changé.
— Eh bien, tout le monde s’est levé tôt aujourd’hui, lan-ça le producteur en pénétrant dans le jardin.
L’agacement contenu de ses paroles démentait la chaleur de son sourire.
— Lacey, dit-il à la jeune fille. Drew ne devait-il pas ap-prendre son alphabet ce matin ?
— Oui, monsieur. Allons, Drew. La récréation est termi-née.
— Nous nous amusions si bien, protesta Jayne.
Saisissant la main de l’enfant, elle l’aida à se relever.
— Est-ce que je peux montrer ma chambre à Mlle Jayne ? demanda ce dernier, tandis que Boone se re-dressait lentement.
— Nous verrons cela après le déjeuner, répondit Marsh d’une voix crispée.
— D’accord, soupira Drew en libérant sa main. A tout à l’heure, mademoiselle Jayne.
Il se tourna vers Boone.
— A tout à l’heure, oncle Booboo.
Celui-ci soupira, avant de croiser le regard de Jayne.
— Pourquoi ai-je donc l’impression que ce surnom va me coller à la peau ?
Elle lui répondit d’un sourire.
Corbin Marsh s’avança vers eux. Son sourire n’avait pas disparu, mais les traits de son visage étaient tendus. Il sem-blait mal à l’aise.
— Vous voir jouer ainsi avec mon neveu est un spectacle charmant, déclara-t-il. Je suis sûr que vous ferez plus tard une mère merveilleuse.
Le rouge monta au front de la jeune femme.
— J’adore les enfants, répondit-elle. Un jour, peut-être, en effet…
— Et vous ? poursuivit-il, s’adressant au détective. Ai-mez-vous les enfants ?
— Pas spécialement.
Jayne le frappa gentiment sur le bras.
— Boone !
— Drew est un gosse attachant, concéda-t-il. Mais d’une manière générale, ils sont plutôt assommants.
— Tu es assommant ! s’insurgea-t-elle. Mais cela ne t’empêche pas d’être un homme adorable !
Ses joues étaient à présent cramoisies.
Marsh se tourna vers Benita, qui attendait les ordres de-vant la porte :
— Apportez-nous le petit déjeuner sur la terrasse, vou-lez-vous ?
Jayne suivit Drew et sa nurse des yeux, tandis qu’ils dis-paraissaient dans la maison. Boone observa Harvey. L’homme de main ne fit aucun mouvement pour les suivre. Un frisson lui parcourut le dos. Il n’était pas là pour Drew, mais pour surveiller Jayne.
L’hospitalité du producteur était déjà nettement moins chaleureuse, constata Jayne. Ils avaient passé la majeure partie de la matinée à parler politique. Certes, l’homme se montrait intéressé par le sujet, trop, peut-être, mais son en-train de la veille était retombé. Sans la présence de Drew, elle serait retournée à Flagstaff dans l’après-midi sans de-mander son reste.
Au lieu de quoi, elle se laissait guider par l’enfant jus-qu’à sa chambre, la main dans la main, suivie de Lacey. Après le déjeuner, Marsh avait cédé à la demande de son « neveu ». Boone s’était levé pour les accompagner, mais leur hôte l’avait aussitôt retenu en le bombardant de ques-tions sur l’Alabama, au vague motif d’y envisager des par-ties de chasse.
Tout en longeant le couloir, Jayne se demanda si Lacey poserait problème lorsque le temps serait venu d’emmener Drew hors de la maison. La nurse était une personne effa-cée et peu souriante, mais peut-être se montrait-elle diffé-rente en la seule présence du petit garçon. C’était à espérer, car Drew avait besoin d’une personne heureuse pour veiller sur lui.
— C’est ici, dit-il, avant d’ouvrir la porte de la chambre et de la tirer par la main.
Jayne pénétra dans une pièce agréablement décorée et pleine de jouets, équipée d’un petit bureau d’écolier et d’un ensemble magnétoscope-téléviseur.
— Ma salle de jeux, annonça-t-il. Mlle Lacey m’y ap-prend l’alphabet, mais on y joue la plupart du temps. J’irai peut-être dans une vraie école l’année prochaine.
— Oui, j’espère… soupira Jayne.
L’enfant l’emmena jusqu’à une autre porte, qui s’ouvrit sur une pièce simple mais très jolie, décorée avec sobriété dans des tons blanc et jaune.
— La chambre de Mlle Lacey, dit-il tout en poursuivant son chemin vers une troisième porte.
Sa propre chambre à coucher était la sœur jumelle de la salle de jeux, rutilante de couleurs primaires : rouge, jaune et bleu. Le rêve de n’importe quel enfant, si l’on oubliait les barreaux scellés aux fenêtres.
Jayne fit une rapide inspection de la pièce.
— Quelle jolie chambre ! s’exclama-t-elle.
Une deuxième porte s’ouvrait sur la salle de bains. Comment diable allaient-ils se débrouiller pour sortir Drew d’ici ?
Lâchant enfin sa main, le petit garçon repartit en courant vers sa salle de jeux. Jayne le suivit d’un pas tranquille, Lacey à ses côtés.
— Cet enfant est gâté, dit-elle en souriant. Etes-vous ici depuis longtemps ?
— Quelques mois seulement, répondit la jeune fille d’une voix éteinte.
— Le travail vous plaît ?
— Bien sûr.
En dépit de cette affirmation, le voile qui troublait son regard n’échappa pas à Jayne.
Si des micros avaient été placés dans les chambres d’hôtes, toute la maison devait en être truffée. Et plus parti-culièrement cette aile occupée par Marsh et Drew. Péné-trant dans la salle où l’enfant avait commencé à ériger un bâtiment en cubes de couleurs vives, elle l’examina d’un regard circulaire. Une caméra de sécurité était placée bien en évidence dans un angle du plafond.
Lacey montrait des signes de nervosité de plus en plus manifestes. Jayne ne put s’empêcher de s’interroger sur le malaise qu’elle ressentait chez la nurse.
— Drew semble disposer de tous les jouets qu’on puisse imaginer, observa-t-elle.
— M. Marsh veille à ce que tous ses désirs soient com-blés, dans les limites, bien sûr, des besoins de son âge.
Décidément, l’enfant était bel et bien gâté.
— Cette demeure est un très bel endroit pour travailler, reprit-elle. Mais elle est un peu éloignée de tout, non ? Faire du shopping, aller au cinéma… Tout cela ne vous manque-t-il pas ?
— Pas vraiment, répondit Lacey de la même voix faible. M. Marsh m’a tellement… aidée. Et il me procure tout ce dont je peux avoir besoin, je n’ai qu’à demander.
— Il vous a aidée ?
La jeune fille hocha la tête.
— Je me suis enfuie de chez moi à 17 ans. J’ai ensuite longtemps vécu dans la rue. M. Marsh m’a recueillie et je n’ai plus eu à me battre pour survivre…
— Quel âge avez-vous aujourd’hui ?
— Dix-neuf ans.
— Vous devriez suivre des études…
— Je suis heureuse ici.
Jayne riva son regard dans les pâles yeux bleus de la jeune nurse. Elle mentait, c’était évident.
— Est-ce que vous et… Corbin avez une liaison ?
Lacey blêmit.
— Euh, non.
Jayne était persuadée que la réponse n’était pas totale-ment sincère, mais elle connaissait trop peu son interlocu-trice pour se permettre d’insister.
— C’est l’heure de la sieste de Drew, annonça précipi-tamment Lacey en la poussant vers la porte. S’il ne dort pas, il se montrera grincheux toute la soirée.
— Je comprends.
A peine eut-elle mis le pied dans le couloir que la nurse lui referma quasiment la porte au nez. Elle prit une pro-fonde inspiration. Du coin de l’œil, elle perçut un léger mouvement à l’extrémité opposée du couloir. D’un geste décontracté, Harvey faisait mine d’épousseter la manche de sa veste.
Jayne se dirigea vers le corps central de la résidence, cer-taine qu’il la suivrait. Elle ne se retourna pas, et il ne fit pas un bruit, mais elle savait qu’il était sur ses pas. Un frisson glacé courut le long de sa moelle épinière.
Alors qu’elle s’apprêtait à regagner sa chambre, espérant y trouver Boone, celui-ci apparut soudain à la porte de la bibliothèque. Il lui saisit le bras.
— Ah, te voilà, chérie, dit-il en souriant. Est-ce que je t’ai manqué ?
— Pendant les quinze dernières minutes ?
— Toi, tu m’as manqué.
Il l’emmena le long du couloir vide jusqu’aux portes vi-trées donnant sur le jardin, puis, sans lui lâcher le bras, s’avança vers la fontaine. Le gargouillis de l’eau apportait une note bucolique à l’endroit. Prenant place sur la mar-gelle, il la fit asseoir sur ses genoux et lança ses bras autour de son cou.
— Je ne pense pas que l’on puisse nous entendre ici, dit-il à voix basse, le nez dans son cou. Alors, qu’as-tu trouvé ?
Jayne pivota pour lui faire face et appuya la tête sur son épaule.
— C’est impossible. Il faut traverser une autre pièce équipée d’au moins une caméra de sécurité, puis la chambre de Lacey pour accéder à celle de Drew. Et sa fenêtre est équipée de barreaux.
Boone jura à mi-voix.
— Est-il possible que Marsh ignore que le petit ait été kidnappé ? reprit-elle. Que Gurza lui ait raconté une his-toire mélodramatique en lui demandant de le garder ? Drew est bien traité, et notre hôte lui semble très attaché.
— Pourquoi dans ce cas l’aurait-il fait passer pour son neveu ?
— Je ne sais pas…
Plaquant les mains sur les joues de Boone, elle déposa un baiser sur ses lèvres.
— Je pense que nous devrions emmener Lacey avec nous.
— La nurse ?
— C’est une fugueuse. Elle se prétend heureuse ici, mais je n’en crois pas un mot.
— Sait-on jamais, peut-être joue-t-elle un rôle aussi im-portant que Marsh dans le dispositif.
— Peut-être. Mais si tu te trompes, et que Marsh est aus-si vicieux que tu sembles le croire, alors il risque de passer sa rage sur elle quand nous lui aurons enlevé Drew.
Boone ouvrit la bouche, hésita un instant, puis murmura, en la regardant avec un petit sourire :
— Crotte !
Jayne l’embrassa de nouveau, s’attardant un peu plus sur ses lèvres.
— Et maintenant ? s’enquit-elle.
— Je ne sais pas. Nous avons un problème.
— Quel genre de problème ? Nous en avons tellement !
— Mon téléphone portable ne fonctionne pas dans cette zone, et les feux d’artifice que j’avais placés dans le fond de mon sac ont disparu, de même que le pistolet que je gardais en réserve. Je soupçonne Harvey de les avoir enle-vés en transportant mon sac à mon arrivée. Il nous surveille, soit dit en passant. Cela nous prive de deux des trois maniè-res que j’avais d’entrer en contact avec Dean pour lui signa-ler que nous avons besoin de son aide.
Il resserra les bras sur elle en soupirant.
— Et hier soir, j’avais garé mon pick-up dans l’allée de-vant la maison. J’ai jeté un coup d’œil par la fenêtre pen-dant que tu étais occupée avec Lacey et Drew. Il n’y est plus.
Elle appuya la tête sur son épaule.
— Le pick-up, c’était le troisième moyen ?
— Tout juste, répondit-il en lui caressant le dos. Tu au-rais dû t’en aller quand tu en avais encore l’occasion. A présent, tout se complique.
Jayne sourit et frotta son nez contre le sien.
— Eh bien, pour une fois dans ma vie, d’être la fille d’un sénateur pourrait se révéler utile. Papa sait où je suis, et Marsh est parfaitement au courant. Ils se sont même parlé au téléphone. Je suis en sécurité ici. Il n’osera rien tenter.
— Alors tu dois partir maintenant. Nous feignons de nous disputer, tu demandes à Harvey de te reconduire à Flagstaff…
— Non, objecta-t-elle avant de lui prodiguer un baiser furtif. Je ne quitterai pas cette maison sans Drew ni toi… et Lacey. En outre, si je m’en vais, il est peu probable que Marsh te demande de rester.
— Si je comprends bien, tu as décidé de sauver le monde à toi toute seule.
Boone effleurait ses lèvres des siennes, mais le ton de sa voix trahissait sa colère.
— Pas toute seule, murmura-t-elle. Et trois personnes, ce n’est pas le monde entier.
— Arrête, soupira-t-il avec irritation, tout en glissant les doigts sur sa nuque.
— Je n’y peux rien. Je ne m’imagine pas sortir d’ici en laissant derrière moi…
— Pas question, coupa-t-il sèchement. Nous sommes sous constante surveillance. Marsh m’a ôté mon revolver, Harvey te file comme un limier, et il est armé. Quant au moyen de quitter cet endroit, je n’en ai encore aucune idée…
« Mais c’est peut-être parce qu’à la minute présente, je réfléchis avec la partie de mon corps que je préfère.
— Je sais, minauda-t-elle, le sourire aguicheur.
Elle approcha la bouche de son oreille. Les longs che-veux de Boone lui caressaient la joue.
— Lorsque nous serons sortis d’ici, reprit-elle, il faudra que tu fasses un détour par le Mississippi. Hooker Bend n’est pas si éloigné de Birmingham.
— Hooker Bend ?
— Du nom du fondateur de la ville, expliqua-t-elle. Pourquoi ne pas venir déjeuner un dimanche, par exemple ? Rencontrer mon père, ma mère, ma grand-mère… Tu pour-rais même rester quelques jours.
— Avec papa ? demanda-t-il, le regard suspicieux.
Jayne écarta la tête pour mieux voir ses yeux.
— Avec moi.
Boone ne répondit pas. Au moment où elle ouvrait la bouche pour poursuivre, Marsh apparut dans le jardin.
— Ah, vous voilà ! lança-t-il d’un ton cordial. Je suis impardonnable de laisser ainsi mes invités livrés à eux-mêmes. Mais je me réjouis de constater que vous n’avez besoin de personne pour profiter de votre séjour !
Les bras noués autour du cou de Boone, Jayne se retour-na, le sourire aux lèvres. Le producteur ne donnait absolu-ment pas l’image d’un homme acoquiné avec des criminels.
Mais Boone non plus n’avait pas l’air d’un ange. Et pourtant… 0

 
 

 

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