CHAPITRE 6
Boone se figea, l’oreille tendue, une main posée sur le genou de Jayne.
Apparemment, les pilotes avaient calé leurs engins sur la béquille et ils poursuivaient leur recherche à pied. Ils étaient deux, à en juger par les bruits de pas, et s’étaient arrêtés au pied de la saillie rocheuse pour en examiner le pourtour et les zones inaccessibles en moto. S’il leur pre-nait la curiosité de grimper pour jeter un œil à la cavité, Jayne et lui se retrouveraient en très mauvaise posture.
Sa main se posa sur la crosse de son colt. Si l’un ou l’autre s’avisait de passer la tête par l’ouverture de leur gîte, il n’hésiterait pas à tirer.
Une voix monta jusqu’à leur abri :
— Rien… Aucune trace d’eux.
Jayne se raidit en reconnaissant le timbre de Doug.
— Ouais, répondit Marty. M’est avis qu’après avoir mis Darryl knock-out, Tex a emmené la fille dans une autre direction. Nous les aurions déjà trouvés s’ils étaient dans le coin.
— Peut-être, dit Doug avec circonspection. Les endroits où se cacher ne manquent pas, par ici…
Boone demeura immobile et attendit, mais les deux gos-ses ne se décidaient pas à bouger.
— Nous ne pouvons pas rentrer maintenant, dit Marty. Darryl nous bottera les fesses si nous abandonnons trop vite.
— Je sais. Attendons encore un peu ici. L’un des gars envoyés à Meeker aura peut-être trouvé quelque chose entre-temps.
Boone laissa échapper un soupir de soulagement. Darryl avait recruté des hommes pour fouiller cette bourgade, plus proche du bungalow que Rockvale. Il s’attendait à ce que Darryl les cherchât à Meeker, raison pour laquelle il avait opté pour Rockvale. Il leur fallait cependant observer la plus grande prudence : le dealer pouvait fort bien décider d’étendre les recherches.
Il devait fulminer de rage pour avoir fait appel à des éléments extérieurs et fourni des motos à ses deux sbires. Il détestait être forcé d’élargir son petit cercle d’amis.
La conversation entre les deux jeunes reprit.
— Tu sais, déclara Marty d’un ton songeur, Tex ne m’a jamais donné l’impression d’être un sentimental. Je veux dire, il nous a fait un sacré ramdam pour une simple nana.
— Ce doit être une vraie bombe au lit, dit Doug.
Se tournant vers Jayne, Boone remarqua ses lèvres pin-cées et ses genoux étroitement serrés.
— Aucune fille n’est bonne à ce point.
Les deux garçons poursuivirent leur conversation par une étude comparative de leurs capacités sexuelles, enjoli-vant leurs plus mémorables expériences. Boone jeta un nouveau coup d’œil à Jayne. Le visage cramoisi, elle contemplait avec une apparente fascination la roche rouge qui lui faisait face.
Une étrange sensation de paralysie le saisit, tandis qu’il se tenait là aux aguets, une main sur la crosse de son arme, l’autre négligemment posée sur le genou de la jeune femme. Le babillage de Doug et Marty dériva vers les voi-tures, un sujet moins scabreux, Dieu merci.
Jayne commença à se détendre. Boone se rendait compte qu’un changement s’opérait en elle, comme une vague de sérénité qui se propageait peu à peu dans tout son corps. Au bout de quelques minutes, sa tête vint doucement s’appuyer contre son bras.
— Dors si tu en as envie, chuchota-t-il. Nous risquons d’être coincés ici quelque temps.
Elle hocha la tête sans répondre, puis ferma les yeux.
Cette femme était étonnante. Prude, agaçante, suscepti-ble et… tout bonnement étonnante. Elle traversait cette crise avec un courage que bien des hommes qu’il connais-sait pouvaient lui envier, sans jamais craquer ni se plaindre — sauf, bien sûr lorsqu’il la pinçait. Et elle dormait comme un bébé. Sa vie était sur le fil du rasoir, et elle dormait. Parce qu’elle était certaine qu’il veillerait sur elle, qu’il la sortirait saine et sauve de ce cauchemar.
Il ne méritait pas cette confiance naïve. Jayne devait ap-prendre qu’il était toujours hasardeux de placer sa vie entre des mains inconnues. Les siennes plus que tout autres.
Elle soupira, puis, toujours endormie, frotta sa joue contre le bras de son compagnon.
Jayne entendit comme en rêve un lointain ronronnement de moteurs. Une main la secoua, et elle ouvrit les yeux pour découvrir que sa tête ne reposait plus sur le bras de Boone, mais sur sa cuisse, vers l’entrejambe.
Elle se redressa brusquement, tentant vainement d’oublier la position scabreuse dans laquelle elle venait de se réveiller.
— Il fait sombre, observa-t-elle en se tournant vers l’entrée de la caverne.
— Oui. Si nous ne redescendons pas bientôt, nous serons bloqués ici toute la nuit.
Son pouls s’accéléra. Jamais elle ne pourrait passer la nuit avec Boone dans un espace aussi réduit. Ainsi collé à elle, il paraissait plus grand que jamais, plus menaçant. Certes, il n’était pas le criminel prêt à la tuer qu’elle avait cru dans un premier temps. Il n’en restait pas moins tout aussi dangereux.
Il lui saisit la main pour l’aider à quitter leur abri, mais ils empruntèrent un autre chemin que celui de leur escalade. Depuis l’ouverture de la grotte, une étroite corniche lon-geait en pente douce le flanc de la roche pour remonter quelques mètres plus loin. Boone s’y engagea avec d’infinies précautions. Jayne le suivit le cœur battant, atten-tive à l’endroit où elle posait chacun de ses pas. La moindre erreur pouvait leur être fatale.
Le soleil s’était couché, les obligeant à progresser dans une semi-pénombre. Bientôt, seule la lumière de la lune leur permit de poursuivre leur descente. La corniche suivit un angle de la roche… pour s’arrêter net sur le vide.
Boone ne parut pas s’en formaliser. Très doucement, il abandonna sa main, puis bondit sur une seconde corniche qui commençait un bon mètre plus bas. Le cœur de Jayne cessa de battre.
Boone lui tendit les bras en souriant.
— Saute.
— Je ne peux pas !
— Si, tu le peux.
Se baissant avec une extrême prudence, elle ôta l’un après l’autre ses escarpins et les lui lança. Elle tenta ensuite de s’asseoir sur la corniche, mais celle-ci se révéla beau-coup trop étroite.
— Saute, chérie, répéta Boone d’un ton rassurant.
Jayne prit une profonde inspiration et s’élança. Boone la reçut aussitôt dans ses bras puissants, avec une adresse qui la laissa pantoise. Elle le regarda. Il lui sourit. Puis il la relâcha et lui rendit ses chaussures.
Le reste de la descente se révéla plus aisé. Ils empruntè-rent une autre corniche, plus large cette fois, avant d’aborder une série de rochers qu’ils franchirent sans trop de difficultés en bondissant de l’un à l’autre. Lorsque Jayne posa enfin le pied sur terrain plat, une violente envie la saisit de se mettre à genoux sur le sol et de ne plus bouger.
Boone la prit de nouveau par la main, et ils se remirent en route. Au contact de cette main couvrant la sienne, à la simplicité de ce lien, au partage de leurs énergies, elle res-sentit un plaisir inattendu, mais bien réel.
La sensation n’en était que plus agréable.
— Dans combien de temps atteindrons-nous Rockvale ? s’enquit-elle.
— Quelques heures.
Quelques heures. Jayne inspira à fond, se promettant d’être cette fois à la hauteur. Les deux jours qu’elle venait de passer avaient été pénibles, voire éprouvants, mais le calvaire touchait à sa fin. Tout en marchant, elle songea à tout ce qui l’attendait en rentrant à son hôtel. Un bain chaud, un repas digne de ce nom, une bonne bouteille de vin. Mais avant cela, elle téléphonerait chez elle pour rassu-rer ses parents.
La sécurité. La liberté.
— Que comptez-vous faire, maintenant ? demanda-t-elle.
Boone ne ralentit pas, conservant une avance d’un pas ou deux sur elle.
— Une fois à Rockvale, nous commencerons par nous procurer de quoi manger, et…
— Non, coupa-t-elle. Je faisais allusion à votre mission.
Il garda le silence quelques instants.
— Je ne sais pas, dit-il. Je n’ai pas encore décidé.
— Puis-je… vous être utile en quoi que ce soit ?
Cette offre insolite le fit se retourner.
— Non, je ne crois pas. Merci néanmoins de cette atten-tion.
— Seigneur ! Je ne sais même pas sur quel genre d’affaire vous travaillez ! Je serais pourtant disposée à vous aider si je le pouvais.
Boone refusait de saisir la perche qu’elle lui tendait, per-sistant dans son mutisme. Jayne adressa à son dos une gri-mace de petite fille effrontée.
— Et toi ? demanda-t-il. Que feras-tu en retrouvant la civilisation ?
— Prendre un bain.
Il éclata d’un rire limpide.
— Et après cela ?
Avec la tombée de la nuit, la température de l’air avait chuté. Sa veste l’isolait quelque peu du froid, mais pas totalement. Un frisson la saisit tandis qu’elle réfléchissait à la question.
— Première chose, avant même de prendre ce bain, je dois appeler mes parents pour les informer que je vais bien.
— J’imagine que tu paieras ensuite une petite visite à ton ami Jim, le type sur lequel a tiré Darryl.
Jim ? Peu lui importait de jamais le revoir.
— Je pense lui envoyer des fleurs, mais aller le voir, je ne sais pas. Je sais que je ne devrais pas parler ainsi, je souhaite sincèrement qu’il se rétablisse. Mais je ne veux pas qu’il s’imagine que nous deviendrons amis à cause de ce qui est arrivé.
Elle soupira. Boone ralentit le pas, lui permettant ainsi de remonter à son niveau.
— Si je comprends bien, ironisa-t-il, le choix de ce cava-lier laissait quelque peu à désirer.
— Nous nous connaissions à peine. C’est mon amie Pa-mela qui vit à Flagstaff qui me l’a présenté. Je ne la vois pas souvent, mais nous correspondons beaucoup par lettres et par e-mails. Nous fréquentions le même lycée, et faisions partie du même club de filles.
Boone hocha la tête.
— Un club de filles ! J’aurais dû m’y attendre…
Jayne le houspilla d’une petite tape sur le bras.
— Il n’y a aucun mal à être membre d’un club de filles.
— Bien sûr que non, répondit-il, peu convaincu.
— Bref, Pamela m’a arrangé ce rendez-vous avec Jim, célibataire lui aussi, parce qu’elle tient absolument à ce que ses amies fassent un mariage aussi heureux que le sien. C’est son nouveau cheval de bataille : me voir mariée et enceinte.
Le sourire de Boone disparut, puis il la regarda de la tête aux pieds d’un air bizarre. Jayne était à peu près certaine que personne ne l’avait jamais regardée de la sorte. Oh, si seulement elle pouvait connaître ses pensées ! Mais son visage était aussi expressif que celui d’une statue de mar-bre. C’était un être solide, stoïque et… réel. Plus réel qu’aucun des hommes qu’il lui avait été donné de ren-contrer.
— Tu as froid, remarqua-t-il, avant de s’arrêter pour ôter son blouson de cuir.
— Non, protesta-t-elle. Vous ne pouvez pas marcher ain-si dans la nuit simplement vêtu d’un T-shirt ! Vous risquez une pneumonie, ou…
— Je suis un animal à sang froid. Comme tes amis les serpents.
Il lui tendit son blouson ouvert, d’un geste interdisant tout refus. Jayne fut contrainte d’accepter, et il l’aida à l’enfiler.
Un animal à sang froid ? Quelle blague ! Le blouson était chaud. Boone était chaud. Et il n’avait rien d’un ser-pent.
Il se retourna et posa de nouveau un genou au sol.
— Allez, en selle !
— Boone…
— Nous y arriverons plus vite de cette manière. Du reste, courir me réchauffera.
— Très bien, soupira-t-elle, avant d’obtempérer.
Non, Boone Sinclair n’était décidément pas un animal à sang froid.
Bien que rares, les lumières de Rockvale constituèrent une vision accueillante qui fit chaud au cœur de Jayne.
La bourgade étant relativement éloignée du bungalow où il avait logé, Boone n’y était jamais venu et ne devait pas, en principe, croiser une connaissance. Mais dans l’éventualité où quelqu’un y chercherait un couple, il évita de se montrer avec Jayne au bureau du motel miteux où il réserva une chambre au nom de Smith.
Il paya en liquide.
Dès qu’ils eurent refermé la porte de leur chambre, Jayne se débarrassa de ses escarpins et du blouson.
La jeune femme se dirigea droit vers le téléphone. Boone bondit sur elle au moment où elle décrochait le combiné.
— Attends, dit-il en couvrant sa main de la sienne.
Elle leva vers lui un visage implorant.
— Je dois appeler ma famille !
— Nous ignorons tout du genre d’équipement et de per-sonnel que Darryl utilise pour nous retrouver.
— Un simple coup de fil…
— S’il nous repère avant que je n’aie pu assurer nos ar-rières, nous sommes finis. Nous serons morts, chérie.
Le visage de Jayne devint livide.
— Il n’a quand même pas les moyens de localiser un coup de téléphone.
— Darryl, non. L’homme dont je suis à la recherche, oui. Et si Darryl l’a contacté pour lui demander assistance, le téléphone de ton père est peut-être déjà sur écoute. De même que celui de toutes les personnes que tu es suscepti-ble d’appeler.
— Vraiment ?
— Nous ne pouvons nous permettre de prendre ce ris-que.
Jayne alla s’asseoir sur l’unique lit de la chambre, la mine dépitée.
— Je sors nous chercher quelque chose à manger, dit-il. J’en profiterai pour appeler un ami depuis une cabine pu-blique.
L’idée lui en était venue à la fin de leur escapade, tandis qu’il s’efforçait de chasser de son esprit l’image obsédante de la jeune femme accrochée à son dos. Il avait un plan, et si la chance était de son côté, Del et son partenaire seraient à Flagstaff dès le matin.
— Je ferai parvenir un message à ta famille, leur disant que tu vas bien et que tu les appelleras demain.
Jayne poussa un profond soupir, puis se détendit.
— Cela devrait suffire, j’imagine.
— Parfait, dit Boone en jetant un coup d’œil circulaire dans la chambre minable où ils devaient passer la nuit.
Si la pièce était triste et dépourvue d’attrait, elle dispo-sait de l’essentiel. Une télévision, un radio-réveil, une salle de bains et un grand lit. Pour deux.
— Je ne sais pas ce que je trouverai, mais j’apporterai de quoi nous composer un dîner. Ainsi que de la bière.
Jayne fronça le nez, la moue désapprobatrice.
— Je n’aime pas la bière. Mais j’adorerais un bon mer-lot. Et des ******s aux pétales de chocolat. Ceux qui sont moelleux à cœur.
— Du vin et des ******s ? Pas d’autre chose pour ma-dame la princesse ?
— Pas en même temps, précisa-t-elle, le sourire mali-cieux.
— Très bien, soupira-t-il en saisissant son blouson de cuir. Verrouille la porte derrière moi.
Elle l’accompagna jusqu’à la porte.
— Je connais la leçon par cœur, maintenant. N’ayez au-cune crainte, je n’ouvrirai qu’à vous.
Sitôt la porte refermée, Jayne se précipita dans la salle de bains et tourna le robinet de la douche. L’absence de Boone serait sans doute de courte durée, ce qui lui interdisait de se rester longuement sous l’eau chaude comme elle l’avait espéré. Mais vu son état de saleté, une douche même rapide était absolument nécessaire.
Tandis qu’elle ôtait sa veste, son regard s’arrêta sur le té-léphone. Boone faisait preuve d’excès de méfiance en sug-gérant que le téléphone de son père pût être placé sur écoute. Accéder aux lignes d’un sénateur des Etats-Unis n’était certainement pas chose aussi aisée qu’il avait l’air de le penser !
Elle se dirigea vers le téléphone, décrocha le combiné et… après réflexion, le reposa. Elle aurait tellement aimé parler avec ses parents, mais elle avait promis à Boone d’attendre et elle était une fille de parole. Voilà au moins une chose que lui avait apprise sa mère qu’elle pouvait mettre en pratique…
Elle se glissa hors de sa jupe qui était désormais bonne à mettre à la poubelle. Dommage. Elle adorait ce tailleur, qu’elle n’avait porté que deux fois. Le T-shirt noir rejoignit bientôt les autres vêtements sur le lit.
La douche était brûlante, divine. Elle se lava les cheveux puis se savonna le corps, s’écorchant presque la peau telle-ment elle voulait faire disparaître les traces des deux jours cauchemardesques qu’elle venait de passer.
La petite pièce était tout embuée lorsqu’elle sortit de la cabine. Elle se sécha énergiquement, se servit du séchoir mis à disposition pour essayer de dompter ses boucles, puis regagna la chambre avec un sentiment de fraîcheur et de propreté qu’il lui semblait n’avoir jamais éprouvé de sa vie. Ne disposant d’aucune autre tenue, elle se résigna à passer de nouveau le T-shirt de Boone.
Après avoir plié soigneusement le tailleur en lin corail, sachant le lendemain qu’elle n’aurait d’autre choix que de le remettre, elle alluma le téléviseur. Aucune des cinq chaî-nes disponibles n’offrait un programme digne d’intérêt. Elle éteignit l’appareil, s’allongea quelques minutes, puis le ralluma lorsque l’heure du journal fut venue. Sans doute n’aimerait-elle pas beaucoup ce qu’il lui apprendrait, mais elle devait s’informer.
La faim la tenaillait, et elle ne pouvait plus attendre pour déguster son verre de merlot. Où était Boone ?
Elle s’occupa les mains en débarrassant l’unique table des guides touristiques et prospectus laissés à leur disposi-tion, puis dénicha deux verres dans la salle de bains, qu’elle disposa sur la table.
Un steak, songea-t-elle en s’installant sur l’une des deux chaises. Un steak épais, cuit à point !
Lorsque les coups retentirent enfin à la porte, elle ne prit pas la peine de vérifier par le judas : elle reconnaissait cette façon impatiente de frapper. Elle tourna le verrou d’une main heureuse.
— J’espère qu’il y a des steaks et mon vin rouge dans ce sac, déclara-t-elle, le sourire radieux.
La tête légèrement penchée de côté, Boone la contempla des pieds à la tête.
— Mais tu es nue !
— Mais non !
Le T-shirt qu’elle portait n’était certes pas des plus « ha-billés », mais elle n’était pas nue.
Secouant la tête, Boone se décida enfin à entrer, un grand sac en papier entre les mains. Jayne referma derrière lui.
— Désolé, pas de steaks, annonça-t-il. Le drugstore était le seul magasin ouvert. Nous dînerons donc de fromage en tube, de crackers et de saucisses de Francfort.
— Merveilleux.
— Pas de merlot non plus, ajouta-t-il avant de déposer le sac sur la table et d’en extraire deux canettes ainsi qu’une bouteille. Il faudra te *******er de cela.
— « Arôme fraise », lut-elle, étonnée, sur l’étiquette du vin bon marché.
— Et maintenant, des vêtements propres !
Replongeant la main dans le sac, il en sortit deux T-shirts encore dans leur emballage plastique.
— Oh, chic, s’écria-t-elle en prenant celui qu’il lui ten-dait.
Il était bleu pâle, une couleur qu’elle affectionnait.
— Je reviens tout de suite.
Elle courut s’enfermer dans la salle de bains, où elle ar-racha presque le T-shirt noir pour enfiler le neuf, tout aussi ample. Un dicton était imprimé sur la poitrine : « Si un homme parle dans la forêt et qu’il ne se trouve aucune femme pour l’entendre, a-t-il tort pour autant ? »
Boone était occupé à dresser la table lorsqu’elle sortit de la salle de bains. Bière pour lui, vin à la fraise pour elle. Les crackers et les saucisses étaient disposés sur des assiet-tes en carton, à côté du tube de fromage.
Elle désigna du menton le T-shirt vert foncé, jeté sans façon sur le montant du lit.
— Que dit le vôtre ?
Il s’en saisit et le lui présenta ouvert.
— « Savoir changer est une qualité. Toi d’abord. »
— Chercheriez-vous à me dire quelque chose ?
— A vrai dire, le drugstore n’offrait pas une grande va-riété, dit-il en secouant la tête. J’ai pris ce que j’ai trouvé.
— Connaissant votre goût pour la couleur noire, pour-quoi avoir pris un T-shirt vert ?
— Il y avait des T-shirts noirs, avoua-t-il, un peu mal à l’aise. Mais le texte parlait de « syndrome prémenstruel ».
Alors qu’en temps normal une telle réponse l’eut affreu-sement gênée, lui faisant monter le rouge au front, elle éclata de rire. Décidément, la soirée n’avait rien d’ordinaire.
D’un geste galant, Boone lui présenta sa chaise et elle prit place à la table. Son verre était déjà rempli. Elle en sirota une petite gorgée, tandis qu’il s’asseyait face à elle.
— J’ai parlé à mon ami, annonça-t-il. Il est en route avec son partenaire. J’ai également pris des arrangements pour que ton père soit contacté.
— Ils vont vous aider à terminer votre mission ?
Il acquiesça de la tête.
— Bien, dit-elle. Disposer d’une assistance ne sera pas un luxe.
Il emplit son assiette, puis avala une longue gorgée de sa bière. Sans lever les yeux, elle se servit à son tour.
— Pourquoi ? demanda-t-il.
— Pour des raisons de sécurité. Au moins, vous ne serez pas seul.
— J’aime travailler en solitaire.
Il aimait le danger, comprit-elle. Jouer les cow-boys. Af-fronter tout seul des tueurs tels que Darryl.
— Eh bien, je trouve cela stupide.
— Stupide ? répéta-t-il d’un ton neutre.
De toute évidence, sa remarque ne l’affectait pas outre mesure.
— Pourquoi prendre des risques inutiles ?
— Pourquoi pas ?
— Il doit bien exister quelque part des gens qui s’inquiètent de ce qu’il adviendra de vous ! s’emporta-t-elle.
« Vous n’avez pas de famille ?
— Oh si, répondit-il. Deux frères, une sœur, un beau-frère et un neveu en route. Ma sœur doit accoucher le mois prochain.
Une légère note de contrariété était perceptible dans sa voix. A la perspective de devenir oncle ? Elle le gratifia d’un sourire attendri.
— Oh ! un bébé.
— Je ne comprendrai jamais pourquoi on fait tant d’histoires avec les marmots.
— Vous n’aimez pas les bébés ?
— Ils ne savent rien faire par eux-mêmes, sont désor-donnés, sentent mauvais et exigent une constante attention.
— Vous verrez les choses autrement lorsque vous serez père !
— Très peu pour moi, merci.
Le repas se poursuivit dans un silence gêné. Boone ter-mina sa bière, mais n’ouvrit pas la deuxième canette. Jayne vida son verre de vin, mais ne se resservit pas. Déjà somno-lente, elle tenait à garder l’esprit clair.
Finalement, Boone s’excusa et fila prendre sa douche. Se saisissant au passage de son nouveau T-shirt, il gagna la salle de bains et claqua bruyamment la porte derrière lui. 0