le 11éme chapitre
Quand ils arrivèrent, vingt-quatre heures plus tard, il faisait gris et froid à Londres et, tout le long du chemin qui le menait de Heathrow à Knightsbridge, le taxi qui les conduisait dut affronter des averses intermittentes. Il finit par s’arrêter devant un bel immeuble de brique, percé de vastes fenêtres.
On transporta leurs bagages vers l’ascenseur, et Sean pressa le bouton du dernier étage. Quand ils sortirent, ils débouchèrent sur un vaste palier, qui s’apparentait plutôt à une antichambre privée. Une double porte, et une seule, était visible.
— Sers-toi des clés que je t’ai données, dit Sean en voyant le regard interrogateur de sa compagne.
Avec un incœrcible sentiment d’excitation, Anne ouvrit la porte. Dès qu’elle fut entrée, elle comprit que ce n’était pas un appartement de location, mais un lieu marqué par l’empreinte d’une personne donnée, qui aimait vivre dans le grand luxe. Appartenait-il à un ami de Sean, parti à l’étranger pour un an ou deux ? En tout cas, c’était quelqu’un qui lui faisait confiance. Car on ne s’était pas donné la peine d’ôter les choses personnelles qui conféraient son cachet à l’ensemble.
— Comment se fait-il que tu puisses disposer de cet appartement ? demanda-t-elle.
Et elle s’avança, si captivée par ce qu’elle découvrait qu’elle ne prit pas garde au silence de son compagnon. De toute évidence, la musique jouait un grand rôle dans l’existence du propriétaire : un grand piano noir et brillant trônait dans un angle. Il y avait aussi, à l’autre bout de la pièce, deux haut-parleurs de chaîne hi-fi, et les éléments de cette dernière étaient logés dans un vaste meuble à étagères, accueillant rayonnages et éléments clos. De vastes canapés de cuir noir entouraient une table basse, dont le plateau veiné de gris et noir avait quelques petites touches rosées. D’étranges sculptures abstraites étaient disposées çà et là. Au mur se trouvaient des peintures, abstraites elles aussi, d’une grande complexité visuelle.
Anne s’imprégnait peu à peu de l’atmosphère des lieux, y percevant l’expression aiguë d’une sensualité à fleur de peau, de sombres passions et de plaisirs vécus dans la solitude. Elle fit soudain volte-face, surprit le regard de Sean posé sur elle.
— C’est ton appartement, n’est-ce pas ? dit-elle doucement.
— J’y ai vécu quelques années, rectifia-t-il. J’aurais enlevé mes effets personnels avant ta venue, Anne. Je peux le faire sans problème, si tu préfères ne pas vivre avec moi.
— Pourquoi ? Pourquoi renoncer à tout cela pour que j’y reste ?
Il haussa les épaules.
— Tu as besoin d’être à Londres. Moi pas.
— Mais où serais-tu allé, si j’avais accepté ta proposition initiale ?
— Loin d’ici. En Irlande. En Amérique. Aucune importance. Quand j’écris, rien d’autre n’existe pour moi.
Anne eut un frisson. Lui opposerait-il une sorte de mur, lorsqu’il recommencerait à écrire ? Quelle vie commune allaient-ils donc mener, tous les deux ?
— Ça change tout, de t’avoir avec moi, dit-il.
Il s’avança vers elle et la prit dans ses bras. Le froid qui l’avait saisie s’évanouit. La bouche tiède de Sean s’empara de la sienne avec passion, lui faisant sentir combien il était heureux de se perdre en elle.
Ils ne défirent leurs valises que bien plus tard.
La chambre de Sean était une pièce richement décorée dans un camaïeu de verts. La salle de bains adjacente était aussi luxueuse, avec un bain bouillonnant en onyx vert et des accessoires dorés.
Anne se familiarisa beaucoup avec ces deux pièces, durant son premier week-end à Londres ; Sean avait décidément une façon bien à lui de surmonter le décalage horaire… Au demeurant, le temps, très mauvais, n’encourageait guère aux promenades.
Sean réserva l’une des pièces libres à Anne, pour son atelier. Si elle avait besoin de plus d’espace, une autre serait à sa disposition, lui expliqua-t-il. Il avait transformé l’une des chambres en bureau personnel, et c’est là que la jeune femme se réfugia pour lire sa dernière œuvre, tandis qu’il écoutait de la musique dans le living. Lorsqu’elle entendit les accents du Götterdämmerung de Wagner, cela ne la surprit pas ; la sombre et envoûtante grandeur du Crépuscule des dieux était en harmonie avec la pièce qu’elle dévorait.
C’était un drame inexorable, qui convergeait vers une explosion de passions. Sean l’avait intitulée Un interminable hiver. Il y régnait une tension sexuelle sous-jacente qui, de scène en scène, atteignait un paroxysme conflictuel, amenant chaque personnage à jeter bas le masque et à se révéler dans toute sa solitude et sa vulnérabilité.
Sean n’avait rien écrit d’aussi puissant, jusque-là, et c’était la composante sexuelle qui donnait à la pièce sa force singulière. Anne savait que les écrits de Sean reflétaient son monde intérieur ; cela la fit réfléchir. L’avait-il acceptée dans sa vie afin d’affirmer pleinement sa sensualité ? Depuis le soir où elle s’était donnée à lui, la faim qu’il avait d’elle n’avait cessé de se révéler aussi intense qu’insatiable…
Elle n’entendit ni s’arrêter la musique ni entrer Sean. Il surgit doucement derrière le fauteuil où elle s’était pelotonnée pour lire, et ce fut la touche légère de sa main, glissant sur ses épaules et vers sa poitrine, qui lui donnèrent conscience de sa présence.
— Tu as fini ? murmura-t-il.
— Oui, chuchota-t-elle, le cœur et le corps déjà en émoi.
— J’ai attendu que tu viennes me faire part de ton avis. Il y a longtemps que tu es ici. Je commençais à me demander si c’était bon ou mauvais.