— Pourquoi ? Tu t’attends à quelque chose ?
— Qui peut prédire l’avenir ? répondit-il en haussant les épaules. Si je me fais écraser par un bus demain, je ne veux pas que tu sois obligée de travailler pour élever notre bébé. Je veux que tu puisses décider librement de continuer ta carrière ou de devenir mère à plein temps.
Elle faillit lui dire qu’il aurait été bien plus simple de lui faire une demande en mariage, mais ravala les mots. Elle avait promis de ne rien tenter pour le changer.
— Tu as tout prévu, observa-t-elle en lisant le document.
— Paula va toujours au fond des choses. Si jamais tu as un problème, Anne, fais appel à elle, elle saura le régler.
Paula, celle qui savait tout… Frustrée, la jeune femme parvint cependant à sourire.
— Tu n’es tenu à rien, Sean. C’est moi qui ai décidé d’avoir un enfant.
— Notre enfant, rectifia-t-il. Et tout l’argent du monde ne saurait payer ce magnifique cadeau que tu m’as fait.
La mère d’Anne, elle, n’éprouvait pas une once de considération pour un homme qui n’offrait pas le mariage à sa fille après l’avoir « mise enceinte ». Depuis qu’Anne lui avait écrit afin de lui annoncer la venue du bébé pour les alentours du mois d’août, Leonie Tolliver saupoudrait ses lettres de réflexions bien senties. L’une des missives apporta cependant du plaisir à Anne :
« Jenny attend un enfant. Je n’ai aucun souci à me faire, bien sûr, pour ma cadette, puisqu’elle a un mari. Brian n’est ni riche ni célèbre, mais c’est un honnête travailleur auquel on peut faire confiance… »
Les représentations des Pirates de Penzance débutèrent au mois de juin, et les critiques applaudirent l’inventivité scénographique d’Anne-Lise Tolliver. Les paparazzi, eux, firent des commentaires sur les rondeurs révélatrices de la jeune femme, lors de la première, et soulignèrent la présence auprès d’elle de son compagnon, Sean Riordan, qui semblait avoir renoncé à écrire pour être père.
En juillet, Sean et Anne recherchèrent activement une maison. Ils avaient décidé d’élever le bébé à la campagne — pas trop loin de Londres, bien entendu. Lorsqu’ils trouvèrent enfin une demeure qui leur plaisait, Sean insista pour l’acheter au nom de sa compagne. Ce fut Paula, bien sûr, qui se chargea de l’aspect légal des choses, avec sa discrétion et son efficacité habituelles. Quand Anne se rendit à son cabinet pour signer les documents, Paula afficha tout du long un sourire réjoui.
Une fois la séance de signatures achevée, Anne ne put toutefois s’empêcher d’observer :
— Ça me donne un peu l’impression d’être une femme entretenue.
Paula se mit à rire.
— Je ne crois pas que les femmes entretenues obtiennent autant que ça, Anne. En fait, sur le plan matériel, tu es bien mieux protégée que la plupart des femmes mariées.
Sans pouvoir se retenir, Anne demanda :
— Alors, pourquoi Sean ne m’épouse-t-il pas, Paula ?
L’expression amusée de l’avocate mua soudainement. On eût dit tout à coup qu’elle portait un masque. Il y eut bien un éclair de sympathie dans son regard gris-vert, mais il demeura fugitif.
— N’es-tu pas heureuse ainsi, Anne ?
— Je ne dis pas que je suis malheureuse…
— Alors, prends les choses telles quelles sont. Tu sais que je n’ai pas le droit de parler des affaires privées de Sean avec toi.
— Oui, je sais bien. Je suis désolée, Paula… C’est juste que… eh bien, ma mère me tarabuste à ce sujet.
C’était une piètre excuse, mais Paula l’accepta de bonne grâce.
A l’approche de la naissance du bébé, Anne et Sean vécurent des moments vraiment excitants et gais, forgeant des plans, passant en revue les prénoms qu’ils préféraient… Puis, deux semaines à peine avant la date prévue pour l’accouchement, tout s’effondra.
Il n’y eut aucun signe avant-coureur, Anne n’eut aucune prémonition. Ce matin-là, tandis qu’elle préparait un plantureux petit déjeuner pour Sean, celui-ci alla voir, comme de coutume, s’il avait reçu un fax avant de venir la rejoindre. Lorsque tout fut fin prêt, elle l’appela ; il ne répondit pas. Elle acheva de disposer le couvert et traversa l’appartement pour le prévenir.
Il se tenait debout près du télécopieur, un feuillet à la main, le regard braqué dessus. Il était blanc comme un linge. Ses mâchoires étaient crispées, son corps d’une immobilité de statue.
— Sean ? lança-t-elle.
Lentement, il releva la tête. Son regard avait quelque chose d’éteint, de lointain. Il baissa les yeux vers le ventre renflé d’Anne et une expression de souffrance crispa ses traits.
— Qu’est-ce qu’il y a ? s’écria-t-elle, en proie à une peur sans nom.
— Rien.
Il eut une expression sauvage, chiffonna le papier, en fit une boule serrée et la jeta dans la corbeille. Elle ne sut comment réagir, face à un mensonge aussi flagrant.
— Je t’avais appelé pour le déjeuner, dit-elle faiblement.
— Désolé, je n’avais pas entendu, lui répondit-il avec un sourire affreusement contraint. Allons manger, alors.
Mais il n’avait aucun appétit. Après avoir avalé avec difficulté quelques gorgées de thé, quelques bouchées, il renonça à donner le change et se leva brusquement, annonçant qu’il sortait un moment.
— Ne bouge pas, je sais que tu aimes bien siroter ton café tranquillement, lui dit-il en lui adressant un sourire aussi artificiel que le premier.
Il ne chercha pas à l’embrasser, et quitta la cuisine en hâte. Figée, elle n’esquissa pas le moindre mouvement pour le suivre. Quand elle entendit claquer la porte d’entrée, leur séparation soudaine lui fit l’effet d’un coup de poignard en plein cœur