chapitre 2
— J’ai enfin rencontré ce Jackson Castle pour qui tu travailles. Larges épaules, poitrine bombée, allure avantageuse. Il va faire de ta vie un enfer, Helena.
Levant les yeux de son panier, Helena croisa le regard d’Alma Frost. Alma, amie d’enfance qui tenait un magasin de fruits et légumes, était sortie sur le pas de sa porte dès qu’elle avait aperçu Helena devant son étalage.
Cette dernière sourit.
— Tu te trompes complètement, Alma. Le torse de Jackson Castle ne m’intéresse pas le moins du monde !
— Voilà qui serait nouveau ! Ce n’est pas parce que tu es enceinte que tu as cessé d’être une femme, j’imagine ? C’est un homme taillé pour l’amour.
Helena haussa les épaules.
— D’accord, c’est un bel homme, je te l’accorde.
Inutile d’essayer d’abuser la fine mouche qu’était Alma. Son instinct lui permettait de percer à jour les sentiments des gens. Cependant, Helena, qui n’était pas certaine de vouloir analyser ceux qu’elle portait à Jackson Castle, tenait encore moins à ce qu’une autre les dissèque. Le spécimen était certes magnifique, et il possédait un regard magnétique. En plongeant son regard dans cet océan gris, ce matin, Helena avait eu la sensation de se perdre dans un rêve aux couleurs de brume. Sous ses longs cils noirs, Jackson l’avait étudiée comme s’il connaissait son corps par cœur. Mieux valait garder ses distances avec un homme pareil ; rester de marbre, même si sa seule image la faisait bouillir.
— C’est curieux de penser qu’un homme aussi plaisant crée tant de tracas dans notre ville…
La remarque attira l’attention d’Helena. Elle cessa de choisir ses fruits pour dévisager Alma.
— De quoi parles-tu ?
Ce fut au tour d’Alma de hausser les épaules.
— Tu as certainement entendu parler d’une cérémonie prévue dans le parc dans trois semaines. Un énorme battage publicitaire destiné à célébrer la mémoire d’un feu Oliver Davis qui passait de temps à autre ses étés à Sloane’s Cove, il y a de ça vingt ans. Apparemment, ce monsieur connaissait beaucoup de gens qui tiennent à assister à l’événement. C’est pourquoi Sloane’s Cove et toutes les villes avoisinantes de Mount Desert Island sont prises d’assaut par de riches touristes essayant d’obtenir des chambres.
— C’est courant par ici en été.
— Jamais à ce point ! C’est comme si une volée de milliardaires s’abattait sur la région ! Et certains ne sont pas très aimables à ce qu’on raconte. Mais ce n’est pas tout. Ton M. Castle ne projette pas seulement d’organiser le concours de la plus grosse saucisse grillée. Aujourd’hui, il a rôdé un peu partout, posant toutes sortes de questions. Et pas des questions anodines, non, des questions personnelles. Il cherche à connaître des détails de la vie de certains habitants de Sloane’s Cove. Tu avoueras tout de même que ce n’est pas ordinaire…
Helena ajouta une pomme à son panier à demi plein. Elle comprenait Alma. Trois autres personnes lui avaient déjà fait part de leur perplexité. La curiosité de Jackson n’était pas blâmable en soi, mais, en général, les gens aisés qui gravitaient dans les parages ne remarquaient même pas les habitants du cru. Et s’ils les remarquaient, c’était en tant qu’éléments du décor, au même titre que les mouettes, les rochers ou les vagues qui venaient lécher la jetée.
— Il s’agit peut-être d’un écrivain ; à moins qu’il n’ait l’intention d’attirer l’attention de la presse sur les habitants du pays…, suggéra Helena.
— Tu crois ? demanda Alma en faisant bouffer ses cheveux.
Helena retint un sourire.
— Tu voudrais que je le torture pour le faire avouer ?
— Pourquoi pas si tu le déshabilles et me laisses regarder…
— Alma…
— Oh ! bon, d’accord. Je me demande seulement… Pourquoi ces questions si inhabituelles ?
— Peut-être est-il simplement d’un naturel curieux ?
Helena n’en croyait pas un mot. Malgré sa gentillesse, il lui apparaissait comme un homme qui garde ses distances et apprécie que les autres en fassent autant. Mais elle n’était sûre de rien. En réalité, ses frères avaient raison en affirmant qu’elle ignorait tout de lui et que sa naïveté lui avait déjà causé pas mal de déboires. A commencer par son mariage.
Après avoir rencontré des hommes avec qui elle n’avait aucun point commun, renonçant à l’amour, Helena avait décidé d’épouser, contre le gré de sa famille, un ami. Peter et elle étant tous deux désabusés, l’idée d’associer leurs solitudes lui avait paru bonne. Le marché était intéressant pour chacun d’entre eux : elle acquerrait une certaine expérience en matière culinaire tout en favorisant les relations professionnelles de son époux. Et, en effet, les dîners d’Helena avaient attiré de nombreux clients à Peter. Tout allait donc pour le mieux dans le meilleur des mondes jusqu’au jour où elle avait appris que Peter était tombé amoureux d’une autre. Elle aurait dû accepter de le laisser être enfin heureux, mais il avait fallu qu’elle s’accroche à lui. Elle avait fini par tomber enceinte. Deux mois plus tard, Peter mourait dans un accident en mer.
Alors, oui, elle ferait vraiment bien d’arrêter de foncer, tête baissée, dans les ennuis et de refréner la curiosité qu’elle éprouvait vis-à-vis de Jackson…
— Helena ?
Alma agita une main devant le visage de son amie. Brutalement tirée de ses pensées, cette dernière faillit renverser les pommes de son panier. Elle adressa un rapide sourire à son amie.
— A mon avis, Jackson pose toutes ces questions parce que son métier l’amène à s’intéresser aux artistes et artisans locaux, assura-t elle, se ressaisissant.0
D’un air incrédule, Alma leva la main pour arrêter Helena mais celle-ci s’entêta.
— Ne me crois pas, si tu veux ; moi, j’en ai la certitude. Après tout, il a bâti sa fortune sur la vente aux nantis de ce monde d’objets destinés à la décoration de leurs maisons, et la région regorge d’artisans. Il enquête probablement de la même façon partout où il se rend. Comment, sinon, dénicherait-il tous ces trésors cachés ? Oui, il profite de sa présence ici pour répertorier les talents locaux… Ecoute, si ça t’intéresse tellement, je peux poser la question à Jackson.
— Quelle question voulez-vous poser à Jackson ?
Le son de la grave voix virile fit tressaillit Helena. Elle se retourna brusquement et se heurta aux angles durs de la poitrine de Jackson.
Il la saisit par les bras afin de l’aider à reprendre son équilibre, et elle frémit au contact de ses doigts sur sa peau. Le temps parut s’arrêter. L’espace d’une seconde, elle éprouva la tentation de le supplier de la serrer dans ses bras protecteurs.
Mais Helena se ressaisit aussitôt. Après cette fameuse émission de télévision, Jackson devait crouler sous les avances de femmes prétendant au titre de future Mme Castle. Très peu pour elle ! Se réfugier dans l’ombre d’un protecteur ne l’intéressait pas ; tout au contraire, c’était toujours elle qui avait joué le rôle de meneuse dans le couple.
— Veuillez m’excuser ; je suis désolée, parvint-elle enfin à bredouiller.
— Ce n’est rien, voyons ! Je trouve seulement que vous ne devriez pas porter des charges aussi lourdes, dit-il d’un ton de reproche. Allons, donnez-moi ça !
Il chercha à s’emparer de son panier mais Helena résista.
— Pas question ! Je suis votre employée, c’est à moi de porter vos provisions ! De plus, ce panier est vraiment léger ; une fourmi le porterait !
— Ecoutez, vous êtes enceinte, ne l’oubliez pas. Permettez…
Et parce que sa voix sensuelle évoquait des chuchotements échangés dans l’intimité d’un lit, Helena permit.
— Que vouliez-vous me demander ?
Sa voix la faisait vibrer. Il ne l’avait pas lâchée et, à son contact, des frissons la parcouraient. Le trouble l’envahit et elle dut reprendre sa respiration.
Comme s’il prenait conscience de la retenir prisonnière, Jackson la lâcha. Puis il la regarda d’un air d’excuse.
— Alma voudrait connaître vos intentions au sujet de Sloane’s Cove.
Jackson plongea son regard dans celui d’Helena.
— Mes… intentions ?
Elle hocha lentement la tête, s’émerveillant de devoir ployer la nuque pour rester en contact avec son regard.
— Oui. Vous comprenez, riche comme vous l’êtes et fréquentant les grands de ce monde, il paraît peu probable que vous vous intéressiez à la population d’une petite ville… Et pourtant…
Il demeurait suspendu à ses lèvres, comme si ses propos revêtaient une importance extrême.
— Et pourtant ?
Helena toussota. En dépit de la chaleur qui irradiait en elle, elle ne capitula pas.
— Pourtant, vous semblez très avide de renseignements sur la vie locale…
— Des gens s’en sont plaints ?
— Bien sûr que non ! Ils sont flattés que vous parliez d’eux mais surpris qu’un homme de votre stature se préoccupe de leurs banales existences. Aux yeux d’un homme qui fréquente des endroits et des gens… exotiques, nous sommes tellement ordinaires.
— Il n’y a rien de mal à être ordinaire, Helena.
— Ce n’est pas très excitant, insista-t elle.
Il sourit.
— Vous regardez trop la télévision. M’imaginez-vous assez superficiel pour courir après le sensationnel ?
Elle le trouvait complexe, et dangereux. Et quand son regard tomba l’espace d’un instant sur ses lèvres, elle crut défaillir.
— Vous ne venez donc pas chercher de nouvelles expériences à Sloane’s Cove ? parvint-elle à demander.
Il secoua la tête.
— Je suis ici pour de multiples raisons dont aucune n’inclut le sensationnel. Il y a six mois maintenant, j’ai perdu un ami qui passait régulièrement des étés à Sloane’s Cove. Oliver Davis était un humaniste. C’est dans cette ville que, pour mon plus grand bien, nos chemins se sont croisés. Il m’a donc semblé judicieux d’y organiser une cérémonie commémorant sa mémoire.
Il s’échauffait en évoquant son ami ; et puis il se perdit dans le regard d’Helena comme s’il y cherchait des bribes de son passé.
— Ce devait être un homme extraordinaire, dit soudain Alma.
Helena, qui avait oublié sa présence, eut un sursaut. Et quand Jackson redressa les épaules et recula d’un pas, elle soupçonna que lui aussi avait oublié qu’ils n’étaient pas seuls.
— C’était un homme extraordinaire, dit-il, se tournant vers Alma.
Cette dernière lui tendit une main qu’il serra. En souriant, il examina le nom inscrit sur son badge.
— Madame Frost ? Seriez-vous la talentueuse et légendaire Mme Frost qui a gagné le concours de la meilleure confiture, trois étés consécutifs ?
Alma éclata de rire.
— Il ne faut pas écouter tout ce qu’on raconte, monsieur Castle ! En réalité, je dois mon succès à Helena. C’est elle qui m’a tout enseigné et elle m’a laissée gagner en ne participant pas aux concours. Helena est profondément bonne ; il n’est pas une cause qui ne lui tienne à cœur. J’ai eu le grand privilège de faire partie de ceux qui ont bénéficié de son aide.
Jackson se tourna vers Helena. Sous son intense regard gris, elle se sentit rougir.
— Abe ne m’a pas tout raconté, murmura-t il. Intéressant, vraiment intéressant.
— Pas aussi intéressant que ce qui vient, constata Alma. Les frères d’Helena ont dû avoir vent du fait que vous avez posé les mains sur elle, il y a moins d’une seconde
De la tête, elle désigna la rue d’où déboulait le groupe des frères Austin, la mine sévère.
Avec un gémissement, Helena saisit la main de Jackson.
— Venez !
Mais il ne bougea pas.
— Si vos frères veulent me parler, nous parlerons. Je ne m’y déroberai pas.
— Je ne me sens pas tranquille. Hier, ils se sont montrés polis, mais nous n’avions eu aucun contact physique, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Evidemment, ils ignorent que vous cherchiez juste à me rattraper. Seulement ils appartiennent à cette catégorie d’êtres humains qui cognent d’abord et s’expliquent ensuite. Je les ai désarçonnés en acceptant si abruptement votre proposition. De toute façon, depuis la mort de mon mari, ils passent leur temps à s’inquiéter sur mon sort.
— C’est leur devoir. Et je refuse de disparaître chaque fois qu’ils auront des comptes à me demander.
Derrière la massive silhouette de Jackson, Helena aperçut ses frères qui approchaient. Elle regarda Jackson d’un air implorant. Il paraissait tout aussi résolu qu’eux. Les deux camps semblaient décidés à faire parler leurs poings ; or, elle ne supportait pas l’idée qu’on se batte pour elle. Elle éprouvait déjà bien assez de remords de l’échec de son mariage.
— Jackson ? Emmenez-moi, je vous prie. Ce genre de conflit est néfaste pour le bébé.
Il poussa un juron étouffé.
— Où voulez-vous aller ?
Elle désigna une librairie située à trois portes de là.
— Là, c’est la boutique de ma sœur.
— Vos frères ne vous y suivront pas ? demanda Jackson en emboîtant le pas à Helena.
— Ils n’oseraient pas se battre devant Lilah.
— Il paraît qu’elle vous ressemble.
A cet instant, Lilah ouvrit la porte de sa boutique.
— Je dirais même que nous sommes exactement semblables, répondit Helena, jetant un coup d’œil par-dessus son épaule. C’est ma sœur jumelle.
Jackson hocha la tête.
— La ressemblance est frappante, je le reconnais. Cependant, certains détails vous distinguent. Par exemple, vos yeux possèdent des tons de bleu légèrement différents.
Helena écarquilla les yeux. Trop occupés à voir les ressemblances, la plupart des gens ignoraient des différences.
Cependant, Lilah leur faisait signe de se dépêcher d’entrer. Puis, refermant la porte derrière eux, elle s’y adossa.
— Bonjour, monsieur Castle, dit-elle en lui serrant la main. J’ai l’impression que vous avez déjà fait connaissance avec ma famille.
En voyant ses frères s’arrêter à sa porte, elle sourit.
— Je les ferai entrer d’ici à une minute, quand ils se seront calmés. Nous avons passé cet accord tacite entre nous, afin de protéger ma réputation au sein de la communauté. Ainsi, on sème la panique dans le clan Austin ?
— Il n’y est pour rien ! intervint Helena qui arpentait la pièce avec agitation.
Lilah examina Jackson de la tête aux pieds puis un lent sourire détendit ses lèvres. Elle s’approcha de sa sœur et chuchota à son oreille :
— Mais dis-moi, il a un charme fou !
Helena sentit ses joues devenir encore plus chaudes. Devant son expression, le sourire de Lilah s’élargit.
— Il fait chaud chez toi, dit Helena, s’emparant d’un magazine pour s’éventer.
C’était faux, mais par solidarité féminine, Lilah ne la contredit pas.
— Très heureux de vous rencontrer, mademoiselle Austin, dit brusquement Jackson. Puis-je vous confier Helena quelques instants ? Ne la laissez surtout pas s’épuiser à porter de lourdes charges.
— J’y veillerai, monsieur Castle.
— Où allez-vous ? s’enquit Helena.
— Parler à vos frères, évidemment.
— Ça peut être dangereux.
Devant le sourire de Jackson, la jeune femme comprit qu’il avait déjà affronté sa part de danger.
— Vous n’allez pas leur faire de mal ?
— Je n’ai pas pour habitude de frapper les membres de la famille de mes employées, répliqua-t il en ouvrant la porte.
L’instant d’après, il se retrouvait au milieu du groupe formé par les quatre frères.
— J’apprécie le soin que vous prenez de votre sœur, leur dit-il, mais vous devriez accepter qu’elle choisisse de travailler pour moi. En tant qu’employeur, je puis vous assurer que je veillerai à son bien-être. Ce qui signifie que je la rattraperai si elle manque de tomber, que je l’aiderai à s’asseoir si je juge qu’elle est restée trop longtemps debout, que je ne lui permettrai pas de porter de trop lourdes charges, et que je ne laisserai personne, pas même ses frères, être source de tension pour elle.
A la surprise d’Helena, ses frères le laissèrent poursuivre jusqu’au bout de son monologue. Alors, le silence s’établit. Leurs têtes se rapprochèrent ; il y eut des éclats de voix puis la discussion se calma. Finalement, ils se séparèrent.
— Nous acceptons vos explications, dit Frank. Surtout parce que nous savons à quel point Helena tient à sa carrière.
— Mais nous restons vigilants, ajouta Thomas.
— Il faut absolument que vous compreniez qu’elle est très différente des femmes que vous rencontrez à Paris.
En entendant Bill prononcer ces mots, Helena tendit l’oreille. Elle se demandait combien de liaisons parisiennes entretenait Jackson. En tout cas, il ne réfuta pas les propos de Bill.
— Et elle va se marier prochainement, conclut Hank.
Malgré ce qu’elle lui avait précédemment confié, sans ciller, Jackson se *******a de hocher la tête.
Helena se tourna vers sa sœur.
— Je voulais te dire, murmura Lilah, les garçons sont passés tout à l’heure. Ils estiment que, étant donné les circonstances, tu as porté assez longtemps le deuil de Peter. Thomas se mariant prochainement, nous demeurerons les deux dernières célibataires de la famille et l’idée les chiffonne. Ils aimeraient bien nous voir installées. Toi, d’abord, à cause du bébé, bien sûr.0
Helena se raidit.
— Il n’est pas question que je me remarie !
— Alors explique-leur vite ton point de vue ! Car ils passent déjà en revue les prétendants potentiels. Keith Garlan, Bob Mason… rien que des garçons charmants.
Avec un gémissement, Helena s’empara du bras de sa sœur.
— Je n’épouserai pas un de ces charmants messieurs choisis par nos frères ! J’imagine qu’ils ont dressé une liste de ce qu’ils appellent mes qualités et me présentent comme la panacée universelle. Malheureusement, j’ai connu assez d’hommes qui me considéraient comme la solution à leurs problèmes et qui ne savaient que faire de moi une fois ceux-ci résolus ! Vraiment, je crains de décevoir gravement nos frères.
— Je leur ai déjà expliqué, mais tu sais comment ils sont.
Elle savait.
— Merci, en tout cas, de me soutenir.
Helena adressa un sourire à sa sœur qui l’étreignit affectueusement.
— Tu es toujours là pour soutenir tout le monde, ce n’est que justice que tu reçoives à ton tour un peu de réconfort. Je suppose que, à ma façon, je ne suis pas meilleure qu’eux.
Toutes deux se retournèrent pour examiner les visages butés de leurs frères et Helena éclata de rire.
— J’en doute ! Enfin, s’ils se mettent en tête de te trouver un mari, je t’aiderai à échapper aux mailles du filet.
— Comme lorsque nous étions enfants, dit Lilah d’une voix attendrie. Tout le monde devrait avoir une sœur telle que toi. Ou même des frères comme eux. Au moins, nous savons qu’ils nous aiment.
« Exact », pensa Helena, observant le beau visage à l’expression déterminée de Jackson face à ses frères. On racontait dans l’émission télévisée qu’il n’avait aucune famille. Il était seul au monde.
Enfin, presque seul…
Sur une dernière étreinte et de nouveaux remerciements, Helena quitta sa sœur et gagna le trottoir. Jackson était sorti dans le but de l’aider mais elle tenait à lui prouver qu’elle n’était pas une fragile créature sans défense.
Si elle s’était réfugiée chez Lilah, c’était essentiellement pour se ressaisir, discipliner ses émotions face à Jackson. Ses frères n’avaient pas complètement tort : il représentait un danger.
Sauf que le problème n’était pas qu’il convoitât son corps comme ils l’imaginaient. Le problème était l’attirance qu’elle éprouvait pour lui. Jackson Castle était un séducteur. Il suffisait que son regard se pose sur son beau visage pour qu’elle éprouve le désir fou de se pencher et d’embrasser sa joue râpeuse. Ce qui, évidemment, ne lui apporterait que des ennuis. Une femme avec son passé devrait se montrer plus avisée…
Enfin, maintenant qu’elle admettait la réalité de son attirance, ce ne devrait pas être trop difficile de la contenir.
— Rentrons, dit-elle calmement. Vous devez mourir de faim.
Il posa sur elle un regard brûlant et, avec un frémissement de tout son être, elle pressentit qu’il ne se laisserait pas aisément oublier.
Il se tourna vers les quatre frères Austin.
— Je vous promets de veiller sur votre sœur, dit-il, mais n’oubliez pas que pendant les trois prochaines semaines elle m’appartient. Compris ?
Un fluide essentiellement masculin dut circuler entre eux car ils renoncèrent à leur attitude menaçante.
— Vous la protégerez ? demanda Thomas.
— Absolument.
— Et vous accepterez que nous ne renoncions pas à nos responsabilités ? ajouta Hank.
— Une femme dans la situation d’Helena a besoin d’une attention particulière, dit Jackson.
— Nous ne disparaîtrons pas ! prévint Frank.
— Elle a besoin des siens, concéda Jackson.
— Et n’oubliez pas ce que nous avons dit à propos de son mariage.
Jackson demeura quelques secondes silencieux.
— Je ne cherche pas une épouse, si c’est ce que vous insinuez, et je n’ai jamais exigé le célibat de mes employés, répliqua-t il paisiblement.
Helena ressentit un urgent besoin de piquer une colère, ce qui ne s’était pas produit depuis ses trois ans. Dominant toutefois son indignation, elle s’insinua dans le groupe des hommes.
— Veuillez m’excuser, mais en dépit de vos assertions, je suis parfaitement capable de prendre soin de moi-même !
Cependant, ni ses frères ni Jackson ne répondirent. Ils échangèrent simplement un regard entendu avant de se séparer.
— Je n’aime pas ça, dit-elle comme Jackson lui prenait la main.
Toutefois, la vérité était qu’elle aimait beaucoup la sensation de ses doigts sur sa paume. Beaucoup trop.
Deux préoccupations agitaient son esprit, pensait Jackson, un peu plus tard, tandis que, du fauteuil de la salle de séjour dans lequel il était installé, il regardait Helena virevolter autour de ses casseroles dans sa jolie robe jaune.
La première était qu’il avait appris en téléphonant à son bureau que Barrett Richards, son ancien associé, l’homme qui avait séduit sa femme, ayant eu vent de la cérémonie organisée à la mémoire d’Oliver, projetait d’y assister. A vrai dire, la nouvelle ne l’atteignait pas vraiment. La colère qui l’avait autrefois dévoré s’était muée en agacement.
Ce qui tourmentait beaucoup plus Jackson, c’était l’impression de ne pouvoir détacher ses pensées de sa nouvelle cuisinière ; comme le soleil qui pénétrait dans la cuisine ne se détachait pas de sa chevelure, la muant en une masse d’or en fusion…
Il ne voulait pas s’attacher à l’apparence d’Helena. Ni à la façon dont son long cou s’incurvait délicatement sur son épaule, ni à celle dont son tablier se nouant sous ses seins les soulignait d’une manière provocatrice, ni à celle dont elle posait la main sur l’endroit où se développait son enfant. Il voulait éviter autant que possible de se trouver en sa présence.0
Il se rappelait l’affection que lui prodiguaient son amie, sa sœur, ses frères, les sentiments de fidélité qu’elle leur inspirait, sa beauté, et il sentait qu’Helena Austin pénétrait en des zones intimes et depuis longtemps inexplorées de son être. Très jeune, il avait compris qu’il valait mieux éviter les émotions trop violentes et il s’était cramponné à cette théorie. A présent, après des années de pratique, il avait perdu la capacité d’éprouver des sentiments profonds ; sa femme le lui avait assez souvent répété.
Et pourtant, auprès d’Helena, il se sentait agité, impatient, troublé, ce qui était inacceptable. Il aurait probablement dû lui trouver une autre place. Si seulement il n’avait pas besoin de lui demander son aide, ce qui créait entre eux des liens encore plus complexes…
Cependant, son passage en ville aujourd’hui avait été instructif. Il avait appris que, alors qu’il souhaitait inspirer confiance, il avait au contraire attiré sur lui les soupçons. Cela, à cause de sa maladresse dans les relations humaines. Depuis longtemps, il avait pris l’habitude de consulter des experts dans les domaines où il pêchait. Et, dans le cas présent, il avait besoin d’un expert.
Il ne pouvait ignorer les raisons de sa venue à Sloane’s Cove. Il s’agissait bien sûr de saluer de façon grandiose la mémoire d’un homme qui s’était montré bon pour lui. Cette partie de ses projets avait été rendue publique, mais il restait une face cachée. Son idée était d’accorder, au nom posthume d’Oliver, une bourse à des gens dotés de talents divers que leurs modestes moyens ne permettaient pas d’exploiter. Bien que simple, la démarche réclamait une certaine discrétion. Comment déterminer qui avait le plus besoin d’aide, qui la méritait le plus ?
Et, tout brillant homme d’affaires qu’il fût, dans la circonstance présente, Jackson piétinait. En essayant de soutirer des informations aux gens, il avait troublé les eaux tranquilles de la petite ville, ce qui compliquait singulièrement sa tâche. Qu’il le veuille ou non, il avait besoin d’un allié dans la place, quelqu’un qui connaîtrait à fond les habitants de Sloane’s Cove.
Et la personne qui répondait à ses critères était là, juste sous ses yeux, resplendissante dans sa robe jaune et débordante de joie de vivre. Helena, qui était née à Sloane’s Cove. Helena qui, avec son grand cœur, défendait les causes perdues. Il avait une cause à défendre ; il lui fallait une femme comme elle, même si, en sa présence, ses paumes se mouillaient de sueur et ses sens vibraient de façon impardonnable.
Jackson réfléchissait. Tout en observant Helena par le passage qui séparait la salle de séjour de la cuisine, il eut la tentation de revenir sur sa décision. Se rapprocher d’Helena était trop risqué. Elle lui rappelait un monde de sensations auquel il n’appartenait plus. Un monde où étaient enfouis des souvenirs confus, violents, tendres et trop douloureux pour qu’il puisse envisager de les réveiller.
Et pourtant… il avait besoin d’Helena ; c’était la personne idéale pour le rôle.
Il se leva et se dirigea vers la cuisine.
A son entrée, Helena s’arrêta de chanter. Elle se retourna, un sourire flottant sur ses lèvres roses. Et devant ce sourire, il éprouva l’irrésistible envie de s’approcher. Ce qui aurait été une terrible erreur.
Etouffant un grognement de frustration, il parvint à sourire.
— Vous… désirez quelque chose ? demanda-t elle.
Oui, il désirait quelque chose. Mais il était parfaitement inutile qu’elle sache ce qu’il désirait d’elle puisqu’il ne s’autoriserait jamais à le lui demander.
— J’aimerais m’entretenir avec vous d’un sujet qui me tient à cœur. A propos, j’ai entendu dire que la marche était bénéfique à une femme dans votre situation…
— Ah ! oui, ma situation…, répliqua Helena en souriant.
— Marchez-vous ?
— Ça fait partie de mes multiples talents !
— Sortons, dans ce cas, dit-il en lui tendant la main. Et tout en nous promenant, je vous raconterai mon histoire