le 5éme chapitre
Anne effectua le trajet du retour dans une sorte d’état second. Comme un automate, elle ne voyait rien, n’entendait rien, ne ressentait rien. Seul son instinct la guidait. Ce ne fut que lorsqu’elle se retrouva dans sa petite maison de Paddington que l’engourdissement général qui l’avait saisie commença à se dissiper.
Elle se changea, descendit dans son atelier, à l’entresol, et s’assit devant son bureau pour passer en revue, avec agitation, les esquisses des robes du mariage de Jenny ; mais elle ne parvenait pas à se concentrer un seul instant. Son regard tomba sur les maquettes du décor de la pièce de Sean, et elle lutta vainement contre les tourments intérieurs que déchaînait cette vue.
Une relation avec Sean Riordan ne l’aurait menée à rien de bon. Ce fut ce qu’elle se répéta avec obstination, opposant à son obsession l’évidence des faits bruts. Et pourtant…
Nous partageons les mêmes passions. Ces mots ne cessaient de la hanter. Le comportement de Sean l’avait amenée à penser qu’il songeait uniquement à coucher avec elle. Mais peut-être avait-il voulu parler d’une communion plus vaste. Parler de leur façon de raisonner, de travailler ; de leur compréhension mutuelle, qui chassait leur commun sentiment de solitude, et qui allait bien au-delà d’une union charnelle.
Même si le « sexe » en faisait partie. Et si le mariage, en revanche, en était exclu, lui.
Mais Anne voulait beaucoup plus, infiniment plus qu’une simple liaison.
L’attitude qu’elle avait adoptée face à Sean s’était révélée efficace. Plus efficace encore qu’un rejet sans appel — même si elle ne pouvait songer sans horreur à la comédie qu’elle avait jouée et se demandait comment elle avait pu la soutenir. Quoi qu’il en soit, elle était soulagée qu’il ne se fût pas prêté à son jeu atroce.
Et pourtant, une humiliation absolue aurait peut-être mieux valu que le désespoir qui la hantait à la pensée de l’affection qu’il avait manifestée, des menues choses qu’il avait dites et qui semblaient indiquer qu’elle était particulière à ses yeux. A moins qu’il n’eût menti pour l’amadouer, et atténuer l’effet de sept années d’abandon ?
Peu à peu, le crépuscule tombait, plongeant la pièce dans la pénombre. La sonnerie du téléphone arracha Anne à son introspection douloureuse. Un instant, elle contempla l’appareil comme s’il était un cobra prêt à se dresser pour la frapper. Puis, cédant à un mouvement d’irritation contre elle-même, elle décrocha. La vie continue, pensa-t-elle farouchement.
— Anne, c’est Jenny. Comment ça a marché avec Sean Riordan ?
En entendant ce nom, la jeune femme eut l’impression de recevoir un coup de poignard en plein cœur. Mais elle parvint à gommer toute émotion dans sa voix comme elle répondait :
— Nous nous sommes vus, nous avons discuté. C’est une expérience que je n’oublierai pas. Voilà tout.
— Oh…, fit Jenny, déçue. Alors, ça n’a rien donné de précis ? Même pas pour ta carrière ?
— Je ne pense pas.
— Quel dommage ! Moi qui espérais que tu aurais de bonnes nouvelles à m’apprendre.
— Désolée.
— Enfin, soupira Jenny. Bon, je t’appelais pour te dire que Brian me déposera chez toi demain en allant à son match de foot. Après le déjeuner. Ça te va ?
— Entendu. A demain.
Au mot « déjeuner », Anne s’était avisée qu’elle n’avait rien avalé de la journée. Bien qu’elle n’eût guère faim, elle remonta tout de même dans la cuisine et se confectionna une omelette, qu’elle avala tant bien que mal. Epuisée, éprouvant le besoin d’en finir avec cette pénible journée, elle prit ensuite un somnifère et se coucha.
Quand elle s’éveilla le lendemain, elle se sentit encore plus lasse et malheureuse que la veille. La nuit ne lui avait réservé que des tourments. Les yeux verts et insondables de Sean avaient hanté des rêves empreints de solitude, de nostalgie et de sombres passions.
Ce fut une sorte de réconfort que de savoir qu’elle passerait quelques heures en compagnie de sa sœur, cet après-midi-là.
A 13 heures, Brian Clark, le fiancé de Jenny, déposa cette dernière devant la porte. Brian était un jeune homme agréable, ouvrier maçon de son état, doté du physique et du hâle qui allaient avec ses activités de plein air. Agé de vingt-quatre ans, bien dans sa peau, il était en admiration devant Jenny, et celle-ci voyait en lui l’incarnation de ses rêves. Quand il fut parti, elle ne cessa de parler de lui, tandis qu’Anne faisait du café dans la cuisine.
La jeune femme ne put réprimer un sentiment d’envie en écoutant sa cadette. Comme il devait être bon d’être heureuse, amoureuse, et sûre d’être aimée en retour ! Le visage de Jenny en était tout illuminé, ses yeux bruns brillaient, son teint avait de l’éclat, sa bouche ne cessait de sourire.
Quand elles furent installées devant le bureau d’Anne, dans l’atelier, Jenny se concentra sur les dessins de sa robe de mariée. Elle était enchantée par les croquis que sa sœur aînée plaçait devant elle, et son *******ement augmentait à chaque nouveau détail — choix du tissu, du voile, des accessoires.
Au milieu de l’après-midi, elles en étaient encore à passer tous les éléments en revue, estimant le coût de l’ensemble. Anne était occupée à calculer le prix de revient de la robe lorsque la sonnette d’entrée retentit.
— Tu veux bien aller ouvrir ? demanda-t-elle.
Jenny s’exécuta en un rien de temps, tandis qu’Anne se concentrait sur ses comptes, songeant vaguement que Brian devait être de retour de son match. Ce fut seulement en entendant sa sœur déclarer : « Par ici, s’il vous plaît », qu’elle leva les yeux