chapitre 11
Le jour de la cérémonie organisée en l’honneur d’Oliver se leva sur une matinée radieuse. Le soleil brillait, une légère brise soufflait ; pourquoi donc se sentait-il rempli d’une telle appréhension ?
Peut-être parce que sa préoccupation profonde ne s’attachait pas à la réussite de cette journée mais au sort d’une femme et de son enfant ? Il détestait l’idée de laisser Helena livrée à elle-même. Avec son enfant, elle serait encore plus occupée, sans pour autant se ménager puisque, de toute façon, elle pensait aux autres avant de penser à elle-même.
Enfin, peut-être que, à la longue, elle déciderait d’épouser Eric. Il grimaça. L’idée lui déplaisait profondément mais il fallait bien l’envisager. Il se pouvait aussi qu’elle ne l’épouse pas. Ce qui était sûr, c’est que les choix d’Helena ne le regardaient pas.
Il fourragea en jurant dans ses cheveux. Il n’avait d’autre solution que de laisser l’histoire se faire sans lui. De toute façon, décida-t il, il retrouverait sa tranquillité d’esprit quand il aurait laissé derrière lui Sloane’s Cove et les anciens souvenirs qui s’y attachaient.
Et quand, quelques minutes plus tard, Helena se glissa dans sa chambre avec un plateau, il parvint même à sourire. Elle était si adorable avec son air embarrassé et ses joues roses.
Elle posa le plateau sur la table de nuit et repoussa ses cheveux d’une main.
— J’ai pensé que… tu allais être très occupé aujourd’hui…, bredouilla-t elle. Et je ne voulais pas que tu oublies de prendre un bon petit déjeuner. Tu auras besoin de toutes tes forces. D’ailleurs, tu… tu as dormi trop longtemps.
Il ne dormait pas, il se rongeait les sangs en pensant à elle. Il jugea toutefois inutile de le préciser.
— Où est Beth ?
— Elle dort dans son couffin. Enfin, elle dormait, rectifia Helena en entendant un petit cri en provenance d’une chambre située à deux portes de là.
— Elle te réclame.
— C’est l’heure de son petit déjeuner !
Jackson frissonna. L’idée d’Helena allaitant son enfant le bouleversait. C’était un geste si intime, si nécessaire. Une mère nourrissant son enfant à partir de sa propre chair…
Un désespoir amer s’abattit sur lui mais il refusa de s’y abandonner. Qu’importait ? D’ici peu, il retournerait à ses affaires, et son esprit n’aurait plus le loisir de divaguer. Il aimait son existence. Quand une femme lui plaisait, il savait que, tôt ou tard, elle entrerait en compétition avec son métier, et que son métier gagnerait. Ses aventures se terminaient toujours ainsi. Ces dernières semaines avaient représenté une petite incursion au cœur d’un autre univers mais c’était fini, et il ne pouvait que s’en féliciter.
— Va voir Beth, dit-il à Helena. Je me lève bientôt.
Quand elle fut partie, il but une gorgée de café et mordit dans un muffin. C’était certes une cuisinière hors pair, mais il n’avait pas le cœur à apprécier la nourriture. Son cœur était à ce qui se passait à deux pièces de là…
C’était étrange, se disait Jackson tout en roulant vers le parc en compagnie d’Helena, Beth dans son couffin installée à l’arrière de la voiture. Alors qu’il parvenait au but tant caressé, au lieu d’en ressentir une légitime satisfaction, il éprouvait un sentiment de perte.
Bien sûr, ce sentiment s’évanouirait dès qu’il aurait quitté Sloane’s Cove. N’empêche que pour le moment il était bien réel. Et il avait du mal à fixer son attention sur sa conduite au lieu de la tourner vers celle qu’il s’apprêtait à quitter pour toujours.
Soudain, elle effleura son bras. Il tressaillit si fort qu’il faillit les envoyer dans le bas-côté.
— Tu es sûr que ça va ? demanda-t elle.
Il fit mine de croire qu’elle parlait de la cérémonie.
— J’en suis sûr. J’ai engagé une armée d’étudiants. A l’heure qu’il est, ils ont dû installer les tables et suspendre les banderoles. Le fleuriste a disposé les fleurs, les musiciens accordent leurs instruments et le champagne s’apprête à couler à flots. De plus, Lilah devait me téléphoner en cas de problème et mon portable n’a pas sonné.
— Je tiens juste à ce que tout soit parfait.
Il jeta un regard de biais à Helena, si menue, si adorable dans sa robe jaune paille. Du coin de l’œil, il apercevait la minuscule forme de Beth qui bâillait tout en agitant ses petits poings.
— Tout est parfait, assura-t il.
Et ça l’était, techniquement parlant, du moins.
Quand ils arrivèrent au parc, ils furent accueillis par les échos d’un morceau joué par le quatuor à cordes installé dans le kiosque à musique. Les riches visiteurs qui s’étaient abattus sur la ville comme une volée de moineaux dévoraient les pâtés d’Helena tout en s’extasiant sur la beauté des parterres de roses et des vasques de pensées pourpres et or disséminées dans la verdure. Des voiliers se balançaient dans le port tout proche apportant la dernière touche à un tableau digne d’être fixé sur la toile.
Jackson glissa un regard vers sa compagne. C’était la journée des adieux. A Oliver et à Helena. Malgré l’étau qui lui serrait la poitrine, il lui sourit.
— Prête ? demanda-t il en lui tendant le bras pour l’entraîner vers le podium dressé pour l’occasion.
Cependant, Helena refusa d’un signe de tête. Elle mourait d’envie de le soutenir jusqu’au bout en restant à son côté mais depuis l’appel téléphonique de Barrett, deux jours plus tôt, elle se sentait investie d’une autre mission.
— Tu ne veux pas m’accompagner ?
— C’est ton jour, Jackson.
— C’est le jour d’Oliver. Et tu as passé tant de temps sur ce projet. Ce n’est que justice que tu apparaisses au grand jour.
— Je ne peux pas laisser Beth. Si elle avait faim ?
Les mots magiques produisirent leur effet.
— Tu as raison, dit-il en lui caressant la joue.
— Bonne chance !
A longues enjambées, Jackson gagna le podium. Jamais il n’avait été si beau, si élégant, si imposant et si… hors d’atteinte, pensait Helena en le dévorant des yeux.
Puis, sa fille dans les bras, elle alla se placer légèrement en retrait de la foule afin de pouvoir examiner les lieux. Ainsi, elle verrait Barrett arriver et pourrait immédiatement intervenir.
Quand elle reporta son attention sur le podium, elle s’aperçut que Jackson la regardait et lui adressait ce sourire tendre et mystérieux qui la faisait rêver des nuits entières. Elle le contempla avec avidité. Demain, il ne lui resterait que des souvenirs mais aujourd’hui elle pouvait encore jouir de sa présence bien réelle.
— Merci de m’avoir accueilli, commença-t il de cette voix qu’il savait rendre tour à tour douce, autoritaire… ou séductrice. Quand je suis arrivé à Sloane’s Cove voici trois semaines, je ne connaissais personne. Il ne me restait de cette ville que le souvenir d’un homme qui, voici bien des années, m’avait tendu la main à un moment extrêmement difficile de mon existence. Oliver Davis était un homme bon. Par-delà les défauts des gens, il savait voir leurs qualités potentielles. Nombre de personnes dans ce public ont bénéficié de son soutien. Comme moi, ils sont là parce qu’il a transformé leur vie.
A ce moment, alors qu’elle se forçait à détacher son regard de Jackson pour examiner les alentours, Helena remarqua une voiture garée près de l’entrée du parc. Une très jolie femme brune en descendait, un enfant d’environ trois ans dans les bras. Un homme les rejoignit mais il ne regardait ni la femme ni l’enfant. Son visage trop parfait tout rembruni, il scrutait la foule.
Helena reporta son attention sur Jackson qui la dévisageait d’un air perplexe.
— Je suppose qu’Oliver imaginait que son œuvre s’achèverait avec sa mort mais nous sommes réunis aujourd’hui pour prouver le contraire, continua Jackson. Je suis venu à Sloane’s Cove dans l’intention de rendre hommage à sa mémoire et, dans l’accomplissement de cette mission, j’ai reçu une aide particulièrement efficace. Ai-je besoin de nommer cette femme admirable qui m’a secondé ? Tout le monde ici connaît et apprécie… Helena.
Il lui sourit et tous les assistants tournèrent la tête dans sa direction.
— J’ai donc aujourd’hui le grand plaisir de révéler les noms des bénéficiaires de la fondation Oliver Davis.
Un murmure parcourut la foule suivi d’applaudissements nourris. A ce moment, Helena vit Barrett, poussant sa femme devant lui, s’approcher du podium. Elle savait qu’il était venu assister à la cérémonie dans le but d’humilier Jackson. Ce n’était pas difficile : il lui suffisait d’exhiber sa femme et son enfant pour lui rappeler publiquement ce qu’il lui avait dérobé et ternir ainsi le succès de la fête.
S’il ne parvenait pas à son but, il recommencerait, bien sûr. N’empêche qu’aujourd’hui, elle ne le laisserait pas nuire, Helena se l’était solennellement promis.
Portant ses doigts à sa bouche, elle émit un sifflement strident. Comme Jackson tournait vers elle un regard stupéfait, elle lui sourit d’un air innocent.
Ce sifflement lui avait rendu de grands services quand, garçon manqué au tempérament bagarreur, elle devait appeler ses frères à la rescousse. A présent, il servait de signal. En l’entendant, les quatre frères Austin se dirigèrent vers l’endroit où se tenait Barrett. Hank passant près d’elle, elle lui adressa un sourire timide.
— Ne t’inquiète pas, sœurette, lui glissa-t il. Après ce que tu nous as raconté sur Barrett, Jackson a toute notre sympathie. Nous ne laisserons personne gâcher la cérémonie. Bill s’est pris d’un intérêt soudain pour… le commerce de Barrett. Nous le garderons occupé le temps nécessaire.
— Tu es un chic grand frère, dit-elle en l’embrassant sur la joue.
Quand elle regarda de nouveau en direction de Jackson, il dévisageait Hank d’un air interrogateur. Pourvu qu’il ne suive pas du regard la direction prise par ses frères, se dit-elle. Dans ce cas, il découvrirait Barrett. Et, intérieurement, elle pria pour qu’il la regarde, elle. Et le miracle eut lieu.
Sans le quitter des yeux, elle s’approcha du podium.
— Tu as changé d’avis ? demanda-t il. Tu as finalement décidé de rester près de moi ?
Ces mots lui firent l’effet d’une écharde en plein cœur. Rester près de lui, elle ne rêvait que de ça… et pour toujours.
Enfin, à présent que la menace de Barrett s’était dissipée, elle pouvait du moins profiter de ces quelques instants. Beth blottie dans ses bras, elle grimpa les marches et se glissa près de Jackson. Il lui prit la main, et pendant quelques secondes elle crut que son cœur allait éclater.
— Je suis heureux que tu sois là, murmura-t il.
Elle aussi était heureuse. Se tenir près de Jackson semblait faire partie de l’ordre naturel des choses.
— Au départ, je devais désigner trois personnes, reprit-il. Cependant, lorsque j’ai rencontré tous les gens qu’Helena tenait à me présenter, je me suis rendu compte qu’il m’était impossible de choisir parmi des talents si divers. Ainsi, cette année, des bourses seront attribuées à…
Suivie une longue liste dans laquelle figuraient Sharon Leggit et John Nesbith.
— J’espère que tu sais à quel point tu es merveilleux, lui dit Helena dans un souffle.
Il s’éclaircit la gorge avant de préciser que ces bourses seraient versées annuellement, qu’il avait également constitué un fonds d’aide aux personnes qui, tels Hugh et Marie Brannigan, se dévouaient au bien commun et qu’un troisième fonds bénéficierait aux artisans locaux. Cette année, le récipiendaire était Eric Ryan.
Jackson posa sur Helena un regard farouche. Elle comprenait son intention : n’étant pas candidat au rôle de mari, il s’assurait qu’un autre serait capable de l’assumer. La jeune femme sentit sa gorge se serrer. Se soulevant sur la pointe des pieds, sous les applaudissements de la foule en délire, elle posa un baiser sur sa joue.
— Partons, dit-il d’une voix étranglée.
— Mais… la cérémonie…
— Le plus important est fait.
Il reprit le micro pour dire en désignant la photo qui trônait près du podium :
— Merci, Oliver. Nous ne t’oublierons jamais.
— Bravo, Jackson ! cria une voix.
— Merci monsieur Castle ! fit une autre. Nous n’oublierons ni Oliver ni vous !
— Nous n’oublierons pas, promit Helena dans un murmure.
Parlait-elle d’Oliver ou de lui ? se demanda Jackson. Connaissant Helena, il savait qu’elle ne laisserait pas s’éteindre le souvenir d’Oliver mais il caressait l’espoir fou qu’elle se rappellerait également d’un certain Jackson. En même temps, il se rendit compte que ce serait beaucoup mieux pour elle de l’oublier très vite.
Il prit une profonde inspiration avant de se tourner de nouveau vers la foule.
— Merci d’être venus si nombreux. Je dois reprendre l’avion pour Boston tout à l’heure mais j’espère que vous passerez une excellente journée grâce aux repas, jeux et animations prévus. S’il vous plaît, que la fête commence !
En bas des marches, Helena trouva Lilah. Après lui avoir demandé de garder Beth, elle s’éloigna en compagnie de Jackson. Quand ils se retrouvèrent à l’écart, ils s’arrêtèrent et se dévisagèrent. Jackson prit le visage d’Helena dans ses mains.
— J’ai aperçu Barrett et Jeanne, lui dit-il doucement. Merci…
Il effleura sa joue d’un baiser.
— … de chercher à me protéger.
Elle se mordit la lèvre.
— J’espérais que tu ne les aurais pas remarqués. J’aurais tant voulu t’éviter cette épreuve.
Il sourit.
— Je ne regrette rien car ça m’a donné l’occasion de t’entendre siffler ! Tu m’étonneras toujours, tu sais. Je désire par-dessus tout que tu sois heureuse, Helena.
Elle fixa sur lui le regard de ses beaux yeux couleur aigue— marine qui s’embuaient.
— Je me suis arrangé avec Lilah pour qu’elle vous raccompagne, ajouta-t il.
Il valait mieux qu’il ne s’en charge pas car il était certain de ne pas résister à l’envie de lui faire des adieux corrects. Ce n’était pas possible, bien sûr, d’abord parce que son corps n’y était certainement pas disposé mais, surtout, parce que ce serait se comporter comme le dernier des derniers que de coucher avec elle et de partir ensuite. Il refusait de s’inscrire sur la liste de ceux qui s’étaient servis d’elle et l’avaient abandonnée. Et il n’avait rien à lui offrir.
— Tes bagages sont prêts ? demanda-t elle d’une petite voix.
— Ils m’attendent dans la voiture, répondit-il en s’efforçant de garder un ton naturel.
Il craignait tellement de dire des choses qu’ils pourraient tous deux regretter. Elle avait pourtant l’air si perdu, si vulnérable, si avide de tendresse qu’il ne put se retenir de lui caresser les cheveux.
— Tu es une femme merveilleuse, lui dit-il.
Cependant, elle ne lui offrit pas le sourire qu’il espérait. Ces paroles, elle avait dû les entendre de la bouche d’autres hommes. Et elle les entendrait encore, se rappela-t il.
— Avant que tu partes, je voudrais te dire…, commença-t elle d’une voix mal assurée. Je n’oublierai jamais ce que tu as fait. Tu as changé des vies, Jackson.
Il sourit tristement.
— Tu as changé ma vie. Grâce à toi, j’ai repris confiance dans les femmes.
— J’en suis heureuse. Peut-être que la prochaine fois qu’une femme enceinte voudra travailler pour toi, tu discuteras un peu moins.
« Ou, plus probablement, je me rappellerai tout ce que j’ai perdu. »
— Adieu, trésor, dit-il. Ne laisse personne t’entraîner là où tu ne veux pas aller.
Il se pencha sur elle et prit ses lèvres.
— J’y veillerai, murmura-t elle en se pressant plus étroitement contre lui. Souviens-toi de cet été.
Comme s’il pourrait jamais l’oublier…
Il la serra avec une sorte de désespoir, comme pour imprimer à jamais en lui le souvenir de son corps. Et il l’embrassa jusqu’à ce que la tension devienne insupportable.
— Je m’en souviendrai, promit-il. Prends bien soin de toi et du bébé.
Et puis, il la lâcha, écarta ses cheveux de son visage et contempla une dernière fois la plus délicieuse femme de la terre. Et il s’éloigna avant de commettre l’erreur de la supplier de lui donner ce qu’elle affirmait ne pas vouloir donner, ou d’essayer de se convaincre qu’il n’était pas celui qu’il croyait être.
Jackson monta dans sa voiture, démarra et reprit le chemin de son univers. 0