— Je n’étais pas amoureuse de lui, dit-elle.
— Alors, pourquoi as-tu eu une liaison avec lui ?
Se contraignant à prendre un ton dégagé, Anne expliqua :
— Par curiosité, et parce que je croyais l’aimer. Mais je ne suis sans doute pas aussi chanceuse que toi, Jenny. Ça n’a pas marché.
— Tu ne devrais pas rester amère et fuir les autres hommes.
— Je ne suis pas aigrie ! Je te souhaite tout le bonheur du monde avec Brian, assura Anne avec ferveur.
Le téléphone sonna tout à coup, au grand soulagement de la jeune femme. L’interrogatoire que menait sa cadette était allé beaucoup trop loin ! Déjà, elle tendait la main vers le récepteur, mais Jenny, bondissant sur ses jambes, déclara en rougissant :
— C’est sûrement Brian qui veut s’assurer que tout va bien. Je suis sûre que c’est lui !
Anne la laissa décrocher.
— Oh, Brian ! s’exclama Jenny. Je suis si *******e que tu aies appelé. Les robes des demoiselles d’honneur sont fabuleuses ! On vient juste…
Elle s’interrompit tout net, et Anne la regarda avec une vague curiosité, se demandant ce que Brian pouvait bien lui raconter d’extraordinaire. Car il en fallait, pour distraire Jenny de sa présente obsession ! Celle-ci était rouge d’embarras, à présent.
— Oh, pardon, je vous ai pris pour quelqu’un d’autre, dit-elle avec un petit rire nerveux.
Puis, masquant le récepteur avec sa main, elle regarda sa sœur et annonça :
— C’est pour toi. La communication est mauvaise. Je n’ai pas bien compris. Roy quelque chose, il me semble. Ou bien l’inverse.
Anne prit le récepteur et énonça d’une voix professionnelle :
— Anne-Lise Tolliver à l’appareil.
— C’est Sean, Anne. Sean Riordan.
Le doux accent irlandais fit courir un frisson le long de l’épine dorsale de la jeune femme. Il lui sembla que son cœur s’arrêtait de battre. Le doute, l’incrédulité envahissaient son esprit, et pourtant, elle aurait reconnu cette voix-là entre mille. Sept ans n’avaient pas atténué l’effet qu’elle produisait sur elle.
— Anne ? Est-ce que j’appelle à une mauvaise heure ?
Elle consulta le réveil. 11 h 24. Quelle heure pouvait-il être, à Londres ? Elle tenta de se ressaisir et parvint à parler :
— Non. Je suis surprise, c’est tout. Un appel de toi est loin d’être mon lot quotidien, Sean.
— Anne, j’ai vu la pièce, hier soir. J’ai vu ce que tu en avais fait.
Pendant quelques instants, la jeune femme fut prise d’une sorte de vertige. Si Sean savait ce qu’elle avait fait sur sa pièce, il ne pouvait lui téléphoner d’Angleterre.
Dans le silence, la voix de Sean s’éleva de nouveau, douce, intime, prometteuse :
— Je suis à Sydney, Anne. Je veux te voir.
Ces mots déchaînèrent en elle un tourbillon d’espoirs, de peurs, de désirs fous. Anne tenta de garder son sang-froid, de rester raisonnable. Sean ne lui avait téléphoné qu’après avoir vu la pièce. Son envie de la voir était suscitée par son travail. Rien d’autre.
— Cela me ferait plaisir, Sean, dit-elle en s’efforçant tant bien que mal d’adopter une voix calme et posée.
Pourtant, elle ne résista pas au besoin primordial, incœrcible, de savoir ce qu’il avait pensé des décors et des costumes qu’elle avait conçus.
— Est-ce que mon travail correspond à ta vision de la pièce ?
— Plus encore que je n’aurais pu l’imaginer, dit-il avec cette douceur caressante qui l’avait toujours fait chavirer. Je n’arrête pas d’y penser. Je veux te voir, en discuter avec toi. Peux-tu déjeuner avec moi ?
La jeune femme avait prévu de passer la journée avec Jenny, pour parachever la conception des toilettes. Mais sa sœur comprendrait sûrement l’importance de ce rendez-vous impromptu. Elle lui dirait que c’était une affaire professionnelle vitale.
— Déjeuner ? Je peux m’arranger, dit-elle avec résolution.
Jenny se mit à faire des signes et à grimacer d’un air boudeur, mais pour Anne rien ne comptait plus que Sean.
— Je suis descendu au Park Hyatt, sur le port, juste à droite du pont. Tu peux m’y rejoindre ?
— Oui.
— A quelle heure ?
Il lui fallait du temps pour se préparer, pour arriver là-bas.
— 1 heure ?
— Entendu. J’ai hâte de te voir, Anne. Merci.
Ce fut tout. Une invitation, et une acceptation. Pas de : « Comment vas-tu ? » ou de : « Qu’as-tu fait pendant toutes ces années ? » Mais sans doute aborderaient-ils ces questions lorsqu’ils seraient face à face, pensa-t-elle. Ou bien se préoccupait-il seulement du travail scénographique qu’elle avait effectué pour sa pièce ?
En sept ans, il ne lui avait pas donné le moindre signe de vie. Et pendant ce temps-là, on l’avait publiquement associé, dans la presse, à plusieurs beautés célèbres. Anne en avait vu les photographies dans les pages mondaines des journaux. Mais il n’avait épousé aucune d’elles, se rappela-t-elle farouchement.
— Anne, qu’est-ce qu’il y a ? demanda Jenny d’un ton aigu, la rappelant à la réalité présente.
Elle vit qu’il était 11 h 27. En trois minutes, sa vie venait de basculer.
— Tu acceptes un déjeuner alors que nous sommes censées passer la journée ensemble. Ensuite, tu restes assise là, l’œil dans le vague, sans même raccrocher ton téléphone. Qu’est-ce qui se passe ?
Jenny s’était exprimée avec un mélange de ressentiment et d’inquiétude qui amena un léger sourire sur les lèvres de sa sœur.
— Désolée. Je crois que j’étais en état de choc. Je viens d’avoir un appel de Sean Riordan.
— Hein ? L’auteur de la pièce dont tu viens de faire les décors ?
— Lui-même. Il est ici, à Sydney, et il veut me rencontrer. C’est une occasion à ne pas laisser passer, Jenny.