chapitre 5
Helena débordait d’une incroyable énergie pour quelqu’un qui s’apprêtait à mettre au monde un enfant, pensait Jackson deux jours plus tard en la voyant dresser des listes, élaborer des recettes et étudier ses fiches de renseignements sur les habitants de Sloane’s Cove.
— C’est une telle aventure ! dit-elle en entrant dans la salle de séjour, revêtue d’un tablier rose et blanc. Si tout va bien, nous aurons la famille Leggit et M. et Mme Brannigan à dîner demain soir ! Sharon Leggit est la benjamine de sept enfants et ses parents se sont déjà saignés aux quatre veines pour envoyer ses aînés à l’école. Je crains que Sharon ne se marie juste pour échapper à la pression familiale. Elle passe ses moments de loisirs au refuge pour animaux et rêve de devenir vétérinaire. Mais, dans l’état actuel des choses, la situation paraît sans issue. Quant à M. et Mme Brannigan, ce sont les premiers à offrir leur aide aux personnes en difficulté alors qu’eux-mêmes connaissent de gros problèmes de santé. Mais peut-être sont-ils trop âgés selon vos critères…
La voix d’Helena décrut comme elle disparaissait dans la cuisine. Puis elle revint, portant un lourd plateau.
Jackson se précipita vers elle et le lui arracha des mains.
— Ne recommencez jamais ça !
— Désolée. Je lançais juste une idée.
Jackson fronça les sourcils, interdit devant son expression contrite.
— C’est votre projet, bien sûr. Parfois, je me laisse emporter…
Jackson la prit par la main et la guida vers une chaise.
— Asseyez-vous, je vous prie.
Elle obéit. Il alla alors chercher un pouf qu’il plaça devant elle et sur lequel, doucement, il posa ses jambes. Ensuite, il rabattit sa jupe sur ses genoux en résistant au désir de glisser les mains dessous pour caresser ses cuisses.
S’éclaircissant la gorge, il enfouit ses mains dans ses poches arrière. Par bien des cotés, il agissait comme un gosse en ce moment, pensa-t il.
— Je ne parlais pas de M. et Mme Brannigan, Helena. Si vous les trouvez dignes d’aide, je me pencherai sur leur cas. J’ai toute confiance en votre jugement, vous savez.
— C’est vrai ? Tant mieux, Jackson !
Elle se pencha sur son siège, prête à se lever. Mais il plaqua ses mains sur ses bras, la clouant sur place.
— C’est vrai. Mais là où je ne suis plus d’accord, c’est quand vous vous tuez à la tâche. Je ne veux plus vous voir porter de lourds plateaux, c’est compris ?
Elle sourit.
— Il n’était pas si lourd. Une fourmi…
— … le porterait, je sais, termina-t il. Néanmoins quand vous aurez des charges à porter, j’exige que vous fassiez appel à moi.
— Je suis employée, c’est mon travail, répliqua-t elle vivement.
— Et moi qui suis votre employeur, je peux très bien décider que ça ne l’est pas. Je suis tout à fait capable de vous aider.
Elle ouvrit la bouche pour continuer d’argumenter mais, d’un doigt sur ses lèvres, il la fit taire.
— Inutile d’insister, Helena, c’est ainsi.
L’espace d’un instant, leurs regards s’attachèrent l’un à l’autre puis ils détournèrent les yeux.
— Alors, c’est d’accord ? insista Jackson.
— Vous savez très bien que je ne mettrai pas la santé de mon enfant en péril mais enfin, d’accord. Je vous appellerai quand j’aurai quelque chose à porter.
Jackson n’en demeurait pas moins persuadé qu’elle oublierait sa promesse dès qu’elle serait occupée dans la cuisine. Helena avait une fâcheuse tendance à se sacrifier pour les autres. Pas étonnant que ses frères n’éprouvent aucune difficulté à envoyer des prétendants sonner à sa porte. Un autre petit morveux s’était présenté le matin même. Jackson avait ouvert la porte, torse nu, le visage enduit de crème à raser. Après avoir jeté un regard curieux à sa semi-nudité, Helena avait introduit le jeune homme dans la salle de séjour.
Bien que ce ne soit pas exactement ainsi qu’il ait envisagé son séjour à Sloane’s Cove, Jackson n’était pas mé*******. Il n’aurait pas supporté l’idée de voir Helena épouser le premier venu. Quand l’homme de sa vie se présenterait, si Helena le souhaitait, il s’effacerait. Mais jusqu’alors, il jugeait de son devoir d’employeur de jauger tout homme qui oserait avoir des vues sur elle.
— Jackson ?
Il posa sur elle un regard interrogateur.
— A propos de demain soir…, commença-t elle.
— Leggit et Brannigan, je prends note. Ce sont eux que vous retenez ?
— Ce sont des possibilités. La décision finale vous appartient, bien sûr. Je vous fournis juste nourriture et matière à réflexion.
Elle lui fournissait bien plus, évidemment. Elle servirait tout le monde à la perfection et considérerait de sa responsabilité personnelle que la conversation ne chôme pas. Bref, elle s’épuiserait s’il ne la retenait pas.
Une demi-heure plus tard, il sortait. Quand il revint, il rapportait une acquisition destinée à lui faciliter la vie.
— Ce n’est qu’une desserte roulante, expliqua-t il comme elle s’extasiait.
— C’est la Cadillac des chariots, Jackson ! s’exclama-t elle en examinant les tiroirs et le plateau de chêne. Vous n’auriez pas dû faire cette dépense.
— Elle vous évitera de la fatigue.
— Vous doutiez que je vous appellerais à la rescousse en cas de besoin…
Il lui adressa un grand sourire puis, se penchant, lui murmura, les lèvres dans ses cheveux blond-roux :
— Je n’avais pas confiance en vous, c’est vrai.
— Dans ce cas, merci, répliqua-t elle dans un souffle.
Comme elle tournait la tête vers lui, ses lèvres se trouvèrent tout près des siennes et il sentit son haleine tiède caresser son visage. Sur une brusque impulsion, il effleura sa bouche
— Ne me remerciez pas. Tout ce que je veux, c’est que vous fassiez attention à vous et au bébé.
Elle hocha lentement la tête.
— Et, Helena…
— Oui ?
— Si je recommence, je voudrais que vous me gifliez.
Elle écarquilla les yeux puis un lent sourire étira ses lèvres.
— Je ne trouve pas très correct de gifler son employeur.
— Je ne trouve pas correct d’embrasser son employée.
— Il s’agissait juste de sceller un pacte !
Il haussa les sourcils.
— Merci de ne pas m’accabler.
— Jackson ?
— Oui ?
— J’ai apprécié votre baiser. Je ne vous giflerai pas si vous recommencez.
Il poussa un gémissement étouffé.
— Il vaut mieux que je me retire.
— C’est cela, répliqua-t elle en souriant. J’ai de quoi m’occuper avec cette invitation de demain. Allez donc vaquer à vos affaires. La région regorge d’artisans. Ne laissez pas vos concurrents vous rafler des trésors sous le nez.
Pour sa part, Jackson savait qu’il avait déjà découvert un trésor, ici même, dans sa cuisine. Un trésor malheureusement hors d’atteinte.
— Notre Helena est un amour, déclara Marie Brannigan tandis qu’Helena pénétrait dans la salle à manger en poussant la desserte roulante. Elle s’arrête pour prendre de nos nouvelles à Hugh et à moi au moins une fois par semaine et nous accompagne également à l’hôpital pour nos tournées de visites. C’est si important ; les gens puisent un énorme réconfort dans le simple fait de parler. Oh ! ça semble succulent, ma chère, s’exclama-t elle comme Helena posait devant elle une assiette garnie de brochettes de poulet mariné et de légumes braisés.
Marie Brannigan souriait en dépit des souffrances que lui infligeaient ses doigts déformés par les rhumatismes, de la canne qu’elle conservait en permanence à son côté et de l’aspect usagé de ses vêtements. Malgré l’apparente fragilité du couple et leurs revenus plus que modestes, ils se rendaient à l’hôpital au moins une fois par semaine, avait expliqué Helena à Jackson. Et la jeune femme qui travaillait à plein-temps, écrivait un livre et parvenait au terme de sa grossesse les y accompagnait… Jackson se demanda quelle autre surprise lui réservait sa cuisinière.
— Les malades surnomment Marie et Hugh leurs anges gardiens, expliqua Helena.
— Vous accomplissez une tâche essentielle, dit Jackson au couple.
— Oh ! nous nous *******ons de rendre de petites visites aux malades, dit Marie.
Il hocha la tête.
— Justement, c’est important. Si des gens comme vous étaient venus me voir lors de mon dernier séjour à l’hôpital, je ne serais peut-être pas devenu un ours.
Jackson se leva pour aider Helena à s’asseoir.
— Etait-ce grave ? demanda-t elle avec une expression soucieuse.
Il sourit.
— Non, ce n’était pas grave, mademoiselle l’infirmière. Une blessure bénigne à la tête due à un accident d’automobile.
— Une blessure bénigne à la tête ! répéta-t elle d’une voix horrifiée.
Sharon Leggit éclata de rire.
— Il te connaît bien ! Cependant, Helena est plus qu’une infirmière, monsieur Castle. Alors que j’étais terrorisée à l’idée de faire un exposé en classe, Helena m’a entraînée trois jours durant jusqu’à ce que je le lise sans même y penser.
— Allons, dit Helena, tu savais très bien ce que tu lisais. Sid Taylor m’a dit que lorsque le professeur t’a interrogée sur le contenu de ton exposé, tu as parfaitement répondu. Et tout ça tout en travaillant après l’école et en faisant du bénévolat à la clinique vétérinaire !
Jackson sourit. Helena savait si bien remonter le moral de ses amis. A la fin du repas, il fut heureux de voir que Sharon se levait pour aider Helena et insistait pour ranger la cuisine avec ses sœurs. Mais bien sûr, Helena protesta qu’il n’en était pas question, qu’elles étaient invitées et que…
Jackson décida d’intervenir.
— Merci, dit-il à Sharon, mais du personnel doit venir tout à l’heure remettre la cuisine en ordre. Si vous pouviez simplement demander à vos frères de m’aider à porter la vaisselle dans la cuisine.
Helena ouvrit la bouche pour protester.
— Ne vous occupez pas de ça, dit-il gentiment.
Hugh Brannigan éclata de rire.
— C’est comme de demander à Helena d’arrêter de respirer ! D’aussi loin que je me souvienne, elle s’est toujours préoccupée des problèmes des gens. Et on a profité d’elle, ajouta-t il avec irritation. Quand je pense à ce jeune fou de Larry Egan qui en a invité une autre au bal de la promotion alors quelle venait de passer six mois à le convaincre qu’il n’était pas le dernier des crétins, je ne sais pas ce que je lui ferais !
Sa femme lui toucha doucement le bras. Helena avait rosi et paraissait mal à l’aise.
— Ça remonte à si loin, Hugh, dit-elle. Il y a prescription.
— Bien sûr, bien sûr. Seulement, ces faits se sont reproduits. Rappelle-toi la fois où…
Sa femme s’éclaircit discrètement la gorge
— Une autre fois, chéri. Tu embarrasses Helena.
Effectivement, Jackson remarqua qu’Helena, de plus en plus rouge, s’efforçait de sourire sans grand succès.
Ainsi, certains avaient profité de sa bonne âme… Au fond, ça ne le surprenait pas. Il l’interrogerait à ce sujet, il exigerait les noms de ses tourmenteurs !
Il haussa les épaules. Helena n’apprécierait pas. Non, il ne se mêlerait pas de sa vie privée.
Du moins, pas maintenant.
— Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, j’aurais besoin de m’absenter un moment dans l’après-midi, déclara Helena à Jackson, trois jours plus tard.
— Encore des courses ? Je vais vous accompagner.0
Elle lui jeta le regard de défi qu’elle réservait ordinairement à ses frères.
— Il ne s’agit pas de courses. Et je n’aurai aucune charge à soulever, c’est promis !
— S’agit-il de quelque chose qui manquerait et que je pourrais vous procurer ?
Elle regarda son ventre et sourit.
— Non, à moins que vous n’ayez passé tout récemment vos diplômes de médecine. J’ai rendez-vous chez le gynécologue, Jackson.
— Un problème ? demanda-t il, les entrailles brusquement nouées.
— Pas du tout. Je vais très bien et, à la façon dont le bébé donne des coups de pied et fait des galipettes, tout semble normal de ce côté aussi ! Il s’agit d’une simple visite de routine.
Jackson hocha la tête. A ce moment, elle ne put s’empêcher de constater que, chaque fois que son regard tombait sur son ventre, il s’en détournait très vite. Apparemment, il ne supportait pas la vue d’une femme enceinte.
— Mais quand le bébé donne des coups de pied, ne risque-t il pas de vous blesser ? J’ignore tout de la question, vous comprenez. Je n’ai pas d’enfants.
Elle le savait. Et cependant, elle se souvenait avoir appris au cours de l’émission télévisée que Jackson avait été marié.
— Nous sommes en parfaite santé, assura-t elle. En assez bonne santé en tout cas pour vous accompagner ensuite chez le fleuriste.
— Attendons le verdict du médecin. Je peux y aller seul, vous savez.
— Et me priver d’un plaisir ? Je ne suis pas d’accord !
— Débordez-vous toujours autant d’énergie ?
Elle hocha la tête.
— Ces derniers temps, j’en ai même encore plus que d’habitude ! Les premiers mois de ma grossesse m’ont fatiguée mais, à présent que j’ai pris mon second souffle, j’effectuerais bien moi-même quelques galipettes !
Avec un froncement de sourcils, Jackson lui prit le bras.
— Je plaisantais voyons ! se dépêcha-t elle d’ajouter.
— Je sais, mais si vous vous sentez si pleine d’énergie vous risquez de faire des bêtises. Peut-être devrais-je m’entretenir avec votre médecin, lui parler des tâches supplémentaires que je vous confie.
Elle posa une main sur sa poitrine.
— Ne faites pas ça ! Je suis adulte et responsable ! Quand le bébé sera là, je devrai me montrer sage pour nous deux. Même si j’ai de la famille et des amis, la plupart du temps, nous serons livrés à nous-mêmes. Je dois m’habituer à prendre mes décisions toute seule.
Il la considéra durant quelques instants.
— Vous pourriez vous marier ainsi que le souhaitent vos frères.
— Pas question. Mon mari… Enfin, disons que je refuse de me remarier.
— Vous l’aimez toujours ?
Elle secoua la tête.
— Il n’était pas question d’amour entre nous. Et je ne me remarierai pas juste pour faire plaisir à mes frères.
— Mais, ainsi que vous le souligniez, être seule avec un bébé n’est pas une sinécure. On me l’a déjà dit.
— Quelqu’un d’important ?
— Ma femme.
— Elle vous demandait de rester près d’elle ?
— Elle me demandait d’accepter de divorcer afin qu’elle puisse épouser le père de son enfant. J’ai accédé à sa demande et je respecterai également votre choix. Allez consulter votre médecin, Helena ; j’éloignerai les prétendants au rôle de père qui se présenteront en votre absence.
Helena le dévisagea un long moment. Sous son regard, Jackson sourit tendrement tout en lui caressant doucement la joue du revers de ses doigts.
— Ne faites pas ça, Helena.
— Quoi ?
— Ne vous faites pas de souci pour moi. Je n’aurais pas dû vous parler de ma femme car vous voilà toute retournée. Il n’y a pourtant pas de problème. Je ne suis pas amoureux d’elle ; je ne souffre pas…
Mais s’il ne souffrait pas, songeait Helena en roulant vers le cabinet de son médecin, pourquoi se montrait-il incapable de regarder un ventre où grandissait un enfant ?
Même si Jackson en avait terminé avec sa femme, les cicatrices de la blessure demeuraient bien réelles. Il ne tiendrait jamais un enfant dans ses bras car il ne parviendrait jamais à accorder une confiance suffisante à une autre pour désirer s’engager à tout jamais.
Le cœur d’Helena se serra quand elle prit conscience que les problèmes de Jackson ne la concernait pas. Elle s’était juré de renoncer à sauver les hommes qui lui plaisaient et, de toute façon, elle n’avait pas le pouvoir de changer le passé de Jackson.
En revanche, il existait sûrement un moyen de le remercier de son dévouement à sa ville natale. Elle devait y réfléchir sérieusement.
chapitre 6
— Les rues sont bondées ! s’exclama Helena. On dirait que l’annonce de votre cérémonie a attiré des touristes.
Jackson lui prit le bras afin de lui éviter d’être bousculée par la foule.
— On m’a chargée de vous dire que, même si ce n’était pas votre intention première, les gens vous sont reconnaissants de faire marcher le commerce, reprit-elle.
— Je m’amuse bien. Jusqu’ici, je n’avais encore jamais participé à l’activité d’une ville.
— Vous vivez pourtant à Boston.
— Disons que c’est une escale entre mes voyages d’affaires.
— Quelle drôle de vie !
Il lui sourit.
— Elle me plaît ; je la trouve excitante.
Elle renversa légèrement la tête pour mieux l’examiner.
— Racontez-moi.
— Eh bien, un client m’explique qu’il est à la recherche d’un objet sans savoir exactement lequel. C’est mon travail de découvrir ce qui comblerait son attente et de le lui fournir.
— Pas facile.
— C’est vrai. Je suis pourtant toujours surpris de constater que l’objet convoité est souvent plus accessible qu’on ne l’imaginait. Un bibelot que quelqu’un s’apprête à vendre sans comprendre qu’il s’agit d’une œuvre d’art, un artiste inconnu créant à l’écart dans un appartement situé à trois pâtés de maisons de celle du client. On découvre parfois un trésor caché depuis des années juste sous ses yeux.
Helena scruta l’expression de Jackson.
— Y a-t il un message ?
— Exactement ! Vous êtes un trésor d’employée et il faut absolument que vous vous asseyiez.
Elle fronça les sourcils.
— Pas question ! Oublieriez-vous que je suis en service commandé ? Je dois aujourd’hui vous faire rencontrer la fine fleur de Sloane’s Cove.
Jackson consulta sa montre.
— Ecoutez, c’est presque l’heure du déjeuner et vous m’avez déjà présenté à pas mal de gens.
— Bonjour, monsieur Castle ! s’écria une dame de l’autre côté de la rue.
— Bonjour, Ellen, répondit Jackson. J’espère qu’aujourd’hui vous allez trouver des maîtres pour vos protégés !
La dame promenait quatre chiens dont les laisses s’enroulaient autour de ses jambes.
— N’est-elle pas admirable ? demanda Helena quand la brave femme eut tant bien que mal tourné le coin de la rue. Elle nourrit ces pauvres animaux de sa poche. Et que pensez-vous de John Nesbith ? Il vous a trouvé très gentil avec lui.
— C’est un brave garçon, très industrieux. Il est promis à un brillant avenir.
— Il a bien travaillé à astiquer votre Alfa Romeo, n’est-ce pas ? C’est probablement la grande aventure de ses seize ans. Il n’a pas l’existence facile.
Jackson rit.
— J’ai dû le supplier de prendre mon argent ; il prétendait qu’il considérait comme un honneur d’avoir pu toucher un véhicule de cette classe et qu’il ne voyait rien dont la beauté le surpasse !
— Accordons-lui encore un an ou deux ; pour le moment, John ne s’est pas encore beaucoup frotté au sexe opposé !
Mais elle, si. Même sans les réflexions de Hugh au dîner l’autre soir, même sans la méfiance de ses frères, il aurait deviné la vérité. Il y avait cette expression *******e mais inquiète chaque fois qu’il l’approchait de trop près. Elle avait souffert et ne voulait plus souffrir. Et il se promit de ne pas aggraver ses mauvaises expériences.
Le plus urgent pour le moment, c’était de la convaincre de ralentir un peu le rythme. Fugitivement, il songea aux moyens à employer pour avoir devant soi une Helena rêveuse et alanguie pour, l’instant d’après, se demander quand il apprendrait à ne pas cultiver de tels fantasmes…
— Venez, dit-il en la prenant par la main. J’ai une idée.
— Quel genre d’idée ?
— Ne soyez pas si méfiante !
— Je suis toujours méfiante quand quelqu’un a une idée qu’il garde pour lui !
Il lui sourit.
— Je pensais juste que nous avions besoin d’une pause. Ces derniers jours, nous avons rencontré beaucoup de monde. Nous avons parlé de leur famille, de leur milieu, de leurs ambitions. Et cependant, vous faites la cuisine pour moi depuis une semaine et demie maintenant sans que j’aie eu l’occasion de voir vos livres. J’aimerais bien faire leur connaissance.
— Vous pourriez le regretter. J’ai tendance à m’emballer quand je parle de ma marotte !
Il rit.
— Vous, vous emballer ? Allons donc ! Je vous en prie, conduisez-moi chez vous, ajouta-t il en lui présentant ses mains comme s’il voulait qu’elle lui passe les menottes.
Helena rit également.
— D’accord, d’accord ! Mais si vous mourez d’ennui, ne venez pas vous plaindre que je ne vous ai pas prévenu !
Elle fit demi-tour, ses longs cheveux voltigeant dans son dos. Jackson lui emboîta le pas, tout réjoui à l’idée que son plan marchait ; avec un peu de chance, il forcerait Helena à rester assise un peu plus de cinq minutes.
Enfin, il l’espérait.
— Déjeunons d’abord, proposa Helena en entraînant Jackson vers son cottage aux volets bleus, niché dans la verdure d’une rue bordée d’arbres.
— Si vous me prenez par les sentiments…
L’intérieur de la maison ressemblait à son occupante. La salle de séjour resplendissait de couleurs. Dans un vase de cristal s’épanouissaient coquelicots et marguerites jaunes, les vitres étincelaient au soleil, des tapis bleus et jaunes jetés sur le parquet de chêne blond apportaient leur note chaleureuse.
— Voici mon plan, chuchota Helena d’un air conspirateur. Je vous bourre de nourriture jusqu’à ce que vous ne puissiez plus bouger le petit doigt et puis je vous apporte mes livres et vous force à les admirer !
Son rire était une pure cascade d’eau fraîche.0
— Cette fois, je vous aide, décréta Jackson en la suivant dans la cuisine.
Elle s’apprêtait à répondre par la négative mais il fit taire ses protestations en effleurant ses lèvres d’un baiser.
« Montre-toi plus circonspect », pensa-t il. Cette caresse rendait Helena sensible à sa présence masculine et elle avait toutes les raisons de se méfier des hommes. Il devait s’interdire d’utiliser cette arme. C’était malhonnête ; sauf qu’il aimait tant le contact de sa peau que se priver de ces délicieux instants le mettait à la torture.
— Je déteste me sentir inutile ! Je vous en prie, prenez pitié de moi et confiez-moi une tâche !
— D’accord ! dit-elle en riant.
Elle lui tendit des légumes, un couteau et une planche à découper.
— Je sais que vous mourez d’envie de couper ces poivrons vous-même, dit-il tristement, mais je vous suis sincèrement reconnaissant de me permettre de vous aider.
Il se demanda si elle lui permettrait de l’aider d’une autre façon plus concrète. Après tout, c’était dans ce but qu’il était venu à Sloane’s Cove…
Pour le moment cependant, il observait la jeune femme. Cette fois, elle avait revêtu un austère tablier uniquement égayé par une minuscule guirlande de roses grimpant le long d’une bretelle. Et ça le rendait fou de voir la broderie rôder près de son sein. Que lui arrivait-il ? Jamais jusqu’à présent il n’avait éprouvé la moindre attirance pour un tablier et encore moins le désir de l’arracher avec les dents…
Helena attendit qu’il eût achevé de couper les poivrons et d’éplucher la laitue pour lui tendre une chemise en carton.
— Voici de nouvelles informations. Si vous voulez que je vous montre mes livres, il faudra vous occuper un peu de votre propre chasse aux trésors, monsieur Castle, dit-elle d’une voix enjôleuse.
— Vous cherchez à m’écarter des fourneaux ! plaisanta-t il.
— Je suis un chef caractériel ! admit-elle avec un hochement de tête qui fit glisser sa queue-de-cheval blond-roux sur la chair pâle de sa nuque.
— Vous êtes la personne la moins caractérielle que je connaisse.
— Vous dites ça maintenant mais essayez de mettre le nez dans ma cuisine et vous verrez quel tyran je suis ! Maintenant, asseyez-vous et lisez vos notes. Il ne reste qu’une semaine et demie avant la cérémonie ; il devient urgent de prendre des décisions. Pour ne pas vous déranger, je vais marcher sur la pointe des pieds ! Vous ne vous rendrez même pas compte de ma présence.
« Comme si c’était possible… », pensait Jackson, une demi-heure plus tard. Levant les yeux de son dossier, il vit son sourire sensuel pendant qu’elle tournait un mets sur le feu. Son expression était celle d’une amoureuse cherchant à plaire à son partenaire.
— Bon sang ! s’exclama-t il tandis que le stylo qu’il serrait dans son poing se brisait.
— Enervé ? demanda-t elle.
— On peut le dire.
— Attendez, j’ai ce qu’il vous faut, promit-elle.
Il étouffa une plainte.
Elle s’approcha, environnée d’un parfum de citron, et lui tendit une cuillère.
— Goûtez, c’est pour vous. Le paradis dans une cuillère.
Il se pencha et elle glissa la cuillère entre ses dents. Le gémissement de plaisir qui s’échappa des lèvres de Jackson lui valut un rire satisfait.
— Qu’est-ce que c’est ?
Elle haussa les épaules.
— Un mets que je viens de concocter. Je pense le préparer pour le dîner d’accueil des candidats.
— Ça sera une grosse réception, dit-il en désignant ses notes. Vous en savez long sur beaucoup de gens.
Helena se rembrunit.
— Je sais… Ça paraît déplacé de consigner sur le papier des renseignements si intimes. Si ce n’était pas pour la bonne cause, je m’y refuserais.
Jackson lui-même éprouvait des scrupules. Non à lire ces renseignements car il savait qu’il ne les utiliserait pas dans un but critiquable mais parce que sa requête jetait le trouble dans l’esprit d’Helena.
— Je n’avais pas réfléchi à la difficulté que ça représenterait pour vous, expliqua-t il, mais ne vous sentez pas tenue de continuer. Je dispose de suffisamment d’informations pour mener à bien mon projet.
Elle secoua la tête, ce qui eut pour effet de libérer ses cheveux de l’élastique qui les retenait.
— Pas question ! Je suis trop heureuse de penser que je pourrais contribuer à améliorer le sort de certains. Combien de personnes ont la chance de jouer les magiciens ? C’est seulement que… je n’ai jamais fouillé aussi intimement dans l’existence des gens. La plupart du temps, les choses arrivent sans qu’on y pense, non ?
« Certainement », pensa Jackson. Et il croisa les bras pour éviter de l’embrasser « sans y penser ». Il s’était marié sans réfléchir à sa capacité à être un bon époux ; pour rien au monde il ne revivrait cet enfer.
Il avait grandi en sachant qu’il était différent des autres ; incapable de donner, de recevoir, d’éprouver des sentiments profonds. La valve qui contrôlait ces émotions s’était bloquée ; il n’était donc pas question qu’il aille de l’avant sans réfléchir.
— Vous êtes une délicieuse amie, Helena, une voisine charmante et une cuisinière hors pair. Savourons donc ensemble le menu paradisiaque que vous nous avez préparé. Ensuite, vous me montrerez vos œuvres.
Une heure plus tard, alors qu’elle poussait la porte de son bureau, Helena songea que très peu d’élus avaient pénétré dans son sanctuaire.
— Si j’avais su que j’aurais de la visite, j’aurais fait un peu de ménage !
Elle commençait à pousser les piles de paperasses encombrant le bureau mais Jackson l’arrêta d’un geste.0
— Un jour, je vous emmènerai visiter mon bureau de Boston, promit-il. Vous verrez que vous n’avez rien à m’envier. Ma secrétaire prétend qu’il vaut mieux s’encorder avant d’y entrer.
— D’accord ! Je n’essaierai pas de vous battre sur ce terrain. Etes-vous certain de vouloir voir ces livres ?
— Naturellement ! Je ne suis pas masochiste, vous savez, répliqua-t il d’une voix pleine d’intérêt.
Bien sûr, Jackson était un homme qui allait jusqu’au bout de ce qu’il entreprenait. Pas le genre à faire de vaines promesses. D’ailleurs, il devait faire très peu de promesses.
— Voici donc mon œuvre ! dit-elle en ouvrant les portes d’une vitrine en chêne.
Jackson émit un long sifflement.
— Vous devez écrire depuis longtemps.
Elle rit nerveusement. Brusquement, elle avait l’impression de se trouver pour la première fois nue devant un homme, avec ses défauts, et ses faiblesses.
— Ils n’ont pas tous été vendus, vous comprenez. Certains ont été imprimés pour mon propre usage, ou au profit d’œuvres de bienfaisance. Mais c’est vrai que mon père disait que j’étais née avec une cuillère et une poêle à la main. Ma mère est morte quand j’avais dix ans ; j’ai alors pris en charge la confection des repas. Je n’ai pas cessé depuis.
Jackson caressa le dos luisant des ouvrages.
— Puis-je les consulter ?
— Bien sûr ! Ils sont faits pour être lus.
Cependant, elle s’agita nerveusement tandis qu’il feuilletait religieusement les pages de son dernier ouvrage. Durant de longs instants, le silence emplit la pièce, uniquement troublé par le doux bruissement du papier. Enfin, Jackson leva les yeux.
— Formidable ! dit-il d’une voix remplie d’admiration. Helena, c’est bien plus qu’un recueil de recettes, même si je suis certain que les recettes en elles-mêmes en valent la peine. Ce livre fourmille de renseignements sur l’histoire du plat, le folklore local. Et ces illustrations sont de Ward Sheridan non ? J’ai vu des échantillons de son talent en ville.
— C’est un vrai artiste, n’est-ce pas ?
Jackson posa sur elle son pénétrant regard gris.
— Il n’est pas le seul. Je tiens entre les mains une véritable œuvre d’art !
Il prit un autre volume qu’il feuilleta à son tour.
— Dans celui-ci, un poème accompagne chaque recette. Vraiment, ce sont des ouvrages avec lesquels s’installer dans un bon fauteuil et lire pour le plaisir de lire. En plus d’avoir consigné vos délicieuses recettes dans ces pages, vous apportez un peu de vous-même dans la cuisine du lecteur…
Helena détourna la tête afin de dérober à sa vue les larmes qui brillaient dans ses yeux. Pour la plupart des gens, ces livres n’étaient que des recueils de recettes alors qu’elle avait mis dedans beaucoup d’elle-même, ainsi qu’il le soulignait. C’était dans l’élaboration de ces ouvrages qu’elle s’absorbait quand elle était trop triste ou trop heureuse ; à travers eux qu’elle déplorait ses échecs et célébrait ses succès. Personne ne l’avait compris jusqu’à maintenant et c’était un vrai soulagement que de partager ce savoir avec un autre être humain.
— Merci, dit-elle doucement.
Il rit légèrement, comme pour apaiser la tension émotionnelle du moment.
— De quoi donc, Helena ? D’avoir des yeux pour voir ?
Elle le regardait maintenant sans répondre. Et, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde, elle se pencha vers lui et reçut sans surprise son baiser. La surprise, ce fut la flambée de désir qui l’accompagna.
— Helena…, murmura-t il en s’écartant.
Cependant, n’y pouvant tenir, il reprit sa bouche. Elle se pressa contre lui et noua ses bras à son cou. Les baisers de Jackson étaient exigeants, impérieux, enivrants.
— Viens plus près, pria-t il comme elle reprenait haleine.
Et elle se sentit balayée par une vague de sensations étourdissantes. Elle avait l’impression que les limites de son corps se distendaient et qu’elle devenait partie de Jackson. Et il y avait ce désir, aigu, exigeant, douloureux. Elle s’arracha à son baiser et posa ses lèvres sur son cou. Il la souleva, mordilla tablier et chemisier pour les écarter avec sa bouche, et ses lèvres caressèrent la peau tendre de la gorge.
Le contact du corps de Jackson contre le sien devenait une torture qui donnait à Helena l’envie d’abolir toute barrière entre eux. Et puis, au plus intime de leur étreinte, le bébé donna un coup de pied. Helena sursauta tandis que Jackson se figeait, les yeux exorbités. Puis son expression devint presque douloureuse. Il regarda son ventre comme s’il avait oublié qu’elle portait un enfant et commis un crime impardonnable. Finalement il s’écarta.
— J’ai perdu la tête, dit-il d’un ton d’excuse. Mais tu as deviné, j’imagine, que j’ai envie de toi depuis des jours. Je suppose aussi que nous sommes d’accord : ça n’aurait jamais dû se passer.
« Certainement », se disait Helena. A présent, elle le désirait encore plus.
— C’est vrai. Nous serions fous de recommencer.
— Cela ne se reproduira pas, promit-il. Tu as suffisamment de sujets de réflexion en ce moment ; faire l’amour avec un homme qui part dans une semaine et demie n’en fait probablement pas partie.
Comment répondre à cette question. ? Elle n’osait même pas songer à ce que ce serait de faire l’amour avec Jackson — ou de le voir partir.
Elle secoua la tête.
— Tu as raison. Laisse-moi te montrer le reste de mon travail.
— Bonne idée.
Cependant, le premier livre sur lequel Jackson tomba fut un exemplaire qu’elle aurait soustrait à sa vue si elle avait eu toute sa tête.0
— De l’usage des aphrodisiaques pour l’homme ordinaire ? lut-il en écarquillant les yeux.
Tout empourprée, Helena tendit la main vers le livre mais il recula d’un pas.
— Je veux lire.
— Rendez-le-moi !
— D’autres personnes l’ont eu entre les mains. Il a été publié que je sache !
— Vous êtes plus têtu qu’une mule !
— Je veux le consulter. Ça promet d’être un ouvrage essentiel ; demandez à n’importe quel homme.
Exactement ce dont ils avaient besoin…
— Je suis fière de ce livre, dit-elle, les yeux baissés.
— Vous le pouvez, Helena. Cela vous ennuierait-il si je… l’empruntais ?
La question, inattendue, apaisa brusquement les tensions d’Helena.
— Que comptez-vous en faire ?
Il eut un sourire si adorable que le cœur d’Helena sombra dans sa poitrine.
— Je suis simplement curieux de découvrir les touches personnelles que vous avez mises dans cet ouvrage.
— Je vous préviens : c’est plutôt clinique dit-elle avec un petit sourire.
Il rit.
— Il n’y a absolument rien de clinique chez vous !
Il lui tint la porte ouverte pour sortir de la pièce puis ils se dirigèrent vers l’entrée, le livre sur les aphrodisiaques dont le titre étincelait en lettres d’or serré dans la main de Jackson.
Helena avait toujours été fière de ce livre qui lui avait demandé beaucoup de recherches. Elle ne pouvait toutefois s’empêcher de se demander ce que ses frères penseraient en apprenant qu’il se trouvait désormais entre les mains de Jackson…