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— Ne t’inquiète pas, Anne sera là à ton mariage. Et à Noël.
Jenny décocha un sourire triomphant à Anne, comme si cette assurance était la réponse à tout. Anne, elle, décida de ne pas s’interroger sur le chagrin passager qui avait voilé le regard de Sean, un instant plus tôt. Elle devinait qu’il avait dû passer bien des Noël solitaires et, en son for intérieur, elle se jura de faire tout ce qui était en son pouvoir pour qu’il connaisse une fin d’année différente des autres, cette fois-ci.
Dès que la porte se fut refermée sur Jenny, Sean attira Anne entre ses bras et l’embrassa avec une passion incroyable, comme pour affirmer l’importance de ce qui les liait… ou pour oblitérer quelque chose d’autre. Ils finirent par faire l’amour, et l’érotisme torride de leur union fit tout oublier à la jeune femme. Ce fut seulement plus tard qu’elle se demanda si c’était la mention du mariage de Jenny ou des fêtes de fin d’année qui avait poussé Sean à la posséder avec cette espèce de violence désespérée.
Elle avait tant de choses à découvrir au sujet de son amant ! Pourtant, par une sorte d’instinct, elle sentait qu’elle n’aboutirait qu’à ériger des barrières entre eux, si elle tentait d’avoir un aperçu des abîmes intérieurs de Sean. Ce qu’ils partageaient se limitait à l’immédiat. Elle espérait simplement que cet état de fait se modifierait à mesure qu’ils apprendraient à mieux se connaître.
Ce fut peut-être une forme de lâcheté, mais Anne fit ses adieux à sa mère et à ses deux autres sœurs par téléphone. Elle expliqua qu’elle était bousculée par le temps, et les rassura : elles se reverraient bientôt, au mariage de Jenny.
En réalité, elle redoutait la curiosité de sa famille. Sa liaison avec Sean était trop récente, c’était une question trop privée, pour qu’elle acceptât si vite de la « livrer en pâture » à sa mère. Elle voulait préparer celle-ci peu à peu. Oh, elle ne s’attendait pas que Leonie Tolliver approuve une relation « libre » ! mais avec le temps, sans doute finirait-elle par l’accepter.
En vérité, Anne elle-même ne s’était pas encore faite à cette idée. Cela la frappa quand ils se présentèrent à l’aéroport, le jeudi matin, et que Sean s’occupa de l’enregistrement des bagages. Elle lui confiait sa vie et son bien-être sans regrets ; mais une confuse tristesse emplissait son cœur.
Ils prirent bientôt place dans le Boeing de la Qantas. Un stewart leur indiqua leurs sièges, en première, et leur servit un verre de champagne. Sean trinqua avec elle, levant son verre en silence comme pour lui porter un toast. Son sourire la fit chavirer. « C’est comme si nous partions en lune de miel », pensa-t-elle.
Hélas ! elle n’était pas mariée avec Sean. Et ne le serait jamais. La photo de leurs noces n’irait pas rejoindre celle de ses sœurs sur la cheminée familiale.
Résolument, elle chassa ces pensées défaitistes. Elle avait promis à Sean de ne pas tenter de le réformer ; mais après tout, cela ne signifiait pas qu’il ne changerait pas de lui-même.
Sean sourit à Anne et lui prit la main, la serrant doucement tandis que le Boeing décollait, en route vers l’autre bout du monde. Dans son regard vert chaleureux, elle lut sa pensée : départ pour une nouvelle vie. Dans le secret de son cœur, elle ajouta : fin de la solitude

 
 

 

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le 11éme chapitre
Quand ils arrivèrent, vingt-quatre heures plus tard, il faisait gris et froid à Londres et, tout le long du chemin qui le menait de Heathrow à Knightsbridge, le taxi qui les conduisait dut affronter des averses intermittentes. Il finit par s’arrêter devant un bel immeuble de brique, percé de vastes fenêtres.
On transporta leurs bagages vers l’ascenseur, et Sean pressa le bouton du dernier étage. Quand ils sortirent, ils débouchèrent sur un vaste palier, qui s’apparentait plutôt à une antichambre privée. Une double porte, et une seule, était visible.
— Sers-toi des clés que je t’ai données, dit Sean en voyant le regard interrogateur de sa compagne.
Avec un incœrcible sentiment d’excitation, Anne ouvrit la porte. Dès qu’elle fut entrée, elle comprit que ce n’était pas un appartement de location, mais un lieu marqué par l’empreinte d’une personne donnée, qui aimait vivre dans le grand luxe. Appartenait-il à un ami de Sean, parti à l’étranger pour un an ou deux ? En tout cas, c’était quelqu’un qui lui faisait confiance. Car on ne s’était pas donné la peine d’ôter les choses personnelles qui conféraient son cachet à l’ensemble.
— Comment se fait-il que tu puisses disposer de cet appartement ? demanda-t-elle.
Et elle s’avança, si captivée par ce qu’elle découvrait qu’elle ne prit pas garde au silence de son compagnon. De toute évidence, la musique jouait un grand rôle dans l’existence du propriétaire : un grand piano noir et brillant trônait dans un angle. Il y avait aussi, à l’autre bout de la pièce, deux haut-parleurs de chaîne hi-fi, et les éléments de cette dernière étaient logés dans un vaste meuble à étagères, accueillant rayonnages et éléments clos. De vastes canapés de cuir noir entouraient une table basse, dont le plateau veiné de gris et noir avait quelques petites touches rosées. D’étranges sculptures abstraites étaient disposées çà et là. Au mur se trouvaient des peintures, abstraites elles aussi, d’une grande complexité visuelle.
Anne s’imprégnait peu à peu de l’atmosphère des lieux, y percevant l’expression aiguë d’une sensualité à fleur de peau, de sombres passions et de plaisirs vécus dans la solitude. Elle fit soudain volte-face, surprit le regard de Sean posé sur elle.
— C’est ton appartement, n’est-ce pas ? dit-elle doucement.
— J’y ai vécu quelques années, rectifia-t-il. J’aurais enlevé mes effets personnels avant ta venue, Anne. Je peux le faire sans problème, si tu préfères ne pas vivre avec moi.
— Pourquoi ? Pourquoi renoncer à tout cela pour que j’y reste ?
Il haussa les épaules.
— Tu as besoin d’être à Londres. Moi pas.
— Mais où serais-tu allé, si j’avais accepté ta proposition initiale ?
— Loin d’ici. En Irlande. En Amérique. Aucune importance. Quand j’écris, rien d’autre n’existe pour moi.
Anne eut un frisson. Lui opposerait-il une sorte de mur, lorsqu’il recommencerait à écrire ? Quelle vie commune allaient-ils donc mener, tous les deux ?
— Ça change tout, de t’avoir avec moi, dit-il.
Il s’avança vers elle et la prit dans ses bras. Le froid qui l’avait saisie s’évanouit. La bouche tiède de Sean s’empara de la sienne avec passion, lui faisant sentir combien il était heureux de se perdre en elle.
Ils ne défirent leurs valises que bien plus tard.
La chambre de Sean était une pièce richement décorée dans un camaïeu de verts. La salle de bains adjacente était aussi luxueuse, avec un bain bouillonnant en onyx vert et des accessoires dorés.
Anne se familiarisa beaucoup avec ces deux pièces, durant son premier week-end à Londres ; Sean avait décidément une façon bien à lui de surmonter le décalage horaire… Au demeurant, le temps, très mauvais, n’encourageait guère aux promenades.
Sean réserva l’une des pièces libres à Anne, pour son atelier. Si elle avait besoin de plus d’espace, une autre serait à sa disposition, lui expliqua-t-il. Il avait transformé l’une des chambres en bureau personnel, et c’est là que la jeune femme se réfugia pour lire sa dernière œuvre, tandis qu’il écoutait de la musique dans le living. Lorsqu’elle entendit les accents du Götterdämmerung de Wagner, cela ne la surprit pas ; la sombre et envoûtante grandeur du Crépuscule des dieux était en harmonie avec la pièce qu’elle dévorait.
C’était un drame inexorable, qui convergeait vers une explosion de passions. Sean l’avait intitulée Un interminable hiver. Il y régnait une tension sexuelle sous-jacente qui, de scène en scène, atteignait un paroxysme conflictuel, amenant chaque personnage à jeter bas le masque et à se révéler dans toute sa solitude et sa vulnérabilité.
Sean n’avait rien écrit d’aussi puissant, jusque-là, et c’était la composante sexuelle qui donnait à la pièce sa force singulière. Anne savait que les écrits de Sean reflétaient son monde intérieur ; cela la fit réfléchir. L’avait-il acceptée dans sa vie afin d’affirmer pleinement sa sensualité ? Depuis le soir où elle s’était donnée à lui, la faim qu’il avait d’elle n’avait cessé de se révéler aussi intense qu’insatiable…
Elle n’entendit ni s’arrêter la musique ni entrer Sean. Il surgit doucement derrière le fauteuil où elle s’était pelotonnée pour lire, et ce fut la touche légère de sa main, glissant sur ses épaules et vers sa poitrine, qui lui donnèrent conscience de sa présence.
— Tu as fini ? murmura-t-il.
— Oui, chuchota-t-elle, le cœur et le corps déjà en émoi.
— J’ai attendu que tu viennes me faire part de ton avis. Il y a longtemps que tu es ici. Je commençais à me demander si c’était bon ou mauvais.

 
 

 

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— Ta pièce est remarquable, tu le sais bien. Tout ceux qui l’ont lue ont déjà dû te dire que c’est un énorme succès en perspective.
— Mmm…, fit Sean. Alors, à quoi songeais-tu ?
— Au bonheur d’être avec toi.
Elle se détourna vers lui pour lui sourire. Il laissa échapper un grognement bas et sourd, sensuel, tandis qu’il venait la tirer du fauteuil pour l’attirer contre lui.
— Et maintenant, dis-moi la vérité, insista-t-il tandis qu’ils échangeaient un regard de passion contenue. Est-ce que tu visualises déjà une mise en scène ?
— Assez pour commencer à ébaucher des idées.
Il lui décocha un sourire espiègle.
— Allons au lit pour les embellir. On frappera les trois coups demain.
La soirée ne fut pas seulement placée sous le signe d’une sensualité débridée. Ils discutèrent de la scénographie de la pièce jusque très avant dans la nuit. Et cet échange intellectuel rendit plus agréable encore leur intimité physique. Anne était profondément heureuse d’être avec Sean, quel que fût le statut qu’elle avait à ses yeux.
Le lundi matin, il ne songea qu’au travail, l’emmenant au Gray’s Inn pour faire la connaissance de son avoué-conseil, Paula Wentworth. Il tenait à ce que le contrat fût dûment établi avant de mener la jeune femme à d’autres rencontres importantes.
Paula était une grande femme mince, professionnelle jusqu’au bout des ongles, et cela se sentait d’emblée, quand on voyait ses cheveux roux disciplinés par un chignon strict et ses mocassins plats. Elle avait une peau très claire, fine, des yeux gris-vert pétillant d’une vive intelligence ; son mince visage était un peu trop long et un peu trop étroit pour qu’on la puisse dire jolie, et pourtant, elle avait une élégance racée, presque hautaine.
Sean l’accueillit avec beaucoup de chaleur et la conversation qui s’ensuivit révéla qu’il fréquentait depuis longtemps Paula et son mari. Leurs manières révélaient une forte amitié. Anne en fut surprise ; cela indiquait en effet que Sean n’était pas aussi solitaire qu’elle l’avait imaginé.
Paula manifesta envers elle un intérêt amical, mais il y avait quelque chose d’interrogateur et d’intense dans son regard, qui trahissait une vive curiosité à son égard.
Tandis qu’ils examinaient tous trois les divers détails du contrat, Paula fut amenée à demander son adresse londonienne à Anne. Quand celle-ci lui donna celle de l’appartement de Knightsbridge, l’avocate ne put réprimer une certaine surprise, vite domptée.
— Je comprends, dit-elle. Vous habitez chez Sean en attendant de…
— Non, Paula, coupa paisiblement Sean. C’est l’adresse d’Anne.
— Tu déménages ? s’enquit Paula.
— Non. Pas dans un avenir proche.
Paula continua de le regarder comme si elle ne pouvait croire ce qu’elle entendait. Pendant plusieurs secondes, son visage exprima l’étonnement et le choc. Puis une spéculation intense anima ses prunelles gris-vert. Enfin, elle se ressaisit, visiblement résolue à une discrétion toute professionnelle. A partir de cet instant, il ne fut plus question que du contrat.
Chaque fois que Paula levait les yeux vers Anne, pourtant, son expression avait une intensité particulière. A plusieurs reprises, la jeune femme eut l’impression que la question inscrite dans le regard de l’avocate n’était pas : « Pourquoi vous ? » Mais plutôt : « Savez-vous où vous mettez les pieds ? »
Une fois toutes les dispositions prises, Paula raccompagna Sean et Anne, les invitant à venir dîner un soir chez elle.
— Richard, mon mari, sera enchanté de vous connaître, Anne. Il adore le théâtre autant que moi.
Entourant les épaules d’Anne d’un bras possessif, Sean répondit :
— Si ça ne t’ennuie pas, nous comptons éviter les mondanités pendant un mois ou deux. Nous n’avons pas encore eu beaucoup de temps ensemble, et puis Anne va être très prise par la scénographie de ma pièce.
— Mais bien sûr, concéda Paula, décontractée et charmeuse. J’espère que ce sera une association très fructueuse et très heureuse pour vous deux.
Elle était sincère, de toute évidence. Pourtant, Anne perçut une profonde réticence, et peut-être même du ressentiment, chez elle. Dès que Sean et elle furent seuls dans la rue, elle demanda :
— Pourquoi Paula Wentworth semblait-elle si choquée de nous savoir ensemble ? Ce n’est tout de même pas la première fois que tu es avec une femme.
La bouche de Sean s’incurva en un demi-sourire empreint d’autodérision.
— Aucune n’était comme toi, Anne.
— C’est-à-dire ?
— Je ne suis pas du genre à avoir des liaisons bien établies. Paula sait depuis qu’elle me connaît qu’aucune femme n’a jamais été vraiment proche de moi.
— Mais tu prétendais que…
— On peut faire l’amour avec quelqu’un sans qu’il y ait de véritable intimité. C’est une chose que je n’ai jamais connue bien longtemps avec une femme. Pas plus d’une heure ou deux, à dire vrai. Et ça me laissait vide, insatisfait, affreusement seul.
Il avait parlé avec un évident mépris pour le besoin qui l’avait poussé dans le lit de femmes qu’il ne faisait que désirer en passant. Attirant Anne entre ses bras, il la serra contre lui. Une détermination farouche passa sur son visage et, une fois de plus, la jeune femme eut la sensation qu’il défiait quelque démon intérieur, en la faisant entrer dans sa vie. Ses yeux verts exprimaient une possessivité intense.
— C’est différent avec toi, tu le sais. Si différent que je veux t’avoir toute à moi pendant que je le peux encore

 
 

 

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Le baiser qu’il lui donna alors, prolongé et avide, oblitéra tout. Plus rien n’existait autour d’eux ; il n’y avait que leur passion mutuelle, et lorsque Sean finit par se séparer d’Anne, le désir flambait encore dans ses yeux.
— Le travail doit reprendre ses droits, dit-il en soupirant. Nous avons rendez-vous avec mon metteur en scène, et il n’apprécie guère le manque de ponctualité.
Ils se retrouvèrent bientôt ensemble dans un taxi, doigts mêlés sur la banquette. Anne était certaine, à présent, d’occuper une place particulière dans l’existence de Sean, par comparaison avec les autres femmes qu’il avait connues. La réaction choquée de Paula Wentworth en était une preuve. Et pourtant, Sean ne semblait pas s’attendre que leur liaison fût durable.
Etait-ce par pessimisme profond et inné ? Ou bien savait-il quelque chose qu’elle ignorait, et qui le poussait à vivre dans l’instant, sans contempler l’avenir ? Souffrait-il d’une maladie héréditaire, par exemple, qui risquait de l’emporter avant l’âge ? Ou de quelque problème qui l’empêchait d’avoir des enfants…
— Sean ?
Il se tourna vers elle, l’enveloppant d’un regard caressant. Il semblait si heureux qu’elle refoula la question qui lui montait aux lèvres. Tenait-elle vraiment à savoir ce qui les menaçait ? Ne valait-il pas mieux laisser les choses en l’état ?
— Est-ce que tout le monde va réagir comme Paula Wentworth, en nous voyant ensemble ? demanda-t-elle plutôt.
— Est-ce que ça t’ennuiera, si c’est le cas ? fit-il avec un petit rire.
Plaisamment, elle répliqua :
— Pourquoi m’offusquerais-je d’être considérée comme la femme remarquable qui a conquis l’homme impossible à avoir ?
De sombres éclats surgirent dans le regard espiègle de Sean.
— Anne… il viendra un temps où je ne pourrai pas combler tous tes besoins, dit-il gravement. Je veux que tu te sentes libre de me quitter, lorsque cela se produira. Il ne faut pas que tu te sentes liée, tenue à une relation qui ne te satisfait plus.
La jeune femme se rappela avoir lu quelque part que lorsqu’on aimait quelqu’un, on lui accordait sa liberté. Elle aurait aimé penser que les propos de Sean en étaient la preuve. Pourtant, elle ne pouvait se défaire de l’idée qu’il y avait quelque autre raison à son attitude vis-à-vis d’elle.
Quoi qu’il en fût, elle sentait qu’il avait résolu de la garder pour lui-même. Etait-ce pour la protéger, ou pour protéger leur relation ? Elle n’aurait su le dire. Elle n’avait pas la moindre idée de ce dont il pouvait s’agir. Elle ne voulait retenir qu’une chose importante : Sean n’envisageait pas de la quitter. C’était à elle qu’il laissait cette décision.
Et c’était une décision qu’elle ne prendrait jamais. Elle était liée à Sean Riordan de la façon la plus profonde qui pût exister entre un homme et une femme. Pour le meilleur et pour le pire. Elle voulait passer le reste de sa vie avec lui. Par le cœur et par l’esprit, elle se sentait sa femme. Elle n’avait pas besoin d’un anneau d’or pour témoigner de cette vérité

 
 

 

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le 12 éme chapitre
Pour Anne, les deux mois qui suivirent furent les plus excitants, les plus exaltants de toute son existence. Son expérience s’élargissait de façon insoupçonnée, au fur et à mesure qu’elle travaillait avec des gens qui exigeaient le meilleur.
Parfois, elle éprouvait le besoin d’être seule, pour mieux se concentrer sur la scénographie de la pièce. En dehors de ces moments-là, Sean était constamment avec elle. Quand les répétitions commencèrent au théâtre, il l’y accompagna.
Nul n’ignorait que Sean Riordan et Anne-Lise Tolliver travaillaient en duo sur Un interminable hiver. Par voie de conséquence, Anne acquérait une autorité qu’elle aurait difficilement conquise par elle-même. Par ailleurs, leurs relations intimes n’étaient dissimulées à personne.
L’un de ceux qui les suivaient avec le plus de curiosité était Alex Corbett, l’ancien patron d’Anne. Il s’était expatrié en Angleterre deux ans plus tôt, et réalisait des scénographies pour l’English National Opera et la Royal Shakespeare Company. Dès qu’il avait appris l’arrivée de la jeune femme à Londres, il lui avait offert son aide.
Alex était seul à connaître les anciens liens d’Anne et de Sean. Pour quelqu’un qui adorait cancaner, cependant, il se montrait extrêmement discret, ne prononçant jamais le moindre mot à ce sujet. Anne s’émerveillait de son silence, mais en était soulagée. Sean était quelqu’un d’extrêmement secret, qui ne pouvait qu’apprécier une telle attitude.
Le soir où Sean et Anne acceptèrent une invitation de Paula et Richard Wentworth, Alex fut du dîner. C’était un petit homme affable, dont on recherchait la compagnie à cause de son esprit caustique et des innombrables historiettes et commérages qu’il ne manquait jamais de rapporter sur les gens célèbres. Anne trouvait qu’Alex mettait du piquant dans la conversation ; mais l’acuité et l’intelligence avec laquelle il saisissait le caractère des gens ne laissait pas de la troubler un peu. Ce soir-là, lorsqu’ils se retirèrent dans le salon pour prendre le café, elle fut encore plus perturbée que de coutume.
Il la prit à part à un moment où Paula accaparait Sean, et la guida vers un canapé, légèrement à l’écart des autres invités.
— Anne, pourquoi Sean a-t-il cessé d’écrire ? demanda-t-il sans ambages.
Stupéfaite, elle répondit :
— Tu sais bien que nous sommes engagés jusqu’au cou dans la production d’Un interminable hiver. Pourquoi écrirait-il en ce moment ?
— Parce qu’il l’a toujours fait dans le passé.
Cette réponse la fit tressaillir, et un curieux petit frisson lui parcourut l’échine.
— Il ne s’était jamais occupé de la mise en scène et de la production, avant ?
— Jamais, assura Alex. Il s’en souciait comme d’une guigne. « Voilà mon texte. Gâchez-le tant que vous voudrez. Vous ne pourrez pas en retirer ce que j’y ai mis » : voilà ce qu’il disait, Anne. Textuellement.
Il avait fort bien imité la voix de Sean en citant ces mots, leur conférant un indéniable cachet d’authenticité.
Avec Anne, Sean s’était montré bienveillant, doux, serviable, charmant et charmeur. Il était parfait en tout point : comme soutien, comme compagnon, comme ami et comme amant. Elle avait donc beaucoup de mal à admettre qu’il puisse se montrer aussi désinvolte à propos de son propre travail de création… D’autant que ses pièces étaient unanimement reconnues comme des chefs-d’œuvre. Pourtant, Alex soutenait que Sean se comportait actuellement d’une façon qui ne lui était pas coutumière — et elle n’avait pas lieu de mettre son affirmation en doute. Sean avait changé à cause d’elle. Ou bien, c’était elle qui l’avait changé.
Soudain, elle se sentit investie d’une très lourde responsabilité. « Que lui ai-je fait ? » se demanda-t-elle. Elle regarda autour d’elle, le cherchant du regard, et le vit assis avec Paula, à l’autre bout de la pièce. Mais il n’écoutait pas ce qu’elle lui disait. C’était elle-même qu’il contemplait. Et de toute évidence, le reste du monde n’existait pas.
Alex reprit la parole à voix basse, d’un ton pressant :
— Anne, je vois bien que je t’ai causé un choc, mais il faut à tout prix que tu persuades Sean de se remettre à écrire. Il ne va pas s’arrêter maintenant. C’est un génie. Il sera sûrement, s’il ne l’est déjà, le plus grand dramaturge du XX« ex »e« /ex » siècle. Tu dois l’aider.
Anne éprouva une drôle de sensation dans la région du cœur, une sorte de vertige. Cela lui arrivait dans les moments de stress. Ce petit malaise, dont son médecin lui avait assuré qu’il n’était nullement grave, passait aussi vite qu’il venait et elle n’en avait pas peur. Mais elle s’adossa au canapé — geste instinctif pour se protéger contre l’impression de tomber.
Sean dressa la tête, tel un animal confronté à un danger. Il fut debout en un instant, marchant vers la jeune femme sans même se soucier de son impolitesse envers Paula.
Anne se redressait déjà. Son malaise était passé. Alex, qui s’était interrompu en la voyant perturbée, lui lança très vite, avant que Sean n’arrive à portée de voix :
— Pour l’amour du ciel, Anne ! Arrange-toi pour qu’il recommence à écrire !
Sean s’agenouilla auprès de sa compagne, le visage empreint d’un mélange de peur et de sollicitude.
— Tu es malade ? demanda-t-il.
— Non, non, je vais très bien.
— Je l’ai vu, Anne. J’ai vu dans tes yeux que ça n’allait pas.
— Je t’assure que je me sens très bien, affirma-t-elle, gênée car tout le monde s’était tu pour les observer.

 
 

 

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