Et il ralluma son réverbère. Le petit prince le regarda et il aima cet allumeur qui était si fidèle à sa consigne. Il se souvint des couchers de soleil que lui-même allait autrefois chercher, en tirant sa chaise. Il voulut aider son ami:
-Tu sais. . . je connais un moyen de te reposer quand tu voudras. . .
-Je veux toujours, dit l'allumeur. Car on peut être, à la fois, fidèle et paresseux. Le petit prince poursuivit:
-Ta planète est tellement petite que tu en fais le tour en trois enjambées. Tu n'as qu'à marcher lentement pour rester toujours au soleil. Quand tu voudras te reposer tu marcheras. . . et le jour durera aussi longtemps que tu voudras.
-Ca ne m'avance pas à grand chose, dit l'allumeur. Ce que j'aime dans la vie, c'est dormir.
-Ce n'est pas de chance, dit le petit prince.
-Ce n'est pas de chance, dit l'allumeur. Bonjour. Et il éteignit son réverbère. Celui-là, se dit le petit prince, tandis qu'il poursuivait plus loin son voyage, celui-là serait méprisé par tous les autres, par le roi, par le vaniteux, par le buveur, par le businessman. Cependant c'est le seul qui ne me paraisse pas ridicule. C'est, peut-être, parce qu'il s'occupe d'autre chose que de soi-même. Il eut un soupir de regret et se dit encore:
-Celui-là est le seul dont j'eusse pu faire mon ami. Mais sa planète est vraiment trop petite. Il n'y a pas de place pour deux. . . Ce que le petit prince n'osait pas s'avouer, c'est qu'il regrettait cette planète bénie à cause, surtout, des mille quatre cent quarante couchers de soleil par vingt-quatre heures!
CHAPITRE XV
La sixième planète était une planète dix fois plus vaste. Elle était habitée par un vieux Monsieur qui écrivait d'énormes livres.
-Tiens! voilà un explorateur! s'écria-t-il, quand il aperçut le petit prince. Le petit prince s'assit sur la table et souffla un peu. Il avait déjà tant voyagé!
-D'où viens-tu? lui dit le vieux Monsieur.
-Quel est ce gros livre? dit le petit prince. Que faites-vous ici?
-Je suis géographe, dit le vieux Monsieur.
-Qu'est-ce un géographe?
-C'est un savant qui connaît où se trouvent les mers, les fleuves, les villes, les montagnes et les déserts.
-Ca c'est intéressant, dit le petit prince. Ca c'est enfin un véritable métier! Et il jeta un coup d'œil autour de lui sur la planète du géographe. Il n'avait jamais vu encore une planète aussi majestueuse.
-Elle est bien belle, votre planète. Est-ce qu'il y a des océans?
-Je ne puis pas le savoir, dit le géographe.
-Ah! (Le petit prince était déçu. ) Et des montagnes?
-Je ne puis pas le savoir, dit le géographe.
-Et des villes et des fleuves et des déserts?
-Je ne puis pas le savoir non plus, dit le géographe.
-Mais vous êtes géographe!
-C'est exact, dit le géographe, mais je ne suis pas explorateur. Je manque absolument d'explorateurs. Ce n'est pas le géographe qui va faire le compte des villes, des fleuves, des montagnes, des mers et des océans. La géographe est trop important pour flâner. Il ne quitte pas son bureau. Mais il reçoit les explorateurs. Il les interroge, et il prend note leurs souvenirs. Et si les souvenirs de l'un d'entre eux lui paraissent intéressants, le géographe fait une enquête sur la moralité de l'explorateur.
-Pourquoi ça?
-Parce qu'un explorateur qui mentait entraînerait des catastrophes dans les livres de géographie. Et aussi un explorateur qui boirait trop.
-Pourquoi ça? fit le petit prince.
-Parce que les ivrognes voient double. Alors le géographe noterait deux montagnes, là où il n'y en a qu'un seule.
-Je connais quelqu'un, dit le petit prince, qui serait mauvais explorateur.
-C'est possible. Donc, quand la moralité de l'explorateur paraît bonne, on fait une enquête sur sa découverte.
-On va voir?
-Non. C'est trop compliqué. Mais on exige qu'il en rapporte de grosses pierres.
Le géographe soudain s'émut.
-Mais toi, tu viens de loin! Tu es explorateur! Tu vas me décrire ta planète! Et le géographe, ayant ouvert son registre, tailla son crayon. On note d'abord au crayon les récits des explorateurs. On attend, pour noter à l'encre, que l'explorateur ait fourni des preuves.
-Alors? interrogea le géographe.
-Oh! chez moi, dit le petit prince, ce n'est pas très intéressant, c'est tout petit. J'ai trois volcans. Deux volcans en activité, et un volcan éteint. Mais on ne sait jamais.
-On ne sait jamais, dit le géographe.
-J'ai aussi une fleur.
-Nous ne notons pas les fleurs, dit le géographe.
-Pourquoi ça! c'est pas joli!
-Parce que les fleurs sont éphémères.
-Qu'est ce que signifie: "éphémère"?
-Les géographies, dit le géographe, sont les livres les plus précieux de tous les livres. Elles ne se démodent jamais. Il est rare qu'une montagne change de place. Il est très rare qu'un océan se vide de son eau. Nous écrivons des choses éternelles.
-Mais les volcans éteints peuvent se réveiller, interrompit le petit prince. Qu'est-ce que signifie "éphémère"?
-Que les volcans soient éteints ou soient éveillés, ça revient au même pour nous autres, dit le géographe. Ce qui compte pour nous, c'est la montagne. Elle ne change pas.
-Mais qu'est-ce que signifie "éphémère"? répéta le petit prince qui, de sa vie, n'avait renoncé à une question, une fois qu'il l'avait posée.
-Ca signifie "qui est menacé de disparition prochaine".
-Ma fleur est menacée de disparition prochaine?
-Bien sûr. Ma fleur est éphémère, se dit le petit prince, et elle n'a que quatre épines pour se défendre contre le monde! Et je l'ai laissée toute seule chez moi! Ce fut là son premier mouvement de regret. Mais il reprit courage:
-Que me conseillez-vous d'aller visiter? demanda-t-il.
-La planète Terre, lui répondit le géographe. Elle a une bonne réputation. . . Et le petit prince s'en fut, songeant à sa fleur.